DEUXIÈME PARTIE – ANALYSE DÉTAILLÉE DES COPIES 1858-1872

CHAPITRE V — AIX, 1856-1861 : LES COPIES D’APPRENTISSAGE

L’enfance d’un artiste

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Avant le départ de Cezanne à Paris d’avril 1861, Cezanne a pu s’entraîner à la copie à l’école gratuite de dessins d’Aix et au musée Granet. Bien que fort peu nombreuses, les copies qui nous sont parvenues sont intéressantes pour tenter d’y repérer les prémisses de la façon de dessiner et de peindre qui caractérisera plus tard son génie artistique.

I — LES COPIES DESSINÉES

Sur la masse des 357 dessins de cette période on trouve à peine 16 copies considérées comme certaines par Chappuis[1]Par commodité nous suivons ici l’avis de Chappuis, bien que l’original de ces copies ne soit pas identifié (hors le dessin bien connu C0050-FWN 3014-49a Jupiter et Thétis. Ce dessin est d’ailleurs évidemment davantage une interprétation plutôt qu’une copie du tableau d’Ingres, cf. l’attitude de Jupiter). Rien de certain cependant sur le fait qu’il s’agit bien de copies, pas plus que sur la vingtaine d’autres dessins qui pourraient l’être selon lui et que nous n’avons pas retenus ici.

Noter que les dessins de la tête du poète de C0012 seront traités avec la copie peinte du Baiser de la Muse en IV.
, dont 4 scènes de groupe assez grossières (notamment les premiers Joueurs de cartes) et 4 copies de statues plus finement dessinées.

Fig. 1 à 16 — Les copies dessinées entre 1856 et avril 1861.

 Ce résultat est assez étonnant si on considère que la copie est classiquement un moyen privilégié d’apprentissage : on constate que nous ne possédons qu’un nombre tout à fait marginal de dessins copiés par Cezanne avant son départ pour Paris en avril 1861. Ceci peut s’expliquer par le fait que 291 des dessins de cette période sur les 357 connus sont issus des deux carnets de jeunesse Cj1 (FWN 3016) et Cj2 (FWN 3014), manifestement des carnets servant à gribouiller de façon sommaire des têtes ou des individus isolés (les trois quarts des dessins de ces carnets).

Dans les copies conservées, on trouve 4 scènes de groupe (n° 1, 3, 6 et 9  en III ci-dessous), ce qui est beaucoup par rapport à la proportion de ces types de scènes dans l’ensemble des copies et plus généralement des dessins[2]Auxquelles il faudrait joindre peut-être FWN 2201—C0003 et FWN 2200—C0028 (Guerriers combattant), FWN 3016-x4b—C007 et FWN 3014-50a—C0049b (prisonniers), FWN 3014-53a—C0015a et FWN 3014-27a— C0035 (scènes de cabaret), car ce sont vraisemblablement des copies comme C0036, première figuration des Joueurs de cartes. Nous ne les retenons pas, cf. note précédente.. Elles constituent les premières explorations par Cezanne de la dynamique d’ensemble d’un groupe de personnages en interactions.

Pour information, le tableau suivant récapitule le nombre de dessins copiés par rapport au nombre d’autres dessins pour chaque nombre de personnages présents sur le dessin. On voit qu’à partir de 4 personnages ou plus on ne trouve que 16 copies représentant des groupes sur l’ensemble de l’œuvre, dont les 4 analysés au chapitre III ci-dessous avant le départ à Paris de 1861.

Fig. 17 — Nombre de personnages par dessin.

Quant aux trois copies d’antiques du musée Granet, on y trouve un travail tout à fait classique d’un étudiant qui s’applique à rendre les contrastes entre l’ombre et la lumière en travaillant sur l’intensité des gris.

On peut supposer qu’au long de ces 6 années de cours à l’école de dessin d’Aix il en a existé de nombreuses autres du même acabit, ainsi que des académies d’après le modèle vivant[3]Aucune académie dessinée ne subsiste de ces 5 premières années de cours, la première conservée datant de 1862. En revanche, il nous reste un nu académique peint vers 1860, exemple unique dans toute l’œuvre connue de Cezanne (FWN 565—R008)., dont la vertu est d’ailleurs de nous démontrer que, contrairement à l’opinion souvent répandue autrefois, Cézanne savait parfaitement dessiner selon la manière classique « à la Ingres » enseignée dans les écoles d’art.

Manifestement, ce travail d’étudiant apprenant le dessin par la copie classique n’intéressait guère Cezanne, puisqu’il ne nous en reste presque rien, alors que les deux carnets de jeunesse couvrant cette période et parvenus jusqu’à nous nous ont conservé un grand nombre de ses premières ébauches, malgré leur caractère grossier et généralement leur manque d’originalité, voire d’intérêt.

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II — LES COPIES PEINTES

En peinture, il nous reste de ces six premières années une vingtaine de tableaux seulement, dont cinq sont des copies identifiées, deux réalisées à partir de peintures (Le Prisonnier de Chillon, Le Baiser de la muse – copiés sur l’original au musée Granet) et trois copies peintes à partir d’une gravure (Les Deux Enfants et les deux Paysage avec moulin).

Fig. 18 à 22 — Les copies peintes, vers 1860. Voir le détail en IV ci-dessous.

Ici aussi, ces copies peintes, de même que la plupart des autres tableaux de cette période d’apprentissage (qui presque tous pourraient peut-être d’ailleurs être également des copies), représentent de façon conventionnelle des sujets convenus. Hormis les Quatre Saisons du grand salon du Jas de Bouffan (bellement colorées, et signées Ingres…) et la toute première nature morte Objets en cuivre et vase de fleurs (R019-FWN700) (par sa richesse chromatique et l’équilibre de sa composition), rien de réellement caractéristique du Cezanne à venir[4]Noter cependant les bizarreries de la Scène religieuse (R020-FWN 577) et de la Visitation (R011-FWN 568)..

