CHAPITRE VI — 1861-1872 : COPIES PEINTES ET COPIES DESSINEES HORS DU LOUVRE

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Le 22 avril 1861, Cezanne emménage pour la première fois à Paris. Comme on le sait, Zola lui a écrit son programme de travail : « De six à onze tu iras dans un atelier peindre d’après le modèle vivant ; tu déjeuneras, puis de midi à quatre, tu copieras, soit au Louvre, soit au Luxembourg, le chef-d’œuvre qui te plaira. »

Gasquet avec son lyrisme coutumier, décrit ainsi son état d’esprit : « Il verrait le Louvre, Rembrandt, Titien, Rubens, cette fontaine aux nymphes de Jean Goujon qu’une lettre de Zola reçue le matin venait de lui décrire[1]Lettre du 25 mars 1860.. Il apprendrait, autrement que par les collections du Magasin Pittoresque comment on met le monde en page ; car une de ses passions, le soir, sous la lampe, était de feuilleter les illustrés, revues d’actualité et même journaux de modes, pour y regarder se mouvoir des femmes sous les arbres, des passants dans les rues, et avec ces images de villes, de champs et de maisons, ces mouvements d’êtres de toutes sortes, de recréer, de composer en rêvant d’immenses toiles irréalisables, mais qui le mordaient de désir de la nuque au talon[2]Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, p. 34-36.. »

En fait, au bout de 5 mois, découragé, il retourne à Aix pour ne revenir à Paris, définitivement certain de sa vocation, qu’un an plus tard en novembre 1862. Sa vraie carrière de peintre commence alors et dans les dix ans qui vont suivre il alternera les séjours provençaux et parisiens jusqu’à l’été 1872 où s’ouvre la période d’Auvers-sur-Oise.

De 1861 à mi-1865, on peut observer l’éclosion de son style propre, tant en dessin (125 dessins connus, dont seulement 2 copies)[3]Cf. François Chédeville, Les dessins de Cezanne- Éléments de stylistique I, II-1. qu’en peinture (une cinquantaine de toiles, dont 5 copies) ; rien n’est vraiment stabilisé, et ses recherches témoignent encore d’un certain éparpillement. Mais des lignes de force commencent à se faire jour et Cezanne est suffisamment sûr de lui et de son originalité pour porter au Salon de 1865 des toiles « qui feront rougir l’Institut de rage et de désespoir », avec l’insuccès que l’on sait…

La période comprise entre l’été 1865 et 1872 marque la fin de la formation de Cezanne et sa maîtrise progressive de ses outils, avant la grande mutation que constitueront, au plan privé, sa mise en ménage avec Hortense et la naissance de Paul junior, et au plan artistique, son compagnonnage avec Pissarro et les impressionnistes. Durant ces 6 années, Cezanne peint environ 120 toiles dont 2 copies, 27 aquarelles dont 1 copie et il réalise 493 dessins, dont 122 copies[4]Cf. François Chédeville, Les dessins de Cezanne- Éléments de stylistique  (site internet de la Société Paul Cezanne, en cours de publication). Rappelons que de nombreuses œuvres de ces périodes de jeunesse sont perdues, cf. François Chédeville, L’Œuvre perdu de CezanneCes chiffres peuvent varier à la marge de quelques unités en fonction des arbitrages « aux frontières » dans l’affectation de telle œuvre à l’une ou l’autre des périodes que nous avons définies. Ils n’en sont pas moins significatifs en tant qu’indicateurs sûrs des quantités en jeu..

Par souci de commodité, nous allons examiner ces copies en distinguant les copies peintes ou dessinées de sources diverses connues ou inconnues, objet de ce présent chapitre, des copies peintes ou dessinées d’œuvres vues au Louvre, que nous renvoyons au chapitre suivant et pour lesquelles on tentera de les présenter dans leur contexte tel que Cezanne a pu le découvrir, comme nous l’avons annoncé en introduction.

Dans le présent chapitre, bien que les incertitudes sur la datation soient grandes, nous tenterons de conserver autant que possible un ordre chronologique de présentation pour les copies peintes (I) comme pour les copies dessinées (II).

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I – LES COPIES PEINTES ENTRE 1861 ET 1872

 Sur l’ensemble des copies, nous avons déjà noté la grande rareté de celles réalisées en peinture (43 copies peintes contre 14 copies aquarellées et 513 copies dessinées)[5]Cf. Cezanne copiste, I..  Nous avons également constaté que les copies peintes sont avant tout des copies de gravures ou de photos, donc réalisées à domicile. Entre 1862 et 1872, seules 4 d’entre elles sont des copies de tableaux[6]Cf. Cezanne copiste, I, fig. 10. Rappelons que trois copies peintes à partir de tableaux ont déjà été réalisée à Aix avant son arrivée à Paris en avril 1861, dont deux au Musée Granet et une d’après une gravure, cf. chapitre précédent Cezanne copiste, V qu’il a pu voir par lui-même, ce qui est tout à fait marginal en nombre.  Il est d’autant plus intéressant de les analyser pour tenter de déterminer ce qui a poussé Cezanne à s’y livrer.

Sur ces quatre copies, l’une a été réalisée au Musée Granet, et seules les trois autres sont des copies de tableaux présents au Louvre ou au musée du Luxembourg, que Cezanne a très certainement vus directement. Pour autant tout porte à croire que s’aidant de sa mémoire pour les couleurs, il les a peintes en s’aidant de gravures. C’est pourquoi nous les traiterons ici et non au chapitre suivant consacré aux copies faites au Louvre.

  • 1862-1864 – Copie peinte de tableau : Pêches dans un plat (FWN 702, R022)

Concernant la période 1862-1864, on ne connaît qu’une seule copie peinte à partir d’un tableau, dont on est raisonnablement certain qu’elle a été réalisée « sur le vif » au musée Granet lors de son retour à Aix, vraisemblablement en 1862[7]Il est à Aix presque toute l’année 1862 avant son 2e séjour à Paris à partir de novembre de cette année, et il n’y retourne qu’à l’été 1864 où il séjourne en grande partie à l’Estaque. Le Musée Granet et le Musée du Luxembourg (voir plus loin la copie de La Barque de Dante) sont les seuls où Cezanne s’est finalement livré à la copie peinte de tableaux sur l’original. :

Fig. 1 et 2 — Pêches dans un plat[8]– Anonyme, Pêches dans un plat, fin du XVIIIe ou début du XIXe siècle, huile sur toile, 37,7 x 45,3 cm, Musée Granet, inv. N° 846-1-5.
– Paul Cezanne, Pêches dans un plat,1862–64, huile sur toile,18 x 24 cm, collection privée, Princeton – FWN 702, R022.
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La date assez précoce et le choix de ne sélectionner que la partie centrale de l’original sur une toile de très petites dimensions en fait très vraisemblablement une copie d’apprentissage, essentiellement consacrée à reproduire assez fidèlement la répartition des zones colorées brillantes et plus ternes tout en diminuant le contraste pour harmoniser davantage l’ensemble. Ce travail sur le coloris est clairement privilégié par rapport à la vision perspective, quasiment absente de la copie : Cezanne aplatit le relief de son modèle et redresse le plat, supprimant ainsi les plans successifs et la dynamique en trois dimensions de l’original. Quant au sujet, il n’est pas significatif de la production de cette époque, davantage consacrée à des paysages, quelques portraits et à la décoration des murs du grand salon du Jas de Bouffan. Les premières natures mortes, où interviendra la notion d’organisation en plans successifs des éléments représentés ne seront composées qu’à partir de 1865[9]Pain et gigot d’agneau (FWN 705-R080) et Le Pain et les œufs (FWN704-R082), si l’on excepte Crâne et bouilloire (non retenu par FWN-R081) daté 1864-1865, nature morte un peu particulière — sur laquelle se trouve par ailleurs la première copie peinte de l’Écorché..

 

  • 1862-64 – Copies peintes de gravures

En revanche, on trouve entre 1862 et 1864 trois importantes copies peintes à partir de gravures. Il y a d’abord les deux amplifications de gravures permettant de décorer deux pans de murs du grand salon du Jas de Bouffan :

1) Le Jeu de cache-cache, d’après Lancret, 1862 (FWN 574-R023)

La durée nécessaire pour mener à bien l’essentiel de la décoration du grand salon du Jas nous fait préférer l’année 1862 pour la réalisation de cette copie, concomitante des deux grands paysages et des toiles de l’alcôve. En outre, son sujet, qui n’aura pas de postérité dans l’œuvre de Cezanne, la rend davantage cohérente avec la dispersion des thèmes explorés de façon anarchique caractéristique de ces premières années du peintre, où les scènes de genre — qui disparaîtront quasiment après 1872 — sont nombreuses. Il s’agissait ici d’animer un peu le décor voué jusque là aux allégories et aux paysages par une scène animée où circulerait davantage de vie. Le choix du peintre s’est arrêté sur une scène classique de cabinet de verdure où s’ébattent de jeunes aristocrates en mal de distractions, dans le style XVIIIe siècle, qui devait lui apparaître bien dans le ton d’une pièce d’apparat comme le grand salon.  Dès lors, pourquoi avoir choisi Lancret plutôt que Watteau, le spécialiste incontesté de ce genre pictural ? Peut-être avait-il lu le portrait qu’en faisait Charles Blanc dans Les peintres de fêtes galantes paru en 1854 ; il y présente Lancret comme un peintre sérieux, beaucoup moins désordonné ou hardi que Watteau, et finalement plus dans le ton de la bonne société, donc plus à même de conférer une certaine respectabilité au décor du grand salon[10]En outre, Lancret est, en plein XVIIIe siècle, convaincu des dangers d’une peinture déjà académique et prône avant l’heure la peinture fondée sur l’observation : « Les hommes ne sont point des anges et ne peuvent deviner ce qu’ils n’ont pas toujours sous leurs yeux. Si vous abandonnez trop tôt la nature, vous deviendrez faux et maniéré, au point que lorsque vous voudrez la consulter de nouveau, vous ne la verrez qu’avec des yeux de prévention et ne la rendrez que dans votre manière ordinaire. ».

Il choisit donc de copier Le Jeu de cache-cache.

L’original copié par Cezanne est vraisemblablement la gravure de Nicolas de Larmessin (1684-1753)[11]Gravée vers 1737, donc du vivant de Lancret, voir Georges Wildenstein, Lancret, Paris, 1924, p. 84, n° 220, fig. 59. Ce tableau faisait pendant au Jeu des quatre coins dont Larmessin a également réalisé une gravure. Le département de la Chalcographie du Louvre possédait un exemplaire de chacune d’entre elles. tirée du tableau de Lancret[12]Ce tableau a appartenu aux collections de Frédéric II de Prusse, puis de Guillaume II au château de Doorn lorsque celui-ci s’y retira après son abdication en 1918.. Une ancienne version en couleur de cette gravure peut éventuellement donner une idée des couleurs de l’œuvre originale ; mais les copies sur toile supposées plus proches de l’original (reconnaissables par leur inversion par rapport à la gravure, donc réalisées sur l’original lui-même ou sur une de ses copies) effectuées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle ne s’accordent pas entre elles. L’incertitude demeure donc en l’absence de reproduction en couleur disponible du tableau de Lancret.

3 et 4 — Le Jeu de Cache Cache Mitoulas.[13]La première reproduit celle du Musée du Louvre 6528 LR  (423×571 mm) : il se peut que Cezanne ait vu cette gravure au département de la Chalcographie du Louvre, mais elle était largement diffusée au XIXe siècle et Cezanne a naturellement pu la voir à Aix. La seconde figure sur le site internet de Catawiki.

 

Fig. 5 et 6 — Les copies peintes d’après l’original ou l’une de ses copies[14]La première est passées en salle des ventes le 26 juin 2016 chez Mercier et Cie, la seconde est à Worcester, Massachusetts, Art Museum, inv. 1907.87, huile sur toile, 33.3 x 42.5 cm collection de Stephen Salisbury III (1835-1905).

Dès le XVIIIe siècle, cette œuvre inspire d’autres artistes, par exemple Philippe Mercier (1689-1760), contemporain de Lancret, qui a vraisemblablement vu l’original à partir duquel il élabore sa version simplifiée de la scène :

Fig. 7 — Philippe Mercier (attr.) – Le jeu de cache-cache Mitoulas[15]Vente Artcurial Tableaux et Dessins anciens et du XIXe  siècle – 31 mars 2016, Lot 123, 65,5×82,5..

De nombreuses copies plus ou moins fidèles de la gravure de Larmessin circulent également au XIXe siècle, chacune faisant ses choix de couleur :

Fig. 8 à 11 – Les différentes colorisations de la gravure de Larmessin[16]La première : Galerie Artmediacom, Avignon, 72×97 ; la seconde vente sur Artnet, 73×98 ; La troisième, où la scène est transposée en intérieur, vente Drouot du 5 décembre 2014, 65,5×128, avec son pendant le Jeu des quatre coins. Deux versions de ces compositions sont conservées au musée de Besançon (Cf. Georges Wildenstein, op. cit. n° 253 ; fig. 61)..

Tout cela est plutôt mièvre et pas toujours harmonieux sur le plan des couleurs, et nous permet de mesure par contraste la qualité surprenante de la copie réalisée par Cezanne :

Fig. 12 – Le Jeu de cache-cache, d’après Lancret, 1862-1864 (FWN574-R023).

Surprenant d’abord par sa taille : de 42×57 cm on passe à 165×218 cm, soit un quadruplement de la surface peinte directement sur le mur du grand salon. D’où quelques changements apportés aux proportions relatives des divers éléments de la scène : tous les personnages sont situés légèrement plus bas et à gauche sur la copie :

Fig. 13 et 14 – Léger recadrage du groupe de personnages (profil du groupe reporté sur le tableau par une ligne de contour noire.

Les visages sont agrandis dans tous les personnages, surtout ceux du second plan, si bien que leur proximité est plus grande dans les deux groupes de femmes assises. Grâce à la couleur marron-orangé des costumes du groupe de femmes à gauche identique à celui du personnage debout, celui-ci ne se détache plus vraiment de ce groupe comme dans la gravure. L’opposition entre l’homme et la femme debout par rapport aux personnages du second plan est ainsi beaucoup moins marquée, d’autant que Cezanne fait exister fortement la femme de droite grâce à la couleur bleu éclatant de sa robe, transformant ainsi une scène à deux personnages en une scène à trois protagonistes essentiels. Le rôle de l’homme, noyé par sa couleur marron-orangé dans le groupe de femmes à sa gauche s’en trouve fortement amoindri, le regard se détournant du centre du tableau et se trouvant davantage accroché par les robes aux couleurs somptueuses des deux femmes de gauche et de droite (dont le vert de la robe de la femme debout que l’on ne retrouve dans aucune des versions du tableau ou de ses copies).

On pourrait également s’intéresser à la signification psychologique de la scène, qui manifestement n’a plus rien d’un jeu chez Cezanne quand on compare les mimiques des personnages de la gravure, très animées, avec le sérieux, voire la méfiance qu’expriment les visages du tableau, d’ailleurs fort peu détaillés. En fait on peut ressentir là les prémices de la tendance à la dépersonnalisation des visages que l’on retrouvera à l’œuvre dans les portraits ultérieurs : Cezanne utilise cette scène non pour en faire une variation sur un thème à la Watteau sur fond de jeux de séduction entre personnages et d’analyses psychologiques, mais comme une occasion d’expérimenter la création d’une harmonie colorée ici particulièrement frappante. D’où aussi la simplification globale du dessin par la suppression d’une série de détails de la gravure, comme les dentelles des costumes ou la complexité des drapés des robes. Il n’y a ici ni recherche de reproduction exacte du modèle copié, ni étude psychologique ou de mœurs, ni volonté de réalisme, pas plus qu’il n’y en aura plus tard dans les toiles de baigneurs et baigneuses. La référence à l’univers culturel célébré par les scènes galantes et oniriques des embarquements pour Cythère de la peinture du XVIIIe siècle est ici totalement balayée.

Recherche d’une scène qui « se tient » uniquement par la couleur donc : bien entendu, réalisant une copie, Cezanne n’était pas maître de la composition d’ensemble du tableau. Fidèle à la leçon de Frenhofer, il se permet cependant d’éclaircir le ciel au-dessus de l’homme et d’introduire de la lumière sous et autour de l’arbre de droite : cela permet de « faire circuler l’air »[17]Frenhoher au jeune Poussin et à Pourbus, commentant un tableau de ce dernier : « C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent. (…) vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! » et à propos d’un tableau de son maître : « Il y a de la vie, dit-il. Mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. » in Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu. et rend toute la scène très lumineuse, grâce à des contrastes savamment dosés entre le clair et l’obscur, par exemple dans le terme et son socle, dans les deux robes verte et bleue (celle-ci s’éclairant encore davantage par le contraste avec le bleu outremer foncé du corsage) ou dans le pantalon de l’homme. Étant placé sur le pan de mur le mieux éclairé du salon du Jas de Bouffan, la joie ressentie à la contemplation de cette symphonie colorée devait encore s’en trouver accentuée par le contraste avec les autres peintures du salon, surtout celles du mur d’en face, la Madeleine pénitente et le Christ aux limbes, aux tonalités nettement plus sombres.

 

2) Le paysage du Baigneur au rocher, d’après Ruysdaël, 1862-1864 (FWN 5, FWN 6,R028, R029, R030)

En tant que copie située entre 1862 et 1864, seule nous intéresse la partie proprement paysage de ce tableau, le baigneur étant plus vraisemblablement peint environ quatre à cinq ans plus tard, entre 1867 et 1869.

On a ici aussi l’amplification à l’échelle de la muraille d’un tableau hollandais de 98,5 x 85 cm, identifié par Mary Thomkins-Lewis : « Chute d’eau dans un paysage rocheux » de Jacob van Ruysdael.

Fig. 15 et 16 — Jacob van Ruysdael, Chute d’eau dans un paysage rocheux, 1660-70, National Gallery
Reconstitution hypothétique du paysage du Baigneur au rocher (la partie pâle correspond à la position du baigneur et est donc imaginée).

 Plus encore que dans la copie précédente, Cezanne se donne le droit d’interpréter très librement les éléments du tableau de van Ruysdael. Il simplifie énormément la figure à tous les niveaux : le ciel menaçant gonflé d’orage du tableau s’assagit et prend des couleurs d’aurore, les rochers de la colline perdent leurs escarpements et se muent en une molle colline, les arbres torturés par le vent se redressent, et l’écume complexe et mousseuse de l’eau se brisant contre les rochers se mue en un rideau d’eau régulier. Le grand pont de bois devient une petite barrière à gauche, et tous les personnages du tableau ont disparu.

Comme dans la copie précédente, ici aussi, on se tient à distance du réalisme et de la précision minutieuse de la peinture de Ruysdael et l’on élimine tout caractère anecdotique : d’un orage imminent donnant le sens du tableau à travers sa tonalité extrêmement sombres et l’aspect dramatique et violent des éléments du paysage, renforcé par le chaos des flots, on passe à la représentation d’une aube éclairant d’une douce lumière une nature au repos. La visée de Cezanne est ici à nouveau purement décorative, avec le rehaussement de d’ensemble du paysage vers le ciel qui devient source de lumière pour toute la scène et permet de rendre les couleurs lumineuses, ce qui est également nécessaire compte tenu de la position de ce pan de mur qui ne bénéficie pas de la lumière directe des baies vitrées du grand salon. On est frappé par cette luminosité chaude et tranquille lorsqu’on contemple le seul fragment de ce paysage qui nous soit connu[18]La bande de droite de 343 x 78 cm (FWN 6-R030), exposée à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en 2017..

Le changement radical du sens de cette peinture deviendra évident lorsque 5 ans plus tard, Cezanne trouvant peut-être sa fresque un peu fade, décidera de l’animer vigoureusement en y implantant le Baigneur que l’on sait[19]On l’a rapproché de la baigneuse debout de dos du tableau de Courbet : Les Baigneuses (1853, Musée Fabre, Montpellier). Sans préjuger  de savoir si Cezanne a pu voir ce tableau ou une de ses éventuelles reproductions, je ne retiens pas l’idée que le baigneur de Cezanne en serait la copie : ni le bras gauche, ni la position des jambes ne sont les mêmes. Au mieux on est donc dans le domaine de l’influence, ce qui n’est pas l’objet de cette étude comme je l’ai expliqué dans l’introduction du chapitre 1., ce qui évidemment aurait été parfaitement incongru dans le tableau de Ruysdael :

Fig. 17 et 18 — L’ajout du baigneur au paysage du grand salon et sa transposition imaginaire chez Ruysdael.

 

3) Vue du Colisée à Rome d’après Granet, 1862-1864 (FWN 18-TA, R027)

Cezanne a pu voir le tableau de Granet au Louvre, où il était exposé dans la première galerie française de l’aile Denon[20]Sur le mur de gauche en entrant depuis l’escalier Daru, parmi les peintres français postérieurs au règne de Louis XIV. Aujourd’hui salle Daru, n° 702.. Il a pu aussi examiner les dessins de Granet portant sur le même thème dans le musée des dessins[21]Salle 11 du musée des dessins, consacrée aux dessins de David, Gérard, Géricault, Girodet, Granet, Gros, Isabey, Parrocel. Prud’hon, etc..

Fig. 19 à 21 — Thème et variations de Granet sur le Colisée[22]- Vue intérieure du Colisée à Rome, 1804. Acheté par le Louvre en 1806 – Aujourd’hui au Musée Granet.
– Vue du Colisée, du côté de Saint-Jean-de-Latran, INV 26811, Recto, Fonds des dessins et miniatures du Louvre.
– Vue de l’intérieur du Colisée, INV 26810, Recto, Fonds des dessins et miniatures du Louvre.
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Cependant, comme l’a signalé Théodore Reff, sa copie correspond davantage à une gravure (inversée par rapport au tableau et aux dessins) réalisée par Marius Reynaud, qui s’écarte assez sensiblement de ces modèles possibles, et renvoie vraisemblablement à un autre dessin de Granet non identifié. Curieusement, Christie’s a mis en vente un lavis signé Granet reprenant l’orientation inversée de la gravure, ce qui est assez peu vraisemblable… :

Fig. 22 à 24 — Gravure de Marius Reynaud, lavis de « Granet » et copie de Cezanne[23]- Marius Reynaud, Intérieur du Colisée, 1813, gravure d’après un dessin de Granet. Quatre exemplaires connus : deux au musée Arbaud et un au musée Granet à Aix, un au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale.
– Personnages sous un passage voûté signé ‘Granet’ mine de plomb, lavis brun 8 x 10.5 cm., Vente Christie’s 4015, 25 mars 2015, lot 72. On voit mal Granet se copier lui-même à partir d’une gravure reproduisant un de ses propres dessins inversé, et se copier si mal, avec la simplification outrancière des gradins du cirque à l’arrière-plan…Il ne peut s’agir que d’un faux ou d’une copie de Reynaud par un auteur qui pourrait, par exemple, être Emperaire.
– Paul Cezanne, Vue du Colisée à Rome, d’après F.-M. Granet, huile sur toile, dimensions inconnues (FWN 18-TA, R027).

La copie de Cezanne, un peu postérieure aux deux précédentes copies de Ruysdael et de Lancret, a pu être réalisée aussi bien à Paris qu’à Aix entre 1863 et 1865, car on trouvait un exemplaire de la gravure de Reynaud aussi bien au musée Granet qu’au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale. Cependant, vu la réticence de Cezanne à sortir ses pinceaux en public, il est plus vraisemblable qu’il a trouvé une reproduction de cette gravure dans une revue quelconque et a réalisé chez lui cette copie.

Cezanne a pu aussi retrouver dans Charles Blanc la gravure de Louis Chapon reproduisant fidèlement le tableau : mais il n’a pu s’en inspirer, d’autant qu’outre la latéralisation inverse par rapport à sa copie, cette gravure n’est parue qu’en 1865.

Fig. 25 — Louis Chapon, « Vue du Colysée (Musée du Louvre) », in Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles – École française, T. 3, Paris 1865, p. 3.

