【学術論文】(査読あり)                         京都工芸繊維大学学術報告書 第 14 巻(令和 4 年 2 月)

BULLETIN OF KYOTO INSTITUTE OF TECHNOLOGY 14 (Feb. 2022)

L’idée de l’anti-modernisation sociale chez Cezanne

Takanori NAGAÏ

Faculty of Design and Architecture

Kyoto Institute of Technology

E-Mail: t-nagai@kit.ac.jp

(2021年6月23日原稿受理 2021年10月4日採用決定)

SOMMAIRE

Jusqu’à présent dans la recherche sur Cezanne, une question reste à approfondir : celle de son engagement dans la société. L’image de Cezanne est en général celle d’un homme en marge de son époque et de la société, nullement inspiré par eux dans sa pratique artistique.
Est-il possible néanmoins qu’une personne puisse n’être en rien conditionnée par son milieu ? Théoriquement non. Mon article a pour but de démontrer que la pratique cézannienne elle-même venait de sa position délibérée vis-à-vis de sa société. Autrement dit, je tenterai de montrer que le choix du motif, de sa technique ainsi que de sa vision picturale était entièrement fondé sur son idée de l’anti-modernisation sociale.

mots-clés :

Cezanne
l’anti-modernisation sociale
l’anti-systématisation sociale
l’anti-machinisme
l’anti-société de la technique de la reproduction
l’anti-mise en commerce de la peinture

L’idée de l’anti-modernisation sociale chez Cezanne

Problématique

Jusqu’à présent dans l’histoire de la recherche sur Cezanne, une question reste à approfondir : celle de son engagement dans la société[1]J’énumère quelques recherches sur Cezanne vu sous cet angle :

-Robert Simon, «Cezanne and the subject of Violence», Art in America, Vol.79, No.5, May , 120- 187,1991.
-Richard Shiff, «La touche de Cezanne : entre vision impressionniste et vision symboliste», Cezanne aujourd’hui (Acte du colloque Cezanne au Musée d’Orsay, 1995), Réunion des Musées Nationaux, Paris, 117-1241,1997.
-Nina Maria Athanassogolou-Kallmyer, Cezanne and Provence-The Painter in His Culture, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2003.
-Richard Shiff, «Cezanne in the Wild», The Burlington Magazine, Vol.148,No.1242,605-611, September 2006.
-Richard Shiff, «Risible Cezanne», The Repeating image Multiples in French painting from David to Matisse (Exh..Cat.), The Walters Art Museum, Baltimore, 7 October 2007-1 January 2008, Distributed by Yale University Press, New Haven and London, 127-172, 2007.
-T.J. Clark, «Relentless Intimacy», London Review of Books, Vol.40, Nr.2,13-16,25 January 2018. -André Dombrowski, Cezanne, Murder, and Modern Life, University California Press, Berkley Los Angeles London, 2013.
. L’image de Cezanne est en général celle d’un homme en marge de son époque et de la société, nullement inspiré d’elles dans sa pratique artistique.
Est-il possible néanmoins qu’une personne puisse n’être en rien conditionnée par son milieu ? Théoriquement non.

Un philosophe japonais de l’école de Kyoto, Kitarô Nishida (1870-1945), a été inspiré au départ par Henri Bergson(1859-1941), surtout dans son livre Recherche sur le bien, en 1911[2]Kitarô Nishida, Zen no Ken‘kyu (Recherche sur le bien), Éditions Kôdôkan, Tokyo, 1911. Il y développe un concept philosophique qu’il appela expérience pure, inspiré par la théorie de Bergson de la conscience pure, développée dans son Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889[3]Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Félix Alcan éditeur, Paris, 1889.. Mais Nishida critiqua Bergson dans ses dernières années[4]Kitarô Nishida, Sei no Tétsugaku (Philosophie de la vie), Riso (Idéal), No.34, 543-562,17 octobre 1932., sur le point qu’il n’existe pas d’idée de la mort dans la théorie de durée chez Bergson, tandis que la vie est, en effet, la discontinuité de la continuité dans son interaction avec son milieu, donc la mort fait toujours partie de la vie. Il démontra cette idée surtout dans sa propre théorie de Basho (« lieu » en français). Dans un de ses articles, intitulé ‘Moi et vous’, en 1932[5]Kitarô Nishida, «Moi et vous (Watashi to Nanji)», Le problème de la société et de l’histoire (La chaire de philosophie d’Iwanami) (Vol.8),Éditions Iwanami, Tokyo, 3-73, 1932., Nishida traita du problème de la relation entre soi et l’autre, et entre l’individu et son milieu, en déroulant son argumentaire sous la forme d’une dialectique entre les deux. Il démontre que l’individu est défini à l’infini par son milieu, dans le sens que le milieu devient un lieu (basho) où l’individu apparaît par son acte, si bien qu’il ne peut y avoir d’individu sans son milieu, et qu’il n’existerait aucun milieu sans individu. Le milieu produit son individu, et l’individu change son milieu, donc la relation entre les deux est dialectique, et enfin celle-ci est considérée comme une activité vitale. Le basho (« milieu » dans le sens de Nishida), signifie concrètement la conscience commune, la conscience sociale qui précède l’individu.

Prenons un autre exemple de cette direction de pensée parmi les contemporains. Un philosophe français, Félix Guattari (1930-1992), dans Les Trois Écologies[6]Félix Guattari, Les Trois Écologies, Édition Galilée, Paris,1989., en 1989, proposa une nouvelle théorie de l’écologie. Il y soutient que le simple changement apporté par l’humanité dans sa relation avec le milieu qui l’entoure conditionne l’avenir de l’humanité. Il conclut que ce n’est pas simplement le milieu naturel, mais aussi le milieu spirituel qui concerne l’intériorité de l’Homme, et a une influence certaine sur son destin. Sa vision de l’écologie consiste en la coexistence de l’humanité avec la nature, la société et l’esprit.

Par ces deux seuls exemples, on pourrait conclure que l’artiste procède à son activité artistique par l’initiative de sa participation au basho dans lequel il vit, autrement dit son milieu complexe, tels la nature, la société, le monde spirituel, et l’information. Par conséquent, il paraît évident que sa volonté artistique ne vient pas d’une introspection purement individuelle, mais cette volonté artistique est toujours conditionnée par son adaptation complexe à son milieu.
Même un artiste qui paraîtrait « autiste », replié sur lui-même, en refusant de participer à sa société, exprimerait par ce mode de vie même son acte de réaction, de rejet de cette société.
En fin de compte, personne ne pourrait ni vivre, ni penser, ni sentir, ni se comporter en dehors de son temps, de sa société.

