Article ayant paru en première page du journal « Le Mémorial d’Aix » en date du 15 mars 1938 (101 année n° 10)
Au Pays de Cézanne
Notre concitoyen d’adoption M. Ernst Erich Noth consacre dans Les Nouvelles Littéraires un article à Cézanne que nos lecteurs liront avec grand intérêt.
La publication de la correspondance de Paul Cézanne par John Rewald est le couronnement d’un travail d’une particulière importance qu’un heureux hasard m’a permis de suivre dès ses débuts. Je vis moi-même au pays de Cézanne, dans un cadre qui évoque jusqu’à l’obsession la vie et l’oeuvre du grand peintre provençal. De ma fenêtre, je vois le toit du Jas de Bouffan, et du jardin l’impressionnante silhouette de la montagne Sainte-Victoire. Il me serait donc difficile de parler du bel ouvrage de Rewald avec détachement. A vrai dire, ce n’est pas seulement l’ambiance quotidienne qui m’invite à perpétuer la mémoire de Cézanne, ce sont aussi les souvenirs qui me lient à son jeune biographe : et je voudrais, en retraçant la carrière de l’auteur, évoquer, avec les circonstances qui furent à l’origine de sa découverte de Cézanne, le paysage idéal où s’éveilla son intérêt pour le peintre, intérêt auquel nous devons une œuvre déjà riche.
Rewald fit ses études à la même université que moi et nous avons appartenu au même groupement d’étudiants. Un jour de printemps, en 1933, nous nous trouvâmes, par le plus grand des hasards, nez à nez à Paris. J’avais alors l’intention de m’installer en Provence ; Rewald, qui suivait des cours à la Sorbonne, voulait profiter des vacances pour faire un « tour de France » afin de visiter et d’étudier les cathédrales. Il fut convenu qu’il me rejoindrait à Aix dont je lui vantais les trésors artistiques.
Il y arriva, un beau jour, ayant comme seuls bagages un havre-sac et un appareil photographique qui devait devenir son outil de travail le plus précieux, et s’installa avec moi dans une ferme perdue dans les rochers du Tholonet, pittoresque village au pied de Sainte-Victoire. A quelques kilomètres de là, au « Château Noir » – un des lieux de travail préféré de Cézanne, où l’on jouit d’une vue superbe – vivaient quelques peintres allemands. Ce furent eux qui initièrent Rewald au culte du maître. Prenant enfin conscience de sa vocation, oubliant cathédrales et musées, il se consacra uniquement à l’étude de l’oeuvre de Cézanne. A travers champs et prairies, la « chasse » aux motifs picturaux des tableaux du maître s’organise, et, presque chaque jour, la caméra s’enrichissait d’un nouveau butin. En même temps, Rewald, dans les bibliothèques, chez les particuliers, se livrait à des recherches patientes, découvrait des lettres et des documents inédits, recueillait des témoignages. De cette activité devait naître une œuvre qui représente la somme des connaissances réunies jusqu’ici sur Cézanne.
Les lettres de Cézanne viennent à leur heure. L’oeuvre du peintre s’est universellement imposée ; maintenant, il faut céder la parole à l’artiste lui-même et voir apparaître le visage de l’homme. Certes, quelques susceptibilités aixoises, si elles n’avaient pas encore désarmé, trouveraient peut-être dans ces papiers prétexte à se choquer. On sait le manque de compréhension que les Aixois avaient, de son vivant, pour leur concitoyen, suivant du reste, en bon provinciaux, l’exemple de Paris… Un conservateur du musée n’avait-il par juré que, tant qu’il aurait son mot à dire, aucun tableau de ce peintre ne franchirait le seuil de l’édifice dont il avait la garde ? Aujourd’hui encore, où cette hostilité l’a cédé à l’adoration, les effets d’un tel refus se font cruellement sentir : dans le musée d’Aix, on ne trouve que deux œuvres de Cézanne, un croquis de jeunesse et une aquarelle dont l’Etat fit récemment don à la ville natale de l’artiste. Dans ses lettres, Cézanne se montre peu tendre à l’égard de ceux qui ne voulaient pas le comprendre et les termes qu’il emploie pour exprimer son ressentiment sont d’une belle violence.
Pourquoi insister sur ces malentendus d’une époque révolue ? Depuis longtemps, même les cochers de fiacre du cours Mirabeau savent le profit qu’on peut obtenir des Parisiens et des étrangers en affirmant qu’on conduisait Cézanne « au paysage ». Et quelle manifestation de « réconciliation » plus éclatante et plus officielle pourrait-on envisager que l’organiser à Aix une exposition Paul Cézanne, à l’occasion du centenaire de la naissance du peintre, en 1839.
Parmi les jeunes écrivains d’art, John Rewald occupe maintenant une place notoire. Il s’est imposé à l’attention des experts et du public par ses brillantes études sur l’impressionnisme et surtout par ses ouvrages sur Paul Cézanne. La méthode de travail préférée de Rewald, celle du rapprochement des motifs picturaux et des tableaux à l’aide de la photographie – et par l’intelligence de son emploi ! – s’est révélée particulièrement efficace ; dans maints essais l’auteur nous a fourni la preuve et, tout récemment, la belle exposition Van Gogh a de nouveau démontré l’utilité de ce procédé.
C’est après avoir publié sa thèse de doctorat sur « Cézanne et Zola » œuvre remarquable où il a suivi, avec une rare compétence, les péripéties de l’amitié qui lia les deux grands hommes jusqu’à la rupture douloureuse provoquée par la publication de l’Oeuvre, roman dans lequel Cézanne voyait à juste titre la preuve d’une incompréhension initiale de l’écrivain à son égard, que John Rewald vient de recueillir la correspondance de Cézanne. Je laisserai à de plus compétents le soin de dire tout le mérite de cet ouvrage, qui est à coup sûr un digne pendant de la correspondance de Vincent Van Gogh. Ces deux cents lettres, dont la presque totalité a été copiée d’après des documents originaux – jusqu’ici, on n’en trouvait qu’un petit nombre dispersé dans des publications diverses – arrachent Cézanne à l’obscurité et surtout à l’équivoque que les anecdotes et les légendes, cultivant de faux « pittoresques », avaient créée autour de lui. Ce beau livre est orné de cinquante reproductions de photographies, de dessins et d’aquarelles, presque tous inédits, ce qui en augmente encore la valeur et l’importance.
Ernst Erich NOTH