Concluons : les œuvres de Cezanne faites à Aix jusqu’en avril 1861 témoignent de ses années d’apprentissage par la dispersion très grande des sujets traités, sans ligne directrice ; hormis deux ou trois paysages et une nature morte, tout est pratiquement consacré à la représentation de l’humain, essentiellement dans les attitudes et le visage d’individus, secondairement dans quelques situations à deux ou plusieurs personnages en peinture. La majorité des dessins de cette époque n’ont aucune valeur esthétique ou technique. Il est clair qu’en ce qui concerne les quelques copies noyées dans cet ensemble, celles-ci ne représentent qu’un exercice scolaire ou un délassement. Il est prudent de ne pas les surcharger d’interprétations quant à la psychologie de leur auteur ni de leur accorder trop d’importance en les considérant comme témoignages des prémisses de son art à venir. De cette production hétéroclite, bien peu de choses méritaient de survivre ; elles ne nous sont parvenues que parce qu’elles ont été légitimées en quelque sorte par le fait qu’elles étaient sorties des mains du peintre dont le génie s’est ensuite révélé et a été finalement universellement reconnu.

 

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III – ANALYSE DETAILLEE DES COPIES DESSINEES AVANT AVRIL 1861 ET DE LEURS SOURCES POSSIBLES OU CERTAINES

Malgré les incertitudes de la datation des œuvres, les copies sont placées dans l’ordre chronologique le plus probable, dans l’attente d’analyses plus approfondies permettant d’améliorer la succession proposée ici.

1) La Résurrection, 1858 (FWN 3014-29b— C0063a-1)

Dessin au crayon : le Christ s’enlevant du tombeau dans les airs, quatre soldats (dont trois endormis) assis au sol devant l’entrée du sépulcre[5]Chappuis considère que les soldats portent des vêtes modernes (pantalons, souliers, redingote pour le soldat assis à gauche), ce qui n’est pas vraiment évident… Il en déduit que le soldat à képi pourrait faire partie de la scène, mais sa position surélevée, au même niveau que l’autre soldat à képi de droite, n’est pas compatible avec celle des quatre soldats affalés au sol..

Fig. 23 — La Résurrection, 1858 (C0063a-1 -FWN 3014).

Une ébauche renvoyant à quelques classiques : pour les soldats, à Piero della Francesca, et pour l’envol du Christ à de nombreux peintres comme Noël Coypel ou Michel-Ange et son dessin du Louvre qui sera recopié à son tour (FWN 3017-18a — C0172a, b, c et d en 1867, et FWN 3010-31b — C0994- en 1887-1890), voire à des images pieuses qui auraient tout aussi bien pu avoir servi de modèle à Cezanne.

Fig. 24 à 27 — Images de la Résurrection
Fig. 24 — Piero della Francesca, La Résurrection du Christ.
Fig. 25 — Noël Coypel, Résurrection de Jésus.
Fig. 26 — Michel-Ange, La Résurrection.
Fig. 27 — Image pieuse, La Résurrection.

Cette copie, réduite à quelques silhouettes aux contours linéaires continus, plate et sans aucun modelé, s’inscrit dans l’exploration des attitudes corporelles qui fait l’essentiel des dessins du jeune Cezanne jusqu’en 1865 environ. Il est intéressant de voir qu’il réutilisera le thème de l’élan d’un corps vers le haut du dessin de Michel-Ange neuf ans plus tard, et encore une fois trente ans plus tard, au moment où il cesse pratiquement de dessiner autre chose que l’Écorchéet l’Amour en plâtre

Environ sept ans plus tard, les dessins à l’encre qui recouvrent partiellement l’ébauche au crayon pourraient eux aussi représenter des soldats terrassés par la Résurrection, dans l’esprit du dessin du Louvre.

 

2) Hercule casqué de la tête du lion de Némée, 1858-59 (FWN 3014-06b— C0034b)

Copie d’un moulage[7] ou d’une gravure d’une tête d’Hercule coiffé de la dépouille du lion de Némée, assez commune dans la sculpture antique.

Fig. 28 — Hercule casqué de la tête du lion de Némée, 1858-59 (FWN 3014-06b — C0034b).

Pour Chappuis cette tête ressemble à celle de l’Hercule accroupi du fronton est du temple d’Egine. On peut la rapprocher d’autres exemplaires, sans qu’on trouve une correspondance exacte avec le dessin de Cezanne, avec sa crinière très développée. La tête est imberbe, comme elles le sont toutes à l’époque classique. C’est à Rome qu’on trouve ces têtes barbues, surtout quand il s’agit d’empereurs représentés en Hercule.

Fig. 29 à 34 — Diverses têtes d’Hercule.

La tête d’Hercule coiffée de la tête du lion est commune sur de nombreuses médailles, comme en témoigne Clarac[6]Comte de Clarac, Musée de sculpture antique et moderne, 1853, tome 6.. Elle sert aussi à mettre en valeur un personnage représenté en Hercule

Fig. 35 – Clarac, Hercule coiffé du lion de Némée.

Mais plus rarement c’est Omphale qui revêt la tête du lion[7]Cf. Catalogue sommaire des marbres antiques, 1896, n° 378, collection Albani, dont je n’ai pu me procurer d’image. et possède la massue, symbole de son triomphe sur Hercule, vêtu à l’inverse de sa robe :

Fig. 36 et 37 — Omphale coiffée de la tête du lion.

Le dessin de Cezanne est sommaire, sans recherche de modelé ; la physionomie du personnage est assez peu expressive. On a là une copie faite au fil du crayon, sans soin particulier. C’est chronologiquement la première copie d’antique que nous connaissons.

 

3) Joueurs de cartes, 1858-60 (C0036-FWN non catalogué)

D’un carnet de dessin à identifier : une scène de cabaret à 7 personnages, dont un debout esquissé au crayon dans la même attitude bras tendus que celui qui enlace une femme, comme s’il voulait la lui disputer.

Fig. 38 — Joueurs de cartes, 1858-60 (C0036-Fwn non catalogué).

Scène de joueurs de cartes vaguement paillarde, dans le style flamand, maintes fois traitée par David Teniers le jeune par exemple. Cezanne a pu trouver son modèle dans n’importe quelle revue à sa disposition, ou s’inspirer d’un dessin du type de celui de Caldara Polidoro qu’il pourra voir ultérieurement au Louvre et dont la composition est assez proche.

Fig. 39 à 42 : Joueurs de cartes variés.

Ce dessin d’une scène de genre au crayon noir, avec des silhouettes bien enlevées mais sans traitement des volumes met l’accent comme toujours sur les attitudes des personnages plutôt que sur la composition d’ensemble, comme le dessin du Caravage, les joueurs étant dégagés de tout contexte (pas d’évocation du lieu où se situe la scène, absence d’autres personnages, contexte mobilier réduit au minimum), ce qui relativise le fait qu’il s’agit d’un dessin de groupe, chose rare dans les copies comme on l’a vu.

