Échos photographiques à l’œuvre de Cézanne

Jean Arrouye

Originellement publié dans Cézanne, d’un siècle à l’autre, Marseille, éditions Parenthèses, 2006.

 

On n’est pas artiste au pays de Cézanne sans courir quelque risque de contamination esthétique ou sémantique de son œuvre par celle du peintre aixois, surtout si, photographe, on fait passer un jour la montagne Sainte-Victoire par son objectif.

Non pas que cette montagne soit dans tous ses aspects chargée de réminiscences cézanniennes, ni que la photographie puisse parvenir à représenter la montagne telle que Cézanne l’a figurée, vraisemblable mais bien plus élevée sur l’horizon que ce qu’elle peut le paraître en photographie, ou irréellement réinventée par l’articulation de « plans représentés par des sensations colorantes » (lettre à Émile Bernard, 22 octobre 1904).

Mais il est des associations qui paraissent caractéristiques de l’imaginaire cézannien, et les retrouver dans une création d’un autre artiste, même si cela ne résulte pas d’une intention préméditée, a pour effet,  chez ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Cézanne, de convoquer le souvenir de celle-ci.

Pierre- Jean Amar, Liliane à la Sainte -Victoire,1983

Ainsi en va-t-il du Nu à la Sainte-Victoire de Pierre-Jean Amar. C’est une image très attentivement composée. Au premier plan, dans l’ombre, un corps féminin nu est étendu devant une fenêtre ouverte, ses courbes ourlées de lumière ; à l’horizon du paysage découvert par la fenêtre la montagne Sainte-Victoire dresse son triangle. L’exhaussement de la montagne se situe au droit de la rondeur des fesses du nu : contrepoint. Dans la zone intermédiaire, les éléments constitutifs du paysage se répondent aussi en contrepoint : deux zones gris clair, groupes d’immeubles, et deux masses sombres, frondaisons d’arbres.

Bethsabée, 1885-1890
Musée Granet, Aix-en-Provence
R591, FWN662

Or Cézanne peignit, entre 1885 et 1890, un petit tableau représentant Bethsabée, telle que la découvre le roi David (qu’on ne voit pas sur le tableau qui ne montre que ce qui se présente à son regard), où la future reine est allongée sous un arbre sur la rive du cours d’eau où elle s’est baignée, tandis que sur la droite une montagne ferme le paysage. Fantaisie du peintre, ou façon de signifier que pour celui qui découvre la beauté du corps de Bethsabée (David, mais aussi bien le spectateur) l’univers entier en est changé et s’érotise dans son apparence, la ligne de crête de la montagne découpée sur le ciel reprend en contrepoints les inflexions du corps de Bethsabée, oblique de la jambe, exhaussement du genou, rondeur de la hanche, creux de la taille, rehaut de l’épaule, inclinaison de la tête.

Nicolas Poussin
Le Triomphe de Flore
Musée du Louvre, Paris

Il n’est pas si fréquent qu’ainsi, dans une image, corps féminin et massif montagneux se répondent plastiquement. C’est pour cela que la photographie de Pierre-Jean Amar se met à consonner avec cette œuvre de Paul Cézanne, et acquiert par là un surcroît de sens. Elle semble prendre à son compte la résolution dont, aux dires de Joachim Gasquet, dans son livre Paul Cézanne publié en 1921, faisait preuve le peintre admirateur de Nicolas Poussin, déclarant : « Je voudrais, comme dans Le Triomphe de Flore, marier des courbes de femmes à des épaules de collines », ce qu’il fait dans Bethsabée, et qui n’est qu’une formulation particulière de la théorie classique du decorum qui veut que la nature serve de faire-valoir à la présence humaine ou fasse écho aux passions que vivent les personnages représentés.

Mais on peut aussi considérer que le photographe n’exploite qu’un contrepoint uniquement formel et plutôt approximatif (fesses rebondies et sommet aplati), et donc vraisemblablement ironique, alors que l’œuvre de Cézanne établit entre la baigneuse et la montagne une relation multiple, insistante, métaphorique et lyrique.

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Dans une autre œuvre, Pierre-Jean Amar retrouve encore une dimension, formelle et sémantique cette fois, que Cézanne exploita.