Il est difficile d’apprécier la copie de Cezanne comme nous n’en connaissons pas l’essentiel, à savoir les couleurs. On remarque cependant que comme pour les deux copies précédemment analysées, si la composition globale demeure fidèle à l’original, copie oblige, un parti-pris de simplification que nous avons déjà vu à l’œuvre dans les copies précédentes lui fait omettre certains détails (la fenêtre, les deux personnages se dirigeant vers l’arène, l’étagement des gradins à l’arrière-plan). Le sujet en tout cas est bien dans le ton de ses recherches sur les paysages contemporaines de cette copie[24]Notamment La Voûte (FWN 17-R044), Entrée de ferme provençale (FWN15-R046), Paysage avec un passage voûté (R047) et vraisemblablement pour les couleurs Cour de ferme (FWN 4-R025). Pour autant qu’on puisse en juger sur la photographie en noir et blanc, la touche semble plus proche de celle des paysages provençaux de cette époque que de celle des œuvres réalisées à Paris, contrairement à ce qu’avance Gowing (cf. commentaire de R027 dans le catalogue raisonné de Rewald), d’autant qu’à cette époque on ne connaît que trois paysages parisiens (chacun utilisant d’ailleurs une touche très différente des deux autres, cf Le Bac à Bonnières de 1866, Rochers dans la forêt de Fontainebleau  de 1865-68 et La Rue des Saules à Montmartre de 1867-68) contre une cinquantaine de paysages provençaux avant les paysages d’Auvers de 1872..

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  • 1862-64 – Copie peinte de photo : Portrait de Paul Cezanne (FWN 390, R072)

Parmi les copies peintes entre 1862 et 1864, reste enfin le Portrait de Paul Cezanne, son premier autoportrait réalisé à partir d’une photographie, également la première que nous connaissions de lui[25]Et peut-être le tout premier portrait peint par Cezanne, dont nous ne connaissons à cette époque que le petit Portrait d’Emile Zola du musée Granet (FWN 394-R078), le Portrait d’homme (FWN 391-R070) et le Portrait d’homme barbu (R071) à la paternité contestable (refusé par Pavel Machotka et FWN). Cezanne pratiquera peu la copie de photographies, contrairement à Delacroix ou Manet.. Le recadrage en plan rapproché et le redressement sur le plan horizontal de la ligne des sourcils confère au visage une présence accrue, presque menaçante, et l’on assiste à une véritable recréation de la physionomie du peintre :

Fig. 26 et 27 — Portrait de Paul Cezanne, 1862-1864, huile sur toile, 44×37 cm, collection privée, New York
(FWN 390-R072).

Le jeune homme séduisant à l’expression attentive, avec ses joues et son menton arrondis où demeure un reste d’enfance se transforme en un individu patibulaire au visage taillé à la serpe, avec une dramatisation de l’effet produit reposant sur le choix des tonalités : le rouge sanglant des lèvres et ses reflets sur la veste, les teintes cadavériques du visage, sans compter le décollement de l’oreille légèrement agrandie, en écho à la représentation traditionnelle des vampires. Peut-être Zola se remémore-t-il plus ou moins consciemment ce portrait lorsqu’il décrit 5 ans plus tard dans Thérèse Raquin celui de Camille peint par Laurent (déjà un peintre maudit…) : « « Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble, d’un gris sale, avec de larges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus éclatantes sans les rendre ternes et boueuses ; il avait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle et le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’un noyé ; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant la sinistre ressemblance plus frappante. »

Sur le plan psychologique, on a voulu voir dans ce traitement le reflet des conflits intérieurs de Cezanne, encore peu sûr de sa vocation ou cherchant à s’affirmer face à son père. On peut aussi y voir à l’œuvre l’humour adolescent à connotation macabre dont il fait preuve dans quelques-uns de ses poèmes envoyés à Zola, voire cette forme particulière de pudeur s’exprimant en autodérision que l’on retrouvera dans d’autres autoportraits où le moins qu’on puisse dire est qu’il ne se flatte pas, comme par exemple FWN 434-R182 de 1875.

Quoi qu’il en soit, comme dans les copies précédentes, on constate que Cezanne ne vise nullement à reproduire exactement ce qu’il copie, qui ne lui sert que de prétexte pour élaborer une œuvre somme toute originale, cohérente en elle-même sans référence à son modèle.

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  • 1865-1867 – Copies peintes de statuettes

Entre 1865 et 1867, les deux statuettes qui ont accompagné Cezanne toute sa vie, L’Écorché et L’Amour en plâtre, ont toutes deux été peintes une première fois avant de faire l’objet des nombreux dessins que l’on sait.

 

1) L’Écorché, vers 1865 (non catalogué par FWN, R081)

On discerne en-dessous de la nature morte Crâne et Bouilloire de 1864-65 une reproduction partielle de L’Écorché que Cezanne a annulée par quelques touches d’ocre clair[26]Le bas de la nature morte Bouteille et pêches de 1890 (WN 830 — R679) a été repeint par un Écorché dont il subsiste une partie de la moitié gauche du corps : la toile a manifestement été découpée et l’autre partie n’est actuellement pas connue.. 

Fig. 28 et 29— L’Écorché, statuette et première copie de Cezanne (non catalogué par FWN, R081).

 Pour ce qu’on peut en deviner, la reproduction est plutôt grossière, se contentant de caricaturer la statuette par quelques touches très allongées, chaque membre étant représenté par une seule de ces touches, comme si Cezanne visait simplement à faire ressortir les linéaments de la position particulière du corps, sans plus, vu sous un angle qu’il reprendra bien plus tard dans les quatre derniers dessins de l’Écorché de la première moitié des années 1890[27]FWN 2174-C1086, FWN 2175-C1089, FWN 3012-04b – C1088 et FWN 3018-32b – C1087.. On est bien loin de la subtilité des 21 dessins connus réalisés à partir de cette humble statuette, objet d’exercice constant pour Cezanne. Au témoignage de Gasquet, durant les dernières années de sa vie il l’a dessinée et peinte tous les jours…

Il faudra attendre 25 ans pour revoir L’Écorché sur une toile de Cezanne, mais seulement mutilé et comme un élément très secondaire du décor global d’une nature morte. Et ce n’est qu’en 1892 qu’il lui consacrera réellement une toile[28]FWN 830-R679, FWN 692-R786 et FWN 690-R785..

 

2) L’Amour en plâtre, 1867 (FWN 588-TA-R033)

Sur les 22 copies connues de cette statuette, 12 sont des dessins réalisés après 1875, 5 des aquarelles réalisées après 1900 et 5 des toiles. La première, qui est aussi la première représentation de la statuette par Cezanne, date de 1867, et comme pour L’Écorché, les 4 autres seront peintes seulement dans la seconde moitié des années 1890. L’isolement temporel de cette copie, étrangère à sa date de réalisation de la notion de série de dessins qui va suivre dix ans plus tard, permet de la considérer comme une œuvre à part, d’autant que l’angle insolite sous lequel il copie ce moulage ne sera plus repris par la suite.

Fig. 30 et 31 — L’Amour en plâtre, 1867, huile sur toile, 56,2×35,4 cm, Galerie Bruno Bischofberger, Zurich
(FWN 588-R033).

La statuette était attribuée à Pierre Puget ( et réattribuée à Du Quesnoy depuis.), ce qui n’est pas indifférent quand on sait l’admiration de Cezanne pour ce dernier et sa capacité à faire vivre le marbre. Et effectivement le déhanché accentué de L’Amour sur la copie vise à l’inscrire dans la dynamique d’un mouvement ascendant assez violent absent de l’original. Cette dynamique est servie par la couleur qui accentue les contrastes entre les zones claires et sombres en opposant le noir au blanc, comme si la statue placée dans une certaine pénombre se trouvait violemment éclairée par la droite comme par un projecteur. Cette copie puissante, maintes fois commentée (ce qui rend superflu de l’analyser en détail), est traitée à coup de touches énergiques, très contrastées, pleines de virulence pas toujours contenue, comme le sont un certain nombre de toiles des années 67-69 : elle s’inscrit donc parfaitement dans la production de cette époque marquée par l’exploration de cette même technique sur des sujets aussi variés que le sont la Femme au miroir, le Nègre Scipion, L’Enlèvement, Femmes s’habillant, La Tranchée ou La Rue des Saules à Montmartre :

Fig. 32 à 37 — La manière de Cezanne dans les années 1866-1867.

Ici aussi, le sujet copié sert manifestement de prétexte pour un exercice lié aux préoccupations artistiques de Cezanne à cette époque quant à la façon d’appliquer la peinture sur une toile.

Dans le cas des deux statuettes, la peinture sera désormais abandonnée pendant 25 ans au profit du dessin, qui a paru à Cezanne le moyen le plus approprié pour étudier le rendu de la sculpture, qu’elle soit antique ou moderne : il n’a jamais peint aucune des autres sculptures qu’il a copiées[29]Si l’on excepte les deux aquarelles Étude de monument funéraire (FWN3008-16b—RW064), davantage monument que sculpture, comme son nom l’indique, et Saint Georges, d’après Donatello (FWN2169—RW297), qui est d’ailleurs un dessin comportant quelques très discrètes touches d’aquarelle.. Cela rend d’autant plus curieux le fait qu’il soit revenu sur le tard à des copies peintes ou aquarellées de ces deux statuettes exclusivement. Nous y reviendrons.

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  • 1869-1871 – Copies peintes de gravures

Cinq ans après les copies de gravures de 1862-64, Cezanne réitère avec quatre nouvelles copies peintes assez particulières. 

1) Le Christ aux limbes, d’après Sebastiano del Piombo, 1869 (FWN 598-R145, FWN 2110-C0214)

 Pour faire pendant à la scène alerte du Jeu de cache-cache de Lancret, Cezanne décide d’inscrire sur le mur d’en face du grand salon du Jas de Bouffan une scène plus sombre. Six ou sept ans ont passé depuis les fresques décoratives apposées entre 1862 à 1864, seulement dominées par la présence forte du père au milieu de toutes ces représentations allégoriques ou quelque peu conventionnelles. Puis, quatre ou cinq ans plus tard, explorant une nouvelle touche plus agressive, il a déjà avec le Baigneur au rocher dynamisé le paysage sous-jacent par la vigueur de sa réalisation. Il veut maintenant affirmer une présence humaine forte, moins dépendante du paysage qui domine sur les trois autres panneaux du grand salon, et pour cela il s’oriente vers la recherche d’une scène de genre religieuse propre à garantir en quelque sorte la gravité du sujet. Où mieux que dans l’école espagnole trouver ce genre de scène traité avec de forts contrastes dans les tonalités sombres ? Il veut ainsi opposer la lumière du XVIIIe siècle français festif du Jeu de cache-cache à la gravité corsetée de l’Espagne du début du XVIIe siècle, sans pour autant tomber dans les oppositions radicales entre le noir et le blanc d’un Zurbaran, car il faut tout de même que la fresque à réaliser s’harmonise avec le reste du décor du grand salon. Pour cela, il feuillette son Charles Blanc qui vient juste de paraître[30]Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles – École espagnole, 1969, Veuve Jules Renouard, Libraire-éditeur, Paris. et tombe sur le peintre Navarette qui retient son attention, car bien qu’Espagnol il a été se former en Italie et a même été élève de Titien : il est donc apte à adoucir ce que peut avoir de violent le caractère de la peinture espagnole. Il est séduit par la gravure représentant Le Christ descendant aux limbes, avec ses deux figures humaines principales fortement marquées. Il imagine bien le parti qu’il va pouvoir tirer des oppositions entre la lumière et l’ombre qui fait le fond du tableau et qui témoigne de la science du clair-obscur acquise en Italie par son auteur[31]Et pour cause ! mais il importe peu de savoir aujourd’hui qu’en réalité, la toile est de Sebastiano del Piombo, peintre italien au confluent de l’école vénitienne et romaine. Charles Blanc a suivi l’opinion majoritaire des experts de son temps.. Le sujet, quant à lui, est indifférent : tout à fait banal, il a été abondamment traité entre le XIVe et le XVIe siècle où pullulent ces « descentes aux enfers » — qui se raréfient fortement par la suite — et n’a rien de particulièrement intéressant en soi pour Cezanne[32]On peut cependant noter que chez l’immense majorité des peintres, le Christ est tourné vers la droite et se tient sur le seuil de la porte des enfers qu’il vient de briser, mais sans y pénétrer comme chez Sebastiano del Piombo. Généralement aussi, Adam et Eve déjà sauvés se tiennent derrière lui et il tend la main aux patriarches restés en attente du salut..

Fig. 38 à 40 — Le Christ aux limbes[33]- Sebastiano del Piombo (vers 1485-1587), Le Christ aux limbes, 1516, huile sur toile, 226 x 141 cm, Madrid , Prado.
Le Christ descendant aux limbes, in Charles Blanc, op. cit., p. 7 de la notice sur Juan Fernandez Navarrete.
– Paul Cezanne, Le Christ aux limbes, fresque transférée sur toile, 170×97 cm, musée D’Orsay (FWN 598-R145).

Comme dans le Jeu de cache-cache, on voit à l’œuvre dans cette amplification à l’échelle du mur d’une simple gravure le même souci de simplifier la scène sans en dénaturer la composition (disparition du visage du troisième personnage à l’arrière-plan — dont seul subsistent le buste et la main,  confondue avec celle du second personnage — , des marbrures sur les éléments d’architecture, du sommet du bâton portant la croix, de la marche du premier plan, simplification de la tunique du Christ au niveau de la ceinture). Les visages perdent la précision des mimiques observables sur la gravure, dans la même volonté de faire disparaître ou tout au moins d’atténuer le sens psychologique de la scène, sauf peut-être en ce qui concerne Adam qui apparaît ici comme un pauvre hère à la chevelure en broussaille, très différent donc de l’original : il a plus besoin de secours que de salut ! Son visage et celui d’Ève sont grossis par rapport à la gravure, ce qui accentue leur proximité avec la main du Christ davantage inclinée vers la tête d’Adam, d’autant que le bas du tableau est éliminé. Ce choix de recadrage rapproche les personnages du spectateur et accentue leur présence[34]Les photos connues de ce pan de mur laissent supposer que ce n’est pas lors de la dépose que le bas de la fresque a été éliminé : il semble bien que Cezanne ait effectivement recadré la gravure sur ce point. On peut se reporter à François Chédeville, Le Christ aux limbes et La Madeleine pénitente, une séparation délicate, 2017, pour une étude de détail de cet accouplement..

Le jeu des lumières est assez proche de celui de la gravure avec les corps du Christ de d’Adam se détachant clairement sur le fond plus sombre. Celui-ci est cependant davantage éclairé par la bande ocre du soleil levant derrière les montagnes dont les reflets orange se jouent sur l’épaule du personnage d’arrière-plan à droite. Et naturellement le choix de la couleur rouge pour la tunique du Christ vivifie complètement les jeux d’ombre et de lumière qui semblent avoir le plus intéressé Cezanne dans cette fresque.

On sait qu’ultérieurement Cezanne a légèrement empiété sur le bas de la fresque pour y placer sa Madeleine pénitente[35]On a remarqué que la Madeleine du grand salon avait quelque ressemblance avec celle de La Mélancolie de Domenico Feti que Cézanne a pu voir exposée dans la deuxième travée de la Grande Galerie (voir plan). Cependant il ne s’agit pas d’une copie au sens où je l‘ai défini dans mon introduction, compte tenu que seule l’attitude du corps est semblable (encore  que la tête n’ait pas la même inclinaison, ni que la main de la Madeleine de Cezanne ne tienne pas le crâne) alors que les vêtements et l’environnement n’ont rien de commun. On est ici dans le domaine de l’influence, pas de la copie, et au mieux on peut dire que La Mélancolie est une source d’inspiration probable pour la Madeleine de Cezanne., disproportionnée par rapport à son Christ : le choix des tailles, de l’emplacement et des deux sujets sans rapport réel est tout à fait curieux car l’ensemble de la scène ainsi formée perd toute cohérence, même si l’unité globale repose uniquement sur l’effet visuel produit par ce rapprochement baroque où dominent les tonalités sombres, comme on l’a dit.

Fig. 41 et 42 — Premier et second état du Christ aux limbes in situ.

Pour être complet, signalons que nous possédons également un petit dessin de Cezanne reproduisant partiellement la gravure :

Fig. 43 et 44 — Paul Cezanne, D’après Sebastiano del Piombo : Le Christ aux limbes, 1969, graphite sur papier vergé, 23,7×10,5, collection privée, FWN 2110-C0214.

La philosophie de reproduction du modèle diffère en tout de la copie en peinture : Cezanne s’attache ici uniquement à la figure du Christ, dont il reproduit très fidèlement la disposition des ombres et des lumières, mais aussi précisément l’expression du visage et la position de la main : on pourrait croire à un exercice de pure copie  (même la tête d’Adam est devenue ressemblante à son modèle, bien que seulement esquissée), si on ne remarquait que Cezanne a complètement éliminé le bras et la jambe gauches, jouant ici de réserves comme il le fera si souvent à l’avenir. Il a en outre légèrement relevé la cuisse droite, comme si le Christ était saisi en pleine course. L’effet est saisissant, le Christ semblant surgir de l’arrière-plan dans un élan si impétueux vers l’avant qu’il en oublie ses membres gauches laissés en arrière, d’où aussi la présence de la marche — omise dans la fresque —précédant celle sur laquelle il s’appuie, ce qui lui ouvre vers l’avant un espace possible pour continuer sa course. De la peinture au dessin, on passe ainsi d’une recherche essentiellement fondée sur les contrastes de couleurs à un désir d’exprimer l’impétuosité d’un mouvement par le modelé des volumes exprimant la tension musculaire.

Deux copies, certes, mais dont l’intention n’est clairement pas de reproduire fidèlement l’original ; chacune est au service des fins propres du peintre ou du dessinateur.

 

2) Femmes et fillette dans un intérieur, 1870 (FWN 606-R154)

En août 1870 Cezanne s’est réfugié à L’Estaque dans la maison que loue sa mère pendant la guerre franco-prussienne et la Commune qui a suivi ; il passe de temps en temps à Aix au Jas de Bouffan, parfois pour deux ou trois jours. Il y voit ses sœurs Marie, qui a 29 ans, et Rose qui en a 16. Peut-être est-ce poussé par elles que lisant un des nombreux journaux de mode paraissant alors tels que La Mode illustrée ou le Magasin des demoiselles, enrichis de superbes gravures, il se décide à en copier quelques images, ce qui le divertit un peu de sa préoccupation principale, ses nombreuses études de paysages de L’Estaque. C’est le cas pour trois lithographies parues dans La Mode illustrée, signées de la célèbre Anaïs Toudouze, devenue depuis la fin des années 1850 à juste titre vu son très grand talent la référence artistique pour ce genre de production.

La première lithographie est parue dans La Mode illustrée du 3 juillet 1870. Elle met en scène une mère et une fillette, blondes toutes deux, habillées, la mère surtout, de robes de jour somptueuses, à la mode post-victorienne en usage à la fin du second Empire, tandis que la femme brune a revêtu une capeline d’extérieur à larges manches sur une robe plus neutre, avec une coiffe faite pour la promenade : tout indique qu’elle s’apprête à sortir. La petite contemple un aquarium sous le regard attendri des deux femmes.

Fig. 45 et 46 — Femmes et fillette dans un intérieur[36]- Anaïs Toudouze, in La Mode Illustrée, 3 juillet 1870, planche n° 29.
– Paul Cezanne, Femmes et fillette dans un intérieur, 1870, huile sur toile, 91×71 cm, Musée Poucktine, Moscou (FWN606-R154).
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Cezanne décide d’en faire une toile de dimensions conséquentes, centrée non plus sur la fillette comme sur la gravure, mais sur sa mère qui occupe à elle seule presque toute la moitié gauche du tableau. Pour cela il procède à toute une série d’ajustements : il recadre la gravure à gauche, à droite et en bas, d’où un effet de rapprochement des personnages ; il redresse la femme qui prend une pose hiératique, renforcée par l’accroissement considérable du volume de l’arrière de sa robe, et aussi de l’avant qui s’étend maintenant jusqu’au tabouret. Cette figure prend l’aspect d’un cône monumental au sommet duquel est juché le buste. Pour cela, il élimine la partie basse de la traîne à gauche et empile à l’horizontale les différents jupons qui, sur la gravure, étaient placés en obliques ascendantes de gauche à droite, ce qui confère à l’ensemble une grande stabilité. Il abaisse également le point de rencontre des deux bordures de glands or, ce qui contribue à cette stabilité. Pour accentuer sa présence, il la dote de bras plus épais et d’une gorge nettement plus ample (ce que renforce l’absence du collier qui ne vient plus cloisonner le haut de ce buste, ce qui en diminuerait le volume) , et tourne légèrement sa tête vers l’avant. Sur le plan des couleurs, c’est le haut de sa robe qui attire presque toute la lumière, les jupons et le gant étant harmonisés avec lui, contrairement à la gravure où leur couleur blanche créait une opposition avec le haut de la crinoline. Ici tout est fait sur le plan des couleurs pour que cette robe soit le point de stabilité de la figure, les rideaux eux-mêmes, ainsi que le dossier du fauteuil, étant traités dans des tons assortis aux jupons, contribuant ainsi à créer l’harmonie colorée aux dominantes vertes et ardoise de la partie gauche du tableau. Pour éclairer cet ensemble, il joue sur la couleur or de la chevelure, du bracelet, du ruban descendant vers la frange aux glands dorés, qu’il espace pour leur donner plus d’importance alors qu’ils se noient un peu dans la bordure sur la gravure.

Parallèlement il diminue fortement la présence de la petite fille en la dotant d’un visage tellement réduit qu’il n’est plus, à l’encontre de tout réalisme, à l’échelle des visages des deux adultes ; et il élimine pratiquement l’aquarium (on ne devinerait jamais que c’en est un si on ne connaissait pas la gravure) qui justifiait le centrage de la scène autour de la petite. Il fait ainsi disparaître le caractère anecdotique de l’histoire racontée par la gravure.

La position de la petite fille la met maintenant dans la dépendance de sa mère. Pour cela, Cezanne fait légèrement pivoter le tabouret pour l’orienter vers celle-ci, voire empiéter sur sa robe, ce qui permet d’éliminer la distraction que pourrait constituer le pied de la table noire. Le corps de la petite fille se penche davantage vers l’avant, l’oblique de son dos et de sa robe à droite se trouvant maintenant dans l’alignement de la gorge de sa mère, qui s’est tellement rapprochée de sa fille que sa main, posée sur l’aquarium dans la gravure, se pose maintenant sur la chevelure de la petite. La couleur de sa robe rappelle l’or de la chevelure et des ornements de sa mère, en plus sombre pour faire la transition avec le rouge cramoisi de la capeline de l’autre femme, transition qui se remarque aussi dans les reflets de sa chevelure et dans les reflets de la capeline dans ce qui subsiste de l’aquarium (à moins que ce soient trois poissons rouges ?). Mais la manche et le ruban bleus, ainsi que la tache bleue de l’ombre du pantalon sont là pour faire le lien avec la robe de sa mère.

La femme de droite participe également subtilement à la mise en valeur de la mère : Cezanne la fait se pencher légèrement vers elle : voir sa main dans le prolongement du bras de la mère, ce qui les rapproche encore, ainsi que l’inclinaison de sa manche bouffante le long de la chevelure et des épaules de la petite ; la bordure de sa capeline rouge et le bord inférieur de sa robe, tous deux placés à l’horizontale sur la gravure, sont maintenant orientés selon deux obliques qui convergent vers la mère. Son visage et une partie de sa capeline sont assombris comme pour se confondre avec le fond devenu uniformément noir, ce qui rehausse encore le contraste avec les couleurs claires portées par la mère et la blondeur de sa chevelure. La simplification de sa robe et la couleur sombre qui lui est attribuée contribuent également à sa dissolution partielle dans le fond du tableau. Ceci d’autant plus que sa tenue signifie qu’elle va s’absenter puisque c’est une tenue de sortie, laissant ainsi toute la place à la femme blonde.

Et pourtant, malgré toutes ces différences entre la gravure et le tableau, et le fait que la peinture a tendance à simplifier les détails plus fins d’une gravure, on est bien en présence d’une copie, comme on peut le constater avec étonnement si on compare par exemple pli à pli la robe de la femme blonde sur la gravure et sur la toile.

