Cezanne : la montagne et la maison

Jean Arrouye

 

LA MONTAGNE ET LA MAISON

L’histoire commune de ces deux objets picturaux commence avec la première représentation de la montagne Sainte-Victoire dans le tableau intitulé La tranchée de chemin de fer et la Sainte-Victoire (vers 1870, Munich, Neue Pinakothek). Le fait que Cézanne à la même période peint des Usines près du plateau du Cengle (1867-8, Zurich, Collection Emil G. Bührle) pourrait laisser penser que comme ses amis impressionnistes il a décidé de témoigner des modifications du paysage entraînées par le développement industriel.

Mais alors que ceux-ci peignent principalement les ponts de chemin de fer qui enjambent les rivières de leurs arcs de triomphe métalliques ou, à l’occasion, des trains couronnés de majestueux panaches de vapeur, sa tranchée paraît une blessure infligée au paysage — la terre rougeoyante des talus accroît cette impression —  et nul train ne vient légitimer d’un pittoresque novateur la violence de cette atteinte à l’intégrité du site. La voie ferrée n’étant même pas visible, sans l’autorité du titre, mais qui n’est pas de Cézanne, l’on serait tenté de croire que le sujet du tableau est le face à face de la maison et de la montagne que la composition de l’œuvre situe illusoirement à la même hauteur, ce d’autant plus que, malicieusement, Cézanne a doté la façade de la maison de deux fenêtres et d’une porte qui lui font comme un visage tourné vers la montagne, dont les yeux noirs et la bouche ouverte semblent exprimer  une surprise indignée à la découverte de la tranchée.

Apparemment ce face à face est celui de deux mondes opposés : ici la géométrie radicale et fonctionnelle de la maison , un monde fait pour l’homme ; là-bas l’irrégularité imprévisible et injustifiable de la nature sauvage, un monde où l’homme ne saurait s’établir. Mais Cézanne et ses compagnons anciens de randonnée, Zola et Baille, étaient également liés affectivement à « la maison de pierre / Dont nos pas usèrent le seuil », ainsi que l’écrivait Lamartine qu’ils avaient lu, et à la montagne proche qu’ils avaient parcourue. De plus Cézanne avait deux fois peint un tableau représentant une scène de moisson, Les moissonneurs (1875-8, Suisse, collection privée) et La moisson (1877, Japon, collection privée).

Or la moisson, sujet prisé dans la peinture du XIXe siècle, au moment où la révolution industrielle enlève à la société paysanne ses travailleurs, symbolise, en peinture et aussi bien en littérature, la possibilité d’un accord heureux entre la société humaine tirant ses ressources du sol et la nature ordinairement hostile à ses entreprises. À l’exposition collective de 1874 Pissarro expose La moisson (1873, Paris, Musée d’Orsay) et, pour en rester à la Provence, deux exemples notables en sont La moisson aux Sanières de Marie Caire (1890, Barcelonnette, Musée de la vallée) où une famille moissonne manuellement un champ dominé par de hautes montagnes et la nouvelle de Jean Giono ( « Mort du blé », Rondeur des jours,  Gallimard, 1943, Folio, p. 229-250 ) où la population d’un petit hameau de Haute Provence s’épuise à moissonner sous un soleil caniculaire.

Quand il peint La tranchée de chemin de fer, Cézanne, comme la plupart des impressionnistes, a cessé de faire figurer des personnages dans ses paysages, mais la présence humaine y est signifiée par les bâtiments qui s’y dressent. Ici la maison tournée vers la Sainte-Victoire exemplifie la connivence précautionneuse instaurée avec la nature : la maison ne peut s’établir qu’à distance de la montagne qui reste sur son quant à soi. Cézanne a acquis cette perspective humaniste en lisant Virgile. L’air du temps l’a fortifiée. Sur les trente-quatre tableaux représentant la Sainte-Victoire que j’ai examinés, neuf seulement ne comportent pas de maison dans la plaine qu’elle domine ou sur ses contreforts.