On note une efficacité certaine dans la façon d’individualiser les physionomies à l’aide de minuscules indications au crayon pour les yeux et la bouche dans les visages :

Fig. 43 — Deux joueurs de cartes.

Au verso de cette page figure l’indication manuscrite « Dessin de jeunesse attribué à Cezanne » et le fantôme au fusain d’une demi-figure qui ne renvoie à aucun portrait actuellement connu.

Fig. 44 — Fantôme au verso des Joueurs de cartes.

 

4) Jupiter et Thétis, 1858-1860 (FWN 3014-49a— C0050)

Cette esquisse à l’encre n’est pas à proprement parler une copie, mais plutôt une interprétation du célèbre tableau d’Ingres du Musée d’Aix.

Fig. 45 et 46 — Cezanne et Ingres – Jupiter et Thétis.

Ce dessin témoigne d’une habileté certaine dans la recomposition des attitudes des deux personnages, très différentes de l’original : Jupiter tient son bâton de commandement dans la main gauche plutôt que la droite, celle-ci étant maintenant libre pour enlacer Thétis et lui témoigner de la tendresse, comme sa tête maintenant penchée vers elle avec une sorte de sourire, tendresse encore renforcée par la torsion du tronc et le déplacement des jambes.

Loin d’être une scène de majesté avec une Thétis suppliante, il s’agit maintenant d’une scène d’intimité d’un couple amoureux. Thétis elle-même a modifié son attitude : c’est de sa main droite qu’elle caresse la barbe de Jupiter, ce qui l’oblige elle aussi à une torsion du tronc qui la rapproche de Jupiter et la fait se redresser, si bien qu’elle quitte la pose de suppliante du tableau d’Ingres. Le creux de sa main est posé sur la barbe alors que chez Ingres elle est retournée, comme si elle quémandait un baiser sur sa paume.

Tous les éléments de majesté du dieu sont donc effacés : sa posture raide sur son trône, son bras gauche noblement appuyé sur le nuage, ses sandalettes luxueuses, son aigle au regard impérieux ont fait place à une inclinaison vers son aimée depuis un siège placé beaucoup plus bas, ce qui le rapproche d’elle, des pieds nus, un aigle à peine esquissé devenu un volatile sans la moindre grâce.

Plus de peplum luxueux ramené sur l’épaule, mais une sorte de drap qui ne cache même pas la jambe gauche. Et dans le coin supérieur gauche, une Héra qui a perdu toute dignité avec ses deux mains pendantes et sa mine désolée… Plus de sensualité non plus avec la disparition du sein. Beaucoup d’humour finalement dans ce dessin, avec en plus l’exagération de l’allongement du cou qui n’est plus arrêté par le menton, comme pour se moquer de la déformation artificielle introduite par Ingres.

Finalement énormément de changements de détail dans ce petit dessin par rapport au tableau d’Ingres, qui en font un croquis tout à fait original, l’un des plus intéressants du carnet de dessins dont il est issu pour la créativité dont il témoigne.

 

http://V-III-55) Buste d’Isis, 1858-1860 (FWN 2071-TA— C0073)

Copie d’une sculpture ou d’un moulage de buste d’Isis, vraisemblablement exécutée à l’école de dessin d’Aix[8]On trouve des moulages de ce buste dans le commerce. Par exemple, « Moulage d’une tête d’Isis en vente sous le n° 373 « isis grecque (Louvre) — H.0,55 » au prix de 30 francs dans le catalogue des moulages du Louvre de 1925 ; moulage en vente chez Caproni Brothers en 1894 pour 1 $, n° 962..

Fig. 47 — Buste d’Isis, 1858-1860 (FWN 2070— C0073).

Le culte d’Isis, déesse égyptienne symbolisant la fertilité, se répand dans tout le bassin méditerranéen durant l’époque hellénistique dès le IVe siècle BC et durera jusqu’au IVe siècle PC[9]Voir l’excellent article : https://fr.wikipedia.org/wiki/Isis. Aussi connaît-on de nombreuses statues et bustes grecs et romains la représentant.

Fig. 48 — L’Isis Capitoline (Vatican).

Isis est reconnaissable à sa longue chevelure (objet particulier d’un culte) et tardivement à la fleur de lotus qui surmonte son front, souvenir détourné de la signification première de sa couronne hatorique en Égypte (le disque solaire entouré de deux cornes de vache).

Salomon Reinach[10]Salomon Reinach, Recueil des têtes antiques et idéalisées, Paris, 1903, page 221 pl 274-275 (cité par Théodore Reff dans Chappuis). décrit et illustre une tête en bronze d’Isis du Musée de Vienne, dans lequel on peut reconnaître la figure originelle de plusieurs bustes en marbre qui ont pu servir de modèle à Cezanne, eux ou leur moulage. « Il est à peu près certain que le type alexandrin d’Isis dérive de celui d’une Kora de Bryaxis, modifiée dans le costume et complétée par certains attributs. L’un de ces attributs, que l’on rencontre souvent, est une fleur de lotus couronnant la tête : ici, ce n’est pas une fleur, mais une touffe de cheveux qui en imite la forme. On connaît une réplique en marbre du même type au Vatican. Le buste de Vienne a été découvert dans le Danube à Widdin ; c’est un beau travail du premier siècle de l’Empire, d’après un modèle alexandrin ».

Fig. 49 à 53 — L’Isis de Salomon Reinach (Musée de Vienne).

Il est clair que Cezanne a copié une reproduction du buste de Vienne, son dessin en étant la copie conforme jusque dans les détails ; celui du Vatican présente une frange de cheveux très différente sur le front, comme on peut le voir sur les images ci-dessus. Cette reproduction devait donc exister au musée Granet. Le catalogue d’Honoré Gibert, Le Musée d’Aix, première partie comprenant les monuments archéologiques, les sculptures et les objets de curiosité, Achille Makaire imprimeur-éditeur, 1882, indique effectivement que le musée possède une tête d’Isis en marbre, « copie du Musée du Vatican » (p. 259, n° 482)[11]La copie du Vatican est présentée ainsi dans Sculptures des musées du Vatican, 51e édition, Imprimerie de la Pace, Rome 1876, p. 275 : « 308 Isis, buste, plus grand que nature, trouvé à Roma Vecchia, hors de la porte Majeure. Ses caractéristiques, tels que son habillement noué sur la poitrine, et la fleur de lotus sur la tête, avec la demi-lune, ne font point douter de (sic) sujet de ce beau buste ; la rare conservation de la face et de la draperie en augmentent le prix (Mus. Pie-Clém. VI, 16). ». Il est vraisemblable que cette tête est plutôt une copie du buste de Vienne qui a toutes les chances de lui avoir servi de modèle. On peut espérer que ce n° 482 existe toujours à Aix…

Quoi qu’il en soit, si cette tête était bien une copie du Vatican, il faut supposer que le musée Granet avait acquis un moulage du buste de Vienne (dont il n’est pas fait mention cependant dans le catalogue de Gibert). En effet, ces moulages de têtes d’Isis sont assez communs dans les catalogues de vente, avec plusieurs variantes plus ou moins proches de celle-ci, par exemple dans le catalogue des Caproni Brothers en1894 (prix 1 $) :

Fig. 54 — Catalogue Caproni Brothers : Isis.