Finalement, la scène de genre au caractère mièvre et convenu de la gravure où deux femmes expriment toute leur tendresse à une petite fille a totalement disparu sur la copie peinte, où règne un certain mystère et un silence entre ces trois êtres qui ne communiquent plus entre eux comme sur la gravure. On a là une femme dominante à la présence massive, dont l’étrange carnation grise contribue à la transformer quelque peu en statue (contrairement aux deux autres visages dont le rose renvoie à l’univers rouge de la capeline), d’autant que son visage intériorisé et méditatif (dont quelque chose déteint sur le visage devenu grave de l’autre femme) ne livre rien qui permettrait d’interpréter le sens de cette scène. On est ainsi contraint de quitter l’univers du sujet et de sa signification pour se livrer à la seule contemplation de l’extraordinaire agencement des couleurs posées en trois zones bien délimitées et très contrastées, celle des couleurs froides de la femme de gauche, celle de la couleur chaude de la femme à la capeline, avec entre les deux la robe de la petite qui appartient aux deux univers. Mis en présence de ce tableau impressionnant, on est toujours surpris par son caractère impénétrable et pourtant fascinant par l’improbable harmonie née du choc de couleurs pourtant violemment opposées.

 

3) La Conversation, 1870-1871 (FWN 607-R152)

La seconde lithographie recopiée en peinture est parue dans la même revue en date du 31 juillet 1870.

Fig. 47 et 48 — La Conversation[37]- Anaïs Toudouze, in La Mode illustrée, 31 juillet 1870, planche n° 31.
– Paul Cezanne, La Conversation, 1870-1871, huile sur toile, FWN 607-R152.
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Ici aussi, Cezanne prend le parti d’agrandir considérablement l’original puisqu’il en fait un tableau de 92 x 73 cm (comme un pendant du précédent), ce qui confère à la scène une puissance dont la gravure est totalement dépourvue.

Mais ici il prend des libertés considérables par rapport à son modèle, au point qu’on peut se poser la question : est-on encore en présence d’une copie ou ne vaut-il pas mieux considérer ce tableau comme une scène de genre inspirée par la gravure ? En effet, si les robes sont classiquement simplifiées et leur couleur modifiée (le violet aurait juré avec le vert du paysage), et la végétation comme le vase de fleurs transformés, on constate surtout qu’il fait passer au premier plan la jeune femme blonde qui occupe désormais l’essentiel de l’espace et impose sa présence à toute la scène, beaucoup plus encore que dans la copie précédente.

Le rapport des deux femmes s’en trouve totalement transformé : dans la gravure, le personnage principal est la femme brune assise au premier plan, aux rêves desquels la blonde s’intéresse avec douceur en la regardant. Chez Cezanne, la blonde semble au contraire détourner le regard de toute la scène avec une certaine irritation tandis que la brune, ayant cessé de se caresser le cou avec délicatesse, s’appuie sur son menton avec l’expression de quelqu’un qui s’ennuie profondément et n’attend plus rien des personnages présents.

Comble de liberté, il anime le paysage en rajoutant au fond à droite un dôme surmonté du drapeau tricolore[38]Dont on voit mal quelle peut être la signification, sinon qu’il ajoute une touche de rouge en écho au serre-tête de la brune, puisqu’il a éliminé les fleurs rouges de la gravure. Ou alors, il illustre une éventuelle conversation patriotique entre les deux hommes évoquant la guerre qui vient d’être déclarée à la Prusse…, et un couple d’hommes tournant le dos aux femmes. Or Cezanne jamais ne rajoute quelque chose à ce qu’il observe quand il copie : au contraire, il ôte les éléments qui ne servent pas son propos.

En fait, peut-être se souvient-il ici tout simplement d’un de ses tableaux antérieurs de 1866 où les deux hommes de dos étaient déjà présents dans la même attitude de dialogue contrairement aux deux femmes qui se tournaient carrément le dos :

Fig. 49 – La Promenade, 1866, huile sur toile, 28×36 cm, collection privée (FWN 589-R087).

Œuvre très étrange donc, ni tout à fait copie, ni tout à fait œuvre d’imagination, dont le titre laisse à penser : car si conversation il y a, ce n’est certes pas entre les deux femmes comme sur la gravure, c’est entre les deux hommes du second plan qu’elle se tient.

Dès lors, on peut se demander quel peut être le sens de cette scène et on peut tout imaginer, ce dont ne se privent pas certains commentateurs[39]La notice de Rewald dans son catalogue éclaire assez bien le désarroi des critiques face à cette œuvre ininterprétable. : deux femmes furieuses parce que délaissées par leurs compagnons qui ne s’intéressent qu’à eux-mêmes et leur tournent ostensiblement le dos, dans une partie de campagne qui tourne court ? Deux femmes qui viennent de se disputer et boudent ? Et pourquoi pas, si tout est permis dès lors qu’on se mêle d’interpréter une image dont le sens n’est pas évident, Alexandrine Zola (la blonde) se détournant d’Hortense (la brune), qu’elle ne portait pas dans son cœur et appelait « la Boule » (d’où l’embonpoint de la brune par rapport à la blonde sur le tableau…) lors de son séjour à L’Estaque et Marseille de 1871, pendant que Paul et Émile discutent tranquillement au second plan ? Ou encore, le drapeau français symbolisant les événements politiques en cours, deux femmes désolées par les nouvelles de la défaite de nos armées devant les Prussiens, les hommes commentant l’événement au second plan ? etc.

Une fois de plus, le sens illisible de la scène contraint à s’intéresser à la valeur purement picturale qu’on y découvre, dans la composition modifiée et l’équilibre des couleurs. Cezanne se veut peintre et non conteur d’histoires.

 

4) La promenade, 1871 (FWN 608-R153)

Troisième œuvre d’Anaïs Toudouze dans La Mode illustrée mettant en scène une blonde et une brune, dont Cezanne fait environ un an plus tard un tableau de plus petites dimensions : 56,5×47 cm.

Fig. 50 et 51 —  La Promenade[40]- Anaïs Toudouze in La Mode illustrée, 7 mai 1871.
– Paul Cezanne, La Promenade, 1871, huile sur toile, 56,5×47 cm, collection privée (FWN 608-R153).
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Peut-être commence-t-il à se lasser de l’exercice, puisqu’ici la copie ne subit pas les métamorphoses violentes qu’on a rencontrées dans les deux précédentes : point de modification radicale des places relatives des deux femmes elles sont juste rapprochées l’une de l’autre, les coudes se touchant), point d’ajouts d’éléments extérieurs à la copie, mais les simplifications habituelles inhérentes au passage de la gravure à la peinture dans le détail des plissés des étoffes ou le gommage du pont de bois et de sa rambarde.

En revanche, manque un élément majeur donnant le sens de la gravure : le massif de grosses fleurs rouges à droite[41]Ni hortensias, ni roses, ni rhododendrons, à en croire les feuilles qui s’apparentent à des fougères., objet de l’attention des deux femmes et que la brune désigne du bout de son ombrelle repliée : une nouvelle fois, Cezanne rend la scène ininterprétable puisque sur le tableau on ne sait plus ce qui attire l’attention des deux femmes (ça pourrait tout aussi bien être la charogne du poème de Baudelaire, qu’il a dessiné plusieurs fois par ailleurs…). Ce qui est certain, c’est que de l’admiration béate, conventionnelle et niaise pour la beauté de ces fleurs, de rigueur dans la situation de la gravure, plus rien ne subsiste dans le tableau : les deux femmes se sont redressées et raidies dans leur attitude, la main où s’appuyait le menton de la brune dans une attitude de méditation charmée s’est portée au niveau de la gorge dans un geste exprimant la peur ou la répulsion, auxquelles le visage fermé et distant de la blonde fait écho. L’analyse du sujet u du thème devient impossible, reste donc à simplement, une fois de plus, porter son attention sur la technique du peintre, la façon dont il a conservé en tout ou partie la construction de la figure offerte par l’original, et surtout l’harmonie des couleurs qu’il a su mettre en œuvre et qui confère à son tableau toute sa puissance expressive : si ces femmes sont indéchiffrables,  elles dégagent une impression de forte présence qui rend leurs modèles de la gravure par comparaison bien insignifiantes. Tout le tableau s’unifie ici autour des diverses nuances du vert de la végétation et de la robe de la brune qui forment écrin pour les couleurs plus ardoise de la robe de la blonde, personnage dominant comme dans les deux tableaux précédents, avec comme souvent quelques touches de couleurs vives pour dynamiser l’ensemble, ici le rouge de l’ombrelle auquel fait écho le rouge des deux fleurettes susbsistant dans le coin inférieur droit, et le bleu turquoise de l’ombrelle, du foulard et de la coiffe de la blonde.

 

5) Les copies de mode représentent-elles les sœurs de Cezanne ?

Pour Femmes et fillette dans un intérieur, on a fait le lien entre la position de la femme blonde avec celle du dessin 3004-49b intitulé en partie « Marie, sœur de l’artiste » :

Fig. 52 et 53 — Personnages devant des arches gothiques, portrait de Marie, sœur de l’artiste et buste d’homme, 1862-65, graphite et encre sur papier vergé,12×21 cm, p. 49 verso d’un carnet de jeunesse (FWN 3004-49b — C0066).

Bien entendu, le dessin étant antérieur de 10 ans au tableau, il y a là une pure coïncidence qui ne prouve en aucun cas que le tableau représente Marie[42]D’ailleurs, Chappuis, qui est à l’origine de l’identification de Marie sur ce dessin, cite en référence un autre portrait de Marie (fait par quel artiste ? en peinture ou en dessin ?) exposé en 1853 dans la galerie de Lucien Blanc à Aix (n° 21), mais sans en donner de reproduction, si bien qu’on ne peut se faire une opinion sur la question de savoir s’il s’agit bien de Marie. Quant aux similitudes du visage entre ce portrait au crayon de 1862-1865 et la Jeune fille en méditation (FWN566-R010) de 1860, elle aussi soupçonnée d’être Marie Cezanne, seule la tradition l’étaie et un écart de plus de deux ans entre ces deux œuvres peut faire douter qu’il s’agisse là d’autre chose que d’une coïncidence.. La règle de transitivité conduit d’ailleurs à une impasse : la tête de Marie sur le dessin étant mise en relation avec celle de la Jeune fille en méditation (voir note précédente), cette dernière devrait également renvoyer à notre femme blonde de Femmes et fillette dans un intérieur. Or l’une est très brune et l’autre est très blonde…

Pour La Conversation, Rivière a affirmé qu’il s’agissait des sœurs de Cezanne en compagnie de Valabrègue et de Marion, peut-être par contagion avec d’autres œuvres de Cezanne où l’on retrouve ce couple. Bernheim-Jeune a surenchéri en donnant pour titre à cette œuvre « Les deux soeurs de Cezanne (Mlle Cezanne, Mme Conil née Cezanne, M.M. Abram et Valabregue) ou La conversation », changeant au passage Marion en Abram, un cousin de Valabrègue. Bien entendu, Rose ne pouvait encore s’appeler Mme Conil, vu qu’en 1870 elle avait 16 ans à peine et qu’elle ne se mariera qu’en 1881. Quant à la présence des deux hommes, on a vu qu’elle pouvait n’être qu’une reprise d’un autre tableau antérieur de 4 ans à celui-ci (cf. Fig. 22. Les deux femmes dudit tableau ne peuvent en aucun cas être Marie et Rose, laquelle aurait eu 12 ans à peine).

Au dire de Rivière et de Paul Cezanne fils, La Promenade montrerait les sœurs de Cezanne au jas de Bouffan : comme nous le savons, ils se trompent quant au lieu, puisque la végétation reprise de la gravure est pure convention. On peut alors soupçonner qu’ils se trompent également sur le reste : proposant cette identification, comme pour la précédente, après 1906 (sinon ils auraient pu vérifier auprès de Cezanne), donc plus de 35 ans après la réalisation de cette toile, et Paul fils n’étant même pas né quand son père a peint ces tableaux, leur témoignage manque de crédibilité.

 Chappuis considère que puisqu’on a identifié ces toiles comme des copies, cela clôt le débat : il ne peut s’agit des sœurs de Cezanne. C’est aller un peu vite en besogne car Cezanne était tout à fait capable de faire du Photoshop avant l’heure, c’est-à-dire de poser par jeu sur des corps des visages autres que ceux d’origine. C’est d’ailleurs facile à mettre en évidence quand on compare les visages des gravures copiées avec leur métamorphose sur les tableaux.

Fig. 54 à 65 — De la gravure au tableau, la métamorphose des visages.

Encore faut-il, pour admettre que nos trois copies représentent les sœurs de Cezanne, que les têtes en question soient vraisemblables et un minimum ressemblantes, donc par exemple que Marie, qui était très brune, ne soit pas représentée en blonde[43]Ne pas accepter de telles limites et imaginer que Cezanne pouvait fort bien s’en affranchir, ce serait ouvrir la porte au « tout est dans tout, et réciproquement ». Le délire interprétatif se reconnaît à ce qu’il ne se fixe aucune limite..

Comparons les portraits connus de Marie aux trois brunes de nos tableaux, censées toutes trois avoir 26 ans, comme Marie dans La Jeune Fille au piano :

Fig. 66 à 71 — Marie Cezanne et ses supposés avatars.

Les trois brunes des tableaux sont-elles la même personne ? On a toutes les raisons d’en douter quand on compare par exemple le visage rond de la fig. 48 avec celui en lame de couteau de la fig. 51. Et dans aucun de ces visages on ne trouve une ressemblance évidente avec ceux de Marie Cezanne, sauf peut-être à la rigueur celui de la Fig. 46 avec celui de la jeune fille au piano (encore que la femme de la fig. 46 ne montre pas cette sévérité dans la physionomie qui caractérise Marie dans ses trois portraits, pas plus d’ailleurs que les deux autres femmes des fig. 47 et 50).

D’autre part, chaque tableau opposant une brune et une blonde, cela suppose, s’il s’agit des sœurs de Cezanne, que Rose ait été blonde. La photo que nous possédons d’elle fait plutôt penser à une chevelure châtain, plus vraisemblable d’ailleurs puisque madame Cezanne mère était d’un brun presque noir et que Cezanne lui-même était un homme brun comme sa sœur Marie ; Louis-Auguste, en bon Provençal, ne devait certainement pas être blond. Mais supposons que Rose ait été blonde ; comparons alors son portrait aux trois blondes des tableaux, qui sont supposées avoir 16 ans :

Fig. 72 à 75 — Rose Cezanne et ses supposés avatars.

Ici aussi, il est difficile d’admettre que les trois blondes des Fig. 46, 48 et 51 soient la même personne. Seul le visage de la Fig. 46 pourrait à la rigueur être celui d’une jeune fille de 16 ans, mais son statut de mère de la fillette rend la chose peu crédible. Certes, on pourrait toujours imaginer que cette dernière est la fillette d’un familier du Jas pour sauver la possibilité que la Fig. 46 représente la jeune Rose. Mais dans ce cas la brune de la fig. 46 peut difficilement passer pour Marie, comme on vient de le voir.

De même, si on accepte que la brune de la fig. 48 soit Marie, il est très difficile d’admettre que la blonde au visage émacié de la même fig. 48 soit Rose !

 

Bref, quelles que soient les combinaisons, il apparaît invraisemblable que Cezanne ait représenté ses sœurs avec si peu de ressemblances simultanées dans chaque couple de visages avec ceux de ses sœurs. Il faut renoncer à l’idée que Cezanne ait détourné ces trois gravures pour en faire des portraits de famille.

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  • 1870 — Copie au musée du Luxembourg de La Barque de Dante, d’après Delacroix (FWN 615 — R172)

Après le Plat de pêches copié au musée Granet au début de la décennie, voici quelques années plus tard la seconde copie en peinture d’une œuvre peinte, située ici au musée du Luxembourg. Ce musée était considéré comme l’antichambre du Louvre : on y exposait les œuvres acquises par l’État au Salon annuel dont on estimait qu’elles mériteraient d’être transférées au Louvre à la mort de leur auteur[44]Ce qui représentait 10 à 20 % des œuvres acquises. De 149 œuvres exposées en 1849, on passera à 240 en 1875. « Les peintures, sculptures ou dessins qui seront désormais admis au Luxembourg ne pourront faire partie des galeries du Louvre que cinq ans après la mort de leurs auteurs » Émilien de Nieuwerkerke, cité dans cat. d’exp, Le Musée du Luxembourg en 1874, sous la direction de Geneviève Lacambre.. Delacroix y figurait en bonne place avec quelques grands tableaux comme La Barque de Dante, La Liberté guidant le peuple, Les Femmes d’Alger, en attendant leur admission au Louvre, qui n’interviendra qu’en 1874.

Ce musée étant nettement moins fréquenté que le Louvre, on conçoit que Cezanne ait pu y installer son matériel de peintre sans l’inconvénient d’être constamment dérangé par la foule des visiteurs.

Fig. 76 — Vue d’une salle de peinture du musée du Luxembourg (RF 1950 7).

 

Fig. 77 à 79 — Vues des salles de sculpture du musée du Luxembourg.

La Barque de Dante est l’œuvre qui a révélé Delacroix au public en 1822, avec scandale à la clé par rapport à l’école néo-classique officielle et immense succès populaire. Cezanne possédait une des nombreuses gravures parues de ce tableau[45]Gravures de Célestin Nanteuil en 1849, de Henriet en 1863 dans L’Artiste, de Blanpain en 1867 dans la galerie Napoléon, de Barbotin, de Carred dans L’Art… Celle de Cezanne est vraisemblablement la gravure parue dans L’Illustration, 23 juin 1855, n° 643, vol. XXV.. Il est donc possible qu’il l’ait recopié à la fois au Luxembourg (pour la fidélité des couleurs) et sur sa gravure (pour la fidélité des proportions, la toile de 189×241 cm se trouvant réduite à 25×35 cm).

R172-FWN 615 La Barque de Dante, d’après Delacroix c70 (FWN 615 — R172).

Quand on reporte en blanc sur le tableau de Cezanne les contours du tableau de Delacroix, on constate un certain nombre de déformations, comme la diminution de la taille des tours de l’arrière-plan à gauche et le déplacement vers la gauche de Dante, l’éloignant de Virgile. Mais surtout, il existe une déformation assez importante des proportions des 4 personnages du coin droit inférieur de la copie : les trois personnages entourant Virgile sont légèrement relevés, surtout la femme nue aux bras levés dégageant sa poitrine, qui est en outre déplacée vers la droite. Inversement, le dernier personnage dans le coin inférieur doit est déplacé vers la droite et légèrement abaissé.  Ceci nous incite à penser qu’il n’y a pas eu de mise au carré de la toile à partir de la gravure (dont on a vérifié la parfaite conformité des proportions et du placement de tous les personnages avec la toile de Delacroix), mais bien que Cezanne a créé cette copie directement devant la toile exposée au musée du Luxembourg.

Fig. 83 — Superposition des profils.

La parfaite fidélité des couleurs de la copie à l’original implique de toute évidence que Cezanne a longuement contemplé le tableau de Delacroix pour en restituer les nuances chromatiques. C’est vraisemblablement cela qui a intéressé Cezanne, car il se préoccupe peu de rendre le détail des drapés, les expressions des visages ou (comme d’habitude) la forme précise des mains : tout l’aspect psychologique de la scène est noyé dans le flou produit par le système de touches cotonneuses expérimenté ici.  On est bien loin du « fini qui fait l’admiration des imbéciles », encore très présent dans les personnages de Delacroix, et en rupture complète avec l’école d’Ingres.

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Conclusion

  • Chez Cezanne, la copie n’a rien à voir avec le désir de reproduite l’original (comme un Fantin-Latour ou de nombreux copistes qui vivent de la commercialisation de fac similés) ou de s’approprier la technique du maître copié, ni dans la forme, ni dans la couleur :

1) Sur le plan de la composition, s’il bénéficie d’une organisation de l’image déjà élaborée par son auteur, il ne se prive pas de prendre avec elle des libertés plus ou moins grandes :

    • Il sélectionne une partie de l’image pour isoler la partie qui l’intéresse (Pêches dans un plat) ou recadre l’ensemble pour rapprocher les personnages (gravures de mode) et accentuer ainsi leur présence.
    • Il modifie certains éléments (le ciel dans Le Jeu de cache-cache pour accroître les clairs-obscurs) ou les déplace dans la figure (La Conversation) pour mettre en valeur tel ou tel d’entre eux.
    • Il rajoute carrément certains éléments absents de l’original (La Conversation) pour rendre la scène plus complexe et moins interprétable.

2) Sur le plan de la couleur, il modifie profondément ou complètement la palette d’origine pour créer des harmonies très différentes (paysage du Baigneur au rocher, La Promenade). La touche qu’il utilise ne se réfère pas à celle de l’original, mais est toujours cohérente avec ses recherches en cours dont témoignent les autres tableaux contemporains de sa copie (Amour en plâtre).

Pour sa première copie de sculpture, outre la recherche sur la couleur et la touche, comme la composition de l’image n’est évidemment pas imposée par l’original comme dans le cas d’une peinture ou d’une gravure, mais qu’il peut choisir son angle de vue comme il l’entend, il se livre à son premier exercice d’expression dynamique du mouvement que l’on verra fleurir dans de si nombreuses copies de statues ultérieures.

  • Chez Cezanne, la copie n’a rien à voir non plus avec le désir de reproduire la signification, les sentiments ou le climat de l’image d’origine. Bien au contraire, il s’attache à supprimer systématiquement tout caractère anecdotique qui donnerait une clé de lecture de la scène reproduite :
    • Il simplifie les formes trop détaillées sur les gravures, dans les vêtements par exemple pour décontextualiser la référence à un genre donné (Jeu de cache-cache, gravures de mode), ou dans les objets pour réfuter toute volonté de reproduction exacte et réaliste néo-classique « à la Ingres », le fameux « fini qui fait l’admiration des imbéciles ».
    • Il métamorphose un élément pour en subvertir le sens (le ciel d’orage menaçant transformé en un ciel d’aube ou de coucher de soleil paisible dans le paysage du Baigneur au rocher).
    • Il supprime carrément les éléments déterminants pour la signification de l’image originale (l’aquarium, le massif de fleurs dans les gravures de mode), rendant la copie totalement ambiguë.
    • Il modifie systématiquement l’expression des visages pour rendre impossible toute interprétation psychologique certaine de ce qui se joue dans la scène représentée.

Bref, la copie peinte chez Cezanne ne se veut ni réalisme plat, ni analyse psychologique, ni étude sociologique, mais uniquement exercice de peinture. Elle ne renvoie finalement nullement à l’original, qui n’est que prétexte, mais seulement à elle-même, à son univers propre qui n’est que recherche picturale. Loin de n’être qu’un exercice d’apprentissage par l’imitation des maîtres, elle est le lieu d’une authentique création personnelle.

Rappelons ce que Gasquet lui fait dire :

« Ce que j’aime, vous savez, dans tous ces tableaux de Véronèse, c’est qu’il n’y a pas à tartiner sur eux. On les aime, si on aime la peinture. On ne les aime pas, si on cherche de la littérature à côté, si on s’excite sur l’anecdote, le sujet… Un tableau ne représente rien, ne doit rien représenter d’abord que des couleurs… Moi, je déteste ça, toutes ces histoires, cette psychologie, ces péladaneries autour. Parbleu, ça y est dans la toile, les peintres ne sont pas des imbéciles, mais il faut le voir avec les yeux, avec les yeux, vous m’entendez bien. Le peintre n’a pas voulu autre chose. Sa psychologie, c’est la rencontre de ses deux tons. Son émotion est là. C’est ça, son histoire, sa vérité, sa profondeur, à lui. Puisqu’il est peintre, voyons ! Et ni poète ni philosophe. »[46]Gasquet, op. cit. p. 104.

 

Un peu moins de la moitié des copies peintes date d’avant 1872, donc de la période de formation au sens large de Cezanne. Elles vont se raréfier désormais, mais bien que n’éprouvant plus le besoin de partir d’un modèle pour créer en peinture, il n’en demeure pas moins qu’il y reviendra de loin en loin durant les 30 ans qui vont suivre, au gré des occasions et sans aucun esprit de système[47]16 copies peintes en dix ans avant le départ à Auvers, soit une moyenne de 1,6 par an.  26 copies peintes en trente ans depuis la période d’Auvers jusqu’en 1904, à partir de supports divers : 3 tableaux, 1 pastel et 1 aquarelle ; 9 gravures et 5 photos, outre les 7 copies peintes de L’Amour en plâtre et de L’Écorché., soit une moyenne de 0,8 par an : proportionnellement deux fois moins que pendant les dix premières années..