Trois de ces tableaux exemplifient cette relation.

La Maison devant la Sainte Victoire, vue de La Barque (peinte entre 1886 et 1890, Indianapolis, Museum of Art) insiste sur le contraste entre le volume simple et lisse de la moderne maison blanche et la diversité de la montagne bleutée dont les camaïeux aux dégradés subtils suggèrent la structure géologique. Mais les fenêtres fermées de  la maison ont la couleur de la montagne, le triangle de son mur pignon se retrouve plusieurs fois dans les inflexions de la ligne de crête et l’orientation du bâtiment crée une impression de proximité avec la montagne.

Le hameau de Payennet près de Gardanne (peint à la même période, Washington, Maison Blanche) joue de semblables similitudes entre le hameau et la montagne  :  quatre maisons du deuxième rang d’habitations s’exhaussent au-dessus du premier rang, laissant paraître leurs pignons, quatre fois la crête s’exhausse en pyramidons leur faisant écho ; sur la droite du hameau une tache verte, dénotant la présence d’un buisson ou la frondaison d’un arbuste s’incurve, sur le flanc de la montagne une tache verte s’incurve semblablement en réponse. Une maison isolée située un peu plus haut sur le terrain montant vers la montagne semble déléguée vers celle-ci par la communauté des demeures. Enfin l’étirement longitudinal du hameau, parallèle à celui de la montagne qui ferme l’horizon proche, au long desquels paraissent successivement ces analogies structurelles, fait de leur association une sorte de distique olorime visuel.

 

La montagne Sainte-Victoire et Château Noir (1904-6, Tokyo, Artizon Museum) instaure aussi un parallélisme démonstratif entre la bordure du toit de Château Noir et la crête de la montagne. Outre le symbole d’une communauté de rapport affectif entre l’un et l’autre lieux et la suggestion d’un élan impérieux vers leur sublimation esthétique, la façon radicalement géométrique de représenter les bâtiments, soulignée par le fort contraste chromatique entre ceux-ci et leur environnement, et cet angle droit noir, ombre certes, situé au partage d’or de la largeur du tableau, donnent à penser qu’ainsi Cézanne pourrait indiquer qu’il y a plusieurs manières de rendre  picturalement l’apparence des choses, dont l’une, habituelle,  serait leur représentation généralement fidèle, respectueuse de la doctrine académique de l’imitation de la nature,  une autre, novatrice, leur structuration géométrique, les formes géométriques assurant l’harmonie de l’oeuvre, ce qui est son souci majeur, si l’on en juge par sa correspondance. Bien des tableaux antérieurs confrontent ces deux, aussi bien des paysages tels que La maison du pendu, Auvers sur Oise (vers 1873, Paris, Musée d’Orsay) ou Montagnes en Provence (vers 1879, Cardiff, National Museum of Wales) que des portraits comme celui de Madame Cézanne (vers 1877, collection privée) ou celui de la Femme à la cafetière (vers 1895, Paris, Musée d’Orsay). À la réflexion tous les tableaux précédemment observés, tout comme d’autres dont, par exemple, Maison et ferme du Jas de Bouffan (vers 1887, Prague, Narodni Galerie) qui juxtapose la conventionnellement fidèle représentation de la bastide et celle, conceptuellement prismatique, de la ferme illustrent ces deux possibilités.

