Un chef-d’œuvre de Paul Cezanne au Japon[1]Dans cette article l’auteur utilise l’expression « Cezanne » au lieu de « Cézanne » selon la règle de la société Paul Cezanne.

Haruo ASANO[2]L’ébauche de cet article a été lue par mes amis, Evelyne et Gérard Duvoid, qui ont donné à son auteur des conseils quant à l’expression et le discernement des nuances. L’auteur leurs exprime sa gratitude sincère.

Historien de l’art, Ancien-professeur à l’Université des arts d’Okinawa

 

Mots clés : Cezanne, la Montagne Sainte-Victoire, le Château Noir, John Rewald, le photomontage.

  1. Introduction

Récemment j’ai longuement admiré le tableau de Paul Cezanne (1839-1906) La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir(Figure 1; FWN 362) exposé au musée Artizon à Tokyo. C’est un tableau non seulement un des derniers de sa vie, mais encore une œuvre peinte à la fin de la série des tableaux de Château Noir. Permettez-moi de vous écrire mon sentiment rempli de stupeur devant ce chef d’œuvre. J’étais certainement dans un état subjectif. Cependant une œuvre d’art possède une existence double : subjective et objective[3]L’idée de subjectivité est une base de ma pensée, suivant en cela Emmanuel Kant qui a pensé qu’il y a une subjectivité dans nos idées sur le temps et l’espace, sans quoi nous ne pourrions pas voir des tableaux. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, puf, Paris, 2012.. J’aimerais écrire sur cette double réalité. L’espace en particulier n’est pas physique, n’est pas uniquement objectif bien entendu, mais l’espace subjectif apparait dans notre âme. Ces deux faces, subjective et objective, sont aussi importantes pour saisir notre existence dans le monde et ressentir l’art.

Figure 1. Paul Cezanne, La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir, 1904-06. Huile sur toile (FWN 362) 65.6 x 81 cm, Artizon Museum, Tokyo, Japan

Que s’est-il passé pendant cette demi-heure ?  Au début le tableau m’est apparu presque plat. La profondeur n’était pas évidente, plutôt vague. En m’approchant de la toile j’ai aperçu les touches de l’artiste, tantôt colorées denses et larges, tantôt légères et minces. Je sentais des frémissements humains, je pouvais ressentir le souffle de la brise et ces images éclatantes m’ont ouvert à la sensation d’un espace léger. La surface du tableau était toujours plate comme une toile de Matisse. J’ai visualisé alors chacune des touches de couleurs, blanches, vertes, jaunes, marron[4]La pluralité des couleurs est une des particularités de Cezanne. Émile Bernard indique 18 couleurs utilisées par Cezanne en 1907. Cependant dans ce tableau (FWN 362), Cezanne a utilisé beaucoup de couleurs mélangés pour créer des nuances. Il est une caractéristique surtout à la fin de sa vie. Voir Émile Bernard, « Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres inédites », Mercure de France, 16 oct. 1907, p.613.… En m’éloignant un peu de la toile j’ai ressenti un certain éloignement de la montagne en remarquant son écart. Je sentais l’air entre elle et moi. Plus je m’éloignais et plus la profondeur de la nature devenait nette, puis l’espace apparaissait dans le tableau[5]Cette caractéristique que j’aimerais saisir par un autre point de vue sur la profondeur de l’espace : selon Kurt Badt, la même chose à la dernière période de sa vie est traitée comme la dualité de distance du sujet qui se trouve en face et en même temps au loin. Voir Kurt Badt, The Art of Cézanne, Berkerley and Los Angeles, 1965, p. 163..

Cet espace s’est répandu en moi grâce à une fusion des couleurs. Ce changement était harmonieux et agréable. Ce n’était pas de la confusion puisqu’en m’approchant du tableau chaque couleur devenait plus claire et distincte et, a contrario, la profondeur s’estompait. Le tableau changeait de visage, d’apparence, en fonction de la distance entre lui et moi. Une fusion des touches différentes selon la distance. Les différences entre les couleurs étaient si délicates qu’il n’était pas facile de les sentir au début. Nous n’entendons pas très bien des voix faibles au début, mais en tendant l’oreille les différentes sonorités nous apparaissent, mais il faut tendre l’oreille ! L’espace cézanien est une naissance nouvelle de l’harmonie des couleurs. Tout est coloré[6]Lionello Venturi a écrit concernant ce tableau, « une interprétation nouvelle de la montagne », et l’auteur voudrait écrire sur cette nouveauté à sa façon. Voir Lionello Venturi, Cézanne, Son Art-son Œuvre, Paris, I, Paul Rosenberg Éditeur, 1936, p. 64..

Si cette supposition est correcte, nous pouvons imaginer la pensée de Cezanne et sa communication avec la nature. L’art n’est pas une simple copie. Il est né de l’harmonie de plusieurs couleurs. La logique de la peinture naît de la nature, mais en même temps, dans le cerveau de l’artiste.

  1. La Montagne Sainte-Victoire

Cezanne a été un peintre de la Montagne Sainte-Victoire, mais il n’était pas le premier. Avant lui plusieurs peintres l’aimèrent et représentèrent la montagne d’Aix-en-Provence. Dans l’arrière-plan du tableau d’Auguste Truphème (1836-1898), L’Éducation de Daphnis(Figure 2), offert par le peintre au Musée Granet, il y a une montagne, très petite qui représente la montagne Sainte-Victoire selon Bruno Ely[7]Bruno Ely, « La plus haute sommité du département», dans Sainte-Victoire Cézanne 1990, Musée Granet, Aix-en-Provence, p.173..

Figure 2. Auguste Truphème (1836-1898), L’Éducation de Daphnis, 1864-65, Huile sur toile, 120 x 89 cm, Aix, Musée Granet.

Truphème est un peintre qui est monté à Paris en même temps que Cezanne en 1861. C’est aussi un compatriote qui a étudié le dessin dans la même  école de dessin où Cezanne a étudié le dessin à Aix-en-Provence. L’École fut créée en 1776 et le musée, actuel musée Granet, était une sorte de complément de l’École jusqu’à sa suppression au moment de la Révolution. On pouvait y apprendre le dessin en utilisant des œuvres du Musée[8]Bruno Ely, Cézanne au musée d’Aix, Musée Granet, Aix, 1984, p. 137-206.. Comme dans ce tableau de Truphème, Cezanne a peint une image de la montagne dans son tableau L’Enlèvement  (FWN590  ; Figure 3) en 1867. On suppose que la montagne représentée au fond du tableau est la Sainte-Victoire, une des premières peintes par lui. C’est Mary Lewis qui a vu dans cette peinture une image comme Perséphone (fille de Zeus et Déméter, déesse de la terre) enlevée par Pluton, roi des enfers[9]Mary Tompkins Lewis, dans CEZANNE, The Early Years, 1859-1872, London, 1988, p. 132.. Si sa vision est correcte, Cezanne et Truphème étaient aussi des habitants de monde mythique. Dans ce cas, la montagne Sainte-Victoire est peut-être également avoir une allusion  à l’Etna.