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II – LES COPIES DESSINÉES ENTRE 1864 ET 1872

Entre 1861 et 1865 les copies peintes sont donc largement majoritaires par rapport aux copies dessinées, puisqu’on ne trouve que deux dessins copiés en 1864-1865[48]Ou ces copies dessinées sont perdues :  Il faut dire que la moisson en dessins de la période 1861-juin 1865 est étonnamment maigre : 125 dessins, à comparer aux 407 dessins antérieurs à 1861 (grâce aux deux carnets de jeunesse conservés) et aux 493 dessins de la période mi-1865—fin 1872. A proportions égales il semble donc normal qu’on ne trouve que très peu de copies durant cette période.. Ce n’est qu’à partir de 1865 que la copie par le dessin va se multiplier ; on en trouve 120 de 1865 à 1872, et après 1872 elles deviennent permanentes, alors que se raréfient extrêmement les copies peintes.

Il faut rappeler qu’on n’a pas à ce jour identifié l’origine d’un certain nombre de dessins considérés comme des copies par les auteurs classiques. Chappuis et Rewald distinguent trois niveaux de certitudes les concernant : ceux qui sont pour eux à l’évidence des copies, et que nous retiendrons ici sur la foi de leur autorité ; ceux qu’ils qualifient de copies « probables » et enfin de copies « possibles », que nous ne retiendrons pas : ne pas connaître l’original interdit évidemment d’analyser ces dessins en tant que copies. Mais pour les premiers nous acceptons l’augure qu’on puisse un jour combler cette lacune[49]Certains originaux des dessins considérés sans preuve comme des copies par Venturi, Chappuis ou Rewald ont en effet pu être identifiés depuis la parution de leurs catalogues raisonnés, ce qui nous permet d’espérer de nouvelles découvertes.
Nous nous réservons cependant la possibilité à la fin de cette étude de consacrer un chapitre à tous ces dessins qu’on soupçonne d’être des copies.
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1) Cavalier vu de dos, 1863-1865 (FWN 3001-01a-TA — C0089)

Ce petit dessin fait partie du carnet Cj3-3001[50]Les dessins connus de ce carnet datent plutôt de la fin des années 1860 et du début des années 1870. La date proposée par Chappuis pourrait être retardée, si l’on compare la technique de ce dessin avec les autres dessins de la décennie.. Chappuis, suivant l’avis de Venturi, considère qu’il peut être une copie d’un des dessins préparatoires de La Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci, ou d’une copie de celle-ci. Il existe en effet de nombreuses reproductions en circulation que Cezanne aurait pu consulter, dont voici un échantillon des plus connues :

Fig. 84 à 86 — Cavalier vu de dos[51]- Paul Cezanne, Cavalier vu de dos, 1863-1865, dessins sur carnet, 10,3×17 cm, localisation inconnue (FWN 3001-01a-TA — C0089).
–  Léonard de Vinci, dessin préparatoire pour La Bataille d’Anghiari, 1503-1505  (©the Trustees of the British Museum).
– Léonard de Vinci ou Giovanni Francesco Rustici, Tavola Doria, 1503-1505, copie de la scène centrale de « La Bataille d’Anghiari »,  La Lutte pour l’étendard, peinture sur panneau de peuplier, Les Offices, Florence.
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La Tavola Doria a inspiré par la suite de nombreuses copies ; Cezanne a peut-être consulté deux d’entre elles au cabinet des dessins du Louvre, issues toutes deux de la fameuse collection Jabach achetée par Colbert pour Louis XIV :

Fig. 87 et 88 — Dessins du Louvre : La Lutte pour l’étendard[52]- Cavalier, étude d’après la Bataille d’Anghiari, XVIe siècle (?), encre brune, pinceau, rehauts de blanc, lavis d’encre de Chine, papier teinté d’orange saumoné, plume, 24,5×23,5 cm, INV 2559.
– Rubens, La Bataille d’Anghiari d’après Léonard de Vinci, La Lutte pour l’étendard, 1603, dessin à la pierre noire, plume, encre brune et rehaut de blanc, la bataille d’Anghiari d’après Léonard de Vinci 1603, dessin à la pierre noire, plume, encre brune et rehaut de blanc, Musée du Louvre,- 1603 INV20271 45,3×63,6 cm, INV 20271.
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Mais il aurait aussi bien pu s’inspirer de nombreux autres modèles, puisqu’il est clair que les exemples ci-dessus diffèrent, pour la tête et la queue notamment – sans parler du cavalier -, du dessin de Cezanne ; seul l’arrière-train rebondi du cheval plaide pour eux. D’autres exemples dont les reproductions sous forme de gravures étaient connues peuvent être évoqués — si on accepte de considérer que Cezanne s’inspire de son modèle plus qu’il ne le copie : van Dyck dans la foulée de Rubens et, plus près de Cezanne, Decamps, Chassériau, ou Fromentin fournissent des modèles plus ou moins acceptables. Il faut noter que l’angle de prise de vue choisi par Cezanne est très particulier, car la représentation d’un cavalier sur un cheval légèrement cabré vu de trois quarts arrière et s’avançant en oblique vers le second plan du tableau à gauche[53]Curieusement, la position symétrique vers la droite est très courante, cf. par exemple de Géricault le célèbre Officier de chasseurs à cheval de la Garde impériale, chargeant, 1812, au Louvre (INV. 4885 MN50). est tout à fait rare dans la peinture de toutes les époques et chez tous les peintres…

Fig. 89 à 92 — Cavaliers[54]- Anthony van Dyck, Un Cavalier, 1630, huile sur bois,25,7×22,5 cm, MET.
– Alexandre-Gabriel Decamps, Cavaliers turcs (détail), 1839, huile sur toile, 32×38 cm, Musée Condé, Chantilly.
– Chassériau, Bataille de cavaliers arabes autour d’un étendard (détail), 1854 54 x 64 cm Dallas Museum of Art.
– Eugène Fromentin, La chasse au héron (détail), 1865, huile sur toile, Musée Condé, Chantilly.
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On peut faire la même constatation en ce qui concerne le genre particulier des portraits équestres de grands personnages, où cette position est pratiquement absente. Le portrait par Velasquez du comte-duc d’Olivares est une exception brillante, qui a inspiré Reynolds, et Cezanne a pu connaître ces portraits célèbres par des gravures, assez courantes. Horresco referens, il aurait même pu s’inspirer du portrait de Napoléon par David, de la collection personnelle de Napoléon III et accroché aux Tuileries (bien que la cambrure du cheval soit trop forte).

Fig. 93 à 95 — Portraits équestres.

Quant à Delacroix, son peintre contemporain préféré, qui vient justement de mourir, parmi les centaines de chevaux qui peuplent ses peintures et dessins et sont largement reproduits dans la presse du temps, Cezanne aurait pu difficilement trouver un modèle pour sa copie, sauf à recourir à une gravure inversée. Le souvenir du cheval de l’Éducation d’Achilledu Palais-Bourbon, et celui de l’Enlèvement de Rébecca, deux œuvres qu’il a copiées par ailleurs, a pu aussi jouer son rôle, de même que celui du Massacre de Scio

Fig. 96 à 99 — Cavaliers de Delacroix[55]Le Cavalier turc au coup de feu de 1821 signalé par Robaut (n° 46) est paru  sous le n°79 à la vente posthume des 17-19 février 1864 à l’Hôtel Drouot — durant laquelle Chocquet acheta quelques œuvres : Étude de Marocain, ébauche (Robaut n°1882), Chrysanthèmes, feuillages et fleurs (Robaut 1823,1824,1825), Ruines de l’abbaye de Valmont (Robaut n° 1809), Mers-el-Kébit, côte d’Afrique (Robaut n°1635), Ovide chez les Scythes, esquisse (Robaut n° 1375), Un bouquet de fleurs dans un vase (Robaut n° 1040), Duo de piano et violon (Robaut n° 681).  Cezanne, qui ne fera la connaissance de Chocquet que dix ans plus tard, a très bien pu assister à cette vente, où il aurait donc pu examiner Le Cavalier turc, dont on a perdu la trace..

Quoi qu’il en soit, la correspondance entre les modèles possibles évoqués ci-dessus n’est jamais complète et sauf découverte ultérieure plus convaincante, on peut penser que Cezanne a ici largement interprété son modèle — si modèle il y a. Ce dessin n’en demeure pas moins intéressant au plan stylistique pour l’usage assez neuf à cette époque dans ses dessins des grilles de hachures pour modeler sa figure[56]Voir François Chédeville, Éléments de stylistique I, fig. 12..

 

2) Portrait de Delacroix, 1864-66 (FWN 3017-13a — C0156a et FWN 3017-12a — C0155)

 Delacroix meurt le 13 août 1863, ce qui entraîne dans la presse et les revues comme l’Illustration, L’Art, L’Artiste, La Gazette des Beaux-Arts, Le Charivari, la Galerie des contemporains illustres, Le Monde illustré, etc., toute une série d’articles laudatifs[57]Lire par exemple le très bel article d’Arsène Houssaye dans L’Artiste, 1863, II, pp. 89-95, que Cezanne a pu lire et méditer, y trouvant par exemple la formule célèbre : « La ligne n’existe pas ». Ou encore les magnifiques et très émouvants hommages rendus par Théophile Gautier, Charles Blanc, Paul de Saint Victor, Théophile Sylvestre ou Henri de la Madelène., à la mesure de l’ébranlement considérable que cette disparition de celui que beaucoup considéraient comme le plus grand peintre vivant provoque dans l’opinion publique et dans le monde des arts. Ces articles étaient accompagnés de gravures reprenant ses portraits déjà largement diffusés de son vivant. On y trouve notamment des photos prises par Eugène Durieu, Jean-Henri Riesener, Pierre Petit, Étienne Carjat et Félix Nadar, vendues au format « cartes de visite » ou reprises sous forme de gravures par Félix Bracquemond, Paul Colin, Louis Dujardin, Jehan Jougoux, Alphonse Masson, Ulysse Parent, L. Seriakoff, Achille Sirouy, etc. La vente posthume de ses œuvres en février 1864, à laquelle Cezanne a pu assister, relance encore ces publications, dont le nombre est bien illustré par les 66 numéros du catalogue Robaut consacré aux portraits les plus connus de Delacroix. Et à la fin de l’année 1864 une très importante exposition de ses œuvres est organisée à la galerie Martinet, Boulevard des italiens[58]Henri de la Madelène en tirera un livre d’hommage : Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des italiens, où il reprend notamment un article paru le 1erseptembre 1864 dans la Nouvelle Revue de Paris. Quant à Alexandre Dumas, il y fera le 10 décembre 1864 une Causerie sur Eugène Delacroix et ses œuvres pleine d’intelligence et de tendresse pour son ami disparu. Si Cezanne a lu ces textes, nul doute qu’ils lui soient allés droit au cœur., où se presse tout Paris, mais Cezanne étant à Aix à ce moment n’a pas pu s’y rendre.

Fig. 100 — Ed. Albertini, Exposition des œuvres d’Eugène Delacroix, à la galerie Martinet, boulevard des Italiens, en 1864, huile sur toile, 66,5×100,5 cm, Musée Carnavalet, Paris.

Ainsi, peu après sa mort, Fantin-Latour inaugure en peinture un Hommage à Delacroix s’inspirant d’une photographie ou d’une gravure, comme celle de Dujardin parue dans L’illustration à l’occasion de la mort du peintre :

Fig. 101 — Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, 1864, Musée d’Orsay[59]« M. Fantin-Latour peignit cette composition peu de temps après la mort de Delacroix. C’est un groupe d’admirateurs: les trois peintres Louis Cordier, Alphonse Legros et Whistler, l’humoriste Champfleury, le peintre Edouard Manet, l’aquafortiste Bracquemond, l’animalier de Balleroy, le poète Charles Baudelaire, le critique Edmond Duranty, tous réunis devant le portrait du maître, peint en ton de camaïeu, assez semblable à celui de la photographie qui a servi de modèle. N omettons pas de citer enfin l’auteur de la toile, le portraitiste délicat, Fantin-Latour, qui apparaît à gauche en manches de chemise. » N° 41 du catalogue Robaut.

Il n’est donc pas étonnant que Cezanne, certainement très ému par la disparition de ce peintre qu’il aimait par-dessus tout, ait eu envie de se joindre à sa façon à cet hommage universel – en lui consacrant deux portraits sous forme de copies — première idée de L’Hommage à Delacroix dont la pensée va le poursuivre longtemps, comme on sait. Il n’avait que l’embarras du choix pour trouver un modèle. Abandonnant toutes les représentations de Delacroix debout, assis ou en demi-figure, il décide de se centrer sur le visage seul. Un premier dessin esquisse le contour, un second, plus détaillé, se concentre sur le regard attentif du peintre :

Fig. 102 et 103 — Delacroix par Cezanne[60]- Portrait de Delacroix et études diverses, 1864-68, FWN 3017-13a — C0156a.
Portrait de Delacroix, 1864-1866, FWN 3017-12a — C0155.
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Suivant l’avis de Sara Lichtenstein[61]Sara Lichtenstein, An Unpublished Portrait of Delacroix, and Some Figure Sketches, by Cezanne, Master Drawings, Vol. 4, N° 1, Spring, 1966. suivi par Chappuis, Cezanne serait parti des deux premières photographies suivantes de Durrieu :

Fig. 104 à 106 — Trois portraits de Delacroix par Eugène Durrieu[62]Il n’y a aucune raison de penser comme Sara Lichtenstein que ces deux portraits n’aient pas été tirés lors d’une même séance de pose – la dernière photo, qui reprend celle du milieu avec un visage davantage orienté vers le photographe, appartient au musée d’Orsay, qui prudemment la date entre 1857 et 1863..

 Mais les différences avec les dessins de Cezanne, notamment dans la chevelure, trop facilement acceptées comme étant dues à son « style » par Sara Lichtenstein, ne permettent pas d’adhérer à cette identification, 

A la limite les deux photos suivantes de Durrieu, datées entre 1840 et 1842 auraient mieux convenu, bien que là aussi les différences avec les dessins soient sérieuses :

Fig. 107 et 108 —Deux portraits de Delacroix par Eugène Durrieu.

 On peut d’ailleurs douter que Cezanne ait eu accès aux clichés de Durrieu, non publiés dans la presse. Il est beaucoup plus vraisemblable qu’il ait eu recours à une gravure ou à une photo comme les suivantes, toutes largement diffusées, donc très facilement disponibles :

Fig. 109 à 111 — Delacroix par Carjat, Gusmand et Cezanne[63]- photo de Carjat, Légé et Bergeron, 1857-1860.
– une des nombreuses gravures tirées de cette photo par A. Gusmand.
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Ce portrait par Carjat à l’expression intériorisée est nettement plus satisfaisant comme modèle, pour l’orientation du visage, le traitement de la chevelure (y compris la brillance au-dessus du front), voire la pointe du col à droite. Sur le dessin Cezanne introduit une certaine tristesse qui va un peu au-delà de l’expression méditative du cliché de Carjat, et on peut y voir, si on tient à l’interpréter, le témoignage de sa propre tristesse à la mort du peintre révéré.

Fig. 112 à 114 — Delacroix par Achille Sirouy et Pierre Petit[64]- Achille Sirouy, Portrait de Delacroix, d’après une photographie de Carjat (détail), un exemplaire au Musée national Eugène Delacroix.
– Pierre Petit, cliché vers 1860, publié sous forme de carte de visite.
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Le deuxième dessin de Cezanne amplifie les bouclettes de Delacroix telles que les représente Achille Sirouy : elles expriment sa liberté d’artiste par rapport aux cheveux bien peignés des clichés de Durrieu ou de la photo originelle de Carjat. De même, si sa présence au photographe est nettement accentuée dans la photo de Pierre Petit, exprimant toute l’acuité de jugement qui est la sienne, elle est, là aussi, encore accentuée dans le dessin où les yeux sont grands ouverts, et où le visage donne la sensation d’une affirmation personnelle sans concession : pour une fois, et cela mérite d’être souligné, Cezanne fait un portrait volontairement psychologique de son héros, en qui on peut soupçonner qu’il se projette quelque peu, en exprimant ainsi tout son « tempéramment »…On a là un portrait vivant, illustration parfaite de ces mots de La Madelène au moment de la mort de Delacroix : « Eugène Delacroix portait en lui une de ces âmes ardentes, toute chargée d’intelligence comme une atmosphère orageuse d’électricité. »[65]Henry de la Madelène, Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des italiens, Paris, 1864. Et pour une fois, Cezanne aurait pu faire siens les mots de La Tour évoquant ses modèles : « Ils croient que je ne saisis que les traits de leur visage, mais je descends au fond d’eux-mêmes à leur insu et je les remporte tout entiers. »[66]Cité par Robaut, L’Œuvre complet de Eugène Delacroix, n° 68.

Sur le plan formel, la sûreté du trait de crayon est remarquable par l’économie de moyens avec laquelle est sculpté le modelé du visage, sans recourir à un système sophistiqué de hachures ou autres frottis : ce portrait tranche nettement dans la production graphique de Cezanne du milieu des années 1860 — et c’est dans l’absolu un de ses meilleurs dessins[67]Il faut attendre la fin de la décennie pour pouvoir lui comparer FWN 3017-28b — C0233 ou FWN 1705-C0230, et dans une moindre mesure FWN 1704 — C0229, plus classique, et FWN 1706 — C231 jouant avantage sur le clair-obscur, de même que FWN 1707 — C0157.. Le soin tout particulier qu’il lui a consacré est, là encore, un indice probant de son admiration pour Delacroix, de son émotion lors de sa disparition et de son désir de lui rendre hommage.

N.B. : contrairement à ce qu’écrit Sara Lichtenstein : « The authenticity of the portrait is supported (…) by the signature » et à la prudence de Chappuis : « The signature (…) does not seem to be authentic », il est facile de montrer, par comparaison avec l’ensemble des signatures connues de Cezanne, que celle-ci n’est évidemment pas de sa main.

 

3) La Femme adultère, 1864-67 (FWN 3004-22a—C0130a)

Pour Chappuis, il s’agit d’une copie d’un original non identifié. La position des personnages du dessin n’est effectivement pas classique : dans les œuvres traitant de ce thème, la plupart représente la femme exprimant son désarroi par son attitude, les témoins accusateurs pleins d’hostilité, et le Christ écrivant sur le sol ou dans une attitude d’apaisement de la foule et d’accueil de la femme muette et apeurée — comme dans la version de Lorenzo Lotto que Cezanne a pu voir au Louvre[68]Placé dans la première travée de la grande galerie, au-dessus des Disciples d’Emmaüs de Véronèse et en face du Saint Jean de Léonard de Vinci : impossible de le manquer !. Rien de tout cela dans ce dessin :

Fig. 115 à 119 — Le Christ et la femme adultère.

Aucune tension dans cette scène. La femme semble ici s’expliquer tranquillement ou dialoguer avec le Christ (cf. le mouvement de la main ouverte accompagnant le propos), leurs deux visages étant d’ailleurs jumeaux. Les accusateurs — dont une femme, ce qui est invraisemblable, et un homme nu, ce qui est incongru — sont assis et semblent l’écouter avec intérêt, voire une certaine perplexité. Tout cela fait douter qu’il s’agisse bien d’une représentation du thème traditionnel de la femme adultère. Mais ne connaissant pas l’original — si original il y a —, on ne peut rien affirmer concernant le statut de copie de ce dessin.

Sur le plan formel, ce dessin élégant à la plume fait partie des copies reprenant une scène entière à plusieurs personnages que l’on retrouve surtout au début de la décennie et qui vont presque disparaître après 1870[69]Cf. Cezanne copiste, II, I-2.. L’en rapprochent aussi les traits de contour des personnages encore à peu près continus et les visages tout en courbes, avec des profils au nez à peine marqué[70]Par exemple dans le même carnet de dessin et de sujets très différents : Moïse, FWN 3014-52b—C0001d, Le Jugement de Salomon (FWN3014-52a—C0002),  Hommes attablés, FWN 3014-53a— C0015a, les multiples visages de FWN 3014-10b—C0020, etc.. On peut penser que ce dessin date des environs de 1859-1862.

Le traitement de l’homme nu assis est original : dans aucun autre dessin de Cezanne, on ne trouve le visage et le buste traités simultanément en longues hachures régulières parallèles continues courant de l’un à l’autre sans interruption, le modelé se faisant par l’accentuation des traits du visage ou des pectoraux et par les réserves du bras gauche et de la main, et non par les hachures elles-mêmes (sauf au niveau du nombril)[71]Il est intéressant de noter qu’on trouve dans le même carnet de dessin un personnage assis mais vu de dos dont tout le corps est également traité à la plume par des hachures identiques, mais ici ce sont des hachures continues tracées d’un seul trait de plume, le passage de l’une à l’autre se faisant par une boucle (Trois Orientaux,FWN 3004-x2a—C0263), et le modelé étant obtenu par le resserrement des hachures dans le bas du dos, avec les réserves du bras et de la cuisse par contraste. Cette solution d’une figure totalement recouverte de la tête au bas du dos de hachures « à bouclettes » est également originale chez Cezanne.. De même, pour une fois Cezanne a soigné la représentation de la main de la femme et des pieds des personnages, tous appendices qu’il néglige abondamment habituellement…

 

4) Le Retour du fils prodigue, 1864-67 (FWN 3004-22a—C0130b)

Chappuis considère ce croquis comme une copie, mais on ne connaît pas l’original. L’attitude et le thème du dessin sont largement disponibles, répétés à l’infini dans les diverses revues où Cezanne a pu puiser son inspiration.

On peut noter la curieuse similitude entre le traitement des jambes du père chez Cezanne et Lemonnier, qui dérivent peut-être tous deux d’un modèle commun.  Noter également que le système de hachures permettant le modelé est ici nettement plus élaboré que dans le croquis à la plume de La Femme adultère antérieurement dessiné sur cette même page de carnet. Ce dessin se situe bien au tournant des années 1865.

 

5) L’Enlèvement de Rébecca, 1864-1867 (FWN 3017-06a — C0117c et d1, 2, 3)

Le tableau d’origine, Rebecca enlevée à l’ordre des Templiers de Bois-Guilbert lors du sac du château de Front-de-Bœuf, sur un sujet tiré d’Ivanhoé de Walter Scott — un des auteurs préférés des romantiques français —, a été exposé au Salon de 1846. Les polémique, comme toujours avec Delacroix depuis le Salon de 1842 où La Barque de Dantel’avait propulsé sur le devant de la scène, avaient été violentes, avec leur lot d’articles de presse « pour » ou « contre ». A cette occasion, L’illustration fait paraître une gravure sur bois du tableau, et L’Artiste en propose une version gravée par Hédouin :

Fig. 124 à 126 – L’Enlèvement de Rébecca, par Delacroix, L’Illustration et L’Artiste[72]- Delacroix, L’Enlèvement de Rébecca, 1846, Metropolitan Museum of Art, NY.
– Anonyme, « L’Enlèvement de Rébecca », L’Illustration, tome VII, p. 204, 30 mai 1846.
– Edmond Hédouin, « Rébecca enlevée par le Templier », L’Artiste, 4e série, tome 10 (3 octobre 1847), p.224.
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En 1864, à l’occasion de la vente posthume des œuvres de Delacroix, seront mises en vente quatre feuilles de dessin sur ce thème, dont une étude du bras de l’esclave africain[73]Ainsi nommé par Delacroix lui-même dans le commentaire de son tableau pour le Salon. debout, parmi quantité d’autres où l’on retrouve également des études de bras semblables. Si Cezanne a assisté à cette vente, ce qui est très vraisemblable, cela a pu lui donner l’idée de faire à son tour une étude des bras de l’esclave à cheval et de Rébecca.

Fig. 127 à 129 – Delacroix et Cezanne, L’Enlèvement de Rébecca, études de bras[74]- Delacroix, Study of a Left Arm and Hand, Accession Number 2001.524.3, MET NY.
– Cezanne, Page d’études, 1864-67, FWN 3017-06a — C0117c.
– cf. aussi Delacroix, étude pour La Chasse au lion (détail), Bayonne, Musée Bonnat-Helieu.
Noter que le Louvre n’achètera l’autre version peinte du tableau qu’en 1902 (RF1392) et une feuille de dessin de Delacroix sur le même thème qu’en 1907 à la vente Robaut (RF 3704 et 3705) : Cezanne n’a pu les voir.
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En outre, le tableau a figuré en bonne place dans l’exposition du Boulevard des Italiens de cette même année[75]Cf. Fig. 100 et H. de la Madelène. Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des Italiens. Paris, 1864. La gravure de Hédouin y est reprise p. 14. où Cezanne a pu l’admirer directement.

