Cezanne est mort depuis un an ; en novembre 1907, André Pératé, critique d’art renommé, dans son compte-rendu du Salon d’Automne de 1907 (Gazette des Beaux-arts, XXXVIII, 3e période, p. 385), fait une belle démonstration du malaise des élites face à ce peintre atypique. Un texte à la fois très beau par son style (les critiques d’art savaient écrire au début du siècle dernier…) et très intéressant en tant que document historique sur la réception de Cézanne par la postérité, il y a 110 ans…
Deux clichés de Druet en noir et blanc illustrent cet article : Portrait de Cezanne par lui-même, p. 385 (aujourd’hui Portrait de l’artiste au fond rose, R274-FWN436) et Les Joueurs de cartes (R710-FWN685), p. 389.
« CEZANNE. – Est-ce que l’heure serait venue du grand jugement? Il se prépare sous un déluge d’opinions contradictoires, où le simple bon sens se reconnaît à grand’peine. Il semble que là, comme ailleurs, la vérité demeure à égale distance de l’enthousiasme et du mépris ; mais qu’il est difficile d’en atteindre l’exacte formule ! Avec un pareil artiste, le premier abord est des plus pénibles. Les vieilles habitudes classiques (ou romantiques), notre idéalisme, si peu qu’il en subsiste, le désir du style et du sentiment, tout en nous est choqué, violenté par ce brutal, par ce fou. Mais si nous insistons, voici que la révolte s’apaise, et qu’une façon de voir s’impose à notre œil ; l’idéalisme une fois en déroute, le réel nous a saisis. Seule peut-être, cette peinture supporte que des êtres vivants, aussi laids, aussi vulgaires qu’elle, passent ou s’arrêtent devant les murailles qu’elle recouvre; elle est d’accord avec eux, elle est une « réalité ». Tout le reste, à pareille épreuve, apparaît comme un décor. Mais la réalité peu plaisante ! Amateur, je n’en voudrais pour rien au monde ; quoi ! tuer mes innocents Corot, me prouver le mensonge de mes Delacroix, de mes Monet ! Cet être impitoyable exige l’isolement. Peintre cependant, je choisirais une de ses œuvres terribles, un paysage peut-être, ou plutôt une nature morte, qui, pareille au crâne blanchi du trappiste, me répéterait, aux heures de trouble et de révolte : Frère, il faut mourir, — il faut mourir aux fausses voluptés, aux vaines caresses du dessin, à la touche habile, aux jeux de l’anecdote ; mourir, pour renaître à la réalité. C’est ainsi qu’à des âmes candides ce rustre fit apparaître une lumière nouvelle.
Pour tout autre œil que d’un peintre, l’échec douloureux d’un immense effort se trahit à ces murs où, religieusement, on a disposé peintures et aquarelles, œuvres achevées ou esquisses et barbouillages. Il faut connaître, par les admirables photographies de Druet, les quatre figures des Saisons, qu’il peignit, jeune encore, à même le plâtre de la maison paternelle, au Jas de Bouffan, et que plus tard, en un jour d’ironie, il signa du nom respecté de M. Ingres ; certes, jamais M. Ingres ne connut une aussi fervente et naïve ingénuité. — Quelle volonté furieuse le poussa ensuite à tout brutaliser? à inventer ces mythologies ridicules, où le corps de la femme est odieusement déformé, ces parodies niaises de Courbet, ces scènes d’intérieur, qui semblent des chromos d’estaminet, et de la dernière imagerie d’Epinal ? La Lecture d’un manuscrit d’Emile Zola peut justifier les rires les plus insultants ; a-t-il pensé vraiment se venger de l’ancien ami, devenu un traître ? Et ces portraits de femmes en bleu ou en rose, statues de bois peint, mal équarries, mal articulées, et qui s’écroulent !
