Le roman de Cézanne
Jean Colrat
Résumé :
Entre 1865 et 1891, Paul Cézanne apparut derrière plusieurs peintres de fiction, dans des nouvelles ou des romans dus à des écrivains qui furent aussi des proches. Il fut en quelque sorte un héros romanesque avant de devenir celui de l’art moderne, au fil de ce que j’appellerai le roman de Cézanne. Durant presque trente ans, son fantôme s’est caché dans les coulisses de la scène romanesque, avant que le peintre Cézanne s’impose sur la scène picturale mondiale. Ces apparitions nous disent peut-être quelque chose sur la façon dont le peintre Cézanne habitait alors cette scène, quand la critique l’ignorait presque totalement.
Prologue
Quand Zola publia L’Œuvre en 1886, il n’imaginait pas que dix ans plus tard une exposition de Cézanne chez Vollard donnerait une autre issue à la carrière d’un peintre qui allait devenir le héros du grand récit de l’art moderne et que son roman vouait à l’échec. Mais en faisant de son ami le modèle, certes non exclusif, de Claude Lantier, il affirmait à tout le moins la densité romanesque de cet homme et de cette carrière de peintre. On sait cela, mais un peu moins que Claude Lantier n’est ni le premier ni le dernier personnage romanesque inspiré par Cézanne. Entre 1865 et 1891, Paul Cézanne apparut publiquement derrière plusieurs peintres de fiction, dans des nouvelles ou des romans dus à des écrivains qui furent aussi des proches. Il fut en quelque sorte un héros romanesque avant de devenir celui de l’art moderne, au fil de ce que j’appellerai le roman de Cézanne. Durant presque trente ans, son fantôme s’est caché dans les coulisses de la scène romanesque, avant que le peintre Cézanne s’impose sur la scène picturale mondiale. Je voudrais en relever les rares apparitions. Elles nous disent peut-être quelque chose sur la façon dont le peintre Cézanne habitait alors cette scène, quand la critique l’ignorait presque totalement.
Chapitre 1 : La Confession de Claude
(Émile Zola, 1865[1]Zola, La Confession de Claude, 1865, Paris, Lacroix..)
C’est au Zola d’avant le cycle des Rougon-Macquart que l’on doit la première évocation de Cézanne dans un univers romanesque. La Confession de Claude, parue à la fin de 1865, est le premier roman de Zola. L’auteur s’y présente comme celui qui reçut cette « confession » dans laquelle Claude, un ami, raconte la triste histoire de son arrivée à Paris. Le destinataire de la confession se décide à la rendre publique et l’adresse dans une sorte de prologue « À mes amis P. Cézanne et J. B. Baille » car « vous avez connu, mes amis, le misérable enfant dont je publie aujourd’hui les lettres. » Claude aurait donc été un ami d’enfance de Zola, Cézanne et Baille qui, sous leur identité réelle, se trouvent pris dans une intrigue fictionnelle. Au dernier chapitre du roman, Claude annonce à Cézanne et à Baille, restés en Provence, qu’il s’apprête à les rejoindre, en espérant que « nous irons dans les plaines, au bord de la rivière ombreuse ; nous reprendrons la vie de nos seize ans… » Derrière le procédé romanesque, c’est la difficile arrivée de Zola à Paris qui est suggérée, l’amitié avec Cézanne et Baille, et leur éloignement. Le procédé permet de dissocier la vie réelle du jeune Zola et la vie confessée de Claude, et d’intégrer ses deux amis au dispositif romanesque, peut-être comme des présences bienfaitrices. Cézanne n’y est jamais présenté comme un peintre, ce qui s’explique en partie par le fait que le roman ne s’intéresse nullement à eux. Mais Zola était-il assuré de la vocation de peintre de Cézanne en 1865 ? Cézanne l’avait bien rejoint à Paris en 1861, d’avril à septembre, pour se consacrer à la peinture, mais ce fut un échec, avant le retour à Aix durant plus d’un an. Certes il revint à Paris de novembre 1862 à juillet 1864, mais ce fut Aix à nouveau jusqu’en mars 1865. Seule la correspondance perdue entre Zola et Cézanne après 1862 pourrait répondre. Il reste que cette apparition de Cézanne dans un roman, la première, est à la fois la moins anonyme et la plus silencieuse sur le peintre[2]Zola avait vraisemblablement déjà évoqué la figure de Cézanne dans un récit antérieur, dont il ne subsiste que le titre et cette description qu’il en fit dans une lettre adressée à Baille le 29 décembre 1859 : « J’ai cependant achevé Les Grisettes de Provence; j’ai ressenti commeun certain plaisir en racontant ces folies. Mais je suis loin d’être content de mon rêve : la matière était excessivement pénible ; les événements couraient les uns après les autres, il n’y avait pas de nœud, pas de dénouement. De plus, cela manquait de dignité et de moralité ; nos rôles étaient aussi bien loin d’être des rôles de héros de roman. Je me suis donc contenté de dire les faits tels qu’ils se sont passés, faisant le plus court possible, retranchant certains détails inutiles et n’altérant la vérité que pour les événements tout à fait insignifiants. J’ai composé ainsi une espèce de nouvelle d’un intérêt médiocre pour les indifférents ; tu comprends qu’il ne sera pas facile de placer cela, mais cependant je ne désespère pas. » .
Chapitre 2 : Une Farce
(Émile Zola, 1866[3]Zola, Contes et nouvelles, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, édition établie par Roger Ripoll, p. 1083-1088. Il est difficile de dater la rédaction de cette nouvelle, qui parut une première fois en russe en novembre 1877 dans Le Messager de l’Europe. Pour cette question, voir op. cit., p. 1592..)
La situation allait évoluer rapidement. Les séjours que Zola fit à Bennecourt à partir de 1866, en compagnie de Cézanne, Baptistin Baille, Antony Valabrègue, Marius Roux, Jean-Baptiste Chaillan et Philippe Solari, semblent réaliser, mais en banlieue parisienne, ces retrouvailles des amis aixois que le narrateur de la Confession de Claude espérait à la fin du roman. Ils ont suscité au moins deux nouvelles. La Rivière, parue en 1883 dans Le Capitaine Burle, relève de l’autobiographie plutôt que de la fiction. L’auteur y évoque mélancoliquement, des années après, ce séjour à Bennecourt, sans rien indiquer des amis qui l’accompagnaient. Une Farce (ou Bohèmes en villégiature) donne davantage d’indications. Le narrateur y relate brièvement la façon dont la compagnie des artistes réunis à Bennecourt se joue d’un importun. La petite troupe est composée de deux peintres, deux écrivains, un sculpteur et deux jeunes femmes : « On exécute les hommes connus, on se grise de l’espoir de renverser prochainement tout ce qui existe, pour révéler un nouvel art, dont on sera les prophètes. » Rodolphe Walter propose de reconnaître Cézanne et Chaillan derrière Bernicard et Charlot, Solari derrière Chamborel, tandis que Morand et Laquerrière s’inspireraient de Zola et Valabrègue[4]Rodolphe Walter, « Émile Zola et Paul Cézanne à Bennecourt, en 1866 », Le Mantois 12–1961, Bulletin de la Société « Les Amis du Mantois» (nouvelle série), Mantes-la-Jolie, Imprimerie Mantaise, 1961, p. 1-40. Cette étude très détaillée peut se lire en ligne : http://mantes.histoire.free.fr/items/fichiers/1199.pdf. Le développement de l’argument comique est l’occasion d’évoquer les « discussions furibondes », « les théories sans fin », qui opposent les amis artistes au sujet de « la réalité dans l’art ». Si les deux peintres sont des « réalistes enragés », Laquerrière « défend le romantisme ». Quant à Morand « de son ton doctoral [il] déclare que les réalistes vont trop loin. Ainsi, ils ne peuvent tout reproduire dans la nature. » On s’enflamme, les paysans alentour ne peuvent pas dormir : « Crétin ! crie Bernicard exaspéré — Idiot ! dit à son tour Chamborel », avant que le récit s’achève en répétant et inversant les rôles : « Crétin ! crie Chamborel. — Idiot ! hurle Bernicard. »
Si les rapprochements sont exacts, nous verrions donc ici un Cézanne-Bernicard défendre vivement un réalisme face auquel Morand-Zola est plus réservé, même s’il se distingue du franc romantisme soutenu par Laquerrière. Cela ne surprend pas au regard de ce que nous savons de Zola en 1866, mais donne une raison supplémentaire de rejeter la thèse du romantisme qui marquerait les commencements de Cézanne, jusqu’à un supposé tournant réaliste provoqué par Pissarro en 1872 à Auvers-sur-Oise. Il demeure que si dans Une farce comme dans La Confession de Claude, c’est l’amitié des aixois qui motive l’apparition de Cézanne sur la scène romanesque, la nouvelle de 1866 est la première apparition de Cézanne en tant que peintre. Outre l’emportement facile, Bernicard manifeste un goût pour « les théories sans fin » qui ne se démentira jamais chez Cézanne, en même temps que la priorité, déjà et toujours, donnée au motif.