Mais l’exposition n’étant pas un lieu propice pour réaliser des copies, il est vraisemblable que Cezanne soit parti de la gravure de Hédouin dans l’Artiste (très fidèle au tableau, bien meilleure que celle de l’Illustration, et reprise dans le livre de la Madelène, cf. note 71). En témoigne le fait que la manche, le turban et la sacoche de la copie correspondent à cette gravure, mais non au tableau lui-même, que la gravure a quelque peu modifiés (cf. Fig. 124 et 125).

Ce tableau avait évidemment tout pour séduire Cezanne, avec l’enchevêtrement des corps des trois protagonistes principaux et du cheval, suggérant la brutalité pleine de mouvement de la scène, et dont la lisibilité tient à la mise en avant des bras des personnages qui ressortent fortement sur le fond. C’est naturellement le Sarrazin à cheval qui donne la clé de lecture, son bras puissant de couleur sombre se détachant nettement sur la blancheur du buste de Rébecca, .d’où l’intérêt pour Cezanne de se centrer sur cet élément de la gravure.

Fig. 130 et 131 — La gravure de Hédouin et sa copie.

Il s’agit bien d’une copie d’étude où Cezanne s’exerce au modelé des parties sombres par rapport aux parties claires laissées ici en réserve.

Le dessin de Cezanne reprend scrupuleusement le tracé du bras de la gravure et des zones d’ombre du coude, en recherchant une certaine exactitude (voir par exemple les ombres à la sortie de la manche, le trait représentant le pli du coude à droite, le modelé du muscle après le coude dans l’avant-bras). Mais cette recherche de précision au niveau du détail fait perdre la vue d’ensemble, si bien que le résultat est un bras assez difforme, surtout avec son allongement au niveau du poignet qui ne satisfait pas Cezanne.

Aussi le second dessin cherche davantage à harmoniser l’ensemble et à mieux équilibrer les ombres et les lumières : la tête est ici soignée jusque dans son expression, beaucoup plus exacte ; le turban est rendu plus dynamique avec sa point au-dessus du front . Le visage deveint ainsi plus expressif. Le contraste des deux zones de la manche est respecté, et la forme de celle-ci sur le haut du bras rendue moins statique, la pointe formée des deux pans de cette manche faisant écho à la pointe du haut du turban. Le bras demeure toujours plus long que celui de l’original, ce qui accentue l’impression de puissance ainsi dégagée. Cezanne s’affranchit quelque peu de son modèle dans le placement des hachures. Le bras acquiert ainsi un relief finalement plus proche de l’original que dans le premier dessin, et il apparaît moins déformé. Pour le mettre davantage en valeur et dynamiser l’ensemble, il complète son croquis en rajoutant en quelques traits peu définis la tunique volant au vent avec la sacoche, mais il ne l’assombrit pas comme sur la gravure pour faire ressortir par contraste la noirceur du bras. Il remplace ainsi dans cette fonction le visage et le buste de Rébecca, omis ici pour ne pas décentrer l’attention de l’essentiel, le travail sur le bras du Sarrazin. Arrivé là, il rajoute cependant le bras blanc de Rébecca à l’avant du cavalier pour stabiliser l’ensemble ; sans ce rajout, on pourrait avoir l’impression que ce dernier pourrait basculer sur sa gauche vers le fond de la figure.

La copie ainsi obtenue est tout à fait expressive, et plus vivante que l’original bien qu’elle lui soit fidèle. Mais pris d’un dernier scrupule Cezanne tente dans une rapide ébauche de lisser ce que peut avoir de heurté l’angle entre le poignet et l’avant-bras, tout en raccourcissant les doigts de façon à se rapprocher de l’original qui n’en indique que la première phalange. Il tente enfin, sans insister, d’améliorer la représentation du pouce de la main de Rébecca, mais il s’arrête là, conscient qu’aller plus loin l’obligerait à concevoir une copie aux objectifs différents, élargie à d’autres éléments de l’original.

Cette page de carnet présente donc l’intérêt de nous montrer Cezanne au travail. En copiant, il s’affranchit peu à peu de l‘imitation littérale de son modèle pour, avec ses moyens propres, parvenir à une fidélité dans la représentation finalement meilleure, tout en insufflant à son modèle un frémissement de vie supérieur à celui de l’original.

 

6) Sardanapale, d’après Delacroix, 1866-1867 (FWN 3017-11a – C0141a, b et d).

Un peu plus tard, et toujours sur le même carnet de dessin, Cezanne copie une reproduction du gigantesque tableau de Delacroix — 3,92 x 4,96 m — La Mort de Sardanapale. Exposé au Salon de 1827-1828, on se souvient que ce tableau, considéré comme la déclaration de guerre des Romantiques aux Classiques a provoqué un énorme scandale dont le souvenir reste vivace dans les années 1860. Delacroix a fini par le vendre en 1846, l’État français ayant refusé de l’acheter. Mais il réapparaît publiquement de janvier à mars 1862 à la galerie Martinet, boulevard des Italiens, où aura lieu la grande exposition de 1864. Malheureusement, Cezanne est à Aix à cette époque : il n’a donc pas vu ce tableau[76]Contrairement à la possibilité que suggère Chappuis. qui restera en mains privées jusqu’à ce que le Louvre finisse par l’acheter et le présenter à partir du 27 août 1921 dans la salle des États[77]Cezanne a cependant pu le voir à la galerie Durand-Ruel qui l’a acquis le 21 mars 1873 et le conserve jusqu’en 1878-1879. Il repasse en vente à Drouot début avril 1889, mais Cezanne est à Aix à ce moment-là. Une dernière vente publique à Paris en mai 1892 lui a peut-être donné l’occasion de le voir à nouveau..

La lithographie dont s’est inspiré Cezanne est celle d’Achille Sirouy de 1861, largement diffusée par l’imprimeur Lemercier et Cie[78]Une autre gravure célèbre est celle d’Emile Thomas d’après un dessin d’Emile Duvivier, publiée le 16 mai 1874 dans Le Monde illustré, trop tardive donc pour avoir pu servir de modèle à Cezanne., et dont un exemplaire était encore punaisé au mur de l’Atelier des Lauves.

Fig. 132 et 133 — La Mort de Sardanapale, par Sirouy et Cezanne.

Les trois éléments repris de la gravure sont Sardanapale lui-même, la tête d’un de ses serviteurs imberbe et la forme d’un poignard[79]La page du carnet de Cezanne est répertoriée FWN 3017-11a – C0141. Les trois éléments copiés de La Mort de Sardanapale sont référencés C0141a, b et d.. La tête de gauche et les deux études de pied sont étrangères à la gravure et ne peuvent être commentées en tant que copies, leur éventuel original n’étant pas connu.

On comprend aisément pourquoi Cezanne a choisi ce tableau vu sa célébrité et sa signification dans le conflit qui oppose les tenants d’Ingres et du néo-classicisme davidien aux tenants de la nouvelle peinture. Sans pouvoir juger des couleurs, il ne peut qu’être sensible au caractère baroque de la composition, complètement décentrée, avec une surabondance d’éléments et les torsions extrêmes des corps qui s’enlèvent sur ce chaos. Le sujet d’ailleurs peut aussi faire écho par sa violence à ses propres pulsions fréquemment exprimées durant ces années dans des scènes de combats, d’agressions, de viols, etc., tous sujets qu’il abandonne presque complètement après 1870.

Pourtant, ce ne sont pas les éléments les plus évidents du tableau qu’il choisit de reproduire, ceux que la gravure réduite aux moyens du clair-obscur par l’abandon des couleurs fait particulièrement ressortir : la femme égorgée du premier plan, celle agonisant sur le lit, dont les corps blancs contrastent avec toute la noirceur environnante. C’est l’attitude même de Nabuchodonosor qui l’intéresse, peut-être parce que le contraste entre son calme impérial et toute la barbarie qui s’exerce autour de lui donne tout son sens au tableau.

Fig. 134 et 135 — Sardanapale.

La copie témoigne de cette libération progressive du trait de contour que l’on observe dans les dessins de la seconde moitié des années 1860 : point de souci de copie littérale ici. Ainsi, la main s’appuie sur la tempe et non sur le crâne, la décoration de la coiffe est réduite à un triangle, la forme du bras fait appel aux traits de contours redoublés et sa manche est absente, l’extrémité de la manche du second bras est omise et dans son prolongement le bord de la tunique se simplifie à l’extrême, le pied gauche est omis, etc.  Seul le visage est traité en quelques coups de crayon précis. De même, le jeu du modelé par les hachures demeure relativement sommaire au niveau du tronc, beaucoup moins obscurci que sur la gravure relativement à la blancheur de la tunique sur les cuisses, dont le creux entre les deux jambes est à peine évoqué. Les deux zones sombres du tronc et des tibias suffisent cependant pour encadrer cette zone claire, nécessaire pour donner son rythme à la position du personnage. Manifestement, il ne s’agit pas ici de travailler un modelé complexe à base de clair-obscur.

Finalement, il semble bien que le but recherché par Cezanne est seulement de capter le mouvement du corps alangui, et il y parvient si bien que si l’on n’analyse pas le détail de la copie, on a la sensation qu’elle est parfaitement fidèle à l’original. Il s’approprie ainsi une nouvelle unité pour son catalogue d’attitudes-type comme il semble les collectionner depuis 1858 pour un usage ultérieur… sauf qu’il ne la réutilisera plus par la suite ![80]On trouve deux variantes relativement proches en peinture quand il se représente lui-même dans Pastorale (FWN 609—R166) et, dans L’Enlèvement de 1867 (FWN 590-R121), la petite baigneuse de droite, qui fait écho à la baigneuse appuyée sur son coude FWN 3017-30b—C0199a (dans le même carnet de dessin que la copie de Sardanapale) ; mais toutes deux ont le tronc davantage redressé et en torsion plus accentuée, si bien que leur bras gauche leur sert également d’appui sur le sol, ce qui les différencie nettement de la position de Sardanapale. Chappuis signale que L. Gowing, Th. Reff et W. V. Andersen on d’ailleurs fait le rapprochement entre cette dernière position et celle de la Nymphe  dans Echo et Narcisse de Poussin. On peut enfin observer une autre variante avec le bras gauche appuyé le long du corps dans FWN 3007-38a—RW121.

Quant au dessin de la tête du serviteur qui s’apprête à tuer le cheval, elle est saisie en quelques traits rapides assez caractéristiques de la manière de Cezanne après 1865 : accentuation des contours, lisses dans l’original, sous la forme de traits anguleux (le menton, l’arcade sourcilière, la fosse nasale, l’avant du bonnet) se détachant sur quelques réserves (l’œil et la joue droite) pour donner plus de caractère à la physionomie d’ensemble. Tout le visage participe de l’effet final, qui dans l’original repose uniquement sur les yeux exorbités du soldat. Le visage un peu hystérique de l’original a pris ici une expression volontaire, mais empreinte d’une certaine gravité, les yeux exprimant même une certaine pitié pour le sort qui va s’abattre sur la bête.

Fig. 136 et 137— Un serviteur.

Bien qu’il s’agisse de copie, ce dessin relève finalement davantage d’une interprétation libre que d’une imitation : l’artiste a pris le relais par rapport au simple collectionneur de formes nouvelles.

Enfin, dans une sorte de désœuvrements, on peut imaginer Cezanne s’attardant au poignard qui égorge la favorite du premier rang, en griffonnant la forme pour doter cet instrument de mort d’une garde artistement décorée, surcroît de cruauté et de raffinement, à l’image de l’érotisme morbide de Sardanapale lui-même, pour un instrument qui se dresse maintenant vers le haut de façon suggestive au lieu de s’abaisser vers le cou de la victime… On imagine tout à fait le parti qu’une psychanalyse de ce feuillet pourrait en tirer quant à la sexualité de Cezanne, domaine dans lequel nous nous garderons bien de nous aventurer ![81]Il faut relire les pages pleines d’humour consacrées par Chappuis aux interprétations psychanalytiques, pp. 41-43 de l’introduction de son catalogue, et note 35 : « … considérant uniquement la situation méthodologique de ces interprétations, j’y découvre beaucoup d’analogies avec les méthodes astrologiques ».

Fig. 138 et 139— Le désir et la mort indissolublement liés…

N. B. La dernière tête et les deux pieds figurant sur cette feuille sont vraisemblablement des copie, mais non identifiées à ce jour (FWN 3017-11a — C0141c, e1 et e2).

 

7) Soldat au bain, d’après Michel-Ange, 1864-1868 (FWN 2096—C0087).

On sait que Michel-Ange conçut la fresque de la Bataille de Cascina destinée à la Sala dei Cinquecento du Palazzo Vecchio de Florence, mais qu’il n’en réalisa que le carton, aujourd’hui perdu. En subsiste cependant la trace dans une copie par Bastiano da Sangallo, elle-même remaniée dans une gravure très célèbre de Marcatonio Raimondi. Celui-ci retint les trois personnages de gauche du carton initial, et y adjoignit en toile de fond une partie d’un paysage créé par Lucas van Leyden :

Fig. 140 à 142 — De la Bataille de Cascina aux Grimpeurs[82]- Bastiano da Sangallo (1481–1551) La Bataille de Cascina d’après Michel-Ange, vers 1542, huile sur carton,77 x 130 cm, Holkham Hall, Norfolk.
– Lucas van Leyden, Mahomet et le moine Sergius, 1508, burin, 28,8×21,4cm, Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris (Bartsch 126).
– Marcantonio Raimondi, Les Grimpeurs, d’après Michel-Ange et Lucas van Leyden, 1510, gravure, 28,4×22,4 cm (Bartsch 487).
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Cezanne possédait un exemplaire de la gravure de Marcantonio Raimondi, qu’il appréciait particulièrement, et dont il va tirer plusieurs copies de chacun des trois personnages.

La première figure choisie est celle du soldat debout qui attire l’attention de ses amis sur l’arrivée des soldats ennemis.

Fig. 143 et 144 — Copie du soldat debout[83]D’après Michel-Ange : Figure d’homme, ou Soldat au bain, encre sur papier vergé, 6×10,6 cm, Kunstmuseum Basel – FWN 2096—C0087..

Ce petit dessin sans prétention semble hâtivement fait : Le thorax et le bras gauche sont déformés, la main mal dessinée et le système de hachures un peu bâclé : il est utilisé davantage pour définir les contours de la figure que pour lui donner du relief. Cezanne ne se donne même pas la peine de rendre symétriques des deux pans du toit du bâtiment situé à droite. Comparé à l’original, le résultat final est assez raide. Il ne présente d’intérêt que pour l’utilisation des courbes redoublées ou en boucles (les deux têtes, les épaules), technique que Cezanne ne va cesser de développer par la suite.

Une dizaine d’années plus tard, nous retrouverons à nouveau ce personnage avec son compagnon dont ne figure ici que la tête (FWN 3008-48b—C0358) : la qualité du dessin obtenu sera sans commune mesure avec celui-ci, qu’il faut considérer comme une sorte de brouillon visant à figer une attitude à rajouter à sa collection. Mais en réalité il n’utilisera plus dans ses dessins ni ses toiles cette posture d’un homme vu de face au bras étendu avec le visage tourné dans la direction de son bras[84]Par exemple C0445c, FWN 3008-42a-TA—C0654b, FWN 3007-48b—C0954.. Cette attitude plutôt active suppose en effet une interaction forte avec d’autres personnages, ce que Cezanne cherche à éviter même dans ses scènes de groupe, qui sont souvent des collections d’individus rassemblés sans interaction véritable entre eux (cf la plupart des scènes de baigneurs)… Le monde de Cezanne est d’abord un monde d’humains isolés et de solitaires.

 

8) Page d’études – Danseur, 1865-1868 (FWN 2255—C0354c)

Selon Chappuis, ce danseur pourrait être dessiné d’après le modèle vivant ou être la copie d’un bronze, sans plus de précision. Il note qu’il présente quelques similitudes avec le Faune dansant du Musée de Naples – mais celles-ci sont limitées et il semble impossible que Cezanne s’en soit inspiré tant les positions du corps diffèrent. Chappuis rappelle enfin que cette posture se retrouve, inversée, dans les Lutte d’Amour – mais on peut douter que Cezanne ait eu en tête une dizaine d’années plus tard, de réutiliser son danseur en l’inversant.

Fig. 145 à 149 — Le danseur aux bras écartés.

Ne disposant pas d’un éventuel original, on ne peut analyser ce dessin, bien dans le style des années 1865-1870, et en quelque sorte précurseur des très nombreux baigneurs aux bras écartés, comme une copie.

 

9) La Mise au tombeau, d’après Delacroix,1866-1867 (FWN 3017-14a, C0167)

En 1844, Delacroix réalise dans la première chapelle à droite de l’église Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, rue de Turenne à Paris une peinture murale représentant une Déposition (improprement appelée Pietà). Comme d’habitude, les polémiques vont bon train, notamment à propos de la façon toute orientale dont il représente la douleur de Marie, qu’on voir rarement en peinture s’exprimer aussi violemment, reprenant à son compte la forme de la croix du Christ : « Le curé (…) trouve (…) que la Vierge n’y est pas glorifiée suffisamment, prétendant qu’elle ne saurait être principale là où le personnage du Christ est introduit. »[85]Lettre de Delacroix à Varcollier, 5 avril 1843. Il s’est en fait inspiré d’une Pietà de Rosso Fiorentino exposée au Louvre[86]Elle est accrochée au sortir du Salon carré à gauche dans la première travée de la grande galerie, au-dessus de portraits de Raphaël et de La Vierge aux balances de Léonard de Vinci, et à côté de L’Homme au gant de Titien : un tel compagnonnage rend impossible qu’elle passe inaperçue !, et que Cezanne n’a pas pu manquer de remarquer :

Fig. 150 et 151 — Rosso Fiorentino et Delacroix[87]- Rosso Fiorentino, Le Christ mort, 1537/40, huile sur panneau de bois, transposée sur toile en 1802, 127x163cm, Musée du Louvre, Paris (INV 594 ; MR 463).
– Eugène Delacroix, Déposition, 1844, peinture murale à la cire, 295x425cm, chapelle de la Vierge de l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris (Robaut 768).
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Delacroix a réalisé diverses études, copies et réductions inversées du tableau, et plusieurs gravures en ont été diffusées, notamment dans L’Illustration et dans L’Artiste :

Fig. 152 et 153 — Gravures de L’Illustration et de L’Artiste[88]- Alexandre Pothey (1820–1897), La Pietà, « L’Illustration », 29/08/1863, gravure sur bois, 36,1×51,9. C’est le dernier dessin sur bois de Delacroix, gravé deux mois après sa mort. Il s’agit du premier état du projet.
– Hédouin, Pietà, gravure à l’eau-forte, 1854, 14,5×20,2 cm, L’Artiste, S4 T3, p. 97.
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L’intérêt pour Delacroix, relancé par sa mort en 1843 et la vente de ses œuvres posthumes en 1864 où figurait une réduction du tableau par Delacroix (en 20 x 42 cm, Robaut 771), la découverte des gravures dans L’Illustration et L’Artiste ont pu inciter Cezanne à aller voir l’original à l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement. Mais la chapelle où se trouvait l’œuvre était plongée dans une obscurité telle qu’il est peu vraisemblable qu’il ait pu envisager de copier directement ce tableau. C’est pourquoi il s’est rabattu sur la gravure de Hédouin qui lui a servi de modèle, dès lors que ce tableau avait attiré son attention par la force même et le dynamisme d’une représentation de groupe en pleine agitation matérielle et morale, et où les expressions des personnages sont saisissantes, marquées par une certaine outrance.

Fig. 154 et 155 — Hédouin et Cezanne.

Le dessin qu’il en tire est assez complexe au plan technique. L’usage des grisés continus appris dans ses années de formation à l’école d’Aix (cf. les académies), est privilégié pour le modelage des trois figures centrales ; les hachures se limitent à indiquer ombres et lumières des personnages périphériques tout juste esquissés pour permettre la mise en contexte de ces trois personnages. La ligne de contour oscille entre des indications nettes et renforcées sans aucun tremblement (la jambe droite du Christ ou celle de Marie, l’épaule et le bras gauche de Marie Madeleine), et des lignes redoublées (bras gauche de Marie, ou renforcement du bord droit de sa jambe gauche ) ou flottantes (dos du personnage allongé à gauche, les esquisses des deux personnages debout). Ce dessin présente ainsi une synthèse des différents modes de crayonnage de Cezanne durant cette période, ce qui en fait une étape intéressante dans son évolution stylistique dans ces années autour de 1866-1867.

Sur le plan de la composition, Cezanne déplace également l’accent mis sur Marie dans la gravure pour le porter sur le buste et le visage du Christ et sur celui de Madeleine, et accessoirement sur le visage de Marie : il élimine en grande partie le caractère dramatique de la figure initiale en gommant presque le grand écart des bras de Marie qui faisait l’essentiel de l’intérêt du tableau initial. Le traitement des visages contribue à cette dédramatisation : le visage de Marie devient presque souriant, celui du Christ semble endormi et celui de Madeleine n’est plus que pensif. L’unité formée par ces trois personnages est d’autant plus marquée que la jambe gauche de Marie est mise en pleine lumière, contrairement  la gravure, ce qui renforce l’unité de ce noyau central de trois personnages. Ce déplacement du centre d’attention est naturellement d’autant plus marqué que Cezanne maintient dans un flou de second plan les trois personnages secondaires :

Fig. 156 et 157 — Déplacement de la zone d’attention privilégiée.

On constate une fois de plus que Cezanne est très réticent à copier dans son ensemble une scène à plusieurs personnages et qu’il préfère mettre en lumière une partie qui l’intéresse plus particulièrement, et ici il s’agit bien davantage du couple formé par le Christ et la Madeleine que de celui formé par Marie et son fils. Si le modèle lui impose la composition d’ensemble, il garde toute sa liberté créatrice pour en privilégier un ensemble de formes, ici celle d’un couple dont la femme soutient son compagnon en état de faiblesse. Imaginons ne connaître que la partie du Christ et de la Madeleine dans ce dessin : à l’examen des visages, rien ne s’opposerait à ce que l’on pense qu’il s’agit d’une scène à la Zola où la femme pleine d’amertume vient ramasser dans la rue son mari pris de boisson et incapable de se relever…

 

10) Études à partir de modèles assyriens, 1867 (FWN 3017-10a—C0139d et FWN 2213-TAFWN 2214-TA—C0140)

Cette étude a déjà été publiée sur le site internet, ici.

 

11) Études de personnages en mouvement, 1866-1869 (FWN 3017 divers)

Fig. 158 à 161 — Paul Cezanne, Études de personnages en mouvement : FWN 3017-12b—C0192, FWN 3017-25a-TA — C0193, FWN 3017-25b-TA— C0194, FWN 3017-31b—C0191[89]Rappelons que ces pages de dessin sont issues du carnet FWN 3017- Cj4, qui comporte 72 pages et 276 dessins, dont 36 (sur 7 pages) sont des copies certaines d’œuvres du Louvre. On pourrait donc imaginer que Cezanne a pu trouver les modèles non identifiés de ces quatre pages avec leurs 31 dessins dans un des musées de peinture, de dessin ou de gravure du Louvre : une piste à explorer..

