La Forge de Vulcain
François Chédeville
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On connaît un dessin de Cezanne représentant Vulcain, le dieu forgeron, inspiré d’une toile de François Boucher exposée au Louvre. Quel en est le contexte culturel ?
La figure de Vulcain est un thème rebattu en peinture dès le XVIe siècle. Il est traité par les plus grands peintres, sous deux formes principales impliquant Vénus :
– Les amours de Mars et Vénus, dans lesquels Vulcain épouse la figure du mari trompé, d’où maintes illustrations des divers moments de cet épisode : celui où Apollon va dénoncer les amants à Vulcain, celui où les deux amants filent le parfait amour, celui où Vulcain les épie puis les surprend et finalement se venge en les immobilisant dans un filet magique ;
– Vénus dans la forge de Vulcain lui demandant des armes pour Enée, qui nous intéresse ici.
Suivant Ovide (Métamorphoses, VI, 637), le thème primitif est celui de Thétis suppliant Vulcain de forger des armes pour son fils Achille ainsi que l’illustre Vasari [1]En réalisant cette étude, Vasari n’a pas été fidèle à la tradition : la femme est représentée au premier plan avec les attributs de Minerve et non de Thétis. :
Ce thème est latinisé par Virgile dans l’Énéide, Vénus remplace Thétis et Énée Achille.
Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, c’est généralement Vulcain et ses ouvriers en pleine action sur lesquels le peintre met l’accent. La figure de Vulcain intéresse surtout par sa signification : dieu chtonien, proche de la bestialité, mais de par son activité force civilisatrice ; figure ambivalente dont la puissance est le principal caractère, si bien que ses représentations ne l’enlaidissent jamais complètement.
Dans ce tableau de l’école d’Anvers, on voit que la force déployée par Vulcain est réellement le sujet intéressant, l’arrivée de Vénus étant relégée dans le quart gauche du tableau ; elle n’intéresse personne, sauf le chien qui la signale à l’un des ouvriers qui lui jette un regard distrait :
Arrivée dans la forge, Vénus a toutes les peines du monde – bien qu’elle y mette du sien… – à attirer l’attention de Vulcain qui poursuit son travail :
A force d’insister, Vénus finit tout de même par attirer l’attention de Vulcain :
En réalité, Vénus est inquiète pour son fils illégitime, Énée, et elle est venue pour convaincre Vulcain, son époux délaissé, de lui forger des armes pour la guerre qui s’annonce :
Vénus, le coeur en proie à ses chagrins amers,
Des Laurentins armés méditait les menaces :
Dans une couche d’or la déesse des Graces
Veillait près de Vulcain ; aux plus tendres discours,
Pour réveiller ses feux, son adresse a recours :
«Cher époux ! quand vingt rois ligués contre Pergame
Attaquaient ses remparts dévoués à la flamme,
Quoiqu’au fils de Priam je dusse mes faveurs,
Quoique souvent Enée eut fait couler mes pleurs,
Il n’en était plus temps ; c’en était fait de Troie,
Et ses murs de la Grèce allaient être la proie.
De ces infortunés, quel que fût le besoin,
Je n’ai pas voulu prendre un inutile soin ;
Je n’ai point exigé de votre complaisance
Les instruments tardifs d’une vaine défense.
Maintenant d’Ausonie il a touché les ports,
Le roi même des dieux l’a conduit sur ses bords.
Je viens donc près de vous, ô dieu que je révère,
Pour un fils adoré vous supplier en mère :
Qu’une armure pour lui sorte de votre main ;
Que le monde à ce don reconnaisse Vulcain.
L’épouse de Titon, la fille de Nérée,
Ont obtenu de vous l’armure désirée ;
J’ai plus de droits peut-être, et n’ai pas moins d’effroi :
Voyez comme on menace et les Troyens et moi.
Tout s’arme ; mon fils seul sera-t-il sans défense ?»
La traduction de Virgile (Livre VIII, 180 sqq) utilisée ici est celle de l’Abbé Delille (1843), celle même que Cezanne a étudiée durant ses années de collège et de lycée avec Zola.
Avec ce discours, Vénus a fini par obtenir l’attention de Vulcain :
Dès lors, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe il devient clair que la place de Vénus concurrence celle de Vulcain, dont la symbolique divine s’éteint au profit de la représentation d’un couple lié par une attirance érotique mutuelle (c’est pourquoi les oeuvres s’intéressant maintenant aux amours de Vénus et Mars deviennent de plus en plus fréquentes …). Bref, Vénus use de tous ses charmes pour convaincre Vulcain :
Ce qui n’est pas sans effet sur Vulcain, comme le montre si bien François Boucher, suivant les vers de Virgile :
Elle dit : et, voyant sa faible résistance,
Son époux, que séduit son tendre empressement,
De ses premiers désirs sent palpiter son âme ;
Il reconnaît Vénus à l’ardeur qui l’enflamme ;
Et le rapide éclair des amoureux transports
Pénètre chaque veine, et court par tout son corps :
Tel, du ciel enflammé parcourant l’étendue,
L’éclair part, fend les airs et divise la nue.
Le piège a réussi ; sûre de son succès,
Vénus sent son triomphe, et jouit du succès.