À ce sujet, Cezanne lui-même a laissé quelques propos qui nous questionnent sur sa supposée indifférence à la société. Il écrit en 1902 à sa nièce Paule Conil son horreur du progrès, dont l’idée commençait au contraire à gagner ses contemporains comme une valeur sociale :

« Je me souviens parfaitement de l’Establon et des bords autrefois si pittoresques du rivage de l’Estaque. Malheureusement ce qu’on appelle le progrès n’est que l’invasion des bipèdes, qui n’ont de cesse qu’ils n’aient tout transformé en odieux quais avec des becs de gaz et – ce qui est pis encore – avec l’éclairage électrique. En quel temps vivons-nous ! »[7]Lettre à sa nièce Paule Conil en 1902, John Rewald, Cezanne Correspondance, Bernard Grasset Éditeur, Paris, 290,1978.

De même, il déplora la destruction d’une ancienne vue de son pays natal par l’introduction de nouveaux trottoirs :

« La ville d’Aix est gâtée par l’agent-voyer, il faut se presser de voir, tout s’en va. Avec les trottoirs on a ruiné la beauté des vieilles villes; la plupart des rues anciennes ne peuvent s’en accommoder; et puis pourquoi des trottoirs dans des villes comme celle-ci ? Deux ou trois rues en ont tout au plus besoin ! On pouvait laisser les autres comme elles étaient ; non,c’est une manie d’aligner, de déranger l’harmonie du temps. »[8]Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cezanne et lettres inédites, Mercure de France, Vol. 69, No.247, 403-404, 1er octobre 1907.

Mon article a pour but de démontrer que la pratique cézannienne elle-même venait de sa position délibérée vis-à-vis de sa société. Autrement dit, je tenterai de montrer que le choix du motif, de sa technique ainsi que de sa vision picturale était entièrement fondé sur son idée de l’anti- modernisation sociale. Je relèverai quatre points sur ce sujet :

I.  L’anti-systématisation sociale

II. L’anti-machinisme, l’anti-matérialisme
1) La nature en tant que motif à peindre
2) Le respect du travail manuel contre celui de la machine
3) La réhabilitation des sensations

III. L’anti-société de la technique de la reproduction

IV. L’anti-mise en commerce de la peinture

I. L’anti-systématisation sociale

Cezanne monta d’Aix-en-Provence à Paris en 1861 pour devenir peintre.Dès son arrivée à la capitale, il s’inscrit à l’Académie Suisse pour préparer le concours d’examen à l’École des Beaux- Arts. À l’Académie Suisse, aucun maître n’apprenait à ses applicants la manière de dessiner, et de peindre. Ils peignaient à leurs propres manières d’après le modèle fourni par le patron de l’Académie Suisse. Historiquement, les peintres opposés à l’art académique fondé sur le Néoclassicisme tels que Delacroix, Courbet, Manet, s’y fréquentaient. Cezanne y fit la connaissance de jeunes peintres, mécontents de la peinture académique, dont quelques-uns deviendront ses camarades impressionnistes à l’avenir. Donc, cette académie fut un lieu de rencontre des artistes indépendants, en un mot, un bastion du libéralisme artistique. Influencé par cette ambiance, il renonça à apprendre d’après les règles académiques, et échoua deux fois à entrer à l’École des Beaux-Arts[9]«Quant au dessin proprement dit, à celui qu’on peut arbitrairement séparer de la couleur, Cezanne déclarait avec vivacité son horreur de l’œil photographique, du dessin d’exactitude automatique enseigné dans cette École des Beaux-Arts où il disait s’être présenté deux fois sans succès. Ce n’est pas qu’il défendît l’incorrection superficielle de son dessin, cette incorrection qui n’est ni négligence, ni impuissance, mais qui provient plutôt d’une excessive sincérité́ – s’il est permis d’accoupler ces deux mots – d’une excessive défiance de l’adresse purement manuelle, méfiance de tout mouvement où l’œil dirigerait la main sans que la raison intervînt. Cezanne ne faisait donc pas mine d’ignorer l’asymétrie de ses bouteilles, la perspective défectueuse de ses assiettes. Montrant une de ses aquarelles, il corrigeait de l’ongle une bouteille qui n’était pas verticale et il disait, comme s’excusant : «Je suis un primitif, j’ai l’œil paresseux. Je me suis présenté́ deux fois à l’École, mais je ne fais pas l’ensemble : une tète m’intéresse, je la fais trop grosse.» Rivière et Schnerb, «L’Atelier de Cezanne», La Grande Revue, Vol.46, 813, 25 décembre 1907.. De plus, bien qu’il présenta plusieurs fois ses œuvres au Salon officiel, il fut toujours très mal reçu par le Jury, excepté une fois grâce à l’aide de son ancien ami de l’époque impressionniste, Antoine Guillemet(1843-1918), membre du jury au Salon de 1882[10]Isabelle Cahn, «Face à la critique», Cezanne et Paris (Cat. d’Exp.), du 12 octobre au 26 février 2012, Musée du Luxembourg, Paris, Édition de la Rmn-Grand Palais, Paris, 206, 2011.. Cezanne devint ainsi peintre indépendant, sans aucun maître, ni aucune appartenance. S’il pouvait continuer de peindre dans cette situation, c’est grâce à son père, banquier fortuné, qui supportait financièrement sa vie presque jusqu’à ses dernières années. Il choisit ainsi la vie de bohème de concert avec les peintres s’assemblant à l’académie Suisse, et qu’il mena jusqu’à la fin de sa vie[11]Cézanne dit à Émile Bernard à la fin de sa vie qu’il menait une vie de bohème dans sa jeunesse. Cf. Émile Bernard, « Souvenirs sur Paul Cezanne et Lettres inédites », Mercure de France, No. 247, 401-402, 1er octobre 1907.. La vie de bohème apparut dans la vie artistique des générations postromantiques sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, et fut généralisée sous la IIIe République. Elle caractérise la vie des artistes avant-gardistes depuis les années 1830 jusqu’aux années 1930, en « privilégiant marginalité, excentricité et désenchantement », fut« perçue comme dangereuse », inquiétant autant le champ littéraire que la société bourgeoise.”[12]Cf. Jean-Didier Wagneur, «La vie de bohème», De Léonard de Vinci à Picasso , Bohèmes (Cat. d’Exp.), Paris, Grand Palais, 26 septembre 2012-14 janvier 2013, RMN-Grand Palais, Paris, 57-66,2012. C’est la minorité produite par la société modernisante d’après la révolution industrielle, vis-à-vis de la majorité, bourgeoisie (entrepreneurs, hommes d’affaires, hommes politiques, administrateurs, banquiers, avocats, médecins, patrons, etc.) et petite bourgeoisie, tels que les employés de bureau dans la banque, le grand magasin, et l’entreprise[13]T.J. Clark, The Painting of Modern Life Paris in the Art of Manet and his followers, Thames & Hudson, London, 7,1984., ou le « calicot »[14]Clark appelle les travailleurs suivants « calico » : « Calicot, I have said already, was a code word for a whole class of people secreted by capital at a particular stage : the new army of clerks, accountants, cashiers, brokers, petty bureaucrats, insurance agents, bank tellers, salesmen, and commercial travelers; to be joined before long stenographers, telegraphists, primary-scool teachers, and advertising men-the class which a later historian dubbed, perhaps not even ironically, ‘low white collar’. »(ibid.,234-235) , qui initièrent la progression de la modernisation sociale. On pourrait considérer que la minorité, d’un autre côté, aspirait à la liberté, la vie démocratique, en poussant la vie de bohème au maximum[15]cf. Frank Claustrat, «Le mythe de la bohème», op.cit. [Note xii], 93-99,2012., et que c’est aussi un produit découlant fatalement de la Révolution.