Les représentations d’Isis possédées par le Louvre sont en tout cas très différentes de la tête recopiée par Cezanne (cf. image ci-dessous issue du Musée de sculpture de Clarac), et ce n’est donc pas a priori un moulage en provenance du Louvre qui a pu être recopié :

Fig. 55 — Clarac, Musée de sculpture, planches 1086 et 1087.

Chappuis considère le dessin de Cezanne comme « timide, mais précis ». En fait, il est tout à fait scolaire et réussi dans le traitement des ombres et des parties éclairées, et appliqué selon les règles. Il est amusant de constater qu’il n’est pas entièrement fini… Impatience de l’étudiant qui s’ennuie déjà à suivre les règles académiques ? C’est en tout cas le premier dessin certain d’une sculpture, la tête d’Hercule casqué évoquée plus haut ayant plus vraisemblablement été copiée sur une gravure, vu son manque de relief.

 

6) Orateur haranguant le peuple, 1858-1861 (FWN 3014-31a— C0031)

Sur une demi-page de carnet déchirée, une scène de foule écoutant un orateur, dans le style flamand.

Fig. 56 — Orateur haranguant le peuple, 1858-1861 (FWN 3014-31a— C0031).

Ce type de scène rassemblant plus de dix personnages se limite à une petite dizaine de dessins et moins de vingt toiles chez Cezanne (plus une scène de baigneurs et 11 de baigneuses) : celui-ci privilégie systématiquement les personnages isolés dans ses dessins, ce qui rend ce croquis d’autant plus intéressant.

La source de cette image reste à découvrir. Elle renvoie à une situation archétypale de tous les temps…

Fig. 57 — Jaurès au Pré-Saint-Gervais, mai 1913.

Dans ce très petit dessin, Cezanne parvient à rendre cette foule très animée, en la construisant en trois groupes successifs :

  • à gauche, trois personnages immobiles et de dos, écoutant l’orateur ; devant eux, deux visages de femmes, l’un tourné vers l’arrière, l’autre de profil, semblant se désintéresser de l’orateur ;
  • au centre, quatre personnages de profil qui regardent délibérément ailleurs, vers la droite, comme si c’était hors champ que se situe leur intérêt ; le premier, par son attitude, semble se préparer à partir, le troisième lève les bras au ciel comme s’il venait de découvrir ce qu’il y a à regarder à droite ; le quatrième tourne carrément le dos à l’orateur ; et un enfant penché vers le sol vit sa vie indépendamment de tous les autres ;
  • à droite, deux soldats en train de quitter la scène ; le premier, son épée tirée, absolument pas concerné par la scène, tourne le dos à l’orateur ; le second fait un vague geste d’adieu même pas adressé à l’orateur, ou alors un salut qui fait écho à celui du troisième personnage du groupe du milieu adressé on ne sait à qui hors champ à droite, et s’en va avec sa lance sur l’épaule.

Ce qui s’exprime par cette composition, c’est que l’orateur n’est pas très convaincant… c’est pourquoi c’est le personnage le moins bien représenté, d’un trait léger, et sans visage. Ce n’est pas lui qui intéresse Cezanne dans ce dessin, mais bien de représenter une foule dans laquelle chaque personnage vit d’une vie personnelle bien caractérisée, avec une intelligence des relations entre personnages qui étonne. De ce point de vue, ce dessin est tout à fait remarquable vu l’économie de moyens utilisés dans un si petit espace.

 

7) Tête de femme, 1858-1861 (FWN 3014-32a— C0059b)

Un portrait, de femme ou d’homme, la tête penchée en avant, les yeux mi-clos.

Fig. 58 — Tête de femme, 1858-1861 (FWN 3014-32a— C0059b).

Vraisemblablement copié sur une gravure non identifiée, ce portrait frappe par son expressivité. Les portraits dessinés sont rares avant le départ pour Paris : on en compte environ 5 à peine, noyés dans la masse des visages seulement esquissés qui peuplent les deux carnets de dessin de jeunesse. Celui-ci est de loin le meilleur par la précision du trait au service de l’expression du visage, et par l’application des règles de modelage apprises à l’école de dessin : usage des grisés pour les ombres, la lumière venant de droite, usage des hachures longues et brèves pour les volumes.

Il est intéressant de comparer ce visage avec la scène de cabaret voisine (peut-être copiée, elle aussi) : celle-ci se contente de silhouetter les personnages, car ce qui intéresse Cezanne c’est de camper une situation dans laquelle ces trois personnes sont en interaction, alors que le portrait est entièrement centré sur la volonté d’exprimer la qualité particulière d’humanité de la personne, ce qui a supposé de soigner bien davantage ce dessin.

 

8) Un Portrait, 1859 (FWN 3014-06a—C0032a)

Portait d’un dandy en demi-figure, vraisemblablement copié sur une gravure.

Fig. 59 — Un Portrait, 1859 (FWN 3014-06a—C0032a).

Un des rares portraits de cette époque, comme le n° 7 ci-dessus, non pas centré sur la psychologie d‘un personnage singulier comme ce dernier, mais plutôt sur le désir de représenter un type humain très commun, celui du dandy parisien tout droit issu d’une pièce de Musset.

La réussite de l’évocation tient au traitement de la chevelure bouclée, à la moustache, au foulard de col et à la redingote qui suffisent à camper ce personnage romantique. Un grisé extrêmement léger sur la gauche du visage suffit à lui conférer un peu de relief, par contraste avec la blancheur de la partie droite, mais sur laquelle se détache le sourcil et la paupière droite plus fortement accentués qu’à gauche. Le travail sur les hachures se limite au buste lui-même, séparant clairement les parties haute et basse du dessin. Sa tonalité sombre met en valeur la pureté du visage auquel elle sert de support. Quant à la chevelure, elle n’est pas sans évoquer par avance les grands portraits aux boucles expressives que Cezanne réalisera au Trocadéro et au Louvre une trentaine d’années plus tard.