L’interprétation de Sidney Geist est plus excentrique et étonnante[10]Sidney Geist, Interpreting CEZANNE, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts and London, England, 1988, pp.225-227. Il écrit : “ Extraordinary as it may be, The Abduction is a dream of Paul as Paule being carried off by his friend Emile,” p.226.. Il indique que les deux personnes dansl’Enlèvement (Fig. 3) sont des métaphores de Cezanne et Émile Zola (1840-190). Le tableau deviendrait alors une allusion à l’homosexualité…

Figure 3. Cezanne, l’Enlèvement, 1867, Huile sur toile (FWN590), 90.5 x 117 cm, Loan to the Fitzwilliam Museum, Cambridge.

Né à Aix-en-Provence, Cezanne connaissait très bien la Sainte-Victoire dès son enfance. Elle était un lieu d’excursion, il s’amusait à y marcher, à l’escalader. Il aimait la montagne dans son cœur et dans son corps. Ainsi peut-on l’apercevoir dans son tableau de 1867 L’Enlèvement (Fig. 3)[11] Denis Coutagne, dans Sainte-Victoire Cézanne 1990, Musée Granet, Aix-en-Provence,1990, p.81..

Figure 4. Cezanne, La Tranchée  avec la montagne Sainte-Victoire, c.1870, 80.4 x 129.4 cm, Huile sur toile (FWN 54), Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich.

La montagne est réapparue plus clairement dans le tableau qui s’appelle La Tranchée (Figure 4). Cezanne a dû peindre cette scène en regardant depuis la maison de sa famille. Le Jas de Bouffan est, en 1859, une propriété de 14 hectares à la campagne. Une allée de marronniers donne au jardin une noblesse précieuse. Cependant, comme Sidney Geist disait, de ce point de vue, on ne pourrait pas voir la mer[12]Sidney Geist, ibid., p.74. Ce n’est pas l’auteur de cet article, mais Sidney Geist lui-même qui a pensé y voir une représentation de la mer. Je pense sa remarque intéressante.. Si son idée était juste, cette image de ce tableau ne serait pas la représentation réelle.

Figure 5. Cezanne, Bethsabée, 1885-90, 29 x 25 cm. Huile sur toile (FWN662), Musée d’Orsay (confié au Musée Granet)

Denis Coutagne montre une autre idée. Selon lui, dans une image de nuage de Bethsabée (Figure 5) on pourrait voir celle de Sainte-Victoire[13]Denis Coutagne, ibid., pp.215-216.. Sa pensée est audacieuse et courageuse, mais l’image n’est pas très claire, comme un rêve artistique de Cezanne. Oui, la montagne de Cezanne est sortie de son imagination avec son amour de la nature et des femmes. La Sainte-Victoire n’est pas l’objet d’une étude scientifique, mais celui de la passion de sa jeunesse[14]Paul Cezanne était artiste, n’était pas scientifique. Ses œuvres sont des expressions artistiques, non des études scientifiques. Cependant comme l’artiste le disait,  » L’art est une harmonie parallèle à la nature « , nous voudrions penser ses œuvres par deux côtés, la réalité et le côté imaginatif. Voir la lettre de Cezanne à Joachim Gasquet, Tholonet, 26 septembre 1897; Rewald, Correspondance, Édition Grasset et Fasquelle, Paris, 1978, p. 262.. L’image suivante est Les Baigneurs au repos (FWN926).

Figure 6. Cezanne, Les Baigneurs au repos, Huile sur toile (FWN926), c.1876-77, 82.2 x 101.2 cm, Barnes Foundation, Philadelphia.

Parce que ce tableau (Figure 6) est trop énigmatique pour moi, et dépasse mes facultés de compréhension, j’aimerais tout simplement indiquer que Cezanne a peint une montagne qui ressemble un peu à la Sainte-Victoire à l’arrière-plan. Ces quatre tableaux (FWN54, 590, 662, 926) montrent que la montagne Sainte-Victoire avait une forte existence dans l’art de Cezanne depuis la période de sa jeunesse, cela signifie qu’elle est déjà entrée dans son cœur et son rêve.

Aujourd’hui, Courtauld Gallery de Londres abrite la peinture à l’huile de Cézanne : La Montagne Sainte-Victoire au grand pin (Figure 7  ; FWN235). Cette œuvre occupe une place particulière dans l’histoire personnelle de l’artiste. Tout d’abord, c’est sa seule peinture de Sainte-Victoire exposée à Aix du vivant de Cezanne.

Figure 7. Paul Cezanne, La Montagne Sainte-Victoire au grand pin, c.1887 66 x 90 cm Huile sur toile (FWN235) Londres : Courtauld Gallery

La société des Amis des Arts à Aix a été créée en 1894. Sa première exposition fut organisée du 3 au 25 novembre en 1895[15]La Société existait au début rue Victor Hugo, 2 bis. L’adresse passe ensuites au 26, Cours Mirabeau. Mémorial d’Aix 29/1/1894 cote JXOO42 p.2.. Deux tableaux de Cezanne y ont été exposés. L’un est La Montagne Sainte-Victoire au grand pin (Figure 7), et l’autre Les Marronniers du Jas de Bouffan (FWN201). En regardant ces tableaux, Joachim Gasquet fut très ému.