D’ailleurs , qu’est-ce que la modernisation sociale?

Elle signifie la systématisation de la société, la standardisation de la vie, la rationalisation de l’activité humaine, en un mot, la mécanisation des hommes. Zola, dans son roman, Au Bonheur des Dames, en 1883, décrit la vie mécanique de vendeurs et de vendeuses de grand magasin, exploités par le patron, qui court exclusivement après son intérêt :

« Cependant, il y avait peu de place pour les songeries dangereuses, au milieu de son existence de travail. Dans le magasin, sous l’écrasement des treize heures de besogne, on ne pensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses.[…]Tous n’étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère. »[16]Émile Zola, Au Bonheurs des Dames, Émile Zola Œuvres complètes, Tome 11, Nouveau Monde Editions, Paris, 370, 2005. (caractère gras par l’auteur)

La vie mécanique annihile l’activité libre de l’esprit, tel l’amour, le rêve, et l’imagination, etc.. Gustave Moreau (1826-1898) déplora également que l’organisation forte de sa société étouffait l’activité créatrice de l’esprit humain :

« L’imbécilité et la faiblesse humaines sont si énormes que presque pas un fils d’une société dite civilisée et bien organisée ne donne une heure par an d’étude, d’attention et de véritable amour à ce qui est beau et sublime dans la production de l’esprit. »[17]Gustave Moreau, L’assembleur de rêves, écrits complets de Gustave Moreau, préface de Jean Paladilhe, texte établi et annoté par Pierre-Louis Mathieu, A Fontfroide, Bibliothèque artistique & Littéraire, Paris, 263, 1984.

Cezanne voulait être indépendant, ne faire partie d’aucune organisation ancienne ou moderne, n’être dominé par personne, pas même un collectionneur, et il put le faire en réalité grâce à la fortune de son père. Le choix même par Cezanne de la vie d’artiste de bohème aspirant à la liberté créative manifeste déjà son opposition à la société moderne accélérant sa systématisation dans tous les domaines comme les relations humaines, le monde du travail, les régimes politiques, économiques et sociaux. Ce qu’il cherchait, c’est « la liberté sans contrôle »[18]Georges Bataille, «L’impressionnisme», Critique, No.104, 22, janvier 1956. Jean-Claude Lebensztejn, Les Couilles de Cezanne, Nouvelles Édition Séguier, Paris, 1995, et Études cézanniennes, Flammarion, Paris, 22,2006.. Il voulait être hors des conventions sociales tout en faisant partie de la société moderne.

II. L’anti-machinisme, l’anti-matériarisme

1) La nature en tant que motif à peindre

Cela va sans dire qu’une des forces de propulsion de la modernisation fut la révolution industrielle. Après les années 30, celle-ci créa divers objets produits par la machine ; la machine à coudre moderne (1810, en Allemagne), l’ascenseur à vapeur (1853, en Amérique), le tracteur à vapeur (1859, en Angleterre) l’automobile à vapeur (1769, en France), l’éclairage au gaz (1797, en Angleterre), le bateau à vapeur (1783, en France), la locomotive à vapeur (1802, en Angleterre), le réfrigérateur (1879, en Amérique), le frigorifique (1876, en France), le phonographe (1877, en Amérique), la turbine à vapeur (1882, en Suède), l’appareil photo (1839, en France), la lampe à filament (1879, en Amérique), le phonographe (1857, en France), le balai mécanique à ventilateur (1859, en Amérique) , le lave-vaisselle (1865, en Amérique), la machine à laver le linge (1851, en Amérique), le téléphone (1876, en Amérique), la casserole électrique (1893, en Amérique), le cinéma (1895, en France), le trottoir roulant (1900, en France), le train électrique (1900, en France), la cuisinière électrique (1905, en Amérique), l’avion (1903, en Amérique) etc. poussèrent rapidement la mécanisation dans la vie quotidienne; la filature, le tissage, la sidérurgie, le transport ferroviaire (1825, en Angleterre ; 1832, en France), le métro (1863, en Angleterre ; 1900, en France), la fabrication mécanique des meubles (vase, tapis, chaise, table etc.,), des couverts, etc., la chaîne de montage et l’organisation scientifique du travail à l’usine, la mécanisation de l’agriculture, la boulangerie, des tâches ménagères, et du bain[19]cf. Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir Contribution à l’histoire anonyme, traduit de l’américain par Paule Guivarch, Centre George Pompidou, Paris, 1980 (Mecanization takes Command, Oxford University Press, New York, 1948)..

Baudelaire fut prompt en 1855 à mettre en doute la modernisation, autrement dit, le progrès apporté par la technologie, par les inventions diverses car elles devaient mettre le monde spirituel humain en danger :

«Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, de naturel et de surnaturel. Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.»[20]Charles Baudelaire, « I.-Méthode de critique, Exposition universelle 1855», Charles Baudelaire, Curiosités Esthétiques L’Art romantique, Éditions Garnier, Paris, 218-9, 1962.