 

9) Le Jugement de Salomon, 1859 (FWN 3014-52a— C0002)

Une scène biblique classique, traitée en miniature à partir d‘une gravure non identifiée.

Fig. 60 — Le Jugement de Salomon, 1859 (FWN 3014-52a— C0002).

 De l’iconographie classique, Cezanne ne retient que le mouvement dramatique de la mère placée au centre de la feuille. C’est par ce mouvement que ce personnage gagne une certaine personnalité, les autres étant réduits à l’état de silhouettes peu différenciées. Ainsi, contrairement aux représentations habituelles de la scène, il atténue considérablement le geste meurtrier du soldat ainsi que le rôle de Salomon et de l’autre femme figés dans une immobilité qui les rend simples spectateurs. Le bébé mort est réduit à l’état de larve indistincte.

Fig. 61 à 63 – Divers Jugement de Salomon.

Ce dessin pourrait faire penser à la recopie d’une image d’Epinal simplifiée, et il n’a d’intérêt que par la composition d’ensemble de la scène en quatre plans successifs, assez remarquable pour un si petit dessin. C’est d’ailleurs sur ce critère de composition plus que sur la représentation précise ou la personnalisation des personnages que Cezanne sélectionne les rares copies en dessin de scènes de groupe que l’on connaît.

 

10) Buste romain, 1859 (FWN 3014-04b— C0058a)

Dessin d’un buste de profil, copié sur une sculpture ou une gravure non identifiées.

Fig. 64 —Buste romain, 1859 (FWN3014-04b— C0058a).

Aucun des moulages ou des bustes du musée Granet ou du Trocadéro ne correspond à ce personnage, pas plus que ceux du Louvre accessibles (on ne sait jamais ce que l’on pourrait trouver dans les réserves…). Ce qui milite en faveur de la copie d’une gravure.

Si l’on recourt aux gravures pour tenter de l’identifier, on se heurte à l’imprécision importante des figures ; par exemple, sur les trois ou quatre cents portraits gravés figurant sur les planches du Musée de sculpture antique et moderne de Clarac, on pourrait en trouver au moins une trentaine qui pourraient convenir, quoique de loin, tant les traits de la plupart sont interchangeables.

En outre, aucun des bustes ou statues connues ou reproduites ne portent le bouc : les Romains sont soit imberbes, soit portent une barbe couvrant également les joues. Cela pose la question de savoir si c’est une fantaisie de Cezanne copiste ou de l’auteur de la gravure qu’il a copiée.

Faya Causey suggère que l’original pourrait être un portrait de Marius gravé, tel que celui-ci :

Fig. 65 — Caius Marius, Young Folk’s History of Rome, ill. 206.

Mais en comparant cette gravure avec cette autre de Dioclétien, par exemple, on voit bien que les caractères distinctifs de chacun ne sont pas suffisants pour avoir une certitude :

Fig. 66 — Dioclétien.

On peut d’ailleurs noter au passage que les bustes et statues de Marius sont tout à fait rares dans les musées européens : Clarac n’en signale que trois, avec des réserves pour deux d’entre elles :

 

Fig. 67 à 69— Clarac, Statues de Marius, Musée de sculpture antique et moderne.

Quelques bustes existent au Vatican, à la glyptothèque de Munich, à Vienne ou à Naples, mais les attributions à Marius sont toutes contestées, et la ressemblance avec le dessin de Cezanne reste pour le moins problématique[12]Sur la question de l’identification de Marius, voir l’excellent article « A quoi ressemble Gaius Marius ? », http://www.luciuscorneliussylla.fr/aquoimarius.html.

Fig. 70 à 73 — Quelques bustes de Marius.

Quoi qu’il en soit, ni Froehner, ni le Catalogue sommaire ne signalent la présence de Marius au Louvre. Les différents catalogues de moulages privés ou publics ne le connaissent pas non plus. Cela renforce la présomption de copie à partir d’une gravure.

Le dessin de Cezanne est assez net et très expressif.  Quoique traité comme pour un camée, donc avec une mise à plat de la figure, on discerne cependant une volonté de rendre les volumes au niveau des joues, du nez, de l’arcade sourcilière et de l’oreille (cela apparaît mieux sur la reproduction de Chappuis en gris ci-dessous). On voit apparaître la technique de la ligne tremblée au niveau du front et de la mâchoire, une correction de la trajectoire du nez, et l’usage de « virgules » pour la barbe, que l’on retrouvera dans beaucoup de copies de bustes ultérieures. L’appui du crayon sur la feuille à certains endroits renforce la présence du modèle. C’est là un des quelques bons dessins du Cezanne d’avant 1861.

Fig. 74 — Buste romain non identifié (photo Chappuis, faisant mieux apparaître le traitement graphique du dessin).

 

11) Un Augure romain, 1859-1861 (FWN 3014-10b— C0020)

Dessin à l’encre au milieu d’une feuille de carnet pleine de croquis divers, copie d’une source non identifiée.

Fig. 75 — Un Augure romain, 1859-1861 (FWN 3014-10b— C0020).

L’augure, revêtu de la toge prétexte, est reconnaissable à son lituus[13]« Le  lituus est le nom latin donné initialement à un ustensile de pratique sacrée des haruspices et des augures étrusques. Le lituus « augural » et « royal » est un bâton sans nœud se terminant par une crosse courbe (qui a donné la crosse des évêques et qu’on retrouverait dans le mot liturgie). Il est issu de la forme du pedum, bâton du berger ou du pasteur étrusco-italique. », https://fr.wikipedia.org/wiki/Étrusques, ou bâton divinatoire autrefois donné à Tirésias par Minerve pour le dédommager de l’avoir rendu aveugle (cf. Homère, Odyssée).

Ce dessin ne renvoie à aucune statue connue, ni à aucun bas-relief tel que décrit dans le catalogue du musée d’Aix de 1882 ou dans Clarac. Selon toute vraisemblance, il s’agit donc d’une copie ou d’une interprétation de gravure ou de reproduction de bas-relief (non aixois) tels que ceux-ci :

Fig. 76 et 77 – Quelques augures antiques porteurs du lituus.