Gasquet écrira dans son livre sur  Cezanne : « Mon père m’avait promis de me présenter à ce peintre, bafoué de toute la ville. Je le devinai, là. Je m’approchai, je lui murmurai mon admiration. Il rougit, se mit à bégayer. Puis il se redressa, me déchargea un regard terrible qui me fit rougir à mon tour, me brûla jusqu’aux talons[16]Joachim Gasquet, Cézanne, Les Éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1921, p. 54.. »

John Rewald explique cette rencontre : « Cézanne avait alors cinquante-sept ans, souffrait déjà de diabète et paraissait plus âgé ; le poète Gasquet en avait tout juste vingt-trois (deux ans de moins que le fils de Cézanne). Mais devant l’enthousiasme ardent du jeune homme, le vieillard misanthrope se laissa convaincre de sa sincérité, et lorsque Gasquet lui vanta une Vue de Sainte-Victoire [FWN235], admirée dans une petite exposition locale, Cézanne la lui offrit sur le champ (du moins c’est ce que rapportera le poète, quoique le fait soit en contradiction avec les habitudes du peintre). Selon Gasquet, cette première rencontre se prolongea par un dîner et – dans les jours qui suivirent – par de longues promenades et d’interminables discussions[17]John Rewald: Cézanne, Geffroy et Gasquet, suivi de souvenirs sur Cézanne de Louis Aurenche et de Lettres inédites, Quatre Chemins-Editart, Paris, 1959, p.20..  »

Cette peinture  Vue de Sainte-Victoire est le tableau  La Montagne Sainte-Victoire au grand pin (Figure 7), qui a été exposée dans la première exposition de la société des Amis des Arts d’Aix-en-Provence, en 1895. Cependant, dans le catalogue, le numéro 23 fut nommé  Vallée de l’Arc (Paysage). Pourquoi ? Je n’en suis pas sûr, mais j’imagine que pour des gens de la période, la montagne n’était pas quelque chose d’important, paraissait un peu banale, ou ce titre a pu être inventé par les organisateurs de la société de l’exposition. Cezanne a peut-être peint une montagne que lui seul pouvait voir.

Après Cezanne, le nombre de peintres du sud de la France qui ont pris pour motif la Sainte-Victoire a augmenté. Cela, bien sûr, serait impensable sans sa présence. Bruno Ely écrit  que  se frotter à la Sainte-Victoire, c’est se frotter à Cézanne, «  Cézanne au quotidien, Cézanne transcendant, Cézanne après lequel il semble ne devoir plus rien y avoir. Sainte-Victoire devenue mythique entre la tour Eiffel et Notre-Dame, l’identification est dépassée, par le mythe on revient à l’archétype[18]Bruno Ely, « La plus haute sommité du département», dans op.cit., pp.180-181..  »

Puisque je ne suis pas doué pour les calculs, j’aimerais citer le nombre d’un chercheur japonais, Kôji Kudô, qui écrit que Cezanne avait peint quatre-vingt-trois œuvres, huiles et aquarelles, sur le sujet de la montagne Sainte-Victoire, dont 37 sont des tableaux à l’huile[19]Kôji Kudô, Les sites de Paul Cézanne et la Montagne Sainte-Victoire, Sogensha, Tokyo, 2022. Il pense que la montagne peinte dans L’Enlèvement  (FWN590) ou dans Les Baigneurs au repos (FWN926) ne représente pas la Sainte-Victoire.. Le nombre sera différent si on y ajoute L’Enlèvement (FWN590) ou Les Baigneurs au repos (FWN926). On peut dire tout simplement que la montagne Sainte-Victoire est une image symbolique de Cezanne.

  1. Le Château-Noir

Cezanne a acheté un terrain d’environ un kilomètre carré de surface donnant sur la route qui s’appelait alors le chemin des Lauves, en novembre 1901. Il a voulu créer son propre atelier. Pendant les travaux, il a loué le Château Noir : «  Une ferme au Tholonet, pour lui servir d’atelier provisoire, et négligea de surveiller la construction du nouveau bâtiment[20]Gerstle Mack, La vie de Paul Cézanne, Gallimard, s.d. (1938), p.310..  » Le Château Noir était primordialement un atelier[21]Le nom de « Château Noir » est un peu bizarre. Ce n’est qu’une maison de couleur jaune-ocre, en réalité. Il y avait quelques rumeurs sur ce bâtiment.. Cependant il est devenu son motif et Cezanne en a peint plusieurs tableaux. Pourtant, en dehors des dessins et des aquarelles, on ne compte que six tableaux si je ne me trompe pas, entre environ 1885 et 1906  : Château Noir derrière les arbres, c. 1885 (peut-être plus tard) (FWN237), Château Noir, c.1904 (FWN358), Château Noir, 1900-04 (FWN359), Château Noir, 1903-04 (FWN360), Château Noir, 1903-04 (FWN361), et La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir, 1904-06 (FWN362).

Nous sentons des expressions subjectives de Cezanne dans plusieurs tableaux, surtout, une peinture de National Gallery à Washington DC est passionnante (Figure 8 ; FWN 359). Une autre œuvre de New York Château Noir (FWN360) est assez proche, j’y sens l’expression de Cezanne, sa passion presque amoureuse. Il est assez rare que l’artiste montre son propre amour aussi ouvertement et vigoureusement.

Figure 8. Cezanne, Château Noir, 1900-04, 74 x 96.5 cm, National Gallery, Washington, DC, Huile sur toile (FWN 359).

Ici, Cézanne a peint le bâtiment ouest du Château Noir en regardant d’ouest en est. Devant le peintre se trouvait la façade ouest du bâtiment. Il y a aussi une sorte de terrasse du côté sud du bâtiment, que Cézanne semble avoir fidèlement peinte, mais aujourd’hui (pour autant que je sache) il n’est pas possible de voir cette terrasse.

Observons ce tableau (Figure 8). C’est une peinture qui ressemble à une personne amoureuse exprimant intensément ses émotions. Les branches de l’arbre s’étendent comme des mains humaines, caressant le bâtiment qu’elles aiment. Quelle affection formidable dont on parle ouvertement ! Si j’étais écrivain j’aimerais inventer un amant ou une maîtresse qui habiterait dans ce château. C’est là que le romantisme de Cezanne entre en jeu. Il capture typiquement les fenêtres gothiques à quatre rangées au premier étage du bâtiment ouest et souligne également la couleur rouge de la grande porte qui est à l’entrée du rez-de-chaussée. La représentation presque expressionniste, ardente follement si j’ose dire et intense du Château Noir dans cette peinture est très éloignée de la nature intellectuelle et détendue du Musée Artizon.

Figure 9. Cezanne, Château Noir, c.1904 Huile sur toile (FWN 358), 70 x 80 cm, Collection privée.

Mais avant cela, il y a des tableaux relevant de l’objectivité, surtout celui de la collection privée (Figure 9). Dans cette peinture Cezanne voulait saisir la forme droite et régulière du Château Noir. Cette sorte d’objectivité est radicalement changée, et sa passion réapparue dans le tableau du Musée Picasso (FWN361)[22] Le tableau Château Noir  (FWN361), 1900-04, huile sur toile, 73 x 92 cm.) est conservé au Musée Picasso à Paris.. Mais la surface trop sèche et trop blanche de ce tableau me donne une curieuse impression. À vrai dire, j’imagine qu’il a peut-être été mal conservé ou abîmé.