Ces pages de carnet sont très intéressantes car elles marquent un moment où Cezanne cherche à tirer un parti tout à fait nouveau de la ligne non linéaire, à l’opposé des tenants de l’école classique, pour montrer que l’on peut très bien modeler les volumes sans utiliser frottis, grisés et hachures, en s’en tenant uniquement à un travail créatif sur le trait redoublé, renforcé, agité, aux contours flous, flottants ondulés, tout en courbes entremêlées, etc.[90]Cf. François Chédeville, Le vocabulaire graphique de Cezanne., qui s’adapte parfaitement à la volonté de rendre un mouvement dynamique du sujet. Il n’est certes pas l’inventeur du procédé, qu’il a pu observer dans de nombreux dessins au Louvre, chez Léonard de Vinci déjà, ou Jacopo Palma, ou Salvator Rosa, et naturellement chez Delacroix, mais en poussant ici le procédé à sa limite de lisibilité[91]si bien qu’en dehors de ce carnet particulier (cf. FWN 3017-05b-TA, FWN 3017-08a—C0135, FWN 3017-13a—C0156, FWN 3017-17b—C0136, FWN 3017-20a—C0175, FWN 3017-21a—C0176 principalement, tous des environs de 1866-1869) il ne réitèrera pas par la suite des pages aussi surchargées et confuses, une fois leur valeur pédagogique acquise. Trop anti-Poussin tout de même en termes de clarté… il en tire un parti qui va marquer jusqu’à la fin toute sa production dessinée et qui est une des caractéristiques principales de son style propre, aux antipodes du style ingresque.

Fig. 162 à 170 — Du bon usage de la ligne déstructurée chez Léonard de Vinci et Delacroix[92]es deux premiers dessins sont de Léonard de Vinci. Les dessins de Delacroix ont figuré pour la plupart dans la vente posthume de 1864 qui en a dispersé plus d’une centaine, où Cezanne a pu les consulter. Même en peinture, Delacroix a pu montrer à Cezanne combien la dissolution des contours pouvait avoir de force évocatoire., comme le montre la dernière image..

Chappuis considère que toutes ces ébauches peuvent être considérées comme des études de figures, peut-être de Rubens ou d’un peintre vénitien, réalisées au musée, les sources restant indéterminées. Il rappelle cependant que Sara Lichtenstein a proposé plusieurs modèles possibles chez Delacroix pour les dessins de la fig. 158 (lesquels sont tracés au verso du portrait de Delacroix vu précédemment)[93]Sara Lichtenstein, op. cit.. Le caractère fortement évocatoire et imprécis des dessins par rapport aux sources proposées s’explique selon elle par le désir de Cezanne de surpasser le brio du maître et un tempérament fougueux. Ce type d’argument permet naturellement de faire toute une série de rapprochements entre des figures voisines peu ou prou apparentées (par exemple entre la jeune fille tenant un plat et la servante des Après-midi à Naples). Nous entrons là dans le domaine non plus de la copie, mais des influences possibles, des remémorations, des imprégnations, etc. toutes choses dont la valeur d’exploration de l’œuvre cézannienne est évidente, mais qui ne font pas l’objet de cette étude consacrée aux copies proprement dites. Ce n’est donc que parce que Chappuis apporte sa caution aux analyses de Sara Lichtenstein que nous évoquons ici les originaux qu’elle propose, bien qu’à notre sens les dessins de Cezanne ne puissent pas en être considérées comme des copies.

11a) Delacroix, L’Éducation d’Achille (FWN 3017-12b — C192a)

Fig. 171 et 172 — Delacroix, L’Éducation d’Achille — C0192a.

L’Achille du dessin de Delacroix (entré au Louvre en 1868), assis droit sur le centaure, a si peu à voir avec la position en arc de cercle du personnage au bras replié du dessin de Cezanne qu’il est impossible de parler de copie. D’ailleurs ce personnage, placé horizontalement, évoquerait bien davantage un baigneur allongé sur le ventre.

11b) Delacroix, Ovide chez les Scythes (FWN 3017-12b — C192b et peut-être d)

Fig. 173 à 175 — Delacroix, Ovide chez les Scythes – C0192b.

La servante du dessin de Cézanne est très éloignée de celle du Palais-Bourbon ; elle est plus proche de celle du tableau, mais ni la cambrure du corps déjeté vers l’arrière pour faire contrepoids à la lourdeur de la charge, ni la position de la tête penchée et non droite, ni le bras allongé et non plié au coude ne lui correspondent. Cezanne a accentué l’impression d’une course en avant de la jeune fille par le traitement des jambes en lignes floues multipliées, ce qui confère une forte dynamique à la figure. La figure en marge troquée pourrait également représenter cette jeune fille (C0192d).

Amusons-nous un peu : en faisant un peu d’anticipation, ce dessin fait penser à une autre jeune fille aussi dynamique qui a fait les beaux jours de la Poste et de la Monnaie à partir de 1897 : celle de la Semeuse d’Oscar Roty (né en 1847). Ce symbole de la République a peuplé des milliards de timbres, de pièces de monnaie et d’innombrables objets durant de longues années et jusqu’à nos jours…Ces deux jeunes filles ont-elles eu un modèle commun ?

Fig. 176 à 179 — La Semeuse d’Oscar Roty[94]La première image est celle du médaillon en cire sur ardoise de 1887 ayant servi de maquette pour l’émission de la première pièce. Elle est au musée d’Orsay, RF 4374..

On retrouve aussi la même figure sur FWN 3017-25a-TA — C0193-7, davantage tournée vers l’arrière :

Fig. 180 — FWN 3017-25a-TA — Ch0193-7

 

11c) Nicolas Poussin, Le Massacre des Innocents (FWN 3017-12b — C192c)

Fig. 181 — Nicolas Poussin, Le Massacre des Innocents – C0192c.

Hormis le fait qu’elles sont toutes deux à genoux et penchées en avant, ces deux femmes n’ont rien en commun. Il faudrait considérer que Cezanne a construit son modèle façon puzzle en combinant l’attitude des deux femmes du tableau de Poussin, celle du premier plan pour la position agenouillée, celle du fond pour la position des bras… Même la notion d’influence du tableau sur le dessin est sujette à caution dans un tel cas[95]Il semblerait plus convaincant de rechercher une influence de la mère éplorée de Poussin sur la femme agenouillée de la Déposition de Delacroix examinée plus haut..

Il est intéressant de noter que cette figure est reprise neuf fois, dont trois inversées (plus trois variantes de la tête et des bras dans FWN 3017-25a — C0193-1, 2, 3, ce qui incite à poursuivre la recherche du modèle…

Fig. 182 à 193 — La femme désespérée…

N.B. : sur FWN 3017-25a-TA — C0193, on repère également au milieu de toutes les silhouettes féminines la présence d’un petit reptile (« ou dragon » selon Chappuis, C0193-5) dont l’origine est également inconnue.

 

12) Éléments d’architecture, 1866-69 (FWN 3017-28a — C0206b)

Ces trois croquis figurant sur une page du même carnet que précédemment, copiés sur une source non identifiée selon Chappuis, sont ici rappelés pour mémoire, vu leur peu d’intérêt. Il semblerait que Cezanne cherchait à maîtriser en perspective la représentation de deux linteaux supportés à leur intersection par une colonne, et qu’il n’y ait pas bien réussi dans le premier croquis à l’horizontale sur la feuille à gauche.

Fig. 194 — Études architecturales.

 

13) Animal sauvage et crocodile, 1866-1869 (FWN non catalogué, C0142)

Toujours du même carnet, ce dessin considéré comme une copie n’a pas encore trouvé son original — s’il existe. L’inspiration est sans conteste celle d’un Delacroix ou d’un Barye, sans qu’on puisse dégager autre chose que des parentés avec les œuvres de ces artistes. Sara Lichtenstein convoque les trois Lion et crocodile de Delacroix (dont le dernier est passé en vente posthume en 1864), pourtant loin du dessin de Cezanne[96]Il n’y a guère que le crocodile du n° 1281 de Robaut qui est ressemblant, quoique inversé…, quand Chappuis penche pour une aquarelle de Barye compte tenu du paysage — ce qui n’a rien d’évident, les paysages de Delacroix valant bien ceux de Barye.

Fig. 195 à 198 — Fauve et crocodile.

On pourrait tout aussi bien chercher du côté d’autres gravures, voire des sculptures.

Fig. 199 et 200 — A la recherche de l’inspiration…

Impossible donc d’analyser le dessin de Cezanne en tant que copie en l’état actuel de la recherche.

 

14) Feuille de dessin non identifiée,1866-1869 (Non catalogué FWN ni Chappuis —CS1866-69 A-1)

Fig. 201 — Feuille d’études.

Cette feuille non identifiée, très mal reproduite et publiée sans références sur internet pourrait être de Cezanne si l’on en juge par le style des dessins. Elle comporte trois (ou quatre ?) groupes de dessins qui semblent tous être des copies de motifs célèbres. Sans aucune certitude donc, et davantage pour la thématique que pour la possibilité d’avoir affaire à des copies, nous les analysons ici succinctement.

14a)     Le Char de Neptune, 1866-1869 (Non catalogué FWN—CS1866-69 A-1/3)

Le premier dessin représente Neptune et son trident, thème extrêmement courant en peinture comme en dessin, et souvent représenté en gravure dans la presse, sans compter les sculptures. Le Louvre possède également sur ce thème une grande quantité de dessins qui auraient pu inspirer Cezanne. On peut penser, si on intègre la figure féminine à la scène (ce qui ne va pas de soi), qu’il s’agit d’un Triomphe de Neptune et d’Amphitrite. Cezanne aurait aussi pu tirer son inspiration des multiples dessins et peintures représentant le char d’Apollon, dont les dessins préparatoires de Delacroix pour le plafond de la galerie du Louvre. Aucune certitude donc.

Fig. 202 à 207— Le Triomphe de Neptune et Amphitrite ?

Pour autant qu’on puisse en juger, le dessin de Cezanne est assez vigoureux et centré sur le rendu du mouvement dynamique de l’attelage et de la position de Neptune.

14b) Le Retour d’Égypte, 1866-1869 (Non catalogué FWN—CS1866-69 A-2)

Encore un thème tout à fait courant et populaire, très largement traité aux XVIe et XVIIe siècles, dont Cezanne a pu voir de nombreuses reproductions[97]Chez Rembrandt, le même thème s’appelle Le Christ revenant du temple avec ses parents..

Fig. 208 à 213 ­ Le Retour d’Egypte.

Le dessin de Cezanne (avec la colombe du Saint-Esprit surplombant la scène) renvoie à un modèle du XVIIe siècle qui resterait à déterminer si on ne veut pas s’en tenir à la notion d’influence.

14c) Vénus et Amours, 1866-1869 (Non catalogué FWN ni Chappuis—CS1866-69 A-4)

Un thème également très commun. La position de Vénus rappelle un peu celle de Vénus dans la reproduction du Titien Vénus et Amour, un chien et une perdrix, accrochée au mur de l’atelier des Lauves, selon la photo prise par Erle Loran. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de copie, puisque si original il y a, il n’a pas été identifié. En outre la reproduction du dessin est de trop mauvaise qualité pour qu’on puisse se faire une opinion sur sa qualité.

Fig. 214 à 216 — Vénus et Amour (s) ?

En posant la tête de la Vénus du Titien sur le corps de l’Odalisque de Delacroix exposée au Salon de 1847, que Cezanne a pu voir en lithographie, on obtient de quoi reconstituer son dessin : un exemple du type d’analyses que nous récusons ici en nous limitant à analyser la façon dont Cezanne copie un modèle réellement identifié comme certain.

Fig. 217 à 219 — Delacroix, Odalisque, gravée par Debacq[98]- Delacroix, Odalisque, 1830, 32,5×44, Salon de 1847 (Robaut 942).
– Charles A. Deback(1804-1850 Paris), L’Odalisque, 1852, lithographie d’après Delacroix.
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15) L’Écorché, 1866-1870 (FWN 3004-x1b – C0185b)

Ce très beau dessin est caractéristique des recherches de modelé des années 1865-1870 par la combinaison des lignes de contour ondulées et redoublées (à gauche) et anguleuses (à droite), accompagnée de renforcements ponctuels du trait de crayon pour souligner le contraste ombre-lumière[99]Cf. François Chédeville, Le Vocabulaire graphique de Cezanne, servi par une répartition de hachures à intensité variable pour accompagner le jeu de la lumière sur le corps.

Fig. 220 et 221 — L’Écorché dit de Houdon.

Cezanne met ici en valeur la puissance musculaire et pour cela, il augmente le volume de la cuisse, ce qui l’oblige à la relever ; il élargit la zone des omoplates et des épaules, très fortement soulignées d’un trait puissant ; elles se trouvent ainsi fortement relevées en direction du bras gauche, dont l’écart à la tête se réduit de ce fait. Les fesses sont également plus charnues. Parallèlement et par contraste pour mieux faire ressortir ces éléments privilégiés, il affaiblit la représentation du bras gauche levé, de l’avant-bras droit réduit à un moignon rectangulaire non modelé (un point de dysharmonie avec le reste du dessin), et de la tête à peine esquissée. On retrouve ici cette volonté de Cezanne de mettre ses copies au service d’une intention artistique au lieu de se contenter de reproduite ce que le modèle lui propose.

On peut noter que l’angle choisi ne se retrouve qu’une fois parmi les 21 dessins connus de la statuette[100]Dans FWN 2246-TA — C0418k, pour autant qu’on puisse distinguer le dessin surchargé de scènes plus récentes., Cezanne privilégiant la vue de face ou de profil.

NB : Sur la feuille figure une tête de profil dont Chappuis pense qu’il pourrait s’agit d’une copie d’un portrait de Chopin. Bien que rares par rapport à ses portraits de face ou de trois quarts, on trouvait tout de même en circulation quelques-uns de ses portraits de profil. Tous sont tellement semblables qu’il apparaît impossible, sans autre donnée factuelle externe, de déterminer celui choisi par Cezanne – si son dessin est bien une copie d’un portrait de Chopin.

Fig. 222 à 224 — Chopin par Cezanne (?), Georges Sand et Albert Graefle.

Le dessin préfigure les grands portraits des années 1890 par son usage d’importantes réserves pour faire ressortir plus vigoureusement les traits du personnage ; mais il reste relativement peu expressif et l’ombre en hachures sur laquelle se détache le profil n’est pas traitée de façon très efficace. D’où peut-être pour compenser l’insistance sur les lèvres et le bas du nez.

 

16) Mère et enfant, danseuse, 1867-1871 (FWN 3017-31a — C0240 a et c)

Cette feuille du carnet 3017 comprend deux dessins considérés comme des copies par Chappuis, mais dont on ne connaît pas le modèle. Le troisième dessin que nous examinerons avec les copies du Louvre ayant été copié au musée des dessins, et le carnet en question comprenant de nombreuses copies réalisées au Louvre, c’est vraisemblablement dans les œuvres du musée qu’il conviendra de chercher l’original de ces dessins. En l’absence de ceux-ci, on ne peut les commenter ici en tant que copies.

Fig. 225 et 226 – Mère et enfant, danseuse.

Le dessin de la mère et de l’enfant représente un très beau travail de modelage, particulièrement soigné, avec l’usage de lignes de contours en trait rectilignes renforcés de place en place pour signifier les volumes et donner de la solidité à la silhouette ; en contraste, celui de la danseuse se centre sur le rendu du mouvement, seules les lignes étant chargées, en fonction de leur épaisseur, de signifier les volumes, et sans usage des hachures ou des grisés comme dans le preier dessin. On a là deux moments bien différents, mais aussi caractéristiques l’un que l’autre des techniques de dessin développées par Cezanne à cette époque.

 

17) Portrait d’homme, 1867-1870 (FWN 3017-24a — C0186c)

Encore une feuille du carnet FWN 3017 comportant, à côté de deux dessins copiés d’œuvres présentes au Luxembourg, deux autres dessins considérés comme des copies par Chappuis, dont les originaux ne sont pas identifiés : un portrait d’homme et un tigre agressant un homme, que nous examinerons ensuite.

Fig. 227 – Un portrait.

Ce portrait est nettement plus intéressant que celui de Chopin vu plus haut (Fig. II-p2), par son parti-pris traitement des contours de façon discontinue : noter par exemple l’interruption du trait entre le nez et la bouche et entre celle-ci et le menton. Le profil est pourtant clairement mis en valeur par le jeu d’ombrages autour du visage, le tout donnant l’impression d’un croquis enlevé au fil du crayon.

On a pu penser qu’il s’agissait d’un portrait de Baudelaire. La chevelure correspond bien à ses photos prises par Carjat en 1866 (et non pas en 1862, où il apparaît avec le cheveu rare), mais il n’existe aucune photo de profil, pas plus d’ailleurs qu’on ne trouve de portrait peint de profil (excepté le portrait de 1848 par Courbet, mais c’est celui d’un jeune homme de 26 ans aux cheveux plaqués sur le crâne.)

Fig. 228 à 232 — Courbet en 1848, Nadar vers 1855 et 1860, Carjat en 1862 et en 1866.

 

18) Tigre agressant un homme, 1867-1870 (FWN 3017-24a — C0186d)

L’autre dessin de la feuille précédente renoue avec la série des fauves inspirés de Delacroix ou Barye :

Fig. 233 — Tigre agressant un homme

Le même commentaire que celui pour Animal sauvage et crocodile (n° 13 ci-dessus) s’impose ici, faute d’un original défini pour ce dessin. Les agressions d’humains par des félins divers sont nombreuses dans l’œuvre de Delacroix comme de Barye, mais aucune œuvre connue ne correspond à ce croquis, qu’il est alors préférable de considérer comme une recomposition élaborée par Cezanne à partir de sources diverses. Le croquis est d’ailleurs sommaire (les pattes grossières, la mâchoire ratée, la position du reste du corps du félin indécise) et sans originalité particulière parmi les dessins de Cezanne. Noter la présence au centre de la feuille d’une première ébauche de la scène annulée d’un trait de crayon continu.

 

19) Études d’après les maîtres, 1867-1870 (FWN 3017-29a — C0212)

Toujours dans le carnet 3017, cette page regroupe diverses études vraisemblablement faites d’après des gravures.

Fig. 234 — Études d’après Passarotti, le Dominiquin et un maître inconnu.

19a) Deux musiciens (FWN 3017-29a – C0212a)

La toile d’origine est à la Pinacoteca Capitolina à Rome, attribuée à Gian Battista Moroni sous le titre Ritratti d’Incogniti ; mais Federico Zeri l’attribue à Bartolomeo Passarotti. On ne sait où Cezanne a pu voir la gravure ou la photographie du tableau.

Fig. 235 à 237 — Moroni ou Passarotti, Portraits d’inconnus,

Les détails des vêtements de la copie, invisibles sur la photo mais très détaillés sur le dessin, font pencher pour l’hypothèse d’une copie à partir d’une gravure plus explicite, d’autant que de façon très surprenante les expressions des visages sur la copie sont tout à fait étrangères à celles du tableau.

A gauche, le personnage pensif, au regard orienté vers le bas s’est mué en un personnage autoritaire au regard orienté vers le haut, et sa barbe a quitté ses joues pour se limiter aux moustaches tombantes et à un bouc fortement marqué, contre lequel vient se heurter la ligne de contour de la joue. Les deux bords du col sont devenus jointifs et isolent ainsi le visage du reste du corps, accentuant par là même sa présence. Les bords de sa coiffe sont devenus anguleux, éliminant ainsi ce que pouvait avoir de serein sa rondeur sur le front répondant à la rondeur de la barbe. Participe aussi à cette tension les sourcils traités eux aussi en segments anguleux.

A droite, le joueur de cornet ne regarde plus le spectateur avec l’assurance tranquille visible sur le tableau, mais baisse les yeux de façon un peu inquiète. Son col plus étroit semble écarter davantage la tête du corps, fragilisant davantage sa silhouette, d’autant que Cezanne réduit fortement le volume de son avant-bras gauche. Ce faisant, la position de la main sur l’instrument paraît peu assurée, et l’espace dégagé oblige Cezanne à inventer un second avant-bras. Mais sa taille réduite n’offre pas, ici non plus, la force suffisante pour que la seconde main puisse donner l’impression de tenir fermement le cornet.

Le résultat est que le spectateur, qu’aucun des deux personnages ne sollicite plus, ne joue plus ici le rôle du troisième acteur auquel le contraignait le regard direct posé sur lui par le musicien. Le tableau nous invite à réagir à ce regard qui nous interpelle. Dans le dessin de Cezanne, ce n’est plus du tout le cas et dès lors, la scène change complètement de sens, sans qu’on puisse d’ailleurs lui en donner un.

Une fois de plus, on voit que Cezanne s’attache à éliminer le caractère narratif ou anecdotique de son modèle, pour se centrer sur les défis techniques qu’il se propose de relever. Ici, il est clair qu’il cherche à maîtriser le jeu des ombres et des lumières, qu’il décide de répartir autrement que sur son modèle.

Ainsi, la joue droite et l’oreille du musicien sont maintenant dans l’ombre qui prolonge le noir de la chevelure. Plus encore, il installe un contraste fort entre la partie gauche et la partie droite de l’habit du musicien, avec l’introduction des zones blanches du sous-col, de l’épaule et de la manche, qu’il sépare nettement des zones d’ombre par un trait continu pour en marquer les bords, ce qu’il ne fait que très rarement dans ses autres dessins. Point de savants dégradés progressifs ici. Sur le tableau, les puits de lumière sont le haut du visage de l’homme de gauche, le visage entier du musicien et sa main gauche ; sur le dessin de Cezanne, ne reste que la pommette de l’homme de gauche et la moitié seulement du visage du musicien, la main étant traitée avec le même grisé léger que l’habit du personnage placé derrière ; en revanche, le col, l’épaule et tout l’avant-bras du musicien captent toute la lumière.

Un dessin assez paradoxal donc par rapport aux techniques que Cezanne expérimente habituellement durant cette période avec des lignes déstructurées, ondulées, brisées, redoublées, etc. et des jeux de hachures complexes. Ici la ligne de contour est partout linéaire, sans interruption ni redoublements, les hachures discrètes limitées aux coiffes et à la joue gauche du musicien, et remplacées par des frottis d’intensité variable pour assurer le modelé, comme du temps des premiers dessins d’académies à Aix. Une belle illustration de ce que Cezanne aimait à dire: « Je ne suis pas plus bouché qu’un autre, j’ai le plaisir de la ligne quand je veux. » Et le résultat est probant : ce dessin « se tient » parfaitement, il est solidement adossé à un début de cadre en bas à droite, et ses personnages ont une forte existence.

 

19b) La Chasse de Diane (FWN 3017-29a – C0212c et e)

De ce tableau baroque peuplé de nymphes du Dominiquin, Cezanne va tirer trois figures de femmes pour enrichir sa collection de modèles réutilisables de baigneuses.

Fig. 238 — Domenico Zampieri (1581-1641), dit Le Domeniquin, La Cascia di Diana, 1617, Galerie Borghese, Rome.

Ce tableau a assez vite été copié et gravé en Italie, et Cezanne a pu également en trouver une photographie ou une héliogravure dans une revue quelconque.

Fig. 239 à 241 — Trois reproductions du tableau[101]- Anonyme, d’après Zampieri, La Chasse de Diane, huile sur toile, 232 x 318 cm, MBA Lyon.
– Giovanni Francesco Venturini (1650-1710), gravure sur cuivre d’après Zampieri, 1667-1684, 34,5×45,5 cm, avec explication allégorique. Visible notamment sur gallica.bnf.fr.
– Anonyme, héliogravure en 12×17,7 cm (feuille 19×25), coll. privée.
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Cezanne copie d’abord la figure de Diane, s’en tenant aux bras levés et au visage :

Fig. 242 à 244 — Diane.

Cezanne élimine naturellement l’aspect anecdotique du croissant de lune dans les cheveux. Il ne s’agit plus d’identifier une personne particulière, ni de mettre en scène une déesse, mais d’en extraire un type éventuellement généralisable : celui d’une personne surprise levant les bras au ciel. D’où la transformation de l’expression du visage : l’enthousiasme est devenu simple surprise. Pour supprimer encore davantage le caractère narratif de la figure, les traits sont suffisamment neutres pour qu’on ne puisse déterminer si la surprise est agréable ou désagréable. D’où aussi le caractère sommaire du dessin, qui veut s’en tenir à l’essentiel de ce qui peut caractériser ce type de situation : il élimine tout ce qui se situe au-dessous de la ligne des épaules, et se contente même d’indiquer le mouvement du bras droit sans en terminer le contour ; il simplifie radicalement les deux manches et leurs rabats flottants. Au lieu d’une main fermée sur un objet, il évoque une main largement ouverte, plus conforme à la notion de surprise, et introduisant une dynamique que renforce la séparation de la chevelure en deux mèches, comme si le vent l’agitait. L’économie de moyens est donc poussée à l’extrême pour parvenir pourtant à un type expressif dont le dessins se suffit à lui-même. Cezanne a tiré d’un tableau au baroque appuyé un croquis à la sobriété toute classique.