Le croquis de Cezanne est sommaire, l’attitude peu travaillée. Bien que postérieur aux ébauches crayonnées sur la page de carnet qu’il chevauche en partie, son degré de finition ne vaut guère mieux.

 

12) Mercure, 1859-1860 (FWN 3016-13b—non catalogué Chappuis, CS1859-60-2 )

Dessin d’une statue, Mercure avec son pétase et son caducée, vraisemblablement copié sur une gravure.

Fig. 78 — Mercure, 1859-1860 (CS1859-60-2 – FWN 3016-13b—non catalogué Chappuis).

La position de Mercure appuyé à droite sur un tronc renvoie évidemment à une sculpture. Pour autant, aucune sculpture à Aix ou à Paris (ni aucun moulage) n’adopte exactement la position de ce Mercure avec l’ensemble de ses attributs, ce qui montre que Cezanne a dû copier une gravure.

Quelle sculpture reproduit cette gravure ? Trois éléments sont essentiels : le caducée, le pétase et surtout la position des jambes très caractéristique.

La statue qui semble à l’origine de la position jambes croisées, position rare, est le Mercure Farnèse des Offices, copie romaine d’un modèle de l’école de Praxitèle. Mercure s’appuie à sa gauche sur un tronc dont le haut est recouvert d’une chlamyde et tient une flûte dans ses deux mains[16]. Cette statue a connu un grand succès et a été maintes fois reproduite en gravure depuis le XVIe siècle.

Fig. 79 à 82 — Mercure Farnèse

Diverses copies en bronze et en marbre ont été réalisées à partir ce de type, avec des variantes :

Fig. 83 à 85 — Copies du Mercure Farnèse.

Le caducée n’apparaît que dans quelques statues, mais sans la position des jambes repliées :

Fig. 86 et 87 — Présence du caducée

Dès lors, dans les gravures, on voit assez souvent une combinaison de ces divers éléments, comme c’est le cas dans le dessin de Cezanne, la base restant le croisement des jambes :

Fig. 88 à 90 — Combinaison du Mercure Farnèse et du Mercure du Louvre.

Ce dessin assez maladroit (les jambes sont courtes par rapport au tronc) et peu poussé a dû intéresser Cezanne du fait de l’attitude peu conventionnelle du personnage aux jambes croisées.

 

13) Torse de femme, 1860 (FWN 2071—C0074-1 et 5 [reprise de la ligne d’épaule]

Il s’agit d’une copie d’un moulage du musée Granet, le torse étant privé de tête, de bras et de la plus grande partie des jambes.

Fig. 91 — Torse de femme, 1860 (FWN 2071—C0074-1 et 5 [reprise de la ligne d’épaule]).

Le premier type auquel rattacher ce torse est celui de la Vénus de Médicis, dérivée de la Vénus de Cnide de Praxitèle, premier nu de l’histoire de la statuaire grecque. Cette statue a toujours été aussi célèbre que l’Apollon du Belvédère et considérée comme celui-ci comme une des plus belles statues du monde gréco-romain, d’où d’innombrables copies et adaptations en marbre et en bronze et autant de moulages[14]Exposée pendant 15 ans au Louvre après avoir été saisie par Napoléon lors de sa première campagne d’Italie, et restituée après 1815.. Le Musée Granet en possédait un.

Le type parent de la Vénus du Capitole pourrait aussi être invoqué, bien que la position semble plus droite que celle de la Vénus de Médicis par rapport au dessin de Cezanne.

Fig. 92 et 93— Vénus Médicis et Vénus du Capitole.

On a aussi voulu rattacher ce dessin à une autre statue praxitélienne qui a servi de référence à de nombreuses copies hellénistiques et romaines, la Vénus rattachant sa sandale, elle-même inspirée du bas-relief athénien du Ve siècle classique, la Nikè à la sandale :

Fig. 94 a 97 — Divers Nu à la sandale.

Mais on constate que dans ce cas, la cuisse portant la sandale (généralement la cuisse gauche d’ailleurs, contrairement au dessin de Cezanne) se relève beaucoup plus que celle de la jambe d’appui, voire se retrouve à l’horizontale. Cela ne peut convenir.

On trouve en revanche de nombreux torses parents de celui copié par Cezanne, notamment dans les catalogues des maisons commercialisant des moulages :

Fig. 98 à 101 — Divers moulages de torses féminins antiques commercialisés.

Le moulage le plus proche du dessin de Cezanne est celui-ci :

Fig. 102 et 103 — Un modèle possible.

Il est donc tout à fait vraisemblable que le musée Granet possédait un moulage de ce type, compte tenu de leur fréquence dans les collections des musées et écoles d’art. On constate cependant qu’il ne figure pas dans le catalogue du musée de 1882 : peut-être a-t-il été perdu ou détruit, ou oublié dans quelque fond de réserve…

Le dessin de Cezanne est un bon exemple de travail d’école, centré sur la mise en relief des volumes par les techniques classiques d’ombrage par des grisés d’intensité variable. Le jeu de la lumière sur le torse est rendu avec exactitude. Le dessin est poussé jusqu’à sa limite, jusqu’au « fini qui fait l’admiration des imbéciles », aurait dit Cezanne.

Un tel travail présente l’intérêt de démontrer, puisqu’il en est encore besoin, que Cezanne savait parfaitement dessiner selon les règles classiques de la représentation réaliste des corps et que s’il avait persisté dans cette voie, il aurait été tout à fait capable de rivaliser avec Prud’hon…

Mais les petites ébauches de femmes allongées au bas de la feuille montrent son impatience d’explorer d’autres voies moins formelles, de s’en tenir à des expérimentations d’attitudes (cf. les deux versions superposées de la baigneuse de droite) ou de saisir l’essentiel d’une physionomie avec le minimum possible de traits de cayon (les trois portraits présents sur la feuille). Ces ébauches, ici sans valeur esthétique, représentent un pas vers la liberté graphique qu’il développera notamment sous l’influence des dessins de Delacroix.

 

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IV – ANALYSE DÉTAILLÉE DES COPIES PEINTES AVANT AVRIL 1861 ET DE LEURS SOURCES POSSIBLES OU CERTAINES

1) Le Baiser de la Muse, 1859-1860 (FWN 572—R009 et FWN 3016-30b—C0012b et d)

 

Fig.105 — Frillé, Le Baiser de la Muse                                                                                                    Fig. 106 — Cezanne, Le Baiser de la Muse

La copie en peinture apparaît comme un décalque sans originalité du tableau de Frillé, si ce n’est dans le choix de couleurs aux tonalités plus chaudes. On est en présence d’un pur exercice scolaire sans intérêt particulier, si ce n’est pour remarquer l’habileté de Cezanne dans la fidélité de cette copie à son modèle : il a déjà du métier en tant que peintre.