Si je reviens au tableau de la collection privée (Fig. 9 ; FWN358), le bâtiment saisi comme une sculpture est peint raisonnablement par l’artiste. Cette attitude stable, objective, raisonnable était nécessaire pour arriver  au stade du tableau de Tokyo. L’œuvre de Tokyo (Figure 1 ; FWN 362) est complètement différente de celle de Washington. En parvenant au niveau élevé, Cezanne a gagné une situation paisible et universelle. Il a trouvé une position entre l’objectivité et la subjectivité, entre la raison et la sensation. Tableau unique où sont combinés la montagne Sainte-Victoire et le Château Noir. Ce serait une réunion entre l’homme et la nature. Le tableau défend fermement son propre monde en s’unissant à la nature environnante. Comme déjà indiqué au début de cette étude, il est peint à la fin de la série des tableaux de Château Noir. Une atmosphère très calme s’en dégage, stable, céleste comme s’il avait trouvé la finalité de ce sujet.

  1. Images énigmatiques

Figure 10. Photo par John Rewald, circa 1935 (Concernant FWN362).

Joachim Gasquet a pu connaître Cezanne à travers le tableau La Montagne Sainte-Victoire au grand pin (Figure 7 ; R.599), et moi grâce à celui de Tokyo (Figure 1). Cependant pour ce tableau, je ne m’abstiendrai pas d’indiquer une curieuse objection au grand spécialiste John Rewald. Nous connaissons une photographie de Rewald prise vers 1935 (Figure 10). Est-elle vraie ou fausse ? La photo est publiée dans le catalogue raisonné de Paul Cezanne, comme celle du motif du tableau de Tokyo. Pourtant, Kimiko Niizeki et Mariko Oka-Fukuroi, deux chercheuses japonaises, ont osé proposer une idée originale et polémique[23]Kimiko Niizeki, Mariko Oka-Fukuroi, « Research on the Site of La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir of Paul Cézanne: Discovery of a Composite Photograhe by John Rewald», dansÉtudes généraux sur les Politiques culturelles à Aoyama (en Japonais), pp. 79-111, 2014.

Selon elles, cela devait être photomontage. Ce serait peut-être le montage de deux images. Certainement, selon mon expérience, si on regarde à partir d’une vue proche du château noir, la montagne ne pourrait pas se voir aussi grande que sur la photo de Rewald. Autrement dit, je sens qu’il y aurait une possibilité de montage de deux photos différentes, une pour la montagne et une autre pour le Château Noir. Néanmoins, j’ai longtemps pensé qu’il existerait un endroit à partir duquel on pouvait voir le château et la montage en même temps, exactement comme sur la photo de Rewald prise vers 1935. Je le pensais vraiment, mais l’article de Kimiko Niizeki et Mariko Oka-Fukuroi a ébranlé ma croyance. Ai-je été naïf jusqu’à présent ?

Le mot photomontage n’est pas trop fort : Erle Loran l’avait utilisé à la même période[24]Erle Loran, Cézanne’s composition, University of California Press, 1943, 1963, p.60.. Il a utilisé beaucoup de photos prises sur place correspondant aux images de Cezanne. Après lui, des problèmes de «  photograph of the motif  » ont été discutés par Pavel Machotka[25]Nous voudrions citer la discussion de Machotka. Il s’agit d’un tableau de Cezanne  :  La Route tournante à La Roche-Guyon (FWN 204, R 539). Erle Loran a discuté sur la sorte de manipulation de l’artiste, changeant la réalité pour créer son propre tableau. Néanmoins, Machotka a indiqué que la photo de Loran n’avait pas été convenablement prise à l’endroit où Cezanne avait posé sa toile, qui n’était pas au milieu de la rue, mais sur son bord droit. La discussion fut exacte. Machotka avait raison. Selon lui, Cezanne n’avait pas tellement changé l’image réelle, oui, il avait raison. Cependant, si j’ose dire, une photo nouvelle de Machotka n’est pas exactement correspondante au tableau de Cezanne. Un point qui est caractéristique est le mur gauche de la rue. Il est bien représenté en perspective dans la photo. Mais le mur peint par l’artiste est assez plat, comme parallèle à la toile. La rue de Cezanne est aussi différente de la photo, elle fut assez debout, proche de la toile. La composition artistique est devenue plate, elle n’est pas une représentation réelle de la nature. Sa photo est devenue assez ressemblante au tableau, mais, il reste encore des différences. Elles signifient l’originalité de Cezanne. Nous pourrions dire que l’art cézannien ne s’accorde pas complètement avec la photo. Voir Pavel Machotka, Cézanne Landscape into Art, Yale University Press. New Haven and London, 1996, p. 63-64.. De plus, Loran avait déjà employé délibérément des photomontages, un peu trop naïvement, si j’ose dire. Comment  ? Examinons un exemple. Nous connaissons un tableau de Cezanne, La montagne Sainte-Victoire vue de Bibémus (Figure 11  ; R.837).  Erle Loran voulait une photo qui représente la même image que celle du tableau peint sur place par l’artiste. Cependant il n’avait pas pu prendre une photo convenable et il a pensé utiliser deux photos pour en faire un photomontage. Il l’a inséré dans son livre en indiquant le photomontage : « photograph of the motif ». Il avait bonne conscience, mais il n’avait pas de compréhension de la façon dont Cezanne avait inventé une image.

Figure 11. Gauche : Paul Cezanne, La montagne Sainte-Victoire vue de Bibémus, Huile sur toile (FWN 315), c.1897, 65.1 x 81.3 cm.  Figure 12. Droite : Soi-disant « photographe du motif » par Erle Loran (photomontage).

Il est difficile de dire si son attitude est bonne ou mauvaise, inconsciente ou naïve, puisqu’il avait dit que la photo de la montagne était prise « from a position slightly to the right »[26] Erle Loran, ibid, p.60.. En revanche, j’aimerais dire que le photomontage de Loran est précieux en un sens parce qu’il nous montre inévitablement que l’image de Cezanne n’est pas une reproduction de la réalité, mais la création volontaire d’un dessein artistique.