Cezanne partageait les idées d’anti-modernisation de Baudelaire, qu’il n’a jamais cessé de respecter durant toute sa vie. En effet, il ne montra jamais d’intérêt à peindre des objets artificiels, mécaniques comme la locomotive que Claude Monet (1840-1926) (Ex. La Gare Saint-Lazare, 1877, Musée d’Orsay) (fig.1), Edgar Degas (1834-1917) (Ex. Le Champ de Courses, 1877-80, Musée d’Orsay)(fig.2) peignirent, le pont de chemin de fer chez Édouard Manet (1832-1883) (Le Chemin de fer, 1873, National Gallery of Art, Washington, DC) (fig.3), Gustave Caillebotte (1848-1894) (Le Pont de l’Europe, 1876, Musée du Petit Palais, Genèva) (fig.4), la tour Eiffel chez Georges Seurat (1859-1891) (La Tour Eiffel, 1889, Fine Arts Museums of San Francisco) (fig.5), Henri Rousseau (1844-1910) (Moi-même, 1890, Galerie nationale, Prague) (fig.6), l’éclairage électrique chez Édouard Manet (Un bar aux Folies Bergères, 1882, Courtauld Gallery, London) (fig.7), Georges Seurat (Parade de cirque, 1887–88, The Metropolitan Museum of Art, New York) (fig.8) et Toulouse Lautrec (1864-1901) (La Goulue au Moulin Rouge, 1891) (fig.9), etc., l’appareil photo chez Lautrec (La photographe Sescau, 1984) (fig.10), la bicyclette chez Lautrec (La Chaîne Simpson, 1896) (fig.11), etc., bien qu’il y ait l’exception de la peinture à l’huile représentant une usine (Ex. Usines près du plateau du Cengle FWN1, 1867-69, Stiftung Sammlung E.G. Büurle, Zurich) (fig.12).

S’il critiquait le progrès matériel dans une lettre à sa nièce Paule Conil en 1902, citée au début de cet article, c’est plutôt qu’il déplorait la destruction du paysage naturel par les objets artificiels produits par la machine. Déjà, dans une lettre à Zola en 1878, il déchargeait sa colère contre cette situation causée par la modernisation :

« Marseille est la capitale à l’huile de la France, comme Paris l’est au beurre: tu n’as pas l’idée de l’outrecuidance de cette féroce population, elle n’a qu’un instinct, c’est celui de l’argent; on dit qu’ils en gagnent beaucoup, mais ils sont bien laids,- les voies de communication effacent les côtés saillants des types, au point de vue extérieur. Dans quelques centaines d’années, il serait parfaitement inutile de vivre, tout sera aplati. Mais le peu qui reste est encore bien cher au cœur et à la vue. »[21]John Rewald, op.cit. [Note vii], 174, 1978.

Pendant que Cezanne fréquentait le Paris des années 1860 à 1900, son paysage urbain se transformait dramatiquement par trois événements principaux. D’abord, la révolution industrielle. Deuxièmement, l’Haussmannisation, la modernisation du Paris du milieu du XIXème siècle à la première guerre mondiale[22]De la transformation de la ville de Paris par Georges-Eugène Haussmann (1809-91), cf. Michiaki Matsui, Furansudainiteiseika no Pari toshikaizou (La transformation de la ville de Paris sous le seconde Empire)(en japonais), éditions Nihonkeizaihyoronsha, Tokyo, 1997 ; Daijiro Kitagawa, Kindaïtoshi pari no nekkyou-tetsudo・metorojidaï no nekkyou (La naissance de la ville moderne, Paris – L’enthousiasme au temps du chemin de fer et du métro (en japonais), éditions Kawadeshoboshinsha, Tokyo, 2010.. Enfin, les expositions universelles à Paris en 1855, 1867, 1878, 1889, 1900[23]De l’exposition universelle, cf. Assemblé par Mitsukuni Yoshida,Zusetsubankokuhakurankaishi (Histoire illustrée de l’exposition universelle)(en japonais), éditions Shibunkakushuppann, Kyoto,1985.. La première produit de nouveaux bâtiments en métal et en verre ; le Pont des Arts (1802- 4), la gare de chemin de fer Saint-Lazare (1837), la gare d’Austerlitz (1840), la gare Montparnasse (1840), la gare du Nord (1846), la gare de Lyon (1849), la bibliothèque Sainte-Geneviève par Henri Labrouste (1843), les Halles par Victor Baltard (1852-1866), la salle de lecture de la Bibliothèque Nationale de France (Richelieu) par Henri Labrouste (1854-75), le Palais Garnier par Charles Garnier (1875). La deuxième réalisa les grands boulevards, les routes revêtues, les bâtiments hauts, uniformes, etc. La troisième ajouta à l’espace de la ville de Paris quelques monuments ; le Palais de l’Industrie et des Beaux-arts (1855~1896) (fig.13) au moment de la première exposition universelle de Paris en 1855, la Galerie des machines (1889-1910) (fig.14) et la tour Eiffel (1889 〜) (fig.15) à la quatrième exposition universelle en 1889, le Palais de l’Electricité (1900) (fig.16), la gare d’Orsay (1900), le grand palais (1900〜), le petit palais (1901〜), la grande roue de Paris (1900-1920), la Porte Dauphine (une station de la deuxième ligne de métro de Paris) (1901〜), le Pont Alexandre III (1900〜) à la cinquième exposition universelle de Paris de 1900.

Manet et ses amis impressionnistes s’intéressèrent beaucoup dans les années 60-70 à ce changement dynamique de la ville de Paris. Comme je l’ai illustré plus haut, Manet ainsi que Monet peignirent la gare Saint-Lazare, alors que Cezanne n’y montra aucun intérêt, bien qu’il faisait régulièrement l’aller-retour de Paris à Auvers-sur-Oise, ou à Pontoise, de la gare Saint Lazare et de la gare du Nord, ainsi que l’aller-retour de Paris à Aix-en-Provence de la gare de Lyon. Monet, Caillebotte et Pissarro peignirent les grands boulevards, construits durant l’Haussmannisation, et l’animation de la foule qui s’y rassemble (Ex. Claude Monet, Boulevard des Capucines 1873, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City (fig.17) ; Auguste Renoir, Les grands boulevards, 1875, Philadelphia Museum of Art (fig.18) ; Gustave Caillebotte, Boulevard des Italiens, c.1880, collection privée (fig.19) ; Camille Pissarro, Boulevard Montmartre, matin, temps gris, 1897, National Gallery of Victoria, Melbourne) (fig.20). De plus, Monet, Caillebotte et Pissarro s’intéressaient beaucoup au nouveau paysage apporté par l’Haussmannisation, c’est-à-dire, la vue des boulevards à vol d’oiseau, que leur permettaient les appartements en hauteur.Manet peignit le travail de pavage avec une grande vivacité (Édouard Manet, La Rue Mosnier aux paveurs 1878, Cambridge, Fitzwilliam Museum) (fig.21), Gustave Caillebotte, le grand boulevard revêtu, donc hygiénique (Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie, 1877, Art Institute of Chicago) (fig.22).