Mais ce même Cézanne a peut-être égalé Tintoret en se peignant, farouche, lumineux et sombre, son foulard rouge autour du cou, sur un fond saumoné, roussâtre ; mais, à côté d’esquisses enfantines, où les arbres en balais, les gazons rares, les maisons disloquées pleurent une vulgarité inguérissable, il nous ouvre des horizons clairs, aérés, où les ombres bleues jouent librement sous le ciel bleu, où les verdures fraîches viennent d’éclore, où l’eau est animée et riante de reflets, où les maisons blondes se serrent au pied des collines qui ondulent. Rochers brûlés par le soleil de la Provence, pinèdes bruissantes, il y a dans ces taches durement heurtées d’ocres et de cobalts une harmonie sincère, la vie des paysages. Sa conscience de bon ouvrier apparaît surtout aux natures mortes, où il semble que le sens de la vue se transpose pour nous en celui du toucher. Ces fruits sur une assiette, ces belles pommes rouges, vertes, jaunes, éclatantes, ces raisins acides, ces oignons roses, une assiette, un compotier de faïence, un pot de grès vernissé, une pendule de marbre noir, voilà des choses qui existent et qui durent. Et ce n’est pas sans hésitation, sans irritation aussi, que l’on se laisse convaincre, mais il le faut, par cette œuvre barbare, Les Joueurs de cartes. Au lieu d’une impression qui passe, de scène familière, d’anecdote de cabaret, il impose à notre mémoire, par la simplification du détail et la robustesse comme éternelle de la matière, des attitudes et des caractères aussi bien que le pli d’un vêtement et la structure d’une chaise : les dos un peu ronds de ces deux paysans attablés, chapeau en tête, avec l’enjeu de la partie, la bouteille bien bouchée ; leurs vestes maculées, la toile cirée jaune et crasseuse, mais aussi l’attention, le travail anxieux, sournois, de l’œil et de l’esprit, et l’assurance paisible de cette pipe blanche. Ne dirait-on pas que l’on regarde par une fenêtre ouverte dans cette pauvre salle de café, où traînent des relents d’absinthe, où l’on devine aux murailles la salissure des mouches ? Il faut le reconnaître, c’est la nature même. Mais, ô sainte, ô candide Poésie !
Les souvenirs qu’un disciple fidèle, un peu désabusé, M. Emile Bernard, vient de publier[1], nous donnent du vieux maniaque une image amusante, précisée par le charmant petit tableau que M. Maurice Denis exposait cette année même chez Bernheim. Le corps vaguement déjeté, voûté sous sa vieille pèlerine, coiffé d’un chapeau melon, le bonhomme est debout devant son chevalet, où le pot de moutarde qui contient ses pinceaux se balance au bout d’une ficelle. Le nez violacé, l’œil émerillonné, il s’épanouit devant « le motif» ; on l’entend parler : « Il faut être ouvrier dans son art, savoir de bonne heure sa méthode de réalisation. Être peintre par les qualités mêmes de la peinture, se servir de matériaux grossiers. » Ainsi l’on « réalise » ; et son rêve est de « réaliser comme les Vénitiens ». Ce classique, obsédé par le réel, n’admet pas sans restrictions l’œuvre des grands impressionnistes ; il apprécie Renoir et Monet ; il consent même à reconnaître ce qu’il doit à Pissarro. Quant à Gauguin, son grand rival dans l’admiration des jeunes peintres, il le traite à coups de boutoir: « Gauguin aimait beaucoup votre peinture, » lui dit M. Bernard, « et il vous a beaucoup imité. — Eh bien! il ne m’a pas compris », répondait-il furieusement ; « jamais je n’ai voulu, et je n’accepterai jamais le manque de modelé ou de graduation ; c’est un non-sens. Gauguin n’était pas peintre, il n’a fait que des images chinoises. » Prétendait-il donc lui-même ne nous laisser que des images françaises ?