Chapitre 3 :Marsabiel et Maillobert
(Edmond Duranty, 1867-1877)
C’est deux ans après le roman inaugural de Zola que Cézanne apparut dans un personnage qui lui donnait davantage d’épaisseur romanesque. Il n’avait pas 30 ans quand Edmond Duranty (1833-1880) publia une brève nouvelle intitulée Le peintre Marsabiel, en juillet 1867, dans La Rue, une revue dirigée par Jules Vallès.
Duranty se fit d’abord connaître comme un défenseur du réalisme (il créa l’éphémère revue Réalisme en 1856). Il écrivit quelques romans et nouvelles entre 1860 et 1876, avant de se consacrer à la critique d’art[5]Voir Marcel Crouzet, Un méconnu du réalisme, Duranty, 1833-1880. L’homme, le critique, le romancier, Paris, Nizet, 1964.. Il côtoya Courbet, Baudelaire, Daumier, Corot et Vallès à la brasserie Andler. Il fut l’ami de Zola, qu’il désigna comme son exécuteur testamentaire. Autant dire qu’il avait une connaissance très informée de la scène artistique parisienne et le goût de ce qu’il pouvait y trouver de novateur. Mais il se singularise par une attitude souvent critique à l’égard de ces peintres qu’il soutenait pourtant, à l’occasion de leurs différentes expositions. C’est ce qui apparaît dans la courte nouvelle de 1867, poussée à la caricature. Le récit dont le narrateur, critique d’art, est visiblement une projection de l’auteur, s’ouvre ainsi :
Un de mes amis m’avait souvent parlé de ce peintre Marsabiel, qui demeure au bout de la rue de Charonne, comme d’un être curieux. Et je me décidai un matin à aller voir le personnage[…] Je frappai ! — « Entrez » cria une voix où tous les accents les plus extravagants, marseillais, franc-comtois, picard, normand, alsacien semblaient s’être réunis.
Dès son premier mot, Marsabiel apparaît comme une figure composite qui tend au fantastique. L’invraisemblable collection d’accents laisse deviner quelques identités réelles. Courbet tout d’abord. Même si l’accent franc-comtois est perçu après le marseillais, la figure du peintre d’Ornans domine la nouvelle. Devant les toiles gigantesques et inabouties qu’il découvre, les premiers mots du narrateur affirment : « C’est une allégorie réelle », faisant allusion au titre donné par Courbet à son Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (1854-1855). Lorsque Marsabiel, devant une toile que le Salon vient de lui refuser, doit justifier la présence de nus attablés sur une terrasse d’auberge, il déclare : « C’est parce que le nu est beaucoup plus beau, et parce que cela renverse la société. Je suis démocrate, puis, pan pan, la nature est bourgeoise. Je lui donne du tempérament ! ». Le propos fait écho à l’engagement politique de Courbet, et surtout au jugement formulé devant L’Atelier du peintre par le comte de Nieuwerkerke, intendant des Beaux-arts sous le Second Empire : « C’est de la peinture de démocrates, de gens qui ne changent pas de linge et qui ont la prétention de s’imposer à la bonne société. » La même veine sociale se retrouve devant une autre toile de Marsabiel : « Cependant mes yeux se débrouillaient dans le chaos et furent attirés invinciblement par un tableau énorme, tout en hauteur, qui représentait un charbonnier et un boulanger trinquant devant une femme nue, au-dessus de la tête de laquelle était écrit : COOPÉRATION. » Et Marsabiel d’indiquer : « J’ai fait ça pour satisfaire les philosophes qui crient toujours après nous », rappelant ainsi la proximité de Courbet et Proudhon. Mais la caractéristique principale de Marsabiel, sur laquelle la nouvelle insiste lourdement, est de peindre épais et de s’être fait le chef de file de cette école de la pleine pâte posée au couteau. Courbet encore. Ce n’est d’ailleurs même plus avec le couteau à palette que Marsabiel maçonne ses toiles, mais avec une grande cuillère à pot.
Si Courbet s’impose parmi les référents, Manet est aussi présent. Certes, il n’y a rien du grand bourgeois parisien dans le grossier Marsabiel. Mais comme je l’ai déjà indiqué, on voit dans son atelier un nu en extérieur. Cette toile, intitulée La Sole frite ou Crépuscule dans les Abruzzes, montre un couple d’anglais nus mangeant une sole dans un coucher de soleil italien. Elle vient d’être refusée au Salon. Ce couple attablé, nu sur la terrasse d’une auberge italienne, est une des premières évocations satiriques du Déjeuner sur l’herbe de Manet, quatre ans après le scandale du Salon des Refusés.
Et Cézanne ? Le premier accent identifié est celui d’un marseillais, comme le suggère le nom même de Marsabiel, dont on sait immédiatement qu’il est « chauve avec une immense barbe » comme Cézanne l’était dès le milieu des années 1860. Les amis qui viennent le visiter, tandis que le narrateur est là, ont également des noms fantasques, mais à consonance provençale : Cabladours, Estangudo, Appollin, Néagary. Ils ont posé pour une série de portraits très empâtés, comme Cézanne les peignait vers 1866 (voir les portraits de l’oncle Dominique). Et lorsque Marsabiel déclare « J’ai reconnu que la peinture se fait avec du tempérament (il prononça dammbéramminnte) plus qu’avec des brosses », on reconnaît ici un terme fréquent chez Cézanne, et l’insistance sur cette prononciation que d’autres témoins ont relevée.
La référence à Cézanne la plus singulière, et la plus riche d’enseignement, est la remarque que fait le visiteur devant cette épaisseur de la peinture de Marsabiel :
— Nous faisons de la peinture au kilo, nous ne pleurons pas pour montrer que nous sommes peintres, me dit Marsabiel avec son sourire troublant. En effet, je remarquai alors, que la couleur, sur ses toiles, avait une épaisseur de près d’un centimètre et formait des vallons et des collines comme un plan en relief. Marsabiel croyait qu’un kilogramme de vert était plus vert qu’un gramme de la même couleur…
Le « kilogramme de vert plus vert qu’un gramme de la même couleur » est une formule célèbre : Gauguin l’inscrivit sur le livre de la pension Gloannec, à Pont Aven, quand il y arriva en 1886, en l’attribuant à Cézanne, rencontré cinq ans plus tôt. Il la répètera dix ans plus tard dans un des textes réunis sous le titre Oviri. Écrits d’un sauvage, l’attribuant encore à Cézanne, selon une annotation faite sur le manuscrit illustré de Noa noa, entre 1896 et 1898. On ne trouve cette formule nulle part ailleurs dans les écrits ou les propos prêtés à Cézanne, mais leur apparition, la première, en 1867, dans la nouvelle de Duranty, semble justifier leur attribution et surtout indiquer leur précocité, ce qui n’a rien d’étonnant car en 1867, Cézanne est en plein dans sa période dite « couillarde », marquée par un empâtement des toiles réalisées au couteau.
La brève nouvelle s’achève par une phrase, détachée à la ligne : « J’ai appris depuis que Marsabiel avait 10 000 livres de rente ». Ce dernier mot semble être la clé de l’énigme qui a poussé le narrateur à visiter l’atelier de cet excentrique : Marsabiel peut se permettre une telle peinture car sa rente lui enlève tout souci d’en vivre. La pension que Cézanne recevait de son père est sans doute ici à l’origine.