Ces trois événements principaux attirèrent beaucoup de gens au centre de la ville de Paris et sa banlieue, depuis la province et l’étranger. La population de Paris se gonfla de 550,000 personnes en 1800, puis 1,053,000 en 1850 pour atteindre 2,763,393 personnes, y compris la banlieue en 1906[24]cf. Michiaki Matsui, op.cit. [Note xxii],73, 1997.. Pour répondre aux besoins de cette population grandissante, la construction des équipements de loisirs prit son essor, comme les Folies Bergères (fig.23) ouvert en 1872, où Manet (1882) (Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergères, 1882, Courtauld Gallery,London) (fig.7) et Lautrec (1893) peignirent, comme l’Opéra construit en 1875, que fréquentait Edgar Degas pour peindre les danseuses (Edgar Degas, Étoile, 1876-77, Musée d’Orsay) (fig.24), le Moulin de la galette (fig.25), que peignirent Renoir (1876) (Pierre-Auguste Renoir, Bal du moulin de la Galette, 1876, Musée d’Orsay) (fig.26), van Gogh (1886), ou encore le Moulin Rouge en 1889 (fig.27), dont Lautrec était un habitué et pour lequel il fit des affiches y représentant les danseuses et prostituées du cabaret (Toulouse-Lautrec, La Goulue au Moulin Rouge, 1891) (fig.9). On peut y ajouter le Musée du Louvre ouvert au public en 1793 chez Degas (Edgar Degas : Visite au musée, vers1879-90, Museum of Fine Arts, Boston) (fig.28), le café de la Nouvelle Athènes ouvert en 1871, chez Degas (Edgar Degas, L’Absinthe dans un café (Nouvelle Athènes), 1873, Musée d’Orsay) (fig.29), l’Hippodrome de Longchamp ouvert en 1857, chez Manet  (1872) (Édouard Manet, La course de chevaux à Longchamp, 1867, Art Institute of Chicago) (fig.30), chez Degas (1872-73) (Edgar Degas, Les Courses à Longchamp, 1866, Museum of Fine Arts, Boston) (fig.31), du patinage, chez Renoir (1868) (Pierre-Auguste Renoir, Patineurs au bois de Boulogne, 1868, collection privée) (fig.32), chez Manet (1877) (Édouard Manet, Patinage, 1877, Fogg Art Museum, Cambridge) (fig.33), etc..

Comme le montrent Isabelle Cahn dans sa biographie de Cezanne[25]Isabelle Cahn, « Chronologie », Cezanne (Cat. d’Exp.), Galeries nationales du Grand Palais, 25 et Denis Coutagne, dans sa liste des adresses connues de Cezanne à Paris et en Île-de-France[26]Denis Coutagne, Maryline Assante di Panzillo, Cezanne et Paris (Cat.d’Exp.), Paris, Musée du Luxembourg, 10 octobre 2011 au 27 février 2012, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux – Flammarion, Paris, 211, 2011., Cezanne était venu à la capitale plus de vingt fois au cours de sa vie et a habité au centre ville, pour des séjours de court ou long terme, si bien qu’il ne fait aucun doute qu’il connaissait bien ces nouveaux lieux et équipements de loisirs. Cependant il n’y a jamais prêté attention en tant que motif à peindre, il les négligea donc plutôt d’une manière consciente. Autant que j’aie pu trouver au cours de ma recherche, Cezanne n’a laissé que six paysages de la ville de Paris, où les nouvelles constructions peuvent nous montrer la modernisation de Paris, dont surtout La Seine au quai d’Austerlitz d’après Guillaumin, qui représente un bateau à vapeur et par là l’intense activité commerciale à Paris. Voici les six peintures : La Seine au quai d’Austerlitz d’après Guillaumin, FWN104, 1876-78, Hamburger Kunsthalle (fig.34) ; La Rue des Saules à Montmartre, FWN50, 1867-68, collection privée (fig.35) ; Paris, Quai de Jussieu, la Halle aux vins, FWN62, 1872, Portland Art Museum, Portland, Ore (fig.36) ; Groupes de maisons, FWN105, 1876-77, Sammlung Villa Flora, Winterthur (fig.37)  ; Les Toits de Paris (vus de la rue l’Ouest), FWN178, 1882, coll.privée (fig.38) ; Fortifications à La Glacière, FWN171, 1881 localisation inconnue (fig. 38bis).

S’il était souvent à Paris, c’était plutôt pour y cacher sa famille à son père, étudier au musée du Louvre, et enfin, établir une habitation en Ile-de-France pour y travailler. Il serait donc peut-être d’accord avec Guy de Maupassant (1850-1893), un des camarades intimes de Zola à Médan[27]Il est bien possible que Cezanne fit la connaissance de Maupassant chez Zola à Médan, parce qu’ils y ont été tous deux invités souvent par Zola, et qu’il lisait les ouvrages de Maupassant, comme « Boule de suif » dans Les Soirées de Médan, un recueil de nouvelles réunies par Zola publié en 1880, dont Zola fit don à Cezanne dès sa parution. Cf. Lettre de Cezanne à Zola en mai 1880 avec les notes 7, 8 par John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.194. Cf. également, la note 10 par John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.169, ainsi qu’une lettre de Cezanne à Zola en juillet de 1881, John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.169, p.202. Cf. Les Soirées de Médan – Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, présentation par Alain Pagès et Jean-Michel Pottier, Éditions Flammarion, Paris, 2015., qui écrit comme suit dans son récit de voyage, La vie errante (1890) :

« J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout, faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les vitres, cauchemar inévitable et torturant. Ce n’est pas elle uniquement d’ailleurs qui m’a donné une irrésistible envie de vivre seul pendant quelques temps, mais tout ce qu’on a fait autour d’elle, dedans, dessus, aux environs.[…]
Après avoir visité avec une admiration profonde la galerie des machines et les fantastiques découvertes de la science, de la mécanique, de la physique et de la chimie modernes, […], je me suis dit qu’en définitive aller là de temps en temps serait une chose fatigante mais distrayante, dont on se reposerait ailleurs, chez soi ou chez ses amis.
Mais je n’avais point songé à ce qu’allait devenir Paris envahi par l’univers.
Dès le jour, les rues sont pleines, les trottoirs roulent des foules comme des torrents grossis. Tout cela descend vers l’Exposition, ou en revient, ou y retourne. Sur les chaussées, les voitures se tiennent comme les wagons d’un train sans fin. Pas une n’est libre, pas un cocher ne consent à vous conduire ailleurs qu’à l’Exposition, ou à sa remise quand il va relayer. »[28]Guy de Maupassant, « La vie errante, Lassitude », L’Echo de Paris (Journal littéraire et politique du matin), 7e année, No.205, Lundi 6 février 1890. (caractère gras par l’auteur)