L’attitude de Cezanne fut délicate. Il avait peint magnifiquement une image de la nature, comme celle qui nous paraît très réelle, en cachant son interprétation personnelle. Et pourtant, l’image de Cezanne n’était pas «  telle qu’on l’a vue », pas un enregistrement scientifique, pas une copie sans âme, pas un psittacisme à la manière d’un perroquet. Je me souviens du jour où j’étais sur place avec Denis Coutagne grâce à Michel Fraisset et d’autres spécialistes en 2002. Il criait : «  On ne voit pas la montagne, où est la montagne  ?  ». Il avait raison, complètement, en criant de toutes ses forces la vérité de Cezanne. Deux images différentes d’une montagne et d’une carrière, composées intentionnellement dans le tableau  La montagne Sainte-Victoire vue de Bibémus (Figure 11). Ce ne sont pas deux objets «  un peu à droite  » décrits par Erle Loran, mais nous y trouvons deux symboles, l’homme et la nature. Si je peux donner ouvertement mon avis, Erle Loran aurait pu écrire que Paul Cezanne avait trouvé deux points de vue, l’un pour la montagne, l’autre pour la carrière. Et puis, pour figurer une sorte de communication entre homme et nature, il avait juxtaposé ces deux images dans un même tableau. Une nouvelle scène ainsi était née dans La montagne Sainte-Victoire vue de Bibémus[27]Une autre photo est montrée par Pavel Machotka. Elle est authentique, et non un photomontage. Mais à vrai dire ou  à mon avis, elle ne ressemble pas exactement au tableau. Voir Pavel Machotka, ibid., p. 98..

La réalité et la peinture sont assez ressemblantes sans être pour autant identiques. Si la réalité fut créée par Dieu, l’art est l’œuvre des hommes. Pour une relation entre l’art et la nature, par exemple, Götz Adriani écrit sur une sorte d’intégrité entre objet et espace[28]Götz Adriani, Cézanne Watercolors, Harry N. Abrams, Inc., New York, 1982, p. 81.. Adriani s’était attaché à l’idée de l’abstraction.

Revenons au problème initial et réexaminons la photo de Rewald de vers 1935. Comme je ne suis ni photographe, ni spécialiste de photos, je ne peux pas proposer une opinion tranchée. Tout simplement j’exprime mon étonnement. Si j’y ajoute mon sentiment, en regardant la photo de Rewald, j’ai l’impression que Château Noir se trouve à mi-pente de la montagne. Impossible. Il y a plusieurs kilomètres entre la montagne et  Château Noir, et le bâtiment est loin de la base de la Sainte-Victoire. Quand on pense à ce simple fait, la photo devient énigmatique.

Imaginons l’idée de Kimiko Niizeki, comment y a-t-elle pensé ? Selon elle, Rewald aurait donc créé un photomontage. Il aurait voulu trouver l’emplacement où Cezanne avait réellement posé son chevalet de peintre, mais en vain. C’est sans doute la raison pour laquelle il aurait créé une photo factice. Si l’idée de Niizeki est juste et celle de Rewald fausse, cela signfie que le tableau de Cezanne n’est pas une simple représentation naïve de la réalité, mais une création de son imagination sur la nature. Cezanne aurait voulu peindre une image spirituelle, idéale, inventée et inexprimable par un appareil photo. Nous pouvons penser ce tableau né d’une vision de l’artiste.

Si cette supposition est correcte nous pouvons imaginer que le tableau de Cezanne n’est pas l’image de certain point de vue réel, mais plutôt une image née de sa subjectivité artistique. Une création de Cezanne. La nature et l’homme, l’extérieur et l’intérieur. L’art serait né dans cette communication, comme un rêve. Comme disait Cezanne : «  Peindre, ce n’est pas copier servilement l’objectif : c’est saisir une harmonie entre des rapports nombreux, c’est les transposer dans une gamme à soi en les développant suivant une logique neuve et originale[29]Léo Larguier, Le dimanche avec Paul Cézanne, Paris, L’Edition 1925, p.138; Emile Bernard et al., Conversations avec Cézanne, Ed. par P. M. Doran, Collection Macula, Paris, 1978, p.17..  », nous pourrons voir là un bon exemple de sa conception.

Telle était ma position. Il peut y avoir des objections évidemment. Par exemple, je me souviens que Pavel Machotka n’avait pas douté de la véracité de la photo ci-dessus[30]Pavel Machotka, ibid, p.145-6.. Il a cherché méticuleusement et admirablement des motifs de Cezanne. Sa recherche est proche de J. Rewald ou Erle Loran, mais plus scientifique et exacte. S’il pensait que la photo était authentique, nous devons respecter son jugement.

La même photo, une très belle image, est reproduite dans le livre de Machotka. J’en ai fait un dessin le plus respectueux possible, puis j’ai pensé : Pourquoi Machotka avait-il adopté cela ? Peut-être parce qu’il n’a pas trouvé l’emplacement qui devait être proche de celui où Cezanne était quand il a peint le tableau de Tokyo. Où Paul Cezanne se trouvait-il vraiment ? Qui le sait ?

Dorénavant j’ajoute les hypothétiques suppositions aux faits que nous connaissons. Je regarde la belle photo de Rewald. Je ne sens pas de photomontage. La bizarrerie pour moi devient une question : pourquoi Machotka n’a-t-il pas pris de photo près du motif  ? Une autre impression m’obsède, l’image de Rewald ne ressemble pas au Château Noir de Cezanne. J’aimerais dire simplement que même si la photo est ressemblante, c’est plutôt le tableau lui-même qui me paraît différent. Le Château Noir possède deux bâtiments, est et ouest, et Cezanne a peint principalement celui de l’est ainsi qu’on le voit sur la photo de Rewald. Le toit est fortement s’incliné mais le peintre ne représente pas cette inclinaison, et il y a plusieurs fenêtres comme une église gothique, mais le peintre ne les a pas représentées non plus. Le bâtiment peint est très géométrique et nous paraît comme un cube de Le Corbusier. Cela signifie que Cezanne a peint le Château Noir en le simplifiant librement et hardiment à sa guise. En particulier, Cezanne a peint une sorte de terrasse en bas du Château Noir. Il me semble qu’il y avait une terrasse ou une base ocre autrefois. La même terrasse est peinte dans un tableau de Cezanne à la National Gallery de Washington D.C. (FWN359), dans un autre de Metropolitan Museum de New York (FWN 360), et dans une œuvre du Musée Picasso à Paris (FWN 361). Elle était là à l’époque de l’artiste, en revanche, je suppose qu’elle est probablement cachée ou enterrée sous les arbres actuellement.

Ce qui est clair, c’est que cette terrasse n’est vue nettement que si une personne, Cezanne ou quelqu’un d’autre, se tient debout en face du bâtiment ouest. Mais dans le tableau du Musée Artizon de Tokyo, cette aile n’est pratiquement pas représentée. Juste une toute petite image à l’extrême gauche du bâtiment, une petite forme triangulaire dont le toit est visiblement penché, représente la forme du bâtiment ouest.