Non, si l’on est peintre par la belle couleur et le sens du décor, Gauguin fut peintre plus que Cézanne. Mais le vieux Cézanne, ridicule, fou, grotesque tant que l’on voudra, gardera une place enviable dans l’histoire de l’art français, non point tant par ses œuvres que par son influence. Il a été, sans le savoir, sans le vouloir même, un éducateur. Son exemple, si mal connu qu’il pût être, a aidé les jeunes à se libérer des amorces dangereuses et faciles de l’impressionnisme, pour revenir à la tradition. Il a prouvé, par un métier poussé à la frénésie, la nécessité du retour à cette architecture robuste qui soutient les tableaux des grands Vénitiens, et nous fait accepter jusqu’aux déformations d’un Greco. L’Hommage à Cézanne, tableau naïf de notre plus ingénieux poète, ne célèbre pas une vaine illusion. Mais les meilleurs élèves de Cézanne, s’ils lui doivent la sécurité de leurs principes d’art, valent surtout par ce qu’ils ont ajouté à ses leçons. »
Plus loin, dans la partie consacrée à Berthe Morisot (p. 390) :
» (…) Ignorée du grand public, mais non des peintres (combien n’en a-t-elle pas aidés à gagner une renommée qui lui manqua !), ce Salon d’Automne lui vaut enfin le succès. Son redoutable voisin y est bien pour quelque chose : passer de Cézanne à Morisot, n’est-ce pas, d’une âpre plaine de banlieue aux bâtisses lépreuses, entrer dans un verger tout en fleurs ? (…) »
Plus loin encore, dans la partie intitulée L’art moderne au salon d’Automne, il écrit (p. 401) :
« Et voici les peintres d’aujourd’hui et de demain, qui se réclament de Gauguin et de Cézanne. (…) M. Manguin et M. Camoin ont, décidément, quitté les déformations trop sommaires, pour s’acheminer vers une simplicité classique ; la grâce les a touchés. Le premier a su mettre dans sa Femme à la grappe, malgré quelque lourdeur encore, un charme que Cézanne ignora toujours : cette robe blanche, à ceinture bleue, ce grand chapeau fleuri de bleuets, dans l’ombre des arbres, ont une douceur veloutée qu’accentue encore la belle grappe de raisin noir. Mais c’est à Cézanne que nous devons la simplification incompréhensible d’une jambe et d’un pied sans lesquels cette figure nue, couchée dans l’ombre, serait une charmante chose. Quant à M. Camoin, ses paysages d’Espagne, son lac de Trianon, et surtout ses deux ravissantes petites figures de Sévillanes, nous révèlent enfin un très beau peintre, qui a gardé, comme M. Guérin, toutes les qualités du vieux maître d’Aix, en les transformant par une vision désormais personnelle et délicate. (…) Faut-il croire que les excès des cézannistes forcenés, dont M. Henri Matisse est le porte-drapeau, aboutiront quelque jour à une aussi louable sagesse ? »
Et la conclusion (p. 407) :
« Ce Salon d’Automne, si vite ouvert, si tôt fermé, termine une année dont on ne saurait dire qu’elle laisse des œuvres considérables. Cependant elle ne sera pas oubliée, et l’exposition des œuvres de Cézanne aura marqué une date dans l’évolution de notre art. Les jeunes peintres y ont pris conscience de leurs revendications ; ils y ont connu le secret d’une technique simplifiée et robuste, qui doit leur permettre de tout exprimer. « Se servir de matériaux grossiers, » disait le bon Cézanne ; oui, mais à l’usage d’œuvres délicates ; et ce Salon d’Automne sera béni, pour avoir corrigé Cézanne par Berthe Morisot. Au sortir des peintures littéraires et vaines, de l’académisme et du théâtre, nous cueillerons une pomme de Cézanne ; mais ne serait-il pas plus doux de s’asseoir sous le pommier en fleurs ? »
NB. Voici une version de la Femme à la grappe de Manguin passée en salle des ventes chez Artcurial le 7 juin 2004. Celle dont parle le critique doit être l’autre (cataloguée sous le n° 175 au catalogue raisonné du peintre, cf Lucile et Claude Manguin, Marie-Caroline Sainsaulieu, “Henri Manguin, catalogue raisonné de l’œuvre peint”, Ides et Calendes, Neuchatel, Suisse, 1980), puisqu’ici on ne voit ni la jambe, ni le pied de la femme :
[1] Mercure de France, 1er et 15 octobre. Voir aussi, dans l’Occident de juillet 1904, une très curieuse élude du même auteur.