Tout en admirant le résultat scientifique, il critique son époque de science, d’industrie, et de commerce en y opposant l’art :

« Une aristocratie d’un autre ordre s’établit qui vient de triompher à l’unanimité à cette Exposition universelle, l’aristocratie de la science, ou plutôt de l’industrie scientifique.
Quant aux arts, ils disparaissent; le sens même s’en efface dans l’élite de la nation, qui a regardé sans protester l’horripilante décoration du dôme central et de quelques bâtiments voisins.»[29]Guy de Maupassant, ibid.. (caractère gras par l’auteur)

Ou en opposant l’utilitarisme réalisé par la science à l’ imagination humaine, pure :

« Or, le génie de celui qui, d’un bond de sa pensée, est allé de la chute d’une pomme à la grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il pas né d’un germe plus divin que l’esprit pénétrant de l’inventeur américain, du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et d’appareils lumineux. »[30]Guy de Maupassant, ibid..

C’est ainsi que Maupassant quitta Paris pour voyager dans les villes méditerranéennes de France, d’Italie, d’Algérie, de Tunisie etc.. Durant ce voyage, en fuyant le tumulte de la capitale, il découvrit à nouveau la faculté primitive humaine de sentir à travers les divers organes sensoriels :

« L’Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue ne peut rien savoir, rien comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques pour voyeurs, les seuls intermédiaires entre l’Universelle Nature et Elle. Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent eux-mêmes les recueillir que suivant leurs qualités, leur sensibilité, leur force et leur finesse. La valeur de la pensée dépend donc évidemment d’une façon directe de la valeur des organes, et son étendue est limitée par leur nombre.[…] Les sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous révèlent, en les interprétant, quelques propriétés de la matière environnante qui peut, qui doit recéler un nombre illimité d’autres phénomènes que nous sommes incapables de percevoir.[…] »[31]Guy de Maupassant, « La nuit », La vie errante – Venise-Ischia Pêcheuses et guerrières, Louis Conard, Librairie-Éditeur, Paris, 23-24, 1926 (1ère édition, Pairs, Paul Ollendorff, 1890).

Les sens sont ainsi à l’origine de l’intelligence humaine. Ils sont une source inépuisable dont les artistes s’inspirent et nourrissent leurs œuvres :

« Supposons que l’homme ait été créé sans oreilles ; il vivrait tout de même à peu près de la même façon, mais pour lui l’Univers serait muet ; il n’aurait aucun soupçon du bruit et de la musique, qui sont des vibrations transformées.
Mais s’il avait reçu en don d’autres organes, puissants et délicats, doués aussi de cette propriété de métamorphoser en perceptions nerveuses les actions et les attributs de tout l’inexploré qui nous entoure, combien plus varié serait le domaine de notre savoir et de nos émotions!
C’est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaye d’entrer, en tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée.[…]
Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste. C’est l’oreille qui engendre le musicien, l’œil qui fait naître le peintre. Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier la vision, en général, domine. »[32]Guy de Maupassant, ibid., 24-25.

L’admiration de la sensation, la libération de la faculté des sens chez Maupassant, ont leurs origine dans l’esthétique de Baudelaire, dont Maupassant introduit l’idée de «correspondance des sens» dans ce livre[33]Guy de Maupassant, ibid., 19-20.. Avant Maupassant, Baudelaire considérait la puissance des sens comme l’origine de l’art :

« Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l’opium pour les sens est de revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours à l’opium, qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d’idées? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l’esprit. Elle est revêtue d’intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme. »[34]Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, Charles Baudelaire, op.cit, [Note xx] , 239-240, 1962.

Pour enrichir, approfondir sa faculté de sentir, tout comme Maupassant, Cezanne s’absorba dans le travail en pleine campagne plutôt qu’en milieu urbain. Tout au long de sa vie, lui aussi préférait travailler en Île-de-France que peindre au centre de la ville de Paris, tout en y résidant la plupart du temps. J’énumérerai quelques sites cézanniens hors de Paris : Pontoise, Auvers-sur- Oise, Bonnières, Osny, Melun, Fontainebleau dans les années 60-70, Médan, Chantilly, Melun, La Roche-Guyon, les bords de la Marne dans les années 1880, Montgeroult, Giverny, Montigny-sur- Loing, Alfort, Saint-Maur, Fontainebleau dans les années 1890, 1900[35]Cf. Alain Mothe, Ce que voyait Cézanne Les paysages impressionnistes à la lumière des cartes postales, RMN-Grand Palais, Paris, 2011 ; Denis Coutagne et Raymond Hurtu, Paysages des années 1888-1905, op.cit. [Note xxvi], 134-147, 2011 ; Joseph Rishel, Giverny, op.cit. [Note xxvi], 148-149.. Son intérêt pour la peinture en plein air depuis sa période impressionniste resta constant à sa maturité dans les années 1880-90, jusqu’à la fin de sa vie. Pendant son enfance dans son pays natal d’Aix-en-Provence, ses loisirs avec ses camarades comme Émile Zola étaient faits de bains dans la rivière de L’Arc, de randonnées et de parties de chasse sur les flancs de la montagne Sainte-Victoire, de nuits à la belle étoile en pleine campagne, de causeries et de poésies en vers latin entre camarades. Cette adolescence est le paysage psychique originel de Cezanne, un idéal de naturisme[36]Pierre Francastel, L’Impressionnisme : les origines de la peinture moderne de Monet à Gauguin, Édition Les Belles lettres, Paris, 1937, rééd. Denoël-Gonthier, Paris, 1974. né des plaisirs de sa jeunesse, mué en principe artistique durant sa période impressionniste, idéal qu’il a porté pendant son séjour à Paris et qu’il a conservé toute sa vie. Le naturisme vise ainsi à éveiller et à vivifier ses sens devant la nature, et à fuir la vie parisienne, modernisante, autrement dit, artificielle, mécanisée, et systématisée, standardisée, normalisée, donc, étouffante, paralysant l’esprit. D’après Baudelaire, le but artistique de Cezanne était en effet de réaliser dans sa toile l’intensité de la sensation, que ses sens percevaient au contact de la nature, comme il l’écrit à son fils le 8 septembre 1906 :

« Enfin, je te dirai que je deviens, comme peintre, plus lucide devant la nature, mais que chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours très pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la peinture. »[37]John Rewald, op.cit. [Note vii], 324, 1978. (caractère gras par l’auteur)