Cinq ans plus tard, en 1872, Duranty reprit cette courte nouvelle, en l’intégrant à une fiction plus ample, publiée en quatre épisodes dans Le Siècle. Elle s’intitule maintenant Simple vie du peintre Louis Martin. Les changements sont substantiels. La visite du narrateur-critique à Marsabiel, désormais nommé Maillobert, ne constitue plus que le premier épisode d’une nouvelle essentiellement consacrée à présenter la vie d’un jeune peintre, Louis Martin, venu lui aussi visiter Maillobert dans son atelier. Le narrateur y fait sa connaissance, l’accompagne en sortant de l’atelier de Maillobert et Louis Martin devient le véritable objet du récit, dans lequel Maillobert ne reparaîtra plus. Le récit de 1867 est devenu un préambule de la nouvelle de 1872. Le changement de nom de Marsabiel en Maillobert est aussi un changement de caractère du personnage, désormais plus étroitement assimilable à Cézanne. A la place de la mosaïque d’accents, il se signale maintenant par son seul accent « hypermarseillais ». Maillobert s’éloigne de Courbet. Devant une toile, Maillobert affirme même « Courbet et Manet ne font que du petit lait à côté de ça ». Le propos est moins caricatural dans sa critique. La référence à la toile absurde des anglais attablés nus dans une auberge italienne, les évocations scatologiques liées au fait de peindre épais et la référence finale à la pension assurée au peintre par son père ont disparu. Ce ne sont plus quatre jeunes disciples sans discernement qui viennent visiter Maillobert, mais deux jeunes peintres plus mesurés tout en étant admirateurs. Inversement, Maillobert apparaît comme plus excentrique : les premiers mots du narrateur arrivant à l’atelier sont « Mais je suis chez un fou » et les derniers pour le définir comme un « détraqué ». En devenant davantage Cézanne, Maillobert apparaît plus engagé dans une pratique insensée, mais non moquée, de la peinture. L’intérêt principal est de voir que même si le motif central de l’histoire se déplace et que Louis Martin devient le personnage principal, Duranty conserve, comme chapitre d’introduction, la présentation de Maillobert.
En 1877, le premier chapitre de La simple vie du peintre Louis Martin reparut, seul, sous le titre Maillobert est un grand peintre[6]Les Beaux-Arts illustrés,n°63, 30 juillet 1877., en même temps qu’un recueil de différents écrits de Duranty, réunis sous le titre les Séductions du chevalier Navoni[7]Séductions du chevalier Navoni, Le Dentu, Paris, 1877. et dans lequel on trouve aussi l’intégralité de La simple vie du peintre Louis Martin. Qu’il s’agisse du seul premier chapitre ou de la nouvelle intégrale, ces deux parutions de 1877 reprennent la version de 1872, à quelques mots près. Mais en publiant à l’état séparé la visite à Maillobert qui valait jusqu’alors comme préambule à l’intrigue essentielle, Duranty redonnait à son peintre une autonomie et une valeur qui étaient celles du Marsabiel intitial.
L’étude comparée des trois états de la nouvelle est riche d’enseignements quant à la perception de Cézanne chez un connaisseur avisé comme Duranty. En 1867, Cézanne n’est, avec Courbet et Manet, qu’un des éléments constitutifs de Marsabiel, qui figure ce qu’il pouvait y avoir alors de plus singulier dans la peinture. Cette singularité était présentée de façon indécise, à la fois admirable et ridiculement excessive. Cinq ans plus tard, plus près de la première exposition Impressionniste mais avant le séjour à Auvers-sur-Oise, Cézanne a désormais le monopole de cette singularité, sous les traits de Maillobert qui se substitue à Marsabiel. Ce qu’il pouvait y avoir de risible chez Marsabiel a disparu avec Maillobert, qui apparaît tout de même comme un cas pathologique. Mais ce dernier n’est plus la figure principale du récit, il est seulement l’objet d’une visite préliminaire, et le récit le laissera définitivement à sa recherche solitaire après le premier chapitre. Comme si nous étions ici face à un génie trop excentrique pour pouvoir faire école. Cinq ans plus tard, au dernier état de la nouvelle, cette recherche solitaire semble avoir réussi, comme l’indiquent le titre Maillobert est un grand peintre et le fait que le premier chapitre de La simple vie du peintre Louis Martin soit désormais une nouvelle auto-suffisante, comme l’était en 1867 le court récit entièrement consacré à Marsabiel. En dix ans, et par la médiation de la modification qu’opère le premier chapitre du récit de 1872, le peintre Cézanne est devenu une figure autonome, qui concentre ce qu’il peut y avoir de plus génial en peinture en même temps que de plus excentrique et inquiétant. Sa singularité s’est imposée en même temps qu’elle semble l’isoler.
Chapitre 4 : La Proie et l’ombre
(Marius Roux, 1876[8]La Proie et l’ombre, Paris, Dentu, 1876 (?) Le seul exemplaire disponible, conservé à la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, indique 1878, mais il s’agit de la deuxième édition. La deuxième édition succédait alors rapidement à la première mais la dédicace à Flaubert au début du roman porte la date 1876. .)
En affirmant que « Maillobert est un grand peintre », Duranty est loin du jugement que L’Œuvre formulera dix ans plus tard. Pourtant, au moment où paraissait le dernier état des récits de Duranty, La Proie et l’ombre de Marius Roux était déjà le roman de l’échec dramatique d’un peintre impressionniste[9]Le premier roman publié par Marius Roux en 1869, Évariste Planchu, mœurs vraies du quartier-latin (Paris, E. Dentu) faisait déjà le récit de la vie d’un jeune provençal de Tarascon venu à Paris étudier le droit et abandonnant ses études pour sombrer dans les distractions du Quartier latin, jusqu’à la folie et la mort. : « Il s’était mis à l’œuvre, oui ; mais pour ne rien finir et recommencer toujours. Alors il s’est découragé, et, au bout de six mois de tâtonnements, il s’est décidé à lâcher la peinture pour la photographie[10]ibid. p. 310.. »
Comme l’indique Alain Pagès, auquel je dois la connaissance de ce roman à peu près introuvable, il relève du mélodrame, comme souvent avec Marius Roux[11]Voir Alain Pagès, Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire, Paris, Perrin, 2014.. Roux fut le condisciple de Zola à Aix-en-Provence, et leur amitié se prolongea lorsqu’ils s’installèrent tous deux à Paris pour devenir romanciers. Il connut Cézanne auprès de Zola, et fit partie avec Paul Alexis et Antony Valabrègue de ces écrivains aixois qui se réunissaient autour de Zola. Entre 1865 et 1880, il publia cinq romans, dans une veine naturaliste où il ne parvint pas à prendre une place durable. Le jugement de Huysmans sur La Proie et l’ombre avait pourtant été favorable :
Le volume de M. Roux est un bon roman naturaliste et avec ses très précieuses qualités d’observation et d’analyse, avec ses scènes bien menées et pleines de détails charmants, il sera un régal pour les délicats qui cherchent, dans un roman, une étude de moeurs, une figure puissamment accusée et mise debout, une figure qui ait, en un mot, la vie ![12]Joris-Karl Huysmans, L’Artiste, 20 avril 1878.