Figure 13. Façade ouest du Château Noir (photo prise par l’auteur en 1976).

Cezanne connaissait très bien le château, même si en peignant principalement le bâtiment est, il a voulu y introduire une partie du celui de l’ouest et sa terrasse. En particulier, dans ce tableau il a complètement refusé de représenter les ouvertures. En revanche, en visitant le lieu aujourd’hui, on peut voir la façade du bâtiment ouest. Les fenêtres sont de style gothique. Si on va voir les fenêtres de la construction ouest, il y en a de trois formes, trois lignes. Mais Cezanne ne les a pas peintes. Il a peint une construction sans fenêtre. Le résultat est différent de la véritable construction.

Il n’y a tout simplement pas d’ouverture. Néanmoins, quand on regarde le tableau sincèrement, on aperçoit, à l’extrême gauche du bâtiment, une ligne qui ressemble à une courbe de l’arc brisé. Oui, mais il y a une grande différence avec, par exemple, la représentation des fenêtres du tableau de Washington, D.C. On n’a pas le sentiment qu’il pourrait être habité. La construction me fait penser à une sculpture plutôt qu’à une architecture. En un sens c’est le mot tombeau qui vient à l’esprit. Une maison sans fenêtre, c’est une solitude, une rupture avec l’extérieur. Cezanne a-t-il peint un homme solitaire qui a choisi d’exister dans un domicile insolite  ? Le tableau exprime-t-il un état d’âme des dernières années de l’artiste lui-même  ? Cependant, il se trouve dans la nature qu’il a aimé passionnément et admirablement.

 

Figure 14. La construction me fait penser à une sculpture, plutôt qu’à une architecture. (Un détail du tableau de Cezanne [FWN 362])

Après avoir vu le bâtiment est, sa façade sud, si nous marchons vers la construction ouest, nous rencontrons une ligne de poteaux carrés. Mais il me semble que Cezanne n’avait pas voulu peindre ces lignes. Pas clairement. Au lieu de cela, il a peint la terrasse, ou bien une base qui soutiendrait les bâtiments. Pour tout dire, ce n’est pas le Château Noir réel, mais une nouvelle image née de l’âme de l’artiste, une nouvelle création architecturale, une interprétation personnelle de Cezanne.

La photo de John Rewald nous montre clairement et profondément l’originalité du Château Noir peint par l’artiste d’Aix-en-Provence. Ce n’est pas une représentation photographiquement correcte, mais une image architecturale inattendue, apparue dans la nature imaginée par l’artiste. Son ancien atelier est devenu un objet unique.

 

Figure 15. Après avoir regardé la façade sud de l’aile est de l’actuel Château Noir, on continue de marcher vers l’aile ouest, on peut voir des piliers carrés à moitié abandonnés (Photo prise par l’auteur en 1976).

Cette scène est la plus appropriée pour exprimer l’esprit d’un peintre isolé du monde, qui se coupe du monde, et vit seulement en symbiose avec la nature du sud de la France. Par conséquent, l’œuvre de Cezanne a trouvé une forme née de nouveau du Château Noir. Cependant, n’étant pas un expert en photographie, je reste dubitatif et pour le moment, je ne peux pas consentir  à la théorie photographique composite telle que décrite dans le texte de Niizeki, et je me sens fortement attiré par la photo de Rewald. La photographie de Rewald et l’interprétation de Niizeki sont très surprenantes pour moi, mais pour être honnête, la peinture à l’huile de Cezanne me semble encore plus mystérieuse. Comme s’il n’y avait qu’une seule architecture dans le Midi, dans l’œuvre de Cezanne il me semble qu’il y a une distance stricte entre l’homme et la nature. En même temps la grande nature enveloppe l’homme. Deux entités très différentes jouent une tonalité d’indescriptible harmonie.

 

  1. Conclusion

Cezanne vivait dans son époque avec sa réalité. Quelle réalité ? Il y en a au moins deux  : l’objective et la subjective. Comme les photos de Rewald sont proches de la première caractéristique, une œuvre est proche de la deuxième.

Nous connaissons ses aquarelles intéressantes. L’une est Le Château Noir  (Figure 19 ; R. 313), 1887-90. L’autre est Château Noir devant la Montagne Sainte-Victoire, (Figure 17 ; FWN 1330), 1890-95. La première est proche de l’objectivité et la deuxième de la subjectivité. Parlons d’abord de la deuxième aquarelle (Figure 17). Cezanne y a trouvé deux images, la montagne et le Château Noir. Il a bien saisi les deux bâtiments du château. Cette combinaison est un cas exceptionnel chez Cezanne. John Rewald a aussi pris une photo où sont apparues les deux images : la Sainte-Victoire et le Château Noir, dans Château Noir seen from a neighboring hill, (Figure 16; c.1935).

Figure 16. Gauche: Photo de Rewald, Château Noir seen from a neighboring hill (c.1935).   Figure 17. Droite : Château Noir devant La Montagne Sainte-Victoire, Crayon et aquarelle sur papier blanc (FWN1330, R. 393), 1890-95, 31 x 48,3 cm Albertina, Vienne.

Ce qui est important pour nous, c’est que l’image de la Sainte-Victoire dans le tableau de Tokyo (Figure 1) est assez proche de cette aquarelle (Figure 17), tandis que l’image photographiée du Château Noir est très différente de celle du tableau. Les deux sont différentes.

Figure 18. Gauche : View of Château Noir, Photograph, c.1935, Photo par J. Rewald, Cézanne, 1986, p. 241. Figure 19. Droite : Cezanne, « Le Château Noir » 1887-90, 36 x 52.6 cm, Crayon et aquarelle sur papier blanc (Rewald N.313).

Figure 18. Gauche : View of Château Noir, Photograph, c.1935, Photo par J. Rewald, Cézanne, 1986, p. 241. Figure 19. Droite : Cezanne, « Le Château Noir » 1887-90, 36 x 52.6 cm, Crayon et aquarelle sur papier blanc (Rewald N.313).

J’aimerais dire un mot sur des photos de Rewald publiées dans son libre de 1986[31]John Rewald, CEZANNE, A Biography, édition française, 1986, Harry N. Abrams, Inc, New York, 1986.. Une photo (Fig.16) fut montrée d’abord pour l’aquarelle FWN1330, image subjective[32]John Rewald, Paul Cézanne, The Watercolours, A Catalogue Raisonné, Thames and Hudson, London, 1983, No. 393.. Cependant Rewald nous présente aussi l’image réelle, objective : View of Château Noir, Photograph, c. 1935 (Fig. 18). Cette photo est proche de l’aquarelle FWN1330 (Figure 19). Ses plusieurs photos sont très intéressantes.