Deux ébauches du profil du poète représenté dans le tableau de Frillé :

Fig. 104 — Le Baiser de la Muse : tête du poète.

Le visage complet de la première copie est typique des multiples ébauches de visages de ces années : une simple esquisse rapidement exécutée, pour saisir un profil, une expression, mais sans s’y attarder. Le second fait partie des ébauches de peu de valeur expressive et sans intérêt ni esthétique ni technique (sinon our son aspect caricatural) que l’on trouve également en grand nombre dans les carnets de dessin de jeunesse, et qui semblent exécutés mécaniquement par une main distraite. Qualifier ces dessins d’« études » pour le tableau de Cezanne, comme le fait Chappuis, est très exagéré…

 

2) Le Prisonnier de Chillon, d’après Dubufe, 1860 (FWN 571-TA — R013)

Cette copie du tableau de Dubufe du musée Granet est actuellement inconnue en couleurs.

Fig. 107 — Dubufe, Le Prisonnier de Chillon, Musée Granet.

 

Fig. 108 — Copie de Cezanne.

Comme pour le Baiser de la muse, on constate une copie scolaire qui est un décalque fidèle du tableau initial, à quelques détails insignifiants près (anneau et fentes du mur). Si Cezanne avait persisté dans cette voie conventionnelle et insipide, il aurait pu être admis au « Salon de Bouguereau »… Heureusement pour nous qu’il n’en a rien été !

Quand il découvrira Delacroix, ce type d’œuvre disparaîtra de sa production, et sans aucun doute aurait-il préféré recopier la version du maître, autrement plus percutante :

Fig. 109 — Delacroix, Le Prisonnier de Chillon, 1834 (cf. Byron, Prisonnier de Chillon, chant VIII)

 

3) Les deux Enfants, d’après Prud’hon, 1860 (FWN 573 — R015)

Copie d’après une gravure reproduisant le tableau de l’Ermitage, d’où la symétrie horizontale. Cette gravure devait être en couleurs, puisque Cezanne respecte celles de l’original.

Fig. 110 et 111 — Prud’hon et Cezanne : Les deux Enfants.

Cezanne, à la différence des premières copies en peinture, se libère ici de son modèle et le modifie en simplifiant l’environnement architectural : disparition de la perspective de l’avant vers l’arrière introduite par la rampe descendante chez Prud’hon au profit d’une rampe descendante dans le même plan gauche-droite que la rampe horizontale chez Cezanne, disparition de l’arbuste au-dessus de la tête du garçon et d’une fenêtre du mur, végétation réduite de la tonnelle. La direction des regards des deux enfants change, se situant dans un plan beaucoup plus horizontal que le plan oblique descendant adopté par Prud’hon. La pénombre dans laquelle le garçon et la fille se situent chez Prud’hon fait place ici à un éclairage beaucoup plus uniforme qui fait ressortir davantage leurs vêtements comme leur visage. Les surfaces sont globalement colorées de façon uniforme plutôt qu’en y introduisant les nuances de textures présentes dans l’original, notamment dans le sol et les murs. Les subtilités du clair-obscur de Prud’hon se sont ici évanouies.

Les libertés prises avec l’original ne sont donc pas ici un signe de créativité ou d’émancipation, car le résultat est que la scène globale en devient plus plate, moins élaborée, sans profondeur. La clarté introduite dans la copie en réduit le mystère, ce qui la rend finalement plus faible que l’original, plus proche d’un chromo pour livre d’enfant[15]Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a aucun succès sur le marché de l’art, où il passe régulièrement en salles des ventes sans trouver preneur.. Peut-être cet aplatissement est-il dû à la gravure d’origine, que l’on ne connaît pas ? Toujours est-il que ce tableau plutôt maladroit ne préfigure pas, lui non plus, le génie à venir.

 

4) Paysage avec Moulin, d’après Jacob Munch,1860 (FWN 1 et FWN 2 — R016 et 017)

La toile d’origine dont découlent les deux tableaux copiés a été identifiée par Jean Colrat :il s’agit d’un paysage de Jacob Munch (1776-1839), peintre norvégien (ancêtre d’Edward Munch) :

Fig. 112 — Jacob Munch (1776-1839), Le moulin en montagne, huile sur toile, 37 x 45, signée au dos.

 

Fig. 113 et 114 — Les copies de Cezanne.

Il est curieux que Cezanne se soit livré deux fois à la copie du même tableau – ou plus vraisemblablement de la gravure le représentant[16]

Cette gravure, actuellement inconnue, pouvait être en couleurs, vu la fidélité des couleurs des copies avec l’original – encore que l’exemple de très nombreuses toiles de toutes les écoles sur le thème du moulin proches de celle de Munch (nous en avons consulté une trentaine) se présentent toutes avec une gamme de couleurs très proches de celle des copies de Cezanne. Seul le ciel rouge de la seconde copie diffère des ciels habituels rencontrés dans ce type de paysages avec moulin.
. Aussi a-t-on pu supposer que Marie sa sœur était l’auteur de l’une, voire des deux copies. On sait que Marie avait un joli coup de crayon (cf. le carnet de Jérusalem), mais on ne sait pas si elle peignait aussi. Par ailleurs, ses copies de paysages sont caractérisées par leur grande conformité par rapport au modèle, en vue d’en produire un fac-similé ; dans les deux copies du tableau, ce n’est absolument pas le cas : toutes deux se livrent à des déformations importantes de l’original. Il demeure donc plus vraisemblable que ces deux tableaux soient de Cezanne lui-même.

Les deux toiles présentent des différences importantes avec l’original : pour la première, troncs et forme des arbres, rochers dans la rivière, position des personnages, ajour d’un chien, absence du dindon, plus de cabanon adossé à la maison de gauche, etc. ; pour la seconde, végétation du bord gauche du tableau entièrement réinventée, arrière-plan avec sa ville transformé en champ bordé d’arbres réguliers, personnages entièrement différents, montagnes adoucies et précédées de grands arbres faisant la transition avec les toitures, etc.