La figure dont parle ici Huysmans est celle du peintre Germain Rambert, originaire d’Aigues-les-Tours, ville de Provence derrière laquelle on reconnaît Aix-en-Provence, comme le suggèrent les fréquentes allusions au « Cours » où semble se concentrer la vie urbaine. Il fait partie d’une bande de jeunes artistes, refusés au Salon, qui projettent de se constituer en Société de l’art libre pour monter une exposition indépendante. Ils sont désignés comme impressionnistes ou intentionnistes et ont l’habitude de se retrouver au café Bruno. C’est donc très explicitement que le roman installe son personnage parmi les peintres du café Guerbois, qui préparaient alors la Première exposition impressionniste de 1874. Zola bien sûr est là, quand un personnage évoque son intention d’écrire un long poème qui décrirait les Halles de Paris. Le Ventre de Paris parut en 1873. Huysmans résume ainsi La Proie et l’ombre :
Germain Rambert, un peintre, est obsédé par la vision d’œuvres bouleversantes qu’il rêve mais qu’il est incapable d’exécuter. Il flotte du paysage au portrait et du portrait au paysage, se jette sur sa toile, flambe d’enthousiasme, agonise et s’éteint quand il se rend compte de la turpitude de l’œuvre qu’il a commencée. Possédé tout entier par sa passion de l’art, les nerfs malades, le cerveau en gésine de merveilles irréalisables, il arrive au plus monstrueux des égoïsmes, à la plus implacable des férocités et, après avoir fait un enfant à la fille d’un droguiste de Versailles qu’il a enlevée, il l’assassine à petits coups, l’abandonne pour se marier et finit dans la plus abjecte des misères, éreinté, fourbu, lâché par sa femme légitime qui va se faire brasser au loin par un sieur Calixte, placier en eaux-de-vie et en vins. Quant à son ancienne maîtresse, Caroline Duhamel, éprise d’un amour discret pour le frère de son bourreau, Philippe Rambert, elle meurt, mariée in extremis, avec ce jeune homme, un peintre bien sage qui, après avoir suivi les cours de l’Ecole des Beaux-Arts et étudié les formules des Gérôme, Cabanel et autres perclus de l’art, décroche enfin, grâce à sa bonne tenue en classe, un grand nombre de médailles.
Germain Rambert est le fils d’un notaire. La pension que lui assure son père l’a mis à l’abri du souci de vivre de sa peinture, faisant de lui le peintre des idées de tableaux qu’il ne parvient jamais à peindre. La décision du père de suspendre cette pension, puis de déshériter son fils, lance le drame, au terme duquel Germain Rambert aura fait l’expérience de son impuissance de peintre en même temps qu’il aura causé le malheur autour de lui, particulièrement celui d’une jeune fille avec laquelle il s’installe au début du roman après avoir appris qu’elle est enceinte de lui.
Germain Rambert n’est pas le portrait de Cézanne. C’est un personnage faible et peu sympathique, qui songe à la peinture et s’évertue à inventer des stratagèmes juridiques et galants pour s’assurer une aisance matérielle dont il veut croire qu’elle lui permettrait de se consacrer à une œuvre qui ferait de lui le grand peintre de sa génération. Rien de Cézanne là-dedans, sinon l’ambition. Marius Roux a pourtant construit son personnage en empruntant quelques données biographiques à Cézanne : il est fils d’un notable provençal qui a d’abord essayé de retenir son fls à l’étude notariale, il touche une rente, il a un enfant sans être marié et la liaison comme la naissance ne doivent pas être connues du père.
Rambert ne partage pas seulement avec Cézanne une situation sociale, mais aussi quelques caractéristiques d’artiste, outre le fait d’appartenir au groupe qui s’active à monter la première exposition impressionniste. Le roman s’ouvre, en septembre 1871, à Marlotte dans la forêt de Fontainebleau. Rambert acompagné de sa jeune amie est venu y travailler en plein air comme le fit souvent Cézanne. Lorsque vers la fin du roman, Germain réalise le portrait d’un Aixois, il le fait entièrement au couteau, « comme un maçon ramassa le plâtre, à la truelle[13]L’Ombre et la proie, p. 270.. » On retrouve également Cézanne à travers les allers-retours de Rambert entre Paris et la Provence, qui lui offraient deux scènes picturales :
Lui le peintre du plein air, allait se retrouver dans le pays du soleil, au milieu de cette nature puissante, toute faite des incandescences de l’astre-roi. Ce n’était plus ce paysage frais, intime, des environs de Paris, cette ridicule omelette aux herbes qu’il avait dédaigné de rendre[14]ibid., p. 160..
Cézanne est là encore à travers cette répugnance à peupler ses paysages de figures humaines, comme c’est manifeste dans le travail à Auvers-sur-Oise vers 1873 :
Le paysage des environs de Paris avait ses peintres patentés ; et puis, lui, ne sentait pas cette nature intime, d’un vert si frais qu’elle ressemble à un décor de scène amoureuse. Ce paysage ne pouvait aller sans personnages ; et les personnages gâtent tout, lorsqu’on n’a pas un faire de chic ; témoin Corot, qui n’avait jamais trouvé que des nymphes en sucre, quoiqu’il fut supérieur pour donner la vie aux arbres. Alors, lui, était décidé à recourir aux larges horizons, à cette nature puissante du Midi, colossale, majestueuse, qu’il sentait d’instinct, qu’il était capable de rendre, et qui devait l’aider à affirmer, à imposer son originalité[15]ibid., p. 234. L’expression « faire de chic » désigne le travail fait d’après imagination et non sur le motif. .
Derrière les quelques traits empruntés à la pratique picturale de Cézanne, deux point sont remarquables. La situation sociale de fils de bourgeois rentier tout d’abord, qui interdit d’assimiler le héros au monde de la bohême qui est pourtant celui de ses fréquentations parisiennes, et l’écart entre les ambitions initiales de Germain Rambert et son lamentable échec final. Certes, les nécessités dramatiques propres au roman de Roux imposaient cela. Mais l’on retrouvera le même échec dans L’Œuvre, tandis que l’insistance sur le statut social de rentier était le dernier mot du Peintre Marsabiel, directement lié à la libéralité picturale qu’il permettait. Il faut croire que cette caractéristique sociale signalait particulièrement Cézanne parmi ses amis. Si Duranty, en reprenant trois fois sa nouvelle, finit par dessiner Cézanne en grand peintre solitaire et absolument original, Marius Roux, au même moment, associe la figure de son ami à celle d’un échec. Il faut alors remarquer la façon dont Cézanne, qui a lu ce roman, le reçut. Comme l’indique ce brouillon de lettre rédigé peu après la parution, Cézanne y a bien sûr perçu son arrière-présence, mais il ne s’y trouve pas portraituré. Il est une figure associée, facilement dissociable semble-t-il :
J’espère que tu voudras bien disjoindre ma petite personnalité de peintre impressionniste de l’homme et que tu voudras ne te ressouvenir que du camarade. Donc ce n’est point l’auteur de l’Ombre et la Proie(sic) que j’invoque, mais l’Aquasixtain sous le même soleil duquel j’ai vu le jour, et je prends la liberté de t’adresser mon éminent ami et musicien Cabaner[16]Lettre de Cézanne à Marius Roux, brouillon sans date (vers 1878)..
Il est remarquable que Cézanne a réagi sans ombrage à l’usage que fit Marius Roux de certains traits de sa pratique et de sa vie pour construire la figure d’un peintre et d’un homme peu aimable. C’est une raison supplémentaire de douter que L’Œuvre de Zola, pourtant moins sévère sur son héros, ait pu motiver une rupture entre les deux amis d’enfance.
Chapitre 5 : L’Œuvre
(Émile Zola, 1886)
Quand L’Œuvre parut en 1886, Zola connaissait un grand succès depuis la publication de L’Assommoir en 1877. Cézanne avait presque disparu de la scène picturale parisienne et ses amis semblent l’avoir souvent perdu de vue pendant de longues périodes. Claude Lantier n’est pas la réplique de Paul Cézanne, mais il n’existerait pas tel qu’il est si Zola ne connaissait pas Cézanne, et le jugement d’échec porté par le roman est bien celui que formule Zola sur certains peintres, ou un mouvement pictural, qu’il avait pourtant défendus vingt ans plus tôt, parmi lesquels Cézanne[17]Voir E. Zola, « Peinture », Le Figaro, 2 mai 1896..
Le rapport entre le roman de Zola et la vie des deux amis aixois a déjà été très exploré, autour de deux questions : le rôle joué par la publication du roman dans la relation entre Cézanne et Zola, et le degré d’identification possible de Claude Lantier à Paul Cézanne. Je n’aborderai pas la première qui me semble définitivement réglée par l’article d’Alain Pagès que l’on peut lire sur le site de la Société Cézanne, définitivement réglée dans sa manière de rester ouverte à d’éventuels nouveaux documents. Ils confirmeraient inévitablement que, si depuis le début des années 1880 la relation entre Cézanne et Zola est devenue plus distante, la publication de L’Œuvren’a pas été un motif de rupture comme on a pu le croire longtemps.