Pierre-Jean Amar, La parade amoureuse, 1981

C’est une photographie prise un jour de brume, en hiver, qui isole deux arbres et établit entre eux une relation narrative et métaphorique. Le plus proche de ces arbres, au tronc galbé, puis plus haut gonflé de deux rondeurs insolites, se divise en deux branches qui s’élancent verticalement mais que la limite de l’image coupe bientôt, de sorte que sa silhouette évoque celle d’une svelte femme qui se tiendrait droite, les bras levés. En face un autre arbre est vu en entier : à partir d’un tronc trapu de nombreuses branches partent dans toutes les directions ; il semble s’ébrouer, parader, se gonfler de désir devant l’autre qui se dresse devant lui, exposant ses appâts. Les plus longues de ses branches se tendent vers le tronc féminisé que l’une paraît caresser.

Les Grands Arbres, 1902-1904
79 x 63.5 cm
Édimbourg, National Gallery of Scottland
R904-FWN343

Cette tension formelle et cette suggestion érotique se retrouvent dans les Grands arbres, de 1902-04, de Cézanne où l’on voit également deux arbres dont celui de gauche s’incline vers son voisin et allonge vers lui deux branches qui sont comme des bras sinueux tandis que celui de droite qui, à la différence de l’arbre de Pierre-Jean Amar, ne s’érige pas en figure tentatrice, se penche en arrière, comme effarouché par cette manifestation trop vive d’affection, et semble repousser de ses deux branches maîtresses raidies l’insinuante approche de son voisin. Même si chez Cézanne aucun des arbres n’est, comme dans la photographie de Pierre-Jean Amar, marqué de caractères qui le sexualisent par similitude anthropomorphe, l’opposition — ou plutôt la complémentarité — masculin / féminin est assurée par l’opposition fût vertical / tronc incliné, port élancé / ample frondaison, ramification clairsemée / feuillage fourni qui se déploie comme une chevelure défaite. Chez Pierre-Jean Amar l’arbre féminin isolé reste apparemment impassible sous le contact léger de la branche qui l’atteint ; mais son écorce frissonne. Chez Cézanne l’arbre désiré se refuse au premier abord, mais, dans l’écartement de ses deux branches qui repoussent l’approche de son voisin intrusif, les feuillages des deux arbres se confondent en diaprures de couleurs intimement mêlées.

 

Trois baigneuses, 1876-1877 ou plus tôt
New York, collection Elliott K. Wolk
R358-FWN919

Trois baigneuses, 1879-1880
Paris, Musée du Petit Palais
R360-FWN923

R366 Cinq baigneuses, 1877-1878
Collection particulière, Japon
R366-FWN941

Cet élan érotique d’un arbre vers un autre est un motif récurrent de l’œuvre de Cézanne. On le trouve aussi bien dans les Trois baigneuses, de 1876-77 (R358-FWN919) que dans les Trois baigneuses, de 1879-1880 (R360-FWN923), ou dans les Cinq Baigneuses de 1877-78 (R366-FWN941). Dans chacune de ces œuvres, les arbres situés de part et d’autre du groupe de baigneuses semblent vouloir s’accorder. Dans le premier de ces trois tableaux, c’est l’arbre de gauche qui, étendant en une ample inflexion une longue branche, semble prendre l’initiative ; l’arbre de droite s’incline un peu vers lui et tend, plus timidement, une de ses branches à la rencontre de celle du premier. Chacune de ces branches d’ailleurs se ramifie secondairement, et les deux rameaux aussi se réunissent au-dessous de la rencontre des branches principales dans une effusion générale de vert et de jaune complexement associés. Dans les deux autres tableaux c’est l’arbre de droite qui se penche résolument vers l’arbre de gauche qui s’incline plus modérément vers son ou sa partenaire. Dans ces deux œuvres les arbres sont sensiblement dissemblables. Dans le tableau du Petit Palais l’arbre de droite au tronc ocre brun est un pin, semble-t-il ; celui de gauche au tronc blanc pourrait être un peuplier ou un bouleau ; peu importe l’identification réaliste de l’espèce car évidemment compte bien davantage la reprise de la convention classique qui veut que le masculin soit bronzé et le féminin pâle. Dans le tableau qui est au Japon à droite est un feuillu à frondaison clairsemée, à gauche un résineux au dense et sombre feuillage, de sorte que l’opposition métaphorique est maintenue. Cézanne semble ainsi faire des gammes, variant les apparences et interchangeant les rôles des deux actants de ce jeu métaphorique où la sensualité qui est retirée à celles qui pourraient plus vraisemblablement en être les dépositaires, les baigneuses (mais Cezanne n’est pas un peintre d’histoire), est  reportée sur leur environnement.