Le naturisme chez Cezanne visait à reprendre la faculté primitive, saine, humaine, en un mot, l’instinct de la vie, qui se perd de plus en plus dans la société modernisante. Dans ce sens, son naturisme est simplement la manifestation de l’anti-modernisation. En effet, le surpeuplement de la grande ville de Paris, le rythme de vie toujours plus accéléré, et la surabondance d’informations à l’époque de Cezanne, surtout à la fin du siècle, étaient sources de trop de stimulation et de stress pour ses habitants. Des neurologues tels que Jean-Martin Charcot (1825-1893), Fernand Levillain et Max Simon Nordau (1849-1923) étudiaient et soignaient ces maladies neurasthéniques. Dans ce milieu, le mouvement de l’art nouveau des années 1880-1900 apparu en Europe essayait d’introduire la nature dans la vie urbaine, surtout dans le domaine de la décoration intérieure pour recouvrer une tranquillité d’esprit altérée par le bruit et l’agitation de la ville[38]Cf. Takanori NAGAЇ, « Cézanne et le modern design », L’art franchissant la frontière – Le carrefour de l’art moderne et du modern design (en japonais), Éditions Kôyôshobô, Kyoto, 28-45, 2003 ; « L’art nouveau et le vitalisme »(en japonais), La puissance du design (en japonais), Éditions Kôyôshobô, Kyoto, 17-35, 2010.. En partageant ce mouvement anti-moderniste de son temps, il l’approfondit dans son art en faisant corps avec la nature. Son enseignement suivant à un jeune peintre nous montre bien la signification profonde de son naturisme :

« Couture disait à ses élèves: Ayez de bonnes fréquentations, soit : Allez au Louvre. Mais après avoir vu les grands maîtres qui y reposent, il faut se hâter d’en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résident en nous. »[39]John Rewald, op.cit. [Note vii], 296, 1978. (caractère gras par l’auteur) (À Charles Camoin, 13 Septembre 1903)

2) Le respect du travail manuel contre celui de la machine

Le deuxième sens de l’anti-machinisme chez Cezanne se trouve dans sa pratique picturale en opposition avec la plastique par la machine, toujours plus dominante dans sa société. Baudelaire également a critiqué très tôt la technique de la photographie, qu’il voyait comme un danger, un apparent progrès qui risquait en fait d’appauvrir l’esprit artistique :

« […] je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. »[40]Charles Baudelaire, « II.-Le public moderne et la photographie, Salon de 1859 », Charles Baudelaire, op.cit. [Note xx], 318, 1962.

Qu’est-ce que l’appauvrissement de l’esprit artistique ?

« De jour en jour l’art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit. »[41]Charles Baudelaire, ibid., 19.

Il critique donc le mouvement de réalisme dans le domaine de la peinture de l’époque, accéléré par l’invasion de la photographie dans la vie quotidienne :

« Cependant c’est un bonheur de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait; mais que dis-je! connaît-il encore ce bonheur ? »[42]Charles Baudelaire, ibid.,320.

Par opposition au réalisme, il insiste sur l’importance de peindre ce que le peintre rêvait :

« L’observateur de bonne foi affirmera-t-il que l’invasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable? Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel ? »[43]Charles Baudelaire, ibid.,320.

La valeur de la photographie est la matérialité objective en ce sens qu’elle est capable de faire uniquement la copie servile, visuelle de la réalité extérieure sans l’intervention des sens de la personne qui la prend. Si elle se démocratisait dans la société, elle tuerait la faculté proprement humaine de concevoir ce qui est spirituel, imaginatif, et sensuel. C’est justement dans ce point que résident les risques de la photographie. Un demi-siècle plus tard environ, un artiste de l’art nouveau, Émile Gallé(1846-1904), contemporain de Cezanne, recherchait dans ses objets d’art l’expression des émotions procurées par la nature, expression impossible à réaliser à travers la reproduction par l’appareil photographique, ni à travers les tableaux d’objets naturels illustrant les livres de science :

« Mais qui ne conçoit que l’artiste, penché à reproduire la fleur, l’insecte, le paysage, la figure humaine, et qui cherche à en extraire le caractère, le sentiment contenu, fera une œuvre plus vibrante et d’une émotion plus contagieuse que celui dont l’outil ne sera qu’un appareil photographique, ou qu’un froid scalpel ? Le document naturaliste le plus scrupuleux, reproduit dans un ouvrage scientifique, ne nous émeut pas, parce que l’âme humaine en est absente. »[44]Émile Gallé, Écrits pour l’art Floriculture – Art Décoratif Notices d’Exposition (1884-1889), Avec une préface de Françoise-Thérèse CHARPENTIER ainsi qu’une iconographie, Laffitte Reprints, Paris, 217, 1998 (Réimpression de l’édition de Paris, Librairie Renouard H. Laurens Éditeur, Paris, 1908). (caractère gras par l’auteur)

Comme ses contemporains, Cezanne profita de ce nouveau média non seulement pour être photographié en tant que portraits, soit individuel (fig.39), soit collectif (fig.40), mais également pour ses motifs à peindre. Mais, il n’a laissé que cinq tableaux réalisés d’après photographies, autant que j’aie pu trouver au cours de ma recherche :

Autoportrait, (FWN392, 1862-64, Paris, collection privée) (fig. 41, 41-bis) ; Autoportrait (FWN480, c.1885, Museum of Art, Carnegie Institute, Pittsburgh) (fig. 42, 42-bis) ; Neige fondante à Fontainebleau (FWN145, 1879-80, Museum of Modern Art, New York) (fig. 43, 43- bis) ; Victor Chocquet, d’aprés une photographie (FWN454, 1880-85, New York, collection privée, + FWN453) (fig. 44, 44-bis) ; Grand Baigneur (FWN915, c.1885, Museum of Modern Art, New York) (fig. 45, 45-bis).

Ces tableaux ne sont que des exceptions pour Cezanne, dont la doctrine était de peindre d’après la nature. Et même dans ces peintures, il n’imite jamais la facture lisse propre à la photographie, mais il empâte ses couleurs à l’huile sur ses toiles, en y laissant ses touches personnelles, c’est-à- dire, ses traces vives, irrégulières de travail manuel. Il néglige donc le procédé mécanique tout en profitant du produit mécanique de la photographie. Cezanne a toujours exploité l’expressivité de la matière dans sa peinture. La peinture “couillarde”[45]Cf. Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Les Éditions G. Crès et Cie, Paris, 30, 1919 ; Gustave Coquiot, Paul Cézanne, Albin Michel Éditeur, Paris, 62–63, 1919 ; Nina Maria Athanassogolou- Kallmyer, Cézanne and Provence: The Painter in His Culture, Chicago and London,26–28,2003; Jean-Claude Lebensztejn, op.cit.[Note xviii], 7–24, 2006. dans les années 60-70, “le constructive stroke” [46]Cf. Theodore Reff, « Cézanne’s constructive stroke », Art Quaterly, Vol.25, No.3, 214-227, Autumn 1962. dans les années 70-90, la tache dans les années 1900. Cette matière exprime l’émotion de Cezanne, ses sensations, avant tout, son acte de peindre, les traces du mouvement de sa main, de ses doigts, à la différence de la production par la machine, lisse, égale et homogène, qui cache l’existence humaine.