La question du degré d’identification possible entre le peintre imaginaire et le peintre réel a été bien éclaircie par les travaux d’Henri Mitterand en particulier. La difficulté que pose la question de la transparence de Cézanne à travers Claude Lantier tient à la qualité du roman. La consistance romanesque que Zola donne à son héros interdit de l’identifier à aucun peintre réel, en même temps que, bien plus que dans toutes les autres fictions ici évoquées, il la nourrit de références très précises aux artistes qu’il connaissait, et plus particulièrement Cézanne.
L’Œuvre est évidemment le roman qui invite le plus à deviner Cézanne derrière Claude Lantier. Mais s’il s’agit d’un roman à clés, plusieurs clés ouvrent chacun des personnages. Claude Lantier est un personnage composite, dans l’élaboration duquel entrent des références à plusieurs peintres contemporains de Zola, et beaucoup d’invention. Si l’on reconnaît souvent Cézanne derrière le héros, le personnage et la personne s’éloignent au fur et à mesure de l’intrigue. Le deuxième chapitre, où Sandoz vient rendre visite à Lantier dans son atelier du quai Bourbon, est le moment de meilleure superposition entre Cézanne et Lantier, et sans doute aussi entre Zola et Sandoz.
C’est l’évocation de l’enfance des deux héros qui rappelle le plus celle de Zola et Cézanne à Aix. Ils se connurent au collège, et Sandoz pense à « Plassans, la petite ville provençale où le peintre et lui s’étaient connus, en huitième, dès leur première culotte usée sur les bancs du collège ». Deux pages plus loin, Sandoz rappelle à Lantier « la fille de Galissard, le mercier, la petite blonde à qui nous allions donner des sérénades ». La scène est connue, elle est rapportée par Cézanne, via Joachim Gasquet : « Nous donnions des sérénades aux filles du quartier. Écoutez un peu, je jouais du piston, Zola, lui, plus distingué, de la clarinette((Joachim Gasquet, Cézanne[1921], Grenoble, Cynara, 1988, p. 18.)). » Quand peu après, Sandoz évoque les promenades et les baignades en pleine nature, avec leur ami Pouillaud, ce sont bien sûr les mêmes scènes d’enfance et de jeunesse du trio Zola/Cézanne/Baille qui sont rappelées, telles qu’on les trouve figurées sur une lettre de Cézanne à Zola du 20 juin 1858 (La Baignade, C0038-FWN1802). Bien plus tard dans le roman, alors que l’échec de Lantier ne fait plus de doute, les souvenirs d’enfance et de jeunesse reviennent :
Il revécut brusquement leur jeunesse, le collège de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne, les courses libres sous le soleil, toute cette flambée de leurs ambitions naissantes ; et, plus tard, dans leur existence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudes de gloire, la belle fringale, d’appétit démesuré, qui parlait d’avaler Paris d’un coup. A cette époque, que de fois il avait vu en Claude le grand homme, celui dont le génie débridé devait laisser en arrière, très loin, le talent des autres !
Mais ce talent ne fut pas reconnu, et la seule occasion offerte à Lantier d’exposer au Salon officiel lui vint d’une « charité », ce droit qu’avait chaque juré d’imposer une toile, comme Cézanne put exposer, une fois seulement, grâce à la « charité » accordée par Guillemet en 1882. Et lorsque Sandoz découvre la toile que Lantier va proposer au Salon, sa réticence porte sur un point précis, tellement cézannien : « c’est drôle que tu te sois entêté à laisser ces baigneuses nues ». Ces éléments de convergence entre Lantier et Cézanne sont manifestes, mais face à la tendance actuelle à éloigner les deux figures, je voudrais insister sur trois éléments, qui confirment la présence forte de Cézanne à l’arrière-plan de Lantier en même temps qu’ils donnent quelques informations ponctuelles restées méconnues.
— Le roman commence quand Lantier rentre chez lui, sur l’île Saint-Louis. Un orage violent s’abat, dont il cherche d’abord à se protéger, avant de décider que non : « il trouva imbécile cette peur de l’eau ». Et dès les pages suivantes, l’eau va jouer un rôle essentiel : elle provoque la rencontre avec Christine, elle sera le paysage du tableau maudit, et lors de la seule occasion d’exposer un tableau de Lantier au Salon, sa toile placée en hauteur, quasi invisible, repose à moitié sur le cadre d’une autre, immense, figurant un déluge.
Qu’il s’agisse des baignades avec ses amis ou de la place que réserve son œuvre aux baigneurs et baigneuses, on connaît l’importance du thème de l’eau chez Cézanne, et j’ai ailleurs proposé l’idée du déluge comme schème structurant de la perception sensible cézanienne[18]Jean Colrat, Cézanne. Joindre les mains errantes de la nature, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2013, p. 358 – 369. . Ce fut aussi un sujet pour Zola qui publia en 1885 une nouvelle intitulée L’Inondation, récit d’une crue de la Garonne qui vient d’emporter la famille et les biens du héros. Mais ici, je retiendrai seulement cette indication inaugurale d’un Lantier qui se laisse transpercer par la pluie, parce qu’il n’a pas peur de l’eau. Or les premières lettres de Cézanne à Zola, lorsque ce dernier est à Paris, sont souvent pour évoquer les orages qui s’abattent sur Aix, et moquer les Aixois qui en ont peur :
Les cataractes du ciel sont entrouvertes […] Il passe deux pieds d’eau dans les rues. Dieu, irrité des crimes de l’espèce humaine, a sans doute résolu de laver par ce nouveau déluge leurs nombreuses iniquités […] au coin de chaque rue, on voit malgré la pluie battante, des groupes de jeunes pucelles qui, ne songeant plus à leur crinoline, s’égosillent à lancer des litanies vers les cieux. La ville retentit de leur brouhaha inexprimable. J’en suis tout étourdi[19]le 3 mai 1858..
Une page plus loin, c’est l’évocation de la Seine cette fois :
D’étranges masses peuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis, là-bas, contre l’autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d’une grue de fonte.
Il est probable que Zola voit ici la Seine comme Cézanne l’a peinte dans La Seine au quai d’Austerlitz d’après Guillaumin (FWN 104) car le tableau est évoqué par Lantier plus loin dans le roman : « Regarde ! je me plante sous le pont, j’ai pour premier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses péniches qu’on décharge, son peuple de débardeurs. » Le village de Bennecourt, déjà évoqué, fait aussi partie des lieux fréquentés par Sandoz et Lantier : « ils prirent le bac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaîne ; car Bennecourt se trouve de l’autre côté de la Seine. »
Cet amour de l’eau et des orages assure à la fois une fonction romanesque et installe une complicité de Cézanne et Zola autour de faits dont ils ont seuls la connaissance. De façon plus générale, les premières pages du roman sont saturées de références à Cézanne et à Zola qui ne pouvaient être alors connues que d’eux, leur permettant ainsi une lecture privée et complice du roman.
— Ma deuxième observation porte sur quelques lignes du deuxième chapitre dans lequel Sandoz et Lantier évoquent leurs arts et leurs esthétiques. Elles éclairent un peu la question assez troublante du rapport de Cézanne à Ingres. Cézanne portait un jugement sévère, parfois féroce sur la peinture d’Ingres. Parmi d’autres, une des opinions rapportées par Émile Bernard : « Ingres est un classique nuisible », ou bien : « Ingres, malgré son estyle [sic]n’est qu’un très petit peintre[20]Lettre à Émile Bernard, le 25 juillet 1904..» Et encore, ce jugement rapporté par Gasquet dans la deuxième partie de son Cézanne (ses « Conversations avec Cézanne », écrites vers 1916) : « La Source d’Ingres ! Qu’est-ce que ça a à faire avec l’eau… » Or ces jugements semblent contredits par quelques lignes extraites des mêmes « Conversations avec Cézanne » :
Il a beau vous tourner sur le cœur avec sa peinture glaireuse, Jean-Dominique ! je le disais à Vollard pour l’épater, il est très fort ! C’est tout de même un sacré bonhomme… C’est le plus moderne des modernes. Savez-vous pourquoi je lui tire mon chapeau ? C’est que son dessin de tonnerre de Dieu, il l’a fait avaler de force aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre[21]op. cit., p. 237..