Cependant La montagne Sainte-Victoire et Château Noir (fig. 9) qui fait partie des œuvres peintes quand Cézanne faisait de l’atelier des Lauves une chambre de réflexion sur sa pratique picturale et y élaborait un nouveau mode de peindre, se caractérise par ce que Jean-Roger Soubiran a appelé une « danse vibratoire des touches »[1] Jean-Roger Soubiran, La montagne Sainte-Victoire, Un atelier du paysage provençal de Constantin à Cézanne, Avignon, Bénézit, 2006, p.116.. Cézanne a mis en application le principe qu’il énonçait à l’intention d’Émile Bernard : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objet : c’est réaliser ses sensations »  et en a trouvé le moyen : « Lire la nature c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d’harmonie. Ces grandes teintes s’analysent ainsi par les modulations »[2] Émile Bernard, « Paul Cézanne », L’Occident, juillet 1904.. Lawrence Gowing explique : « Les séquences structurées de taches colorées qui devinrent durant les trois ou quatre dernières années de sa vie [alors qu’il utilisait son atelier des Lauves ] la base certaine sur laquelle fonder la représentation […] ne représentent rien. Ce sont les rapports entre elles — rapports d’affinité et de contraste, les progressions de ton à ton dans une gamme de couleurs et les modulations d’une gamme à l’autre — qui proposent un parallèle à l’appréhension du monde. »[3] Lawrence Gowing, Cézanne : la logique des sensations organisées, Paris, Macula, 1992, p.67.. « La technique de Cézanne, précise Henri Maldiney, […} vise à organiser des tensions entre événements colorés, qui sont les seuls générateurs de l’espace. Un tableau de Cézanne est une conspiration de couleurs dont chacune est un événement singulier »[4] Henri Maldiney, « Cézanne et Sainte-Victoire. Peinture et vérité », L’art, l’éclair de l’être,  Seyssel, Éditions  Comp’Act, 1993, p. 36.. La combinaison des taches colorées permet de noter les volumes, l’étendue et la profondeur de l’espace. Dans La Sainte-Victoire et Château Noir l’ébouriffement des  frondaisons des pins au premier plan et les plis de la roche de la montagne sont rendus par des touches différemment orientées, incurvées et d’un vert foncé tournant au noir pour les cimes arrondies des pins, rectilignes et d’un ocre glissant au rose pâle pour les vires obliques de la roche. L’étendue du ciel, aussi transparente soit-elle ou mouvants les nuages qui l’occupent est aussi rendue par touches colorées juxtaposées. Le désir d’harmonie générale pousse à utiliser les mêmes couleurs sur toute l’étendue du tableau : c’est pourquoi dans plusieurs des Sainte-Victoire vue des Lauves, notamment dans celle de Zurich, la couleur verte, dominante dans la plaine cultivée et boisée, se retrouve dans le ciel, alors que dans la réalité c’est peut-être la seule couleur qui ne peut s’y voir. À l’heure de la modulation la peinture n’a que faire de la vraisemblance.

De plus les objets distincts dans la nature se fondent dans la profusion colorée du tableau Si l’on ajoute à cela la réticence de Cézanne à noter le contour des objets (Gasquet rapporte qu’il aurait déclaré : « Les lignes tiennent les tons prisonniers ; il faut les libérer [5]Déclaration rapportée par Philippe Sollers, Le paradis de Cézanne, Paris, Gallimard, 1995, p. 70. ») on comprend que l’indication accessoire de la présence d’une maison ne va plus de soi ; quelle serait d’ailleurs sa signification ou sa fonction ? Lawrence Gowing suggère une réponse, remarquant que dans Le cruchon vert (dessin et aquarelle de 1885-7, Paris, Musée du Louvre) « les couleurs sont ordonnées, bleu d’abord, puis vert émeraude (pour spécifier la couleur matérielle du pot), puis jaune d’ocre […] ; cette séquence de couleurs […] produit l’apparence du pot, tandis qu’un point rouge complémentaire à la base lui donne sa posture ».

Plus loin il observe que « dans l’une des aquarelles de rochers à Château Noir (Venturi 1042), qui a des affinités avec la polarité de couleurs jaune sable et bleu-violet à laquelle tendait Cézanne autour de 1900, il y a un point rouge exactement au centre visuel, qui indique le point le plus proche de la grandiose façade rocheuse comme le point culminant de toute l’image. En reculant de ce point, les couleurs composent un éclatant déchant sur le ton local,  qui finit en bleu-violet. […] ; c’est la couleur et non la description qui fait la forme »[6] Lawrence Gowing, op. cit., p. 25-6 et  30..