Cezanne copie ensuite la baigneuse assise de profil à la gauche du tableau :

Fig. 245 à 247 — Baigneuse assise.

Ce qui intéresse ici Cezanne, c’est le passage brutal de l’ombre à la lumière entre la tête et le haut du buste, puis entre celui-ci et le reste du corps, avec la nécessité de gérer des frontières nettes sans qu’elles apparaissent soit comme des coupures artificielles, soit à l’inverse comme des dégradés progressifs entre ces différentes zones. Le dessin y réussit de façon tout à fait satisfaisante : au niveau du cou, Cezanne introduit une pointe sombre vers le bas qui permet une légère interpénétration de l’ombre dans la lumière : au niveau du bras, la coupure franche est adoucie par deux traits de redoublement la la ligne de contour épaisse du haut du bras ; et au niveau du tronc, il  crée une sorte d’effilochage à la frontière entre la zone hachurée ou traitée en frottis sombres et la zone lumineuse.

Pour le reste, Cezanne va au plus simple : un trait de contour linéaire, continu et renforcé pour souligner la forme générale en arc de cercle de la posture ; une face bâclée, la tête n’étant même pas terminée entièrement, la décoration de la chevelure laissée comme à l’abandon une fois l’essentiel acquis. Et surtout, une telle imprécision au niveau des jambes qu’on a la sensation sur le dessin que cette jeune fille possède trois jambes : la cuisse gauche soulevée, le reste de cette jambe invisible ; la jambe droit dont le pied au bout du tibia vertical repose sur le sol, , mais aussi, autre variante, ce tibia surgit de dessous la cuisse gauche comme si les deux jambes étaient croisées, la gauche au-dessus de la droite : problème anatomique dû au fait que Cezanne, par rapport au modèle, a séparé nettement par un trait continu les deux parties de la jambe  gauche au niveau du genou. Une telle négligence confirme qu’ici Cezanne ne cherchait pas à collectionner une nouvelle forme-type (en tout cas pas dans tous ses détails une fois acquis l’arc de cercle cuisse-dos), mais que c’est bien le jeu de la lumière qui l’a intéressé.

La troisième figure féminine sera copiée dans les années 1880 sur une page d’un autre carnet, aussi nous y reviendrons par la suite.

Fig. 248 et 249 — FWN 3008-13bisb — C0523

19c)     Portrait de femme, 1867-70 (FWN 3017-29a — C0212d)

Enfin, cette page déjà riche de croquis intéressants comprend un nouveau portrait de femme dont le modèle reste non identifié :

Fig. 250 — Portrait de femme

Le tracé du trait de contour continu reste plutôt classique, avec quelques légers effets d’accentuation au niveau du menton, des yeux et du chignon sous la nuque. Il semble que dans ce dessin peu élaboré (en dehors de l’oreille) Cezanne se soit contenté de chercher à mémoriser un profil particulier, marqué par le nez busqué et le menton arrondi.

 

20) L’Écorché, 1869-72 (FWN 3017-29b — C0232c et d)

Sur une nouvelle page du carnet 3017 essentiellement consacrée à un portrait de Fortuné Marion se trouvent tracées à la plume deux ébauches de l’Écorché :

Fig. 251 – Deux copies de l’Écorché.

La première est une sorte de caricature de la tête et du haut du tronc, jouant uniquement sur les hachures à bouts arrondis en bouclettes sans aucun souci de réalisme ou d’exactitude par rapport au modèle. Le genre de croquis qu’on fait au fil de la plume en pensant à autre chose, et pas forcément en présence de la statuette…

Fig. 252 à 254 — Copies de L’Écorché.

La seconde, plus travaillée et exécutée d’une main leste, se centre sur le modelé de l’abdomen et de la cuisse gauche, sans recherche là non plus d’exactitude, mais en testant un mélange de hachures en grilles, de hachures courbes aux extrémités continues, les principaux reliefs étant marqués par des segments droits ou courbes signalant les contours musculeux. Une sorte de croquis d’entraînement ne cherchant pas à pousser très loin l’exploration.

 

21) Tête décorative, 1868-1871 (FWN 2226—C0238d)

Pour mémoire, on peut aussi noter la reprise selon Chappuis d’une tête d’un vase Médicis gravé, petite ébauche sans prétention comme il en dessinait des quantités dans les années 1850, où l’on constate une fois de plus qu’en matière de visages copiés, Cezanne s’ingénie toujours à modifier l’expression du modèle, en changeant la direction du regard, la largeur du visage, le pli de la bouche… Plus surprenant, le changement du sorte de diadème architecturé du modèle en un bonnet phrygien : cette modification un peu radicale pourrait faire douter qu’il s’agisse bien d’une copie du visage du vase.

Fig. 255 et 256 — Reprise d’une tête d’un vase Médicis.

 

22) Soldat au bain, d’après Marcantonio Raimondi, 1868-1871 (FWN 2255– C0354d)

Ce dessin prend pour modèle la même gravure que le n° 7 ci-dessus. Il se situe sur une feuille libre de dimensions moyennes.

Fig. 257 et 257 — Le grimpeur, daprès Marcantonio Raimondi et sa copie.

Le tracé est plus léger que les autres dessins de cette feuille, il se contente de fixer avec justesse l’attitude du soldat, avec ce qu’il faut de tremblé sur le bras d’appui et sur la jambe droite dans la ligne de contour pour signifier le mouvement. À peine de modelé, suggéré simplement par le renforcement par endroits (épaule droite, cuisse gauche) de cette ligne. Une jolie esquisse qui semble jouer le rôle d’aide-mémoire pour une utilisation ultérieure.

 

23) L’Appel de saint Matthieu, d’après Juan de Parea, 1869-1872 (FWN 2310-TA — C0244a1 et 2)

Dans son Charles Blanc sur l’école espagnole paru en 1869, Cezanne est tombé sur l’anecdote pittoresque de l’affranchissement de l’esclave de Velasquez, Pareja[102]Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles – École espagnole, p. 177., grâce à son talent de peintre. Cela l’a peut-être incité à utiliser la gravure du tableau de ce dernier, La Vocation de saint Mathieu, illustrant l’article[103]A moins qu’il ait vu ou possédé une des lithographies du tableau, par exemple celle d’Isidore Taylor diffusée au début des  années 1830 et reproduite ci-dessus., pour en tirer trois têtes :

Fig. 259 et 260 — L’Appel de saint Mathieu.

Il recopie ces têtes sur une grande feuille de paysage, aujourd’hui découpée en deux fragments[104]Fragments de FWN1091 et FWN2310 reconstruits et identifiés par Fabienne Ruppen. :

Fig. 261 – Position des têtes copiées

La position assez arbitraire de ces têtes semble indiquer que Cezanne n’y a pas accordé beaucoup d’importance. Il choisit certes de copier deux fois la tête du Christ, qui est naturellement le personnage le plus éminent de la scène, mais d’autres têtes autour de la table pouvaient tout aussi bien attirer son attention. Peut-être a-t-il fait ces copies rapidement sous la première feuille de papier qui lui tombait sous la main juste après avoir lu l’article.

Fig. 262 et 263 — Les têtes copiées.

Bien que la tête du Christ et de Thomas soient proches sur les dessins du haut, il s’agit en réalité de deux têtes dessinées isolément et non d’un fragment de la scène du tableau : voir leur distance qui interdit de placer le bras du Christ avec sa main au niveau de l’épaule de Thomas. Noter que les deux têtes du Christ sont à peine esquissées, bien qu’avec des lignes de contour travaillées qui peuvent faire penser qu’à la fin des années 1860, Cezanne commence à maîtriser tout naturellement ces contours complexes qui vont se multiplier désormais. Noter aussi que chacune, comme on l’a remarqué dans pratiquement tous ses portraits, diffère dans son expression de l’original : celle du haut exprime une perplexité souriante, celle du bas une autorité crispée : rien à voir avec l’expression sereine du Christ de la gravure. La figure de Thomas est plus intéressante, avec l’insistance sur les zones d’ombre modelant la figure et les épaules, le rappel de la colonne derrière lui pour le mettre en contexte : cela suffit pour que ce tout petit dessin devienne très parlant, bien qu’il ne soit pas vraiment précis (voir la main sur la poitrine réduite à un pouce triangulaire, pas de fourrures sur les épaules).

Noter enfin que tout ce qui pourrait donner un caractère narratif à ces têtes est soigneusement éliminé : pas d’auréole sur la tête du Christ, pas de bijoux sur le turban de Thomas ni de double collier.

N.B. : le style de ce dessin incite à le dater d’avant son retour à Paris de juillet 71, d’autant que le paysage d’arbres renverrait à son séjour à l’Estaque plus qu’à un croquis fait à Paris avant son départ pour Auvers.

 

24) La Mort de Cléopâtre, 1868-1870 (FWN 1821-TA— C0196)

Ce petit fragment (9,5 x 16 cm, coupé en bas comme en témoignent des débuts d’autres dessins), peut-être tiré d’une page de carnet, est selon Chappuis une copie probable d’un tableau ou d’une tapisserie, non identifiés à ce jour. On peut hasarder l’hypothèse que Cezanne a pu être intéressé par le thème en voyant dans la grande galerie du Louvre le tableau d’Alessandro Turchi La mort de Cléopâtre ou qu’il s’est inspiré d’une gravure de Pierre-François Basan (présente au département de chalcographie du Louvre) à partir du tableau de Lagrenée Cléopâtre expirante, son dessin ayant quelques affinités avec cette gravure :

Fig. 264 à 266 — La mort de Cléopâtre[105]- Louis Jean-François Lagrenée, Cléopâtre expirante, huile sur toile 1755, 104.6 X 137.8 cm, MBA Pau.
– Pierre-François Basan, Cléopâtre expirante d’après jean-François Lagrenée, eau-forte, BNF.
– Cezanne, La Mort de Cléopâtre, 1868-1870 (FWN 1821— C0196).
.

Faute d’original identifié, pas de commentaire possible donc sur la copie en tant que telle.

Le dessin en revanche est remarquable en cette fin des années 1860, d’abord parce qu’il s’agit d’une scène entière, dont on a pu constater la rareté, ensuite par la synthèse des différentes techniques de contour rencontrées au cours de cette décennie : lignes multipliées en filaments longs chez la servante de droite, lignes en bouclettes arrondies pour Cléopâtre, etc. L’ensemble des personnages exprime par ce seul jeu de lignes l’agitation qui accompagne normalement une telle scène, sans que cela passe par aucune expression de visage, tous étant soigneusement gommés : ni yeux, ni nez, ni bouches ; ni par aucun détail discernable des vêtements, des chevelures, etc., hors le mur du fond avec sa colonne, l’arche de la porte d’entrée et le mur sombre de droite, dont la fonction narrative de plantage d’un décor identifiable (l’Antiquité) reste discrète.

 

25) Copies du Luxembourg, 1867-1870 (FWN 3017-24a — C0186a et b)

Deux croquis de têtes réalisées à partir de toiles (ou de gravures) exposées au Luxembourg   vers la fin de la décennie figurent sur une même page du carnet FWN3017 déjà rencontré ci-dessus (cf. II-2, 6, 8, 9, 10, 12, 13, 16 à 19) et que l’on retrouvera aussi pour les copies faites au Louvre.

25a) Femmes d’Alger dans leur appartement, d’après Delacroix, 1867-1870 (FWN 3017-24a — Ch186a)

Fig. 267 — Femmes d’Alger dans leur appartement, Salon de 1834, 180×218 cm, INV 3824, LP 679

De ce tableau s’inscrivant dans la mode orientalisante du temps[106]Mode dont on retrouve peu de traces chez Cezanne, sous forme de quelques rares dessins (9 dessins dans le carnet 3014, 2 dans le carnet 3004, FWN 2242 — C0264b) et du tableau FWN 577 — R020., Cezanne retient uniquement le visage de la femme assise de droite à qui il ôte ses ornements (le camélia et la résille dorée dans les cheveux et le pendant d’oreille). Il étire également le visage selon l’axe indiqué en rouge, ce qui élargit le front et l’occiput :

Fig. 268 et 269 — Étirement du visage de la copie (report du profil du tableau sur la copie en traits blancs)

Le dessin veut rendre essentiellement la luminosité du visage, à la fois par contraste avec la chevelure et avec l’arrière-fond, différenciés par l’intensité plus ou moins appuyée du frottis de crayon gras pour donner du volume à la tête. Il semble donc qu’une fois de plus, c’est le contraste ombre-lumière qui a intéressé ici Cezanne, d’où l’agrandissement de la zone claire par l’étirement du visage.

D’aucuns ont voulu voir le réemploi par Cezanne de ce profil dans le visage d’une baigneuse (FWN 939) ; outre que cela n’a rien d’évident (notamment vu la perte de rondeur des joues), ce genre de rapprochements pourrait tout aussi bien concerner beaucoup d’autres profils dessinés ou peints par Cezanne dès lors qu’on admet de telles déformations :

Fig. 270 à 273 — FWN 939, FWN 940, FWN 3008-44b, FWN 600, etc.

25b) La Liberté guidant le peuple, d’après Delacroix (FWN 3017-24a — Ch186b)

Delacroix encore et toujours, avec un tableau de grandes dimensions (260×325 cm) exposé au Luxembourg, dont Cezanne curieusement ne retient qu’un visage, celui du Garde national abattu dans le coin inférieur droit.

Fig. 274 — La Liberté guidant le peuple (28 juillet 1830), Salon de 1831, RF 129.

Le choix de ce visage est assez surprenant, noyé qu’il est dans l’ombre du coin inférieur gauche du tableau sur lequel il ne ressort que faiblement. Peut-être est-ce là le défi auquel Cezanne a voulu se confronter : faire ressortir le subtil équilibre des ombres d’intensité différente jouant sur le visage du tableau, où seuls apparaissent quelques zones légèrement plus lumineuses, à l’arête des narines, au menton, sur la pommette gauche et sur le cou.

Fig. 275 et 276 — L’homme mort.

De ce point de vue, le modelé obtenu par Cezanne n’est pas fameux, car il accentue beaucoup les contrastes ombre-lumière sur le visage. La ligne de contour de la tête en un épais trait noir continu suffit à faire ressortir la tête sur le fond grisé formé de quelques hachures lâches et peu serrées, accentuées uniquement sous la tempe gauche pour faire un appui plus stable au visage. Ce type de contour un peu caricatural indique clairement qu’on est en présence d’une esquisse sur laquelle Cezanne ne s’est guère attardé. Peut-être voulait-il simplement se remémorer l’expression de ce visage abandonné dans la mort, car elle est bien rendue par ce dessin.

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III — CONCLUSION

Ce tour de piste des copies dessinées met en évidence le fait qu’on est devant un chantier encore largement inexploré, puisque sur la trentaine de dessins considérés comme des copies durant cette décennie, on ne connaît pas l’original de la moitié d’entre elles. Comme Chappuis et Rewald d’ailleurs, on est en droit de soupçonner bien d’autre dessins de cette période d’être des copies, notamment ceux du carnet 3017 dont on a vu la richesse en la matière.

Les conclusions tirées à propos des copies peintes sont largement confirmées par les copies dessinées, dans le refus de rendre la signification anecdotique de l’original, d’en détourner le sens pour éviter toute interprétation facile en relation avec la scène copiée ou avec son thème. Ceci est d’autant plus vrai que très souvent Cezanne choisit de ne copier qu’une toute petite partie de l’original, tel détail dont le choix paraît surprenant, tel élément apparemment très secondaire ou très limité d’une scène globale complexe. Le dessin copié ne doit pas renvoyer à une analyse du fond, du thème ou des personnages, mais uniquement à sa forme et aux défis techniques qu’il a posés à Cezanne. Écho de son aversion pour tout discours littéraire sur la peinture, sur toute prétention de la peinture ou du dessin de se centrer sur la signification de ce qui est représenté.

D’ailleurs les thèmes copiés le sont sans aucun système, pris au hasard des rencontres d’images intéressantes. Le caractère disparate de ses choix fait qu’on y chercherait vainement un reflet des préoccupations psychologiques, culturelles ou sociales de Cezanne. Une seule exception : la mort de Delacroix intervenue en 1863, dont Cezanne a dû être fortement ému, peut expliquer le choix des nombreuses copies faites en relation à son œuvre dans les 3 ou 4 ans qui suivent.

Sur le plan formel, les copies dessinées, en dehors du fait qu’elles sont souvent de meilleure qualité que les autres dessins, comme nous l’avons montré par ailleurs[107]Cf. chapitre I, IV-2., ne se différencient pas particulièrement de sa production graphique globale de cette période : on y retrouve ses recherches un peu tous azimuts à la fois sur la ligne et sur le modelage des volumes sur une surface plane. On peut dire qu’au début des années 1870, au terme de toutes ses expérimentations, il est en possession de tous les éléments de son vocabulaire graphique, et qu’il en maîtrise toute la gamme.

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Vers le chapitreVII

 