Et l’on trouve en effet dans le Cézanne de Vollard, en 1914, ce jugement : « Ce Dominique est bougrement fort… mais il est bien emmerdant. » On trouvait déjà la mention de cette remarque faite à Vollard, dans l’essai de Maurice Denis paru dans L’Occident en 1907 : « Malgré l’exclamation recueillie par M. Vollard pendant les séances de son portrait : « Jean Dominique est fort ! », il est certain qu’il n’aimait pas M. Ingres. » La chronologie serait donc la suivante : une remarque faite par Cézanne pendant le portrait de Vollard (1899), rapportée oralement par Vollard à Maurice Denis, qui la publie le premier en 1907 avant que Vollard le fasse à son en 1914 puis Gasquet qui aurait brodé sur « la peinture glaireuse » et « le dessin de tonnerre de Dieu », tout en ayant l’honnêteté de citer la source Vollard. Mais L’Œuvre vient modifier ce schéma, car voici ce que l’on peut lire dans les propos de Lantier :
Tiens, le père Ingres, tu sais s’il me tourne sur le cœur avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler de force aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre.
Le roman de Zola, qui précède le témoignage de Vollard, renforce l’authenticité du propos de Cézanne sur Ingres, et montre sa précocité, remontant peut-être à la jeunesse aixoise. Cela n’étonne guère si l’on se souvient de la signature Ingres que Cézanne apposa au bas de chacun des panneaux des Quatre saisons peints sur les murs du Jas de Bouffan vers 1862. On y voit aussi la confirmation surprenante qu’un grand dessinateur pouvait être un mauvais peintre selon Cézanne.
— Ma dernière remarque portera sur une affirmation plusieurs fois répétée au cours du roman : Lantier rêvait de grandes peintures sur les murs de Paris, dans un temps où la Troisième République naissante multipliait les commandes pour les bâtiments publics, les mairies en particulier. Zola y fait allusion lorsqu’il décrit la mairie où Claude et Christine se marient.
La première mention se trouve au chapitre 2 : « Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, après un long intervalle. Avoir des lieues de murailles à couvrir, décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira quand les architectes ne seront plus crétins » et quelques lignes plus loin : « Des fresques hautes comme le Panthéon ! » Vers la fin du roman, quand son échec devient une certitude, Lantier s’exclame : « Ah ! l’Hôtel de Ville, si je l’avais, moi, et si je pouvais ! C’était mon rêve, les murs de Paris à couvrir ! » On s’étonne devant cette ambition de toiles immenses, qui ne correspond guère à Cézanne. Après les grands paysages peints sur les murs du salon du Jas de Bouffan, la plus grande de ses toiles, les Grandes Baigneusesde Philadelphie, mesure deux mètres par deux mètres et demi. Il faut tout de même noter une évolution au cours de la carrière : aux commencements (depuis les paysages muraux du Jas de Bouffan, Les Quatre saisons et jusqu’au portrait d’Emperaire en 1868), on trouve des œuvres d’assez grand format. Cela s’interrompit sans exception jusqu’aux Joueurs de cartes vingt cinq plus tard, qui sont la préfiguration des Grandes Baigneuses finales. L’ambition prêtée à Lantier serait donc étrangère aux projets de Cézanne. Il y a bien pourtant, dans la première partie du livre de Gasquet, cette description :
En 1867, il revint habiter Paris. La fièvre des pavés l’anima de nouveau. Comme chaque fois qu’il changeait d’air, de pensée, de sujets et de toiles, une certitude sourde le soutint. Il s’enthousiasma. Il rêve de « tableaux immenses ». Il attaqua des toiles de quatre à cinq mètres. Aucune ne le satisfit. Il aurait voulu couvrir des murailles. Il rôdait autour des gares, des églises et des halles. Rien ne lui eût répugné. En pleine rue, me racontait plus tard Solari, il aurait, comme un Vénitien, décoré des façades…[22]op. cit., p. 53.
Gasquet exagère en parlant de toiles de vingt mètres carrés mises en chantier par Cézanne, et il semble partiellement reprendre à Zola l’évocation des gares et des halles, mais on trouve bien dans une préface rédigée par Octave Mirbeau pour un Cézanne publié par Bernheim-Jeune en 1914, cette indication surprenante au sujet de l’Opéra de Paris, construit au début des années 1870 :
Camille Pissarro s’était présenté un jour chez Halanzier, directeur de l’Opéra. Après trois heures d’attente, reçu enfin, il avait engagé ce fonctionnaire stupéfait (et que d’ailleurs les questions de cet ordre ne concernaient nullement) à confier à Paul Cézanne la décoration picturale de l’édifice que Garnier achevait de construire[23]Préface d’Octave Mirbeau, in Théodore Duret, Cézanne, Bernheim-Jeune, Paris, 1914 ; p. 14..
L’anecdote est d’autant plus vraisemblable que le sculpteur Solari, l’ami constant de Cézanne, travaillait sur le chantier dont Chabaud, autre aixois, assurait la direction[24]Voir Jules Bernex, la Méditerranée, Septembre 1911.. Cette évocation du rêve de Lantier de couvrir les murs de Paris est donc une raison de plus de l’associer à Cézanne, dont elle révèle une ambition méconnue.
Si nous laissons de côté ces éléments ponctuels concernant l’œuvre de Cézanne, que nous révèle le roman de Zola sur la perception de Cézanne au début des années 80 ? L’Œuvre est moins l’histoire d’un peintre que celle d’un jugement. L’histoire du jugement que porte l’écrivain Pierre Sandoz sur l’échec du peintre Claude Lantier, son ami d’enfance. C’est le jugement que Zola commençait à porter sur les peintres qu’il avait défendus dans ses écrits des années 60 et 70, Manet compris. Cézanne n’était ici qu’un parmi d’autres pour Zola. Mais que Lantier portât surtout les traces de Cézanne montre qu’en ce dernier, l’échec se faisait plus évident dans ses causes, ses symptômes et ses conséquences. Lorsque Zola écrivit L’Œuvre, il faut bien avoir conscience que pour lui, l’impressionnisme s’avérait désormais un moment assez secondaire d’une histoire de l’art dans laquelle le nom de Cézanne ne s’inscrirait jamais. Peu importe l’erreur de ce jugement, il signifie tout de même un effacement de Cézanne durant ces années-là, qui rendait possible un tel diagnostic.
Chapitre 6 : Madame Meuriot
(Paul Alexis, 1891[25]Paul Alexis, Madame Meuriot, mœurs parisiennes, Bibliothèque Charpentier, Paris, 1891..)
Cinq ans après le roman de Zola, Paul Alexis présenta aussi brièvement un personnage proche de Cézanne, dans Madame Meuriot, mœurs parisiennes. Paul Alexis (1847-1901) fut proche de Zola et Cézanne, comme en témoignent les deux toiles montrant une lecture de Paul Alexis à Zola (FWN 601 et FWN 602)[26]Voir à ce sujet l’article d’Alain Pagès « Zola, Cézanne et Paul Alexis« , publié sur le site de la Société Cézanne à l’adresse : https://www.societe-cezanne.fr/2016/10/06/zola-cezanne-et-paul-alexis/. Cet Aixois, plus jeune que Zola et Cézanne d’une dizaine d’années, fut même un collaborateur de Zola et appartient au groupe d’écrivains à l’origine des Soirées de Médan.