Quelle que soit la signification de « posture » (lexème ambigu, produit de traduction), on peut penser, à la suite de Lawrence Gowing, que le ou les toits rouges de bâtiments situés au premier plan, sur la gauche, de plusieurs Sainte Victoire vue des Lauves, par exemple celles de Philadelphie et celle de Moscou, contribuent à la « posture » de la proche plaine où de larges touches de forme irrégulière s’entremêlent, voire à celle de la montagne qui s’exhausse au-delà, remplissant une fonction constructive  bien plus essentielle que celle du bonnet rouge d’un personnage qui, dans les tableaux de Corot, avive les couleurs proches ou creuse localement l’espace.

Cependant la logique des modulations organisées finit par avoir raison de ce vestige d’une pratique qui assure par le dessin et le modelé la vérité apparente d’objets autonomes. Une dernière tentative, fondée sur le trait, de maintenir dans la peinture ce témoin isolé de la réalité anecdotique qu’est la maison se découvre dans la Sainte-Victoire de Zurich (fig. 17) : elle est pathétique en ce qu’elle ne produit qu’une structure schématique qui semble sur le point d’être engloutie par une accumulation de larges touches dressées devant elle. Dans la Sainte-Victoire de Moscou (fig. 22) une maison est encore présente mais elle semble disjointe et est quasiment indistincte des multiples touches de même couleur ocre qu’elle qui constituent de multiples volumes (ressauts rocheux ?) exhaussant la montagne vers un ciel vert turbulent, lui-même constitué de cohortes de touches assemblées en rangs pressés autour de la montagne. La peinture alors représente moins ce qui est qu’elle n’instaure un monde nouveau. Finalement, dans la Sainte-Victoire de Detroit aux pentes obliques et aux crevasses sombres, la maison a disparu. Il n’y avait plus, dans la peinture pratiquée à la fin de la vie de Cézanne, de place pour ce qu’elle a successivement représenté. Ni pour la perspective, mère, ou fille, du trait, « ce lieu de la perte et de la réaffirmation du réel », ainsi que dit Yves Bonnefoy[7]Yves Bonnefoy, « L’invention de Balthus », L’improbable,  Paris, Mercure de France, 1959, p. 54.. Comme l’écrit Georges Bataille à propos de Manet que Cézanne a plus qu’admiré, « ce qui compte n’est pas le sujet. [Cependant celui-ci] est moins détruit que dépassé [… ], il est transfiguré.  Il ne s’agit plus en effet pour Cézanne, comme pour Manet, de réaffirmer le réel mais de parvenir à ce qui « est plus que lui »[8] Georges Bataille, Manet, Genève, Skira, 1959, p. 103., la peinture. Nul doute que à ceux qui lui auraient fait grief de ce dépassement Cézanne aurait répondu —  comme Matisse rétorquant à quelqu’un qui lui reprochait de ne pas faire de femme ressemblante à celles qu’il pouvait voir dans la vie courante : « Je ne peins pas une femme, je peins un tableau » — : « Je ne peins pas un site, je peins un tableau ».

Références

Références
1 Jean-Roger Soubiran, La montagne Sainte-Victoire, Un atelier du paysage provençal de Constantin à Cézanne, Avignon, Bénézit, 2006, p.116.
2 Émile Bernard, « Paul Cézanne », L’Occident, juillet 1904.
3 Lawrence Gowing, Cézanne : la logique des sensations organisées, Paris, Macula, 1992, p.67.
4 Henri Maldiney, « Cézanne et Sainte-Victoire. Peinture et vérité », L’art, l’éclair de l’être,  Seyssel, Éditions  Comp’Act, 1993, p. 36.
5 Déclaration rapportée par Philippe Sollers, Le paradis de Cézanne, Paris, Gallimard, 1995, p. 70.
6 Lawrence Gowing, op. cit., p. 25-6 et  30.
7 Yves Bonnefoy, « L’invention de Balthus », L’improbable,  Paris, Mercure de France, 1959, p. 54.
8 Georges Bataille, Manet, Genève, Skira, 1959, p. 103.