Références

Références
1 Lettre du 25 mars 1860.
2 Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, p. 34-36.
3 Cf. François Chédeville, Les dessins de Cezanne- Éléments de stylistique I, II-1.
4 Cf. François Chédeville, Les dessins de Cezanne- Éléments de stylistique  (site internet de la Société Paul Cezanne, en cours de publication). Rappelons que de nombreuses œuvres de ces périodes de jeunesse sont perdues, cf. François Chédeville, L’Œuvre perdu de CezanneCes chiffres peuvent varier à la marge de quelques unités en fonction des arbitrages « aux frontières » dans l’affectation de telle œuvre à l’une ou l’autre des périodes que nous avons définies. Ils n’en sont pas moins significatifs en tant qu’indicateurs sûrs des quantités en jeu.
5 Cf. Cezanne copiste, I.
6 Cf. Cezanne copiste, I, fig. 10. Rappelons que trois copies peintes à partir de tableaux ont déjà été réalisée à Aix avant son arrivée à Paris en avril 1861, dont deux au Musée Granet et une d’après une gravure, cf. chapitre précédent Cezanne copiste, V
7 Il est à Aix presque toute l’année 1862 avant son 2e séjour à Paris à partir de novembre de cette année, et il n’y retourne qu’à l’été 1864 où il séjourne en grande partie à l’Estaque. Le Musée Granet et le Musée du Luxembourg (voir plus loin la copie de La Barque de Dante) sont les seuls où Cezanne s’est finalement livré à la copie peinte de tableaux sur l’original.
8 – Anonyme, Pêches dans un plat, fin du XVIIIe ou début du XIXe siècle, huile sur toile, 37,7 x 45,3 cm, Musée Granet, inv. N° 846-1-5.
– Paul Cezanne, Pêches dans un plat,1862–64, huile sur toile,18 x 24 cm, collection privée, Princeton – FWN 702, R022.
9 Pain et gigot d’agneau (FWN 705-R080) et Le Pain et les œufs (FWN704-R082), si l’on excepte Crâne et bouilloire (non retenu par FWN-R081) daté 1864-1865, nature morte un peu particulière — sur laquelle se trouve par ailleurs la première copie peinte de l’Écorché.
10 En outre, Lancret est, en plein XVIIIe siècle, convaincu des dangers d’une peinture déjà académique et prône avant l’heure la peinture fondée sur l’observation : « Les hommes ne sont point des anges et ne peuvent deviner ce qu’ils n’ont pas toujours sous leurs yeux. Si vous abandonnez trop tôt la nature, vous deviendrez faux et maniéré, au point que lorsque vous voudrez la consulter de nouveau, vous ne la verrez qu’avec des yeux de prévention et ne la rendrez que dans votre manière ordinaire. »
11 Gravée vers 1737, donc du vivant de Lancret, voir Georges Wildenstein, Lancret, Paris, 1924, p. 84, n° 220, fig. 59. Ce tableau faisait pendant au Jeu des quatre coins dont Larmessin a également réalisé une gravure. Le département de la Chalcographie du Louvre possédait un exemplaire de chacune d’entre elles.
12 Ce tableau a appartenu aux collections de Frédéric II de Prusse, puis de Guillaume II au château de Doorn lorsque celui-ci s’y retira après son abdication en 1918.
13 La première reproduit celle du Musée du Louvre 6528 LR  (423×571 mm) : il se peut que Cezanne ait vu cette gravure au département de la Chalcographie du Louvre, mais elle était largement diffusée au XIXe siècle et Cezanne a naturellement pu la voir à Aix. La seconde figure sur le site internet de Catawiki.
14 La première est passées en salle des ventes le 26 juin 2016 chez Mercier et Cie, la seconde est à Worcester, Massachusetts, Art Museum, inv. 1907.87, huile sur toile, 33.3 x 42.5 cm collection de Stephen Salisbury III (1835-1905).
15 Vente Artcurial Tableaux et Dessins anciens et du XIXe  siècle – 31 mars 2016, Lot 123, 65,5×82,5.
16 La première : Galerie Artmediacom, Avignon, 72×97 ; la seconde vente sur Artnet, 73×98 ; La troisième, où la scène est transposée en intérieur, vente Drouot du 5 décembre 2014, 65,5×128, avec son pendant le Jeu des quatre coins. Deux versions de ces compositions sont conservées au musée de Besançon (Cf. Georges Wildenstein, op. cit. n° 253 ; fig. 61).
17 Frenhoher au jeune Poussin et à Pourbus, commentant un tableau de ce dernier : « C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent. (…) vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! » et à propos d’un tableau de son maître : « Il y a de la vie, dit-il. Mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. » in Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu.
18 La bande de droite de 343 x 78 cm (FWN 6-R030), exposée à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en 2017.
19 On l’a rapproché de la baigneuse debout de dos du tableau de Courbet : Les Baigneuses (1853, Musée Fabre, Montpellier). Sans préjuger  de savoir si Cezanne a pu voir ce tableau ou une de ses éventuelles reproductions, je ne retiens pas l’idée que le baigneur de Cezanne en serait la copie : ni le bras gauche, ni la position des jambes ne sont les mêmes. Au mieux on est donc dans le domaine de l’influence, ce qui n’est pas l’objet de cette étude comme je l’ai expliqué dans l’introduction du chapitre 1.
20 Sur le mur de gauche en entrant depuis l’escalier Daru, parmi les peintres français postérieurs au règne de Louis XIV. Aujourd’hui salle Daru, n° 702.
21 Salle 11 du musée des dessins, consacrée aux dessins de David, Gérard, Géricault, Girodet, Granet, Gros, Isabey, Parrocel. Prud’hon, etc.
22 - Vue intérieure du Colisée à Rome, 1804. Acheté par le Louvre en 1806 – Aujourd’hui au Musée Granet.
– Vue du Colisée, du côté de Saint-Jean-de-Latran, INV 26811, Recto, Fonds des dessins et miniatures du Louvre.
– Vue de l’intérieur du Colisée, INV 26810, Recto, Fonds des dessins et miniatures du Louvre.
23 - Marius Reynaud, Intérieur du Colisée, 1813, gravure d’après un dessin de Granet. Quatre exemplaires connus : deux au musée Arbaud et un au musée Granet à Aix, un au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale.
– Personnages sous un passage voûté signé ‘Granet’ mine de plomb, lavis brun 8 x 10.5 cm., Vente Christie’s 4015, 25 mars 2015, lot 72. On voit mal Granet se copier lui-même à partir d’une gravure reproduisant un de ses propres dessins inversé, et se copier si mal, avec la simplification outrancière des gradins du cirque à l’arrière-plan…Il ne peut s’agir que d’un faux ou d’une copie de Reynaud par un auteur qui pourrait, par exemple, être Emperaire.
– Paul Cezanne, Vue du Colisée à Rome, d’après F.-M. Granet, huile sur toile, dimensions inconnues (FWN 18-TA, R027).
24 Notamment La Voûte (FWN 17-R044), Entrée de ferme provençale (FWN15-R046), Paysage avec un passage voûté (R047) et vraisemblablement pour les couleurs Cour de ferme (FWN 4-R025). Pour autant qu’on puisse en juger sur la photographie en noir et blanc, la touche semble plus proche de celle des paysages provençaux de cette époque que de celle des œuvres réalisées à Paris, contrairement à ce qu’avance Gowing (cf. commentaire de R027 dans le catalogue raisonné de Rewald), d’autant qu’à cette époque on ne connaît que trois paysages parisiens (chacun utilisant d’ailleurs une touche très différente des deux autres, cf Le Bac à Bonnières de 1866, Rochers dans la forêt de Fontainebleau  de 1865-68 et La Rue des Saules à Montmartre de 1867-68) contre une cinquantaine de paysages provençaux avant les paysages d’Auvers de 1872.
25 Et peut-être le tout premier portrait peint par Cezanne, dont nous ne connaissons à cette époque que le petit Portrait d’Emile Zola du musée Granet (FWN 394-R078), le Portrait d’homme (FWN 391-R070) et le Portrait d’homme barbu (R071) à la paternité contestable (refusé par Pavel Machotka et FWN). Cezanne pratiquera peu la copie de photographies, contrairement à Delacroix ou Manet.
26 Le bas de la nature morte Bouteille et pêches de 1890 (WN 830 — R679) a été repeint par un Écorché dont il subsiste une partie de la moitié gauche du corps : la toile a manifestement été découpée et l’autre partie n’est actuellement pas connue.
27 FWN 2174-C1086, FWN 2175-C1089, FWN 3012-04b – C1088 et FWN 3018-32b – C1087.
28 FWN 830-R679, FWN 692-R786 et FWN 690-R785.
29 Si l’on excepte les deux aquarelles Étude de monument funéraire (FWN3008-16b—RW064), davantage monument que sculpture, comme son nom l’indique, et Saint Georges, d’après Donatello (FWN2169—RW297), qui est d’ailleurs un dessin comportant quelques très discrètes touches d’aquarelle.
30 Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles – École espagnole, 1969, Veuve Jules Renouard, Libraire-éditeur, Paris.
31 Et pour cause ! mais il importe peu de savoir aujourd’hui qu’en réalité, la toile est de Sebastiano del Piombo, peintre italien au confluent de l’école vénitienne et romaine. Charles Blanc a suivi l’opinion majoritaire des experts de son temps.
32 On peut cependant noter que chez l’immense majorité des peintres, le Christ est tourné vers la droite et se tient sur le seuil de la porte des enfers qu’il vient de briser, mais sans y pénétrer comme chez Sebastiano del Piombo. Généralement aussi, Adam et Eve déjà sauvés se tiennent derrière lui et il tend la main aux patriarches restés en attente du salut.
33 - Sebastiano del Piombo (vers 1485-1587), Le Christ aux limbes, 1516, huile sur toile, 226 x 141 cm, Madrid , Prado.
Le Christ descendant aux limbes, in Charles Blanc, op. cit., p. 7 de la notice sur Juan Fernandez Navarrete.
– Paul Cezanne, Le Christ aux limbes, fresque transférée sur toile, 170×97 cm, musée D’Orsay (FWN 598-R145).
34 Les photos connues de ce pan de mur laissent supposer que ce n’est pas lors de la dépose que le bas de la fresque a été éliminé : il semble bien que Cezanne ait effectivement recadré la gravure sur ce point. On peut se reporter à François Chédeville, Le Christ aux limbes et La Madeleine pénitente, une séparation délicate, 2017, pour une étude de détail de cet accouplement.
35 On a remarqué que la Madeleine du grand salon avait quelque ressemblance avec celle de La Mélancolie de Domenico Feti que Cézanne a pu voir exposée dans la deuxième travée de la Grande Galerie (voir plan). Cependant il ne s’agit pas d’une copie au sens où je l‘ai défini dans mon introduction, compte tenu que seule l’attitude du corps est semblable (encore  que la tête n’ait pas la même inclinaison, ni que la main de la Madeleine de Cezanne ne tienne pas le crâne) alors que les vêtements et l’environnement n’ont rien de commun. On est ici dans le domaine de l’influence, pas de la copie, et au mieux on peut dire que La Mélancolie est une source d’inspiration probable pour la Madeleine de Cezanne.
36 - Anaïs Toudouze, in La Mode Illustrée, 3 juillet 1870, planche n° 29.
– Paul Cezanne, Femmes et fillette dans un intérieur, 1870, huile sur toile, 91×71 cm, Musée Poucktine, Moscou (FWN606-R154).
37 - Anaïs Toudouze, in La Mode illustrée, 31 juillet 1870, planche n° 31.
– Paul Cezanne, La Conversation, 1870-1871, huile sur toile, FWN 607-R152.
38 Dont on voit mal quelle peut être la signification, sinon qu’il ajoute une touche de rouge en écho au serre-tête de la brune, puisqu’il a éliminé les fleurs rouges de la gravure. Ou alors, il illustre une éventuelle conversation patriotique entre les deux hommes évoquant la guerre qui vient d’être déclarée à la Prusse…
39 La notice de Rewald dans son catalogue éclaire assez bien le désarroi des critiques face à cette œuvre ininterprétable.
40 - Anaïs Toudouze in La Mode illustrée, 7 mai 1871.
– Paul Cezanne, La Promenade, 1871, huile sur toile, 56,5×47 cm, collection privée (FWN 608-R153).
41 Ni hortensias, ni roses, ni rhododendrons, à en croire les feuilles qui s’apparentent à des fougères.
42 D’ailleurs, Chappuis, qui est à l’origine de l’identification de Marie sur ce dessin, cite en référence un autre portrait de Marie (fait par quel artiste ? en peinture ou en dessin ?) exposé en 1853 dans la galerie de Lucien Blanc à Aix (n° 21), mais sans en donner de reproduction, si bien qu’on ne peut se faire une opinion sur la question de savoir s’il s’agit bien de Marie. Quant aux similitudes du visage entre ce portrait au crayon de 1862-1865 et la Jeune fille en méditation (FWN566-R010) de 1860, elle aussi soupçonnée d’être Marie Cezanne, seule la tradition l’étaie et un écart de plus de deux ans entre ces deux œuvres peut faire douter qu’il s’agisse là d’autre chose que d’une coïncidence.
43 Ne pas accepter de telles limites et imaginer que Cezanne pouvait fort bien s’en affranchir, ce serait ouvrir la porte au « tout est dans tout, et réciproquement ». Le délire interprétatif se reconnaît à ce qu’il ne se fixe aucune limite.
44 Ce qui représentait 10 à 20 % des œuvres acquises. De 149 œuvres exposées en 1849, on passera à 240 en 1875. « Les peintures, sculptures ou dessins qui seront désormais admis au Luxembourg ne pourront faire partie des galeries du Louvre que cinq ans après la mort de leurs auteurs » Émilien de Nieuwerkerke, cité dans cat. d’exp, Le Musée du Luxembourg en 1874, sous la direction de Geneviève Lacambre.
45 Gravures de Célestin Nanteuil en 1849, de Henriet en 1863 dans L’Artiste, de Blanpain en 1867 dans la galerie Napoléon, de Barbotin, de Carred dans L’Art… Celle de Cezanne est vraisemblablement la gravure parue dans L’Illustration, 23 juin 1855, n° 643, vol. XXV.
46 Gasquet, op. cit. p. 104.
47 16 copies peintes en dix ans avant le départ à Auvers, soit une moyenne de 1,6 par an.  26 copies peintes en trente ans depuis la période d’Auvers jusqu’en 1904, à partir de supports divers : 3 tableaux, 1 pastel et 1 aquarelle ; 9 gravures et 5 photos, outre les 7 copies peintes de L’Amour en plâtre et de L’Écorché., soit une moyenne de 0,8 par an : proportionnellement deux fois moins que pendant les dix premières années.
48 Ou ces copies dessinées sont perdues :  Il faut dire que la moisson en dessins de la période 1861-juin 1865 est étonnamment maigre : 125 dessins, à comparer aux 407 dessins antérieurs à 1861 (grâce aux deux carnets de jeunesse conservés) et aux 493 dessins de la période mi-1865—fin 1872. A proportions égales il semble donc normal qu’on ne trouve que très peu de copies durant cette période.
49 Certains originaux des dessins considérés sans preuve comme des copies par Venturi, Chappuis ou Rewald ont en effet pu être identifiés depuis la parution de leurs catalogues raisonnés, ce qui nous permet d’espérer de nouvelles découvertes.
Nous nous réservons cependant la possibilité à la fin de cette étude de consacrer un chapitre à tous ces dessins qu’on soupçonne d’être des copies.
50 Les dessins connus de ce carnet datent plutôt de la fin des années 1860 et du début des années 1870. La date proposée par Chappuis pourrait être retardée, si l’on compare la technique de ce dessin avec les autres dessins de la décennie.
51 - Paul Cezanne, Cavalier vu de dos, 1863-1865, dessins sur carnet, 10,3×17 cm, localisation inconnue (FWN 3001-01a-TA — C0089).
–  Léonard de Vinci, dessin préparatoire pour La Bataille d’Anghiari, 1503-1505  (©the Trustees of the British Museum).
– Léonard de Vinci ou Giovanni Francesco Rustici, Tavola Doria, 1503-1505, copie de la scène centrale de « La Bataille d’Anghiari »,  La Lutte pour l’étendard, peinture sur panneau de peuplier, Les Offices, Florence.
52 - Cavalier, étude d’après la Bataille d’Anghiari, XVIe siècle (?), encre brune, pinceau, rehauts de blanc, lavis d’encre de Chine, papier teinté d’orange saumoné, plume, 24,5×23,5 cm, INV 2559.
– Rubens, La Bataille d’Anghiari d’après Léonard de Vinci, La Lutte pour l’étendard, 1603, dessin à la pierre noire, plume, encre brune et rehaut de blanc, la bataille d’Anghiari d’après Léonard de Vinci 1603, dessin à la pierre noire, plume, encre brune et rehaut de blanc, Musée du Louvre,- 1603 INV20271 45,3×63,6 cm, INV 20271.
53 Curieusement, la position symétrique vers la droite est très courante, cf. par exemple de Géricault le célèbre Officier de chasseurs à cheval de la Garde impériale, chargeant, 1812, au Louvre (INV. 4885 MN50).
54 - Anthony van Dyck, Un Cavalier, 1630, huile sur bois,25,7×22,5 cm, MET.
– Alexandre-Gabriel Decamps, Cavaliers turcs (détail), 1839, huile sur toile, 32×38 cm, Musée Condé, Chantilly.
– Chassériau, Bataille de cavaliers arabes autour d’un étendard (détail), 1854 54 x 64 cm Dallas Museum of Art.
– Eugène Fromentin, La chasse au héron (détail), 1865, huile sur toile, Musée Condé, Chantilly.
55 Le Cavalier turc au coup de feu de 1821 signalé par Robaut (n° 46) est paru  sous le n°79 à la vente posthume des 17-19 février 1864 à l’Hôtel Drouot — durant laquelle Chocquet acheta quelques œuvres : Étude de Marocain, ébauche (Robaut n°1882), Chrysanthèmes, feuillages et fleurs (Robaut 1823,1824,1825), Ruines de l’abbaye de Valmont (Robaut n° 1809), Mers-el-Kébit, côte d’Afrique (Robaut n°1635), Ovide chez les Scythes, esquisse (Robaut n° 1375), Un bouquet de fleurs dans un vase (Robaut n° 1040), Duo de piano et violon (Robaut n° 681).  Cezanne, qui ne fera la connaissance de Chocquet que dix ans plus tard, a très bien pu assister à cette vente, où il aurait donc pu examiner Le Cavalier turc, dont on a perdu la trace.
56 Voir François Chédeville, Éléments de stylistique I, fig. 12.
57 Lire par exemple le très bel article d’Arsène Houssaye dans L’Artiste, 1863, II, pp. 89-95, que Cezanne a pu lire et méditer, y trouvant par exemple la formule célèbre : « La ligne n’existe pas ». Ou encore les magnifiques et très émouvants hommages rendus par Théophile Gautier, Charles Blanc, Paul de Saint Victor, Théophile Sylvestre ou Henri de la Madelène.
58 Henri de la Madelène en tirera un livre d’hommage : Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des italiens, où il reprend notamment un article paru le 1erseptembre 1864 dans la Nouvelle Revue de Paris. Quant à Alexandre Dumas, il y fera le 10 décembre 1864 une Causerie sur Eugène Delacroix et ses œuvres pleine d’intelligence et de tendresse pour son ami disparu. Si Cezanne a lu ces textes, nul doute qu’ils lui soient allés droit au cœur.
59 « M. Fantin-Latour peignit cette composition peu de temps après la mort de Delacroix. C’est un groupe d’admirateurs: les trois peintres Louis Cordier, Alphonse Legros et Whistler, l’humoriste Champfleury, le peintre Edouard Manet, l’aquafortiste Bracquemond, l’animalier de Balleroy, le poète Charles Baudelaire, le critique Edmond Duranty, tous réunis devant le portrait du maître, peint en ton de camaïeu, assez semblable à celui de la photographie qui a servi de modèle. N omettons pas de citer enfin l’auteur de la toile, le portraitiste délicat, Fantin-Latour, qui apparaît à gauche en manches de chemise. » N° 41 du catalogue Robaut
60 - Portrait de Delacroix et études diverses, 1864-68, FWN 3017-13a — C0156a.
Portrait de Delacroix, 1864-1866, FWN 3017-12a — C0155.
61 Sara Lichtenstein, An Unpublished Portrait of Delacroix, and Some Figure Sketches, by Cezanne, Master Drawings, Vol. 4, N° 1, Spring, 1966.
62 Il n’y a aucune raison de penser comme Sara Lichtenstein que ces deux portraits n’aient pas été tirés lors d’une même séance de pose – la dernière photo, qui reprend celle du milieu avec un visage davantage orienté vers le photographe, appartient au musée d’Orsay, qui prudemment la date entre 1857 et 1863.
63 - photo de Carjat, Légé et Bergeron, 1857-1860.
– une des nombreuses gravures tirées de cette photo par A. Gusmand.
64 - Achille Sirouy, Portrait de Delacroix, d’après une photographie de Carjat (détail), un exemplaire au Musée national Eugène Delacroix.
– Pierre Petit, cliché vers 1860, publié sous forme de carte de visite.
65 Henry de la Madelène, Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des italiens, Paris, 1864.
66 Cité par Robaut, L’Œuvre complet de Eugène Delacroix, n° 68.
67 Il faut attendre la fin de la décennie pour pouvoir lui comparer FWN 3017-28b — C0233 ou FWN 1705-C0230, et dans une moindre mesure FWN 1704 — C0229, plus classique, et FWN 1706 — C231 jouant avantage sur le clair-obscur, de même que FWN 1707 — C0157.
68 Placé dans la première travée de la grande galerie, au-dessus des Disciples d’Emmaüs de Véronèse et en face du Saint Jean de Léonard de Vinci : impossible de le manquer !
69 Cf. Cezanne copiste, II, I-2.
70 Par exemple dans le même carnet de dessin et de sujets très différents : Moïse, FWN 3014-52b—C0001d, Le Jugement de Salomon (FWN3014-52a—C0002),  Hommes attablés, FWN 3014-53a— C0015a, les multiples visages de FWN 3014-10b—C0020, etc.
71 Il est intéressant de noter qu’on trouve dans le même carnet de dessin un personnage assis mais vu de dos dont tout le corps est également traité à la plume par des hachures identiques, mais ici ce sont des hachures continues tracées d’un seul trait de plume, le passage de l’une à l’autre se faisant par une boucle (Trois Orientaux,FWN 3004-x2a—C0263), et le modelé étant obtenu par le resserrement des hachures dans le bas du dos, avec les réserves du bras et de la cuisse par contraste. Cette solution d’une figure totalement recouverte de la tête au bas du dos de hachures « à bouclettes » est également originale chez Cezanne.
72 - Delacroix, L’Enlèvement de Rébecca, 1846, Metropolitan Museum of Art, NY.
– Anonyme, « L’Enlèvement de Rébecca », L’Illustration, tome VII, p. 204, 30 mai 1846.
– Edmond Hédouin, « Rébecca enlevée par le Templier », L’Artiste, 4e série, tome 10 (3 octobre 1847), p.224.
73 Ainsi nommé par Delacroix lui-même dans le commentaire de son tableau pour le Salon.
74 - Delacroix, Study of a Left Arm and Hand, Accession Number 2001.524.3, MET NY.
– Cezanne, Page d’études, 1864-67, FWN 3017-06a — C0117c.
– cf. aussi Delacroix, étude pour La Chasse au lion (détail), Bayonne, Musée Bonnat-Helieu.
Noter que le Louvre n’achètera l’autre version peinte du tableau qu’en 1902 (RF1392) et une feuille de dessin de Delacroix sur le même thème qu’en 1907 à la vente Robaut (RF 3704 et 3705) : Cezanne n’a pu les voir.
75 Cf. Fig. 100 et H. de la Madelène. Eugène Delacroix à l’exposition du Boulevard des Italiens. Paris, 1864. La gravure de Hédouin y est reprise p. 14.
76 Contrairement à la possibilité que suggère Chappuis.
77 Cezanne a cependant pu le voir à la galerie Durand-Ruel qui l’a acquis le 21 mars 1873 et le conserve jusqu’en 1878-1879. Il repasse en vente à Drouot début avril 1889, mais Cezanne est à Aix à ce moment-là. Une dernière vente publique à Paris en mai 1892 lui a peut-être donné l’occasion de le voir à nouveau.
78 Une autre gravure célèbre est celle d’Emile Thomas d’après un dessin d’Emile Duvivier, publiée le 16 mai 1874 dans Le Monde illustré, trop tardive donc pour avoir pu servir de modèle à Cezanne.
79 La page du carnet de Cezanne est répertoriée FWN 3017-11a – C0141. Les trois éléments copiés de La Mort de Sardanapale sont référencés C0141a, b et d.
80 On trouve deux variantes relativement proches en peinture quand il se représente lui-même dans Pastorale (FWN 609—R166) et, dans L’Enlèvement de 1867 (FWN 590-R121), la petite baigneuse de droite, qui fait écho à la baigneuse appuyée sur son coude FWN 3017-30b—C0199a (dans le même carnet de dessin que la copie de Sardanapale) ; mais toutes deux ont le tronc davantage redressé et en torsion plus accentuée, si bien que leur bras gauche leur sert également d’appui sur le sol, ce qui les différencie nettement de la position de Sardanapale. Chappuis signale que L. Gowing, Th. Reff et W. V. Andersen on d’ailleurs fait le rapprochement entre cette dernière position et celle de la Nymphe  dans Echo et Narcisse de Poussin. On peut enfin observer une autre variante avec le bras gauche appuyé le long du corps dans FWN 3007-38a—RW121.
81 Il faut relire les pages pleines d’humour consacrées par Chappuis aux interprétations psychanalytiques, pp. 41-43 de l’introduction de son catalogue, et note 35 : « … considérant uniquement la situation méthodologique de ces interprétations, j’y découvre beaucoup d’analogies avec les méthodes astrologiques ».
82 - Bastiano da Sangallo (1481–1551) La Bataille de Cascina d’après Michel-Ange, vers 1542, huile sur carton,77 x 130 cm, Holkham Hall, Norfolk.
– Lucas van Leyden, Mahomet et le moine Sergius, 1508, burin, 28,8×21,4cm, Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris (Bartsch 126).
– Marcantonio Raimondi, Les Grimpeurs, d’après Michel-Ange et Lucas van Leyden, 1510, gravure, 28,4×22,4 cm (Bartsch 487).
83 D’après Michel-Ange : Figure d’homme, ou Soldat au bain, encre sur papier vergé, 6×10,6 cm, Kunstmuseum Basel – FWN 2096—C0087.
84 Par exemple C0445c, FWN 3008-42a-TA—C0654b, FWN 3007-48b—C0954.
85 Lettre de Delacroix à Varcollier, 5 avril 1843.
86 Elle est accrochée au sortir du Salon carré à gauche dans la première travée de la grande galerie, au-dessus de portraits de Raphaël et de La Vierge aux balances de Léonard de Vinci, et à côté de L’Homme au gant de Titien : un tel compagnonnage rend impossible qu’elle passe inaperçue !
87 - Rosso Fiorentino, Le Christ mort, 1537/40, huile sur panneau de bois, transposée sur toile en 1802, 127x163cm, Musée du Louvre, Paris (INV 594 ; MR 463).
– Eugène Delacroix, Déposition, 1844, peinture murale à la cire, 295x425cm, chapelle de la Vierge de l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris (Robaut 768).
88 - Alexandre Pothey (1820–1897), La Pietà, « L’Illustration », 29/08/1863, gravure sur bois, 36,1×51,9. C’est le dernier dessin sur bois de Delacroix, gravé deux mois après sa mort. Il s’agit du premier état du projet.
– Hédouin, Pietà, gravure à l’eau-forte, 1854, 14,5×20,2 cm, L’Artiste, S4 T3, p. 97.
89 Rappelons que ces pages de dessin sont issues du carnet FWN 3017- Cj4, qui comporte 72 pages et 276 dessins, dont 36 (sur 7 pages) sont des copies certaines d’œuvres du Louvre. On pourrait donc imaginer que Cezanne a pu trouver les modèles non identifiés de ces quatre pages avec leurs 31 dessins dans un des musées de peinture, de dessin ou de gravure du Louvre : une piste à explorer.
90 Cf. François Chédeville, Le vocabulaire graphique de Cezanne.
91 si bien qu’en dehors de ce carnet particulier (cf. FWN 3017-05b-TA, FWN 3017-08a—C0135, FWN 3017-13a—C0156, FWN 3017-17b—C0136, FWN 3017-20a—C0175, FWN 3017-21a—C0176 principalement, tous des environs de 1866-1869) il ne réitèrera pas par la suite des pages aussi surchargées et confuses, une fois leur valeur pédagogique acquise. Trop anti-Poussin tout de même en termes de clarté…
92 es deux premiers dessins sont de Léonard de Vinci. Les dessins de Delacroix ont figuré pour la plupart dans la vente posthume de 1864 qui en a dispersé plus d’une centaine, où Cezanne a pu les consulter. Même en peinture, Delacroix a pu montrer à Cezanne combien la dissolution des contours pouvait avoir de force évocatoire., comme le montre la dernière image.
93 Sara Lichtenstein, op. cit.
94 La première image est celle du médaillon en cire sur ardoise de 1887 ayant servi de maquette pour l’émission de la première pièce. Elle est au musée d’Orsay, RF 4374.
95 Il semblerait plus convaincant de rechercher une influence de la mère éplorée de Poussin sur la femme agenouillée de la Déposition de Delacroix examinée plus haut.
96 Il n’y a guère que le crocodile du n° 1281 de Robaut qui est ressemblant, quoique inversé…
97 Chez Rembrandt, le même thème s’appelle Le Christ revenant du temple avec ses parents.
98 - Delacroix, Odalisque, 1830, 32,5×44, Salon de 1847 (Robaut 942).
– Charles A. Deback(1804-1850 Paris), L’Odalisque, 1852, lithographie d’après Delacroix.
99 Cf. François Chédeville, Le Vocabulaire graphique de Cezanne
100 Dans FWN 2246-TA — C0418k, pour autant qu’on puisse distinguer le dessin surchargé de scènes plus récentes.
101 - Anonyme, d’après Zampieri, La Chasse de Diane, huile sur toile, 232 x 318 cm, MBA Lyon.
– Giovanni Francesco Venturini (1650-1710), gravure sur cuivre d’après Zampieri, 1667-1684, 34,5×45,5 cm, avec explication allégorique. Visible notamment sur gallica.bnf.fr.
– Anonyme, héliogravure en 12×17,7 cm (feuille 19×25), coll. privée.
102 Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles – École espagnole, p. 177.
103 A moins qu’il ait vu ou possédé une des lithographies du tableau, par exemple celle d’Isidore Taylor diffusée au début des  années 1830 et reproduite ci-dessus.
104 Fragments de FWN1091 et FWN2310 reconstruits et identifiés par Fabienne Ruppen.
105 - Louis Jean-François Lagrenée, Cléopâtre expirante, huile sur toile 1755, 104.6 X 137.8 cm, MBA Pau.
– Pierre-François Basan, Cléopâtre expirante d’après jean-François Lagrenée, eau-forte, BNF.
– Cezanne, La Mort de Cléopâtre, 1868-1870 (FWN 1821— C0196).
106 Mode dont on retrouve peu de traces chez Cezanne, sous forme de quelques rares dessins (9 dessins dans le carnet 3014, 2 dans le carnet 3004, FWN 2242 — C0264b) et du tableau FWN 577 — R020.
107 Cf. chapitre I, IV-2.