La première copie est vraisemblablement la première, car elle est la plus proche de l’original et aussi la plus banale ; la seconde, beaucoup mieux peinte, est plus intéressante, par les libertés importantes qu’elle prend et qui montrent que Cezanne s’affranchit réellement de son modèle : il y a là en germe une tendance que l’on verra se confirmer nettement dans les copies de la période 1861-1872 après son arrivée à Paris, en particulier dans la modification de la lecture de la situation copiée : on passe du dialogue entre deux personnages, dont l’un assis au seuil de sa maison, à une scène où un élément  étranger se présente, un berger de passage avec son troupeau, qui n’a rien à faire avec le moulin et rompt l’unité de la première scène. En outre, cette seconde copie témoigne d’une vraie recherche d’harmonies nouvelles dans les couleurs, notamment avec l’élaboration d’un ciel couvert de nuages de formes variées. La couleur rouge-orangé du fond n’est pas sans faire pressentir certains ciels peints entre 1862 et 1864 dans le grand salon du Jas de Bouffan (Baigneur au rocher, Entrée de château, Paysage romantique) ainsi que celui du Jugement de Pâris :

Fig. 115 et 116 — Paysage romantique aux pêcheurs, 1862-1864, FWN 8—R034
Le Jugement de Pâris, 1862-1864, FWN580—R092.

 

V — CONCLUSION

 Ces copies aixoises se caractérisent avant tout par leur extrême dispersion, tant en ce qui concerne le choix des sujets que l’usage des techniques de dessin ou de peinture mises en œuvre. La manière reste globalement classique, celle d’un élève apprenant les rudiments de son métier. Rien de vraiment original encore, et si Cezanne était devenu banquier à l’issue de cette période selon le vœu de son père, une telle production ne lui aurait certes pas mérité de figurer dans le panthéon de l’histoire de l’art…

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Vers le chapitre VI

Références

Références
1 Par commodité nous suivons ici l’avis de Chappuis, bien que l’original de ces copies ne soit pas identifié (hors le dessin bien connu C0050-FWN 3014-49a Jupiter et Thétis. Ce dessin est d’ailleurs évidemment davantage une interprétation plutôt qu’une copie du tableau d’Ingres, cf. l’attitude de Jupiter). Rien de certain cependant sur le fait qu’il s’agit bien de copies, pas plus que sur la vingtaine d’autres dessins qui pourraient l’être selon lui et que nous n’avons pas retenus ici.

Noter que les dessins de la tête du poète de C0012 seront traités avec la copie peinte du Baiser de la Muse en IV.

2 Auxquelles il faudrait joindre peut-être FWN 2201—C0003 et FWN 2200—C0028 (Guerriers combattant), FWN 3016-x4b—C007 et FWN 3014-50a—C0049b (prisonniers), FWN 3014-53a—C0015a et FWN 3014-27a— C0035 (scènes de cabaret), car ce sont vraisemblablement des copies comme C0036, première figuration des Joueurs de cartes. Nous ne les retenons pas, cf. note précédente.
3 Aucune académie dessinée ne subsiste de ces 5 premières années de cours, la première conservée datant de 1862. En revanche, il nous reste un nu académique peint vers 1860, exemple unique dans toute l’œuvre connue de Cezanne (FWN 565—R008).
4 Noter cependant les bizarreries de la Scène religieuse (R020-FWN 577) et de la Visitation (R011-FWN 568).
5 Chappuis considère que les soldats portent des vêtes modernes (pantalons, souliers, redingote pour le soldat assis à gauche), ce qui n’est pas vraiment évident… Il en déduit que le soldat à képi pourrait faire partie de la scène, mais sa position surélevée, au même niveau que l’autre soldat à képi de droite, n’est pas compatible avec celle des quatre soldats affalés au sol.
6 Comte de Clarac, Musée de sculpture antique et moderne, 1853, tome 6.
7 Cf. Catalogue sommaire des marbres antiques, 1896, n° 378, collection Albani, dont je n’ai pu me procurer d’image.
8 On trouve des moulages de ce buste dans le commerce. Par exemple, « Moulage d’une tête d’Isis en vente sous le n° 373 « isis grecque (Louvre) — H.0,55 » au prix de 30 francs dans le catalogue des moulages du Louvre de 1925 ; moulage en vente chez Caproni Brothers en 1894 pour 1 $, n° 962.
9 Voir l’excellent article : https://fr.wikipedia.org/wiki/Isis
10 Salomon Reinach, Recueil des têtes antiques et idéalisées, Paris, 1903, page 221 pl 274-275 (cité par Théodore Reff dans Chappuis).
11 La copie du Vatican est présentée ainsi dans Sculptures des musées du Vatican, 51e édition, Imprimerie de la Pace, Rome 1876, p. 275 : « 308 Isis, buste, plus grand que nature, trouvé à Roma Vecchia, hors de la porte Majeure. Ses caractéristiques, tels que son habillement noué sur la poitrine, et la fleur de lotus sur la tête, avec la demi-lune, ne font point douter de (sic) sujet de ce beau buste ; la rare conservation de la face et de la draperie en augmentent le prix (Mus. Pie-Clém. VI, 16). »
12 Sur la question de l’identification de Marius, voir l’excellent article « A quoi ressemble Gaius Marius ? », http://www.luciuscorneliussylla.fr/aquoimarius.html
13 « Le  lituus est le nom latin donné initialement à un ustensile de pratique sacrée des haruspices et des augures étrusques. Le lituus « augural » et « royal » est un bâton sans nœud se terminant par une crosse courbe (qui a donné la crosse des évêques et qu’on retrouverait dans le mot liturgie). Il est issu de la forme du pedum, bâton du berger ou du pasteur étrusco-italique. », https://fr.wikipedia.org/wiki/Étrusques
14 Exposée pendant 15 ans au Louvre après avoir été saisie par Napoléon lors de sa première campagne d’Italie, et restituée après 1815.
15 Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a aucun succès sur le marché de l’art, où il passe régulièrement en salles des ventes sans trouver preneur.
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Cette gravure, actuellement inconnue, pouvait être en couleurs, vu la fidélité des couleurs des copies avec l’original – encore que l’exemple de très nombreuses toiles de toutes les écoles sur le thème du moulin proches de celle de Munch (nous en avons consulté une trentaine) se présentent toutes avec une gamme de couleurs très proches de celle des copies de Cezanne. Seul le ciel rouge de la seconde copie diffère des ciels habituels rencontrés dans ce type de paysages avec moulin.