 

Figure 20. : Mont Saint-Victoire vu de la terrasse du Château Noir. c.1950, Photo par J. Rewald, Cézanne, 1986, p. 241.

Une autre photo (Fig. 20), où sont pris en même temps le Château Noir et sa terrasse avec la montagne, est très importante. Elle nous indique que le tableau de Cezanne montrerait une image assez éloignée de la réalité.

Mais, je n’ai pas suffisamment confiance en moi pour affirmer que ces photos comprennent un photomontage. Ce que je peux dire est ceci  : (1) Je ne me suis jamais tenu à un endroit d’où on puisse voir un tel paysage. Ni Kimiko Niizeki, ni Pavel Machotka non plus, selon moi. En revanche, je ne peux pas nier la possibilité qu’existait autrefois le point de vue de Rewald, à la période de Cezanne ou Rewald. (2) C’est la raison pour laquelle nous pouvons imaginer que sa photo est authentique. Ce que j’aimerais souligner fortement, c’est qu’il y a une grande différence entre la photo et la peinture. (3) Cezanne a peint le Château Noir du point de vue situé en contrebas, en levant les yeux. C’est le même angle qu’on peut voir aujourd’hui. Néanmoins la montagne est saisie d’un autre point de vue[33]Dans le tableau de Cezanne (FWN 362), le toit d’une petite pièce attachée au bâtiment ouest n’est pas représenté, tandis que la photo (Fig. 18) le montre clairement, puisqu’elle est prise de loin, en haut.. Les deux angles sont différents. Cezanne a peint la montagne en totalité d’un angle presque à l’horizontale, comme si on se trouvait en face. Dans sa peinture les angles selon lesquels sont vues la montagne et le Château ne sont pas les mêmes. Cezanne a bien organisé sa peinture. Évidemment, c’est sa façon de peindre. L’art n’est pas une copie aveugle, il est une création imaginaire et peut être une expression de l’âme d’artiste.

La photo de Rewald et la peinture de Cezanne sont extrêmement différentes. (4) Si je peux y ajouter ma propre idée, l’image du bâtiment peint ici ne ressemble pas au Château Noir que nous voyons sur place aujourd’hui. Cezanne avait peint ce bâtiment dans d’autres tableaux plus différemment, plus romantique, plus dramatique. Ils pourraient être des tableaux de l’expressionnisme[34]Certains voudront interpréter cette caractéristique positivement, mais, l’auteur de cet article voudrait indiquer non seulement une grande variété de l’art de Cezanne, mais encore une spécificité qu’il a saisie de ce tableau (FWN 362).. Mais ici, dans le musée de Tokyo, on voit une image solide, triste, un bâtiment sans fenêtre, comme une sculpture, bizarrement dure. Ce n’est apparemment pas une villa agréable. Qu’y a-t-il représenté, Cezanne ? La mort, le désespoir ? Une résistance humaine ou symbolique ? Mais quelle résistance ?

J’avais imaginé un enterrement au pied de la montagne, autrefois. Mais le bâtiment peint est solide, et je sens dans le tableau quelque sentiment curieux ou attrayant, comme une confession de l’artiste. Maintenant je ne pense plus à l’image d’un cimetière sombre, puisque la montagne brille dans l’atmosphère joviale de la nature. Ma joie était venue de la montagne étincelante. Il doit y avoir un être caché dans cette symphonie de couleurs et de lumière. Une spiritualité de la nature apparue en silence brille, paisible et heureuse.

 

Sources des figures

  1. Image de la Société Cezanne.
  2. Bruno Ely et al., Sainte-Victoire Cézanne 1990, Musée Granet, 1990, p. 174
  3. Lawrence Gowing et al., CEZANNE, The Early Years 1859-1872, 1988, p.133.
  4. Bruno Ely et al., ibid, p. 83.
  5. Denis Coutagne et al., Cézanne au Musée d’Aix, 1984, No. 5.
  6. Dr. Albert C. Barnes et al., Great French Paintings from The Barnes Foundation, (en japonais), Kôdancha, 1993. p.103.
  7. Richard Verdi et al., Cézanne and Poussin: The Classical Vision of Landscape, National Galleries of Scotland, Edinburg, 1990, p.29.
  8. D’après un document de l’auteur.
  9. Image de la Société Cezanne.
  10. John Rewald, The Paintings of Paul Cézanne, A Catalogue Raisonné, Volume 1, Harry N. Inc., Publishers, 1996, p. 551.
  11. Bruno Ely et al., ibid, p.119.
  12. Erle Loran, Cézanne’s composition, University of California Press, 1943, 1963, p.60.
  13. Une photo de l’auteur.
  14. Un détail du tableau de Cezanne [FWN 362] publié par le livre de l’auteur (Fig. 1).
  15. Une photo de l’auteur.
  16. John Rewald, CEZANNE, A Biography, édition française, 1986, Harry N. Abrams, Inc, New York, 1986, p. 241.
  17. John Rewald, Paul Cézanne, The Watercolours, A Catalogue Raisonné, Thames and Hudson, 1983, no. 393.
  18. John Rewald, ibid., p.241.
  19. John Rewald, ibid., no. 313.
  20. John Rewald, ibid., p.241.

 