Vulcain alors rend les armes :
Alors le dieu du feu, qu’attache à la déesse
D’un coeur toujours brûlant l’éternelle tendresse :
«Vous faut-il tant de soins pour me persuader ?
C’est à moi d’obéir, à vous de commander.
Depuis quand doutez-vous de mon obéissance ?
Vulcain a quelques droits à votre confiance ;
Et quand de vos malheurs eut commencé le cours,
Si Vénus de mon art eût voulu le secours,
J’aurais à ses désirs satisfait avec joie ;
Priam dix ans encor pouvait régner sur Troie,
Le sort le permettait. Mais enfin, en ce jour,
S’il me faut pour un fils rassurer votre amour,
Si de nouveaux combats veulent mon assistance,
Commandez seulement : tout ce qu’ont de puissance
Et l’haleine des vents, et le fer, et les feux,
Sous mes savantes mains va seconder vos voeux.
Cessez donc, en priant, d’offenser ma tendresse :
La prière est un doute, et ce doute me blesse».
C’est bien ce moment que Boucher choisit de représenter, et c’est aussi ce moment que Cezanne va reprendre dans son dessin, en se centrant sur le personnage de Vulcain :
Ce dessin est une copie certes, mais fortement interprétée : si Cezanne connaît parfaitement toute l’histoire, il n’a pas l’intention de s’y attacher. C’est pourquoi il ôte les accessoires – marteau, épée, manteau rouge – pour concentrer l’attention sur la seule stature physique du personnage, qui occupe dès lors tout l’espace, d’autant que tout le reste de la scène est éliminé. Alors, faisant subir à Vulcain une très légère rotation vers la droite (visible au rehaussement de l’épaule gauche) pour le représenter davantage de face – donc avec une largeur de torse accentuée – il exagère le modelé des épaules et du sein droit, agrandit son buste vers le haut et allonge les jambes tout en marquant fortement la cuisse gauche. La limite du bord de feuille l’oblige également à modifier l’orientation du pied gauche, qui vient maintenant prolonger encore davantage cette jambe interminable. Ainsi se trouve mise en valeur avant tout l’impression de puissance physique que dégage Vulcain. Parallèlement, il éteint son regard pour en ôter l’expression psychologique que Boucher confère à son Vulcain amoureux.
Il est clair que ce dessin veut ôter tout caractère narratif au personnage et à la scène, pour se concentrer sur l’objectif poursuivi par Cezanne : réaliser une « académie » à sa manière, selon les techniques graphiques qu’il a développées au fil du temps avec le redoublement des contours conférant une dynamique, une vibration à la figure tout à fait différente de la « pureté de lignes » chère à Ingres, placer avec une grande économie quelques rares hachures en dehors du personnage (sous le pied et la cuisse gauches et le long du tibia de droite) qui suffisent à le situer en équilibre dans l’espace, laisser certaines parties inachevées (le bras droit) pour introduire une respiration dans la figure et éviter qu’elle ne se fige, car ce vide suggère ici aussi un personnage en vibration.
Dans les années qui viennent, Cézanne poussera encore plus loin ces techniques pour parvenir à des dessins dont l’économie de moyens deviendra extrême, quelques lignes suffisant à produire les effets recherchés. Ainsi, on ne trouvera plus guère, par exemple, une insistance semblable à celle qu’il déploie ici sur le modelé du mollet gauche et des pieds de Vulcain. Allègement parallèle à celui que l’on trouvera également dans sa technique d’aquarelle.
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À titre documentaire et pour compléter l’histoire de Vénus et Vulcain dans la peinture du XVIIIe siècle, certains artistes se sont évidemment attachés à en illustrer la suite, que Virgile évoque avec une concision non dépourvue d’humour :
Il dit, reçoit le prix par sa flamme attendu,
Et s’endort sur son sein mollement étendu.
L’occasion était trop belle de réaliser une scène nettement érotique, dont certains ne vont pas se priver :
A peine un court sommeil a fermé sa paupière,
Le diligent Vulcain devance la lumière ;
Et telle que, rendue à ses soins journaliers,
La sage ménagère à ses humbles foyers
Ranime en haletant la flamme qui sommeille,
Prescrit leur longue tâche aux femmes qu’elle éveille ;
Elle-même, ajoutant la nuit à ses travaux,
Aux lueurs d’une lampe exerce ses fuseaux ;
Quelquefois, reprenant l’industrieuse aiguille,
Soutient d’un gain permis sa naissante famille,
La pudeur de sa fille, et l’honneur de son lit ;
Tel le dieu matinal à Vénus obéit.
Dit plus simplement à la mode romaine : « Ce que femme veut, Dieu veut », moyennant quoi les derniers tableaux illustrant cette histoire montrent Vulcain offrant à Vénus à son réveil les armes qu’il a forgées pour son fils :
La coquine Vénus est manifestement très satisfaite…
Apparemment, le thème de Vénus et Vulcain n’est pas mort puisqu’on le trouve encore traité aujourd’hui par certains :
Références
↑1 | En réalisant cette étude, Vasari n’a pas été fidèle à la tradition : la femme est représentée au premier plan avec les attributs de Minerve et non de Thétis. |
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