Madame Meuriot est une description de la vie parisienne. Un peintre appelé Poldex (entendre Paul d’Aix) y apparaît brièvement, à l’occasion d’une soirée dans un salon bourgeois[27]ibid., p. 311, 312 et 318.. Il est présenté comme un ami du compositeur Kabaner, qui ambitionne de composer un opéra dans lequel seraient « reproduits les principaux bruits de la réalité ». Cet ancêtre du bruitisme est une évocation transparente du musicien Ernest Cabaner, proche des Impressionnistes, et pour lequel Cézanne avait une réelle affection comme en témoigne l’aide qu’il lui apporta en 1881[28]Lettre de Cézanne à Zola, le 12 avril 1881. et le don qu’il lui fit, vers 1877, du magnifique Baigneurs au repos (FWN 926) aujourd’hui à la Fondation Barnes. L’esthétique bruitiste de Kabaner laisse l’auditoire de la soirée interdit, et c’est alors qu’intervient Poldex : « une sorte de colosse gauche et chauve, un vieil enfant, naïf, génial, à la fois violent et timide, le seul qui comprît réellement Kabaner » aux « solides épaules ». Kabaner joue un morceau, à la fin duquel Poldex s’enthousiasme :
Alors, debout, Poldex fit quelques pas de lutteur forain prêt à jeter un gant qui ébranlèrent le parquet. Presque aussitôt, arrêté devant la muraille, et ayant fait un retour sur lui-même, songeant aux difficultés de son art, à tout ce qu’on ne peut jamais rendre, aux misères de son métier, il martelait du poing la cloison : Nom de Dieu !… Nom de Dieu !…
Cézanne est donc à peine présent, et c’est pour l’entendre déplorer son sentiment d’impuissance, dont tant d’autres auteurs témoignent. Mais le propos semble ici plus désespéré, comme si les « misères de son métier » l’avaient vaincu et que le roman ne jugeait pas pertinent de s’attarder sur ce peintre pourtant bien connu de l’auteur. Si le génie lui est reconnu, il n’est jamais devenu adulte, il a avorté, et Poldex apparaît comme un « vieil enfant », un enfant devenu vieux sans passer par le temps de la réalisation, selon le terme cher à Cézanne. Et sa fonction se réduit ici au soutien qu’il apporte à Kabaner, un autre artiste en souffrance. Cet échec que L’Œuvre s’attardait à disséquer semble ici acté, à moins que Paul Alexis n’ait pas voulu, par discrétion, s’engager dans un portrait plus détaillé de son ami. Les deux motifs se mêlent vraisemblablement.
Epilogue : L’Humanité des paysages
(Georges Dumesnil, 1891)
Il faut donc conclure de ce « roman de Cézanne », que Cézanne s’imposa comme figure romanesque avant de s’imposer comme peintre. Qu’il s’agisse, durant les années 60, des promesses de la gloire, ou bien, après 1880, du constat d’un échec, il semble avoir affiché la présence d’un sujet remarquable qui appelait la fiction. Certes, les auteurs qui l’évoquent sont souvent des Aixois, mais leur qualité interdit de mettre cela au compte de la seule amitié et plus encore du localisme. La présence de Duranty, extérieur à cette jeunesse aixoise, suffit à le confirmer. Si l’on accepte de considérer la succession des identités qu’il prit au détour de ces récits comme le témoignage d’une réception fictionnelle de la carrière de Cézanne entre 1865 et 1890, il faut constater que toujours le génie et la singularité lui sont reconnus. Il apparaît en figure géniale, nerveusement détraquée, à l’avant-garde des avant-gardes, mais qui échoue à trouver la formule de la peinture nouvelle dont il a pourtant le sens plus que tout autre, au point de se résumer à cela chez Paul Alexis en 1891 (un vieil enfant génial qui frappe les murs à coup de poing en désespérant face aux misères de son métier). À partir des années 80, il incarne la figure de l’échec. Les nécessités romanesques expliquent sans doute que Zola ou Marius Roux aient poussé cet échec de l’artiste jusqu’au drame personnel, il reste que Claude Lantier, Germain Rambert ou Poldex n’auront pas confirmé ce que Duranty proclamait en 1877 « Maillobert est un grand peintre ! » Le roman de Cézanne nous livre ainsi la figure du peintre dans l’état où les très rares critiques purent l’évoquer, avant la reconnaissance fulgurante provoquée par l’exposition Vollard à l’automne 1895. C’est le cas de cette brève mention, inédite je crois, faite par Camille Mauclair qui écrit au passé simple en mars 1895 : « Et M. Paul Cézanne, inconnu du grand public, solitaire, dédaigné, signa des œuvres d’une maîtrise tourmentée et robuste[29]Camille Mauclair, « Destinées de la peinture française », in La Nouvelle Revue, mars 1895. . »
L’événement que constitua l’exposition de 1895 permit à Cézanne d’arracher le masque de ce personnage et périma cette construction romanesque, sans rien ôter à sa valeur de témoignage pour les années qui précèdent. C’était désormais au public et à d’autres discours, savants, de construire le personnage du peintre Cézanne. Le roman de Cézanne était achevé. Y eut-il d’autres tentatives ? Sans doute, mais elles ne peuvent plus avoir le même intérêt. Il faudrait ici un Dumas écrivant une sorte de Vingt ans après. Une telle postface existe, chez un auteur inattendu, et semble avoir échappé jusqu’ici à l’attention.
Nous connaissons, grâce à Joachim Gasquet, la figure de Georges Dumesnil, qui fut son professeur de philosophie à Aix-en-Provence et qu’il présenta à Cézanne vers 1896. Dumesnil enseignait alors au lycée d’Aix-en-Provence, après avoir soutenu sa thèse sur les écrits pédagogiques de Kant, et avant de partir à l’université de Grenoble où il allait s’imposer comme un représentant du courant spiritualiste. Comme en témoignent deux lettres de Cézanne à Solari et Gasquet, écrites le 30 janvier 1897, Gasquet avait désiré offrir à son professeur de philosophie deux toiles de Cézanne. Ce dernier voulut prendre le cadeau à sa charge et proposa, depuis Paris où il se trouvait, à Solari et Gasquet de conduire Dumesnil au Jas de Bouffan pour qu’il choisisse les deux toiles. Dumesnil devint ainsi le propriétaire de deux paysages majeurs, Rochers à l’Estaque (FWN 153) et Carrière de Bibemus (FWN 316). Cette séquence eut un effet surprenant : elle inspira au professeur de philosophie une nouvelle d’une douzaine de pages, intitulée L’Humanité des paysages[30]Georges Dumesnil, « L’Humanité des paysages », in La Nouvelle Revue, 15 novembre 1899.. On y voit Etienne Rouvray, un homme d’âge mur, poète, philosophe et peintre, présenter à un ami deux de ses toiles, des paysages. Elle commence ainsi, abruptement :
— Et puis, il faut que vous voyiez mes peintures.
Etienne Rouvray me tendait deux toiles de la grandeur de celles qui entrent dans le fond d’une boîte à couleurs et où les paysagistes prennent des études.
Je les considérais en les tenant à la main à bonne distance et je dis : — c’est curieux (c’est ce qu’on dit toujours à quelqu’un qui vous présente des ébauches qu’on n’est pas sûr de bien comprendre, par politesse).
Etienne Rouvray me regarda en souriant : — Ce qui est curieux, me dit-il, c’est qu’à mon âge, quand il y a tant de choses que j’ignore et que je devrais savoir depuis longtemps, j’aie cédé à la fantaisie de donner beaucoup d’heures à une tentative d’où je n’ai pas la folie d’atteindre rien de beau.
— Vous vous êtes donné du repos.
— Nullement. Pendant que je peignais, je pensais malgré moi à la peinture, c’était comme si ce petit mouvement de mon pinceau se communiquait à mon cerveau et l’agitait et j’ai peiné double.
— Je vois un des deux résultats : dites-moi l’autre.