Baigneuses devant une tente, 1883-1885 ou plus tôt
Stuttgart, Staatsgalerie
R553- FWN944

Cependant, un temps, cette compensation aussi est retournée. Dans les Baigneuses devant une tente, de 1883-85 (R553- FWN944), l’arbre à gauche, des branches duquel pend la tente devant laquelle se tient debout une baigneuse qui se distingue par sa vénusté, incline ses branches, qui semblent expressivement s’agiter à leurs extrémités feuillues, en direction d’arbres qui sont hors de portée, car poussant haut sur la rive opposée du cours d’eau dans lequel les baigneuses s’aventurent. Ainsi quand les baigneuses cessent d’être principalement des êtres picturaux équilibrant leurs formes placides sur le fond vibrant de la végétation indiquée par le tracé de touches nerveuses pour redevenir des êtres individuellement admirables et désirables et qu’elles s’adonnent réellement au plaisir sensuel de la baignade, les arbres cessent de se « faire l’amour », comme on disait au temps de Poussin.

 

Puis, après la mise en exergue du jeu de l’amour et du hasard dans Les Grands arbres où la dramatisation métaphorique de la séduction — approche, résistance, abandon, unisson — sous-tend toute l’organisation graphique et chromatique du tableau, on revoit les arbres s’accorder dans des tableaux de baigneuses. Mais leur accord semble désormais épuré de la dimension métaphorique érotique si souvent présente précédemment pour n’être plus qu’accord eurythmique ou constructif.

Baigneuses, 1899-1904
Chicago, Art Museum
R859-FWN976

Les Grandes Baigneuses, 1906
Philadelphie, Museum of Art
R857 – FWN981

Dans les Baigneuses, de 1899-1904 (R859-FWN976), les arbres aux troncs inclinés tendent encore des branches à la rencontre l’un de l’autre mais surtout ils charpentent dynamiquement du tracé sombre de leurs troncs parallèles l’étendue bleutée du tableau. Dans Les Grandes Baigneuses de 1906 (R857 – FWN981) les arbres penchés symétriquement les uns vers les autres découpent dans le rectangle du tableau un triangle presque équilatéral, qui contient les groupes de baigneuses, dont les plus extérieures s’inclinent pour s’accorder à l’oblique des troncs. La sensualité qui s’attache à la représentation du corps féminin est modérée du fait que les corps sont ainsi assujettis à un cadre quasiment conceptuel ; l’inclination réciproque des arbres ne peut plus être perçue comme figure du désir amoureux puisqu’il y a des arbres nombreux, tous de même apparence, qu’ils sont géométrisés et qu’il n’y a pas de contact visible entre eux, celui, imaginable, étant rejeté hors cadre et concevable seulement comme achèvement de la forme abstractisante du triangle régulateur du tableau.

Ainsi, au terme de ses variations sur le thème de ce qu’il ne faudrait pas appeler Baigneuses mais plutôt Nus entre des arbres, Cézanne en vient à dépouiller les arbres de l’érotisme dont il les avait chargés des années durant et peut-être même à en faire des instruments de désérotisation de son sujet. On saisit à cette aune que l’un des ressorts de la création picturale de Cézanne est la volonté de parvenir à une peinture qui ne soit ni narrative ni symbolique, libérée des tentations expressionnistes et sentimentales. L’arbre lui est d’abord un moyen de déplacer ou de détourner la charge de sensualité liée au nu féminin, puis, à mesure qu’il progresse dans cette façon de peindre où dessin et couleur ne sont plus distincts (dont Léo Larguier nous dit qu’il la revendiquait) et où figure et nature sont intimement associés (ce qu’il souhaitait, ainsi que le rapporte Joachim Gasquet), l’arbre devient un instrument d’harmonisation et d’appropriation les unes aux autres des composantes de ses tableaux.

Dans cet éventail des fonctions remplies par l’arbre, la photographie de Pierre-Jean Amar se situe au pôle opposé, celui de la dramatisation et de la métaphorisation, de celui occupé par le dernier tableau de Cézanne, qui est au pôle de ce qu’on pourrait peut-être appeler neutralisation expressive et homogénéisation esthétique. Elle permet d’apprécier différentiellement la tenace recherche de Cézanne d’une peinture qui ne fasse pas histoire. A l’inverse la connaissance des tableaux où Cézanne invente à plaisir des relations entre arbres contribue à mieux faire apprécier l’inventivité du photographe qui, par les seuls moyens du choix de l’angle de prise de vue et de délimitation du cadrage, fait reconnaître dans son image une histoire que la réalité ne comportait pas.