Références

Références
1 Dans cette article l’auteur utilise l’expression « Cezanne » au lieu de « Cézanne » selon la règle de la société Paul Cezanne.
2 L’ébauche de cet article a été lue par mes amis, Evelyne et Gérard Duvoid, qui ont donné à son auteur des conseils quant à l’expression et le discernement des nuances. L’auteur leurs exprime sa gratitude sincère.
3 L’idée de subjectivité est une base de ma pensée, suivant en cela Emmanuel Kant qui a pensé qu’il y a une subjectivité dans nos idées sur le temps et l’espace, sans quoi nous ne pourrions pas voir des tableaux. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, puf, Paris, 2012.
4 La pluralité des couleurs est une des particularités de Cezanne. Émile Bernard indique 18 couleurs utilisées par Cezanne en 1907. Cependant dans ce tableau (FWN 362), Cezanne a utilisé beaucoup de couleurs mélangés pour créer des nuances. Il est une caractéristique surtout à la fin de sa vie. Voir Émile Bernard, « Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres inédites », Mercure de France, 16 oct. 1907, p.613.
5 Cette caractéristique que j’aimerais saisir par un autre point de vue sur la profondeur de l’espace : selon Kurt Badt, la même chose à la dernière période de sa vie est traitée comme la dualité de distance du sujet qui se trouve en face et en même temps au loin. Voir Kurt Badt, The Art of Cézanne, Berkerley and Los Angeles, 1965, p. 163.
6 Lionello Venturi a écrit concernant ce tableau, « une interprétation nouvelle de la montagne », et l’auteur voudrait écrire sur cette nouveauté à sa façon. Voir Lionello Venturi, Cézanne, Son Art-son Œuvre, Paris, I, Paul Rosenberg Éditeur, 1936, p. 64.
7 Bruno Ely, « La plus haute sommité du département», dans Sainte-Victoire Cézanne 1990, Musée Granet, Aix-en-Provence, p.173.
8 Bruno Ely, Cézanne au musée d’Aix, Musée Granet, Aix, 1984, p. 137-206.
9 Mary Tompkins Lewis, dans CEZANNE, The Early Years, 1859-1872, London, 1988, p. 132.
10 Sidney Geist, Interpreting CEZANNE, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts and London, England, 1988, pp.225-227. Il écrit : “ Extraordinary as it may be, The Abduction is a dream of Paul as Paule being carried off by his friend Emile,” p.226.
11 Denis Coutagne, dans Sainte-Victoire Cézanne 1990, Musée Granet, Aix-en-Provence,1990, p.81.
12 Sidney Geist, ibid., p.74. Ce n’est pas l’auteur de cet article, mais Sidney Geist lui-même qui a pensé y voir une représentation de la mer. Je pense sa remarque intéressante.
13 Denis Coutagne, ibid., pp.215-216.
14 Paul Cezanne était artiste, n’était pas scientifique. Ses œuvres sont des expressions artistiques, non des études scientifiques. Cependant comme l’artiste le disait,  » L’art est une harmonie parallèle à la nature « , nous voudrions penser ses œuvres par deux côtés, la réalité et le côté imaginatif. Voir la lettre de Cezanne à Joachim Gasquet, Tholonet, 26 septembre 1897; Rewald, Correspondance, Édition Grasset et Fasquelle, Paris, 1978, p. 262.
15 La Société existait au début rue Victor Hugo, 2 bis. L’adresse passe ensuites au 26, Cours Mirabeau. Mémorial d’Aix 29/1/1894 cote JXOO42 p.2.
16 Joachim Gasquet, Cézanne, Les Éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1921, p. 54.
17 John Rewald: Cézanne, Geffroy et Gasquet, suivi de souvenirs sur Cézanne de Louis Aurenche et de Lettres inédites, Quatre Chemins-Editart, Paris, 1959, p.20.
18 Bruno Ely, « La plus haute sommité du département», dans op.cit., pp.180-181.
19 Kôji Kudô, Les sites de Paul Cézanne et la Montagne Sainte-Victoire, Sogensha, Tokyo, 2022. Il pense que la montagne peinte dans L’Enlèvement  (FWN590) ou dans Les Baigneurs au repos (FWN926) ne représente pas la Sainte-Victoire.
20 Gerstle Mack, La vie de Paul Cézanne, Gallimard, s.d. (1938), p.310.
21 Le nom de « Château Noir » est un peu bizarre. Ce n’est qu’une maison de couleur jaune-ocre, en réalité. Il y avait quelques rumeurs sur ce bâtiment.
22 Le tableau Château Noir  (FWN361), 1900-04, huile sur toile, 73 x 92 cm.) est conservé au Musée Picasso à Paris.
23 Kimiko Niizeki, Mariko Oka-Fukuroi, « Research on the Site of La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir of Paul Cézanne: Discovery of a Composite Photograhe by John Rewald», dansÉtudes généraux sur les Politiques culturelles à Aoyama (en Japonais), pp. 79-111, 2014
24 Erle Loran, Cézanne’s composition, University of California Press, 1943, 1963, p.60.
25 Nous voudrions citer la discussion de Machotka. Il s’agit d’un tableau de Cezanne  :  La Route tournante à La Roche-Guyon (FWN 204, R 539). Erle Loran a discuté sur la sorte de manipulation de l’artiste, changeant la réalité pour créer son propre tableau. Néanmoins, Machotka a indiqué que la photo de Loran n’avait pas été convenablement prise à l’endroit où Cezanne avait posé sa toile, qui n’était pas au milieu de la rue, mais sur son bord droit. La discussion fut exacte. Machotka avait raison. Selon lui, Cezanne n’avait pas tellement changé l’image réelle, oui, il avait raison. Cependant, si j’ose dire, une photo nouvelle de Machotka n’est pas exactement correspondante au tableau de Cezanne. Un point qui est caractéristique est le mur gauche de la rue. Il est bien représenté en perspective dans la photo. Mais le mur peint par l’artiste est assez plat, comme parallèle à la toile. La rue de Cezanne est aussi différente de la photo, elle fut assez debout, proche de la toile. La composition artistique est devenue plate, elle n’est pas une représentation réelle de la nature. Sa photo est devenue assez ressemblante au tableau, mais, il reste encore des différences. Elles signifient l’originalité de Cezanne. Nous pourrions dire que l’art cézannien ne s’accorde pas complètement avec la photo. Voir Pavel Machotka, Cézanne Landscape into Art, Yale University Press. New Haven and London, 1996, p. 63-64.
26 Erle Loran, ibid, p.60.
27 Une autre photo est montrée par Pavel Machotka. Elle est authentique, et non un photomontage. Mais à vrai dire ou  à mon avis, elle ne ressemble pas exactement au tableau. Voir Pavel Machotka, ibid., p. 98.
28 Götz Adriani, Cézanne Watercolors, Harry N. Abrams, Inc., New York, 1982, p. 81.
29 Léo Larguier, Le dimanche avec Paul Cézanne, Paris, L’Edition 1925, p.138; Emile Bernard et al., Conversations avec Cézanne, Ed. par P. M. Doran, Collection Macula, Paris, 1978, p.17.
30 Pavel Machotka, ibid, p.145-6.
31 John Rewald, CEZANNE, A Biography, édition française, 1986, Harry N. Abrams, Inc, New York, 1986.
32 John Rewald, Paul Cézanne, The Watercolours, A Catalogue Raisonné, Thames and Hudson, London, 1983, No. 393.
33 Dans le tableau de Cezanne (FWN 362), le toit d’une petite pièce attachée au bâtiment ouest n’est pas représenté, tandis que la photo (Fig. 18) le montre clairement, puisqu’elle est prise de loin, en haut.
34 Certains voudront interpréter cette caractéristique positivement, mais, l’auteur de cet article voudrait indiquer non seulement une grande variété de l’art de Cezanne, mais encore une spécificité qu’il a saisie de ce tableau (FWN 362).