Le dialogue qui s’engage est alors l’exposé par Etienne Rouvray de sa conception de la peinture de paysage, de la peinture en général et finalement, d’une théorie expressionniste et spiritualiste de l’art. Sa peinture, dit-il, a pour motif l’expérience de l’impermanence du monde, le flot des phénomènes, dont l’artiste tente de saisir une image, moins pour en révéler une essence surplombante que pour exprimer sa sensibilité, à travers l’intimité qu’il peut avoir avec certains paysages et même certains moments du paysage. On pense alors au propos que Gasquet prête à Cézanne : « Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même[31]Gasquet, op. cit., p. 137..» Si l’artiste ose aller loin dans son abandon à l’objet, c’est alors, sans en avoir conscience, en lui-même qu’il s’enfonce et l’image qu’il saura rapporter de cette plongée aura une valeur universelle. Face au danger, évoqué par son interlocuteur, que cet expressionnisme vire au subjectivisme, Etienne Rouvray convoque alors l’exemple de Cézanne :
L’artiste eût-il la plus haute conscience de son art, et cela est à souhaiter et les plus grands peut-être sont ainsi, il n’est artiste qu’autant qu’il garde par un privilège de nature la candeur qui s’oublie, la naïveté toujours fraîche qui projette toute la vive émotion dans l’objet. Il faudrait que les esthètes attentifs à leur moi vissent le peintre Paul Cézanne, le savant vieillard à l’âme d’enfant, courir dans la campagne, embrasser un arbre et s’écrier, les larmes aux yeux : « comme je voudrais, celui-là, le transporter sur ma toile ! » Le bon artiste n’imagine pas qu’il puisse rien faire de mieux que de rendre avec son pinceau l’objet auquel son âme s’attache, auquel elle se donne et elle se voue.
À lire ces lignes de L’Humanité des paysages, on entend autrement les propos que Gasquet prête à Cézanne, et l’on imagine ce qu’ils doivent à la conversation du peintre avec le philosophe :
Le paysage se reflète, s’humanise, se pense en moi. Je l’objective, le projette, le fixe sur ma toile… L’autre jour, vous me parliez de Kant. Je vais bafouiller, peut-être, mais il me semble que je serais la conscience subjective de ce paysage, comme ma toile en serait la conscience objective. Ma toile, le paysage, tous les deux hors de moi, mais l’un chaotique, fuyant, confus, sans vie logique, en dehors de toute raison : l’autre permanente, sensible, catégorisée, participant à la modalité, au drame des idées… à leur individualité. Je sais. Je sais… Je ne suis pas un universitaire. Je n’oserais pas m’aventurer ainsi devant Dumesnil[32]ibid., p. 132..
Etienne Rouvray n’est pas exactement un nouvel avatar de Cézanne, même s’il présente à son ami deux paysages comme Cézanne en offrit à Dumesnil. Et si ses théories esthétiques sont avant tout celles de Dumesnil, elles consonnent souvent avec des propos que Dumesnil a pu entendre de Cézanne et partager avec lui. Mais l’intérêt de la nouvelle est surtout dans le dédoublement de la figure romanesque de Cézanne qui s’y produit : il est à la fois, partiellement, le peintre-héros du récit, comme le furent Bernicard, Maillobert, Lantier, Rambert ou Poldex, et une référence désormais incontestable évoquée par ce peintre. Cézanne n’est plus, en 1899, seulement une présence dissimulée derrière un personnage, mais aussi une référence sortie de l’anonymat, qui s’impose comme un haut exemple. Poldex, le « vieil enfant, naïf, génial » est désormais « le peintre Paul Cézanne, le savant vieillard à l’âme d’enfant. » Ainsi s’achève le roman de Cézanne, sur cet épilogue où une discussion d’atelier l’évoque nommément comme une figure tutélaire alors qu’il avait commencé avec Duranty dans un atelier où de jeunes artistes venaient visiter Marsabiel avant de l’abandonner à son génie sans avenir.
Références
↑1 | Zola, La Confession de Claude, 1865, Paris, Lacroix. |
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↑2 | Zola avait vraisemblablement déjà évoqué la figure de Cézanne dans un récit antérieur, dont il ne subsiste que le titre et cette description qu’il en fit dans une lettre adressée à Baille le 29 décembre 1859 : « J’ai cependant achevé Les Grisettes de Provence; j’ai ressenti commeun certain plaisir en racontant ces folies. Mais je suis loin d’être content de mon rêve : la matière était excessivement pénible ; les événements couraient les uns après les autres, il n’y avait pas de nœud, pas de dénouement. De plus, cela manquait de dignité et de moralité ; nos rôles étaient aussi bien loin d’être des rôles de héros de roman. Je me suis donc contenté de dire les faits tels qu’ils se sont passés, faisant le plus court possible, retranchant certains détails inutiles et n’altérant la vérité que pour les événements tout à fait insignifiants. J’ai composé ainsi une espèce de nouvelle d’un intérêt médiocre pour les indifférents ; tu comprends qu’il ne sera pas facile de placer cela, mais cependant je ne désespère pas. » |
↑3 | Zola, Contes et nouvelles, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, édition établie par Roger Ripoll, p. 1083-1088. Il est difficile de dater la rédaction de cette nouvelle, qui parut une première fois en russe en novembre 1877 dans Le Messager de l’Europe. Pour cette question, voir op. cit., p. 1592. |
↑4 | Rodolphe Walter, « Émile Zola et Paul Cézanne à Bennecourt, en 1866 », Le Mantois 12–1961, Bulletin de la Société « Les Amis du Mantois» (nouvelle série), Mantes-la-Jolie, Imprimerie Mantaise, 1961, p. 1-40. Cette étude très détaillée peut se lire en ligne : http://mantes.histoire.free.fr/items/fichiers/1199.pdf |
↑5 | Voir Marcel Crouzet, Un méconnu du réalisme, Duranty, 1833-1880. L’homme, le critique, le romancier, Paris, Nizet, 1964. |
↑6 | Les Beaux-Arts illustrés,n°63, 30 juillet 1877. |
↑7 | Séductions du chevalier Navoni, Le Dentu, Paris, 1877. |
↑8 | La Proie et l’ombre, Paris, Dentu, 1876 (?) Le seul exemplaire disponible, conservé à la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, indique 1878, mais il s’agit de la deuxième édition. La deuxième édition succédait alors rapidement à la première mais la dédicace à Flaubert au début du roman porte la date 1876. |
↑9 | Le premier roman publié par Marius Roux en 1869, Évariste Planchu, mœurs vraies du quartier-latin (Paris, E. Dentu) faisait déjà le récit de la vie d’un jeune provençal de Tarascon venu à Paris étudier le droit et abandonnant ses études pour sombrer dans les distractions du Quartier latin, jusqu’à la folie et la mort. |
↑10 | ibid. p. 310. |
↑11 | Voir Alain Pagès, Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire, Paris, Perrin, 2014. |
↑12 | Joris-Karl Huysmans, L’Artiste, 20 avril 1878. |
↑13 | L’Ombre et la proie, p. 270. |
↑14 | ibid., p. 160. |
↑15 | ibid., p. 234. L’expression « faire de chic » désigne le travail fait d’après imagination et non sur le motif. |
↑16 | Lettre de Cézanne à Marius Roux, brouillon sans date (vers 1878). |
↑17 | Voir E. Zola, « Peinture », Le Figaro, 2 mai 1896. |
↑18 | Jean Colrat, Cézanne. Joindre les mains errantes de la nature, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2013, p. 358 – 369. |
↑19 | le 3 mai 1858. |
↑20 | Lettre à Émile Bernard, le 25 juillet 1904. |
↑21 | op. cit., p. 237. |
↑22 | op. cit., p. 53. |
↑23 | Préface d’Octave Mirbeau, in Théodore Duret, Cézanne, Bernheim-Jeune, Paris, 1914 ; p. 14. |
↑24 | Voir Jules Bernex, la Méditerranée, Septembre 1911. |
↑25 | Paul Alexis, Madame Meuriot, mœurs parisiennes, Bibliothèque Charpentier, Paris, 1891. |
↑26 | Voir à ce sujet l’article d’Alain Pagès « Zola, Cézanne et Paul Alexis« , publié sur le site de la Société Cézanne à l’adresse : https://www.societe-cezanne.fr/2016/10/06/zola-cezanne-et-paul-alexis/ |
↑27 | ibid., p. 311, 312 et 318. |
↑28 | Lettre de Cézanne à Zola, le 12 avril 1881. |
↑29 | Camille Mauclair, « Destinées de la peinture française », in La Nouvelle Revue, mars 1895. |
↑30 | Georges Dumesnil, « L’Humanité des paysages », in La Nouvelle Revue, 15 novembre 1899. |
↑31 | Gasquet, op. cit., p. 137. |
↑32 | ibid., p. 132. |