À cette époque où la production indirecte par la machine commençait à pénétrer la société, Cezanne a approfondi de nouvelles possibilités dans la production directe par l’artiste et par l’homme. Jusqu’ici, dans l’histoire de la recherche sur Cezanne, beaucoup de spécialistes ont fait la comparaison de ses peintures avec les sites où il les peignit, en localisant ces sites d’une manière très exacte, rigide[47]Cf.

– Earl Loran Johnson, «Cézanne’s Country», The Arts, Vol.16, No.8, 521-551, April 1930.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne au Château noir», L’Amour de l’art, 15-21, janvier 1935.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne und der Jas de Bouffan», Forum IX, 252-253, 1935.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne et la Provence», Le Point, 1-40, août 1936.
– John Rewald, «The Last Motifs at Aix», Cézanne The Late Work (Exh. Cat.), The Museum of Modern Art, 1977, Thames and Hudson, Ltd, London, 83-106, 1978.
– Marianne Bourges, Cézanne en son atelier, fascicule édité par la Ville d’Aix-en-Provence, 1982.
– Marianne Bourges, Les itinéraires de Cézanne, fascicule édité par la Ville d’Aix-en-Provence, 1984.
– Pavel Machotka, Cézanne Landscape into Art, Yale University Press, New Haven and London, 1996.
– Denis Coutagne, Anna B. Heckendorf-Rewald, John Rewald, Bruno Ely, Les Sites Cézanniens du Pays d’Aix – Hommage à John Rewald, Réunion des Musée Nationaux, Paris, 1996.
– Denis Coutagne et Philip Conisbee, Cézanne en Provence (Cat.d’Exp), Washington, National Gallery of Art, 29 janvier-7 mai 2006 ; Aix-en -Provence, Musée Granet, 9 juin-17 septembre 2006, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2006.
– Rudy Chiappini, Les Ateliers du Midi (Cat. d’Exp.), Parazzo Reale, Milano, 20 ottobre 2011-26 febbraio 2012, Skira, Milano, 2011.
– Alain Mothe, Ce que voyait Cézanne – Les paysages impressionnistes à la lumière des cartes postales, RMN-Grand Palais, Paris, 2011.
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Ce genre de recherche nous permet d’une part de confirmer que Cezanne travaillait presque toujours en plein air, quand il faisait du paysage. On peut ajouter au résultat de cette recherche deux photographies ainsi qu’une peinture de Maurice Denis (1870-1943), visitant Cezanne à Aix, qui montrent Cezanne peindre en dehors de son atelier (Cezanne peignant au chemin des Lauves, 1906, Collection privée). Émile Bernard ainsi que Joachim Gasquet rapportent aussi qu’ils ont accompagné Cezanne pour peindre dans la campagne aixoise[48]Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres, A la rénovation esthétique, Paris, 1921 ; Joachim Gasquet, Cézanne, Les Éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1921.. D’autre part, ce domaine de recherche nous a montré que Cezanne ne représentait jamais le paysage ni avec une vision traditionnelle, ni scientifique, ni quotidienne, a priori avant de travailler. Il refusait la représentation mécanique du paysage.

Prenons La Montagne Sainte-Victoire vue de Bibémus (FWN315, vers 1897, huile sur toile, 65x181cm, The Baltimore Museum of Art) (fig.46) comme exemple pour le montrer. Du site où Cezanne la peignit, on ne peux voir la Montagne Sainte-Victoire.(fig.47) Pour cela, il faut quitter ce site pour se déplacer vers un site différent.(fig.48) Cezanne fait le montage des images de plusieurs vues dans cette peinture, comme Erle Loran fait le montage de deux photos qu’il a prit sur deux sites différents[49]Erle Loran, Cézanne’s Composition, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 60, 1943. (fig.49). En outre, en négligeant la distance réelle de la carrière juqu’à la montagne, il représente la montagne beaucoup plus proche de la carrière que dans la réalité. Autrement dit, il remplace la distance physique par la distance psychologique. On peut donc conclure que Cezanne fit ce tableau en se déplaçant physiquement dans la carrière Bibémus, et qu’il composa l’image réelle de mémoire. En tout cas, il transforma cette composition par son imaginaire. Il ne s’agit pas d’une copie du réel, mais d’une interprétation du réel par l’imaginaire. Ce n’est pas l’image existant avant de peindre, mais celle qui se forme dans son processus devant la nature ainsi que sur la toile, une composition individuelle, unique.

Siegfried Giedion(1888–1968) analyse ce qui est la mécanisation au temps moderne de trois points de vue[50]Siegfried Giedion, op.cit. [Note xix], 1948.. D’abord, le passage de la production manuelle à celle de la machine. Deuxièmement, la systématisation du processus de production (la division du travail, la rationalisation du travail, l’économie du travail). Enfin, la poursuite des nouvelles valeurs plastiques ; la standardisation, l’interchangeabilité, la régularité, l’automatisation, l’uniformité, la propreté, le type, la production de masse. Le choix de Cezanne était manifestement de résister à l’invasion de ce genre de production mécanique dans sa société. Giedion ne critique pas la mécanisation, mais n’en fait pas non plus l’éloge. Il la voit d’un œil impartial. Cependant, tout en admettant largement le grand profit apporté à la vie humaine par la mécanisation, il relève quelques points néfastes : la rupture entre pensée et émotion, le rejet de l’émotion, des sens, de l’instinct, de la sensation de vie, l’automatisation de l’être humain, la négation de l’être humain comme individu. Il est donc évident que Cezanne visait à retrouver dans son art ce dont la mécanisation, à cette époque, dépouillait la vie humaine. Cezanne n’était pas seul à contre- courant de la mécanisation. Je présenterai quelques contemporains qui partagaient ces idées. D’abord, Henri Bergson (1859-1941) partageait en ce sens l’idée de l’anti-modernisation chez Cezanne. Dans Le Rire, en 1900[51]Henri Bergson, Le Rire-Essai sur la signification du comique, Félix Alca, Paris, 1900., il déprécie la machine, en l’opposant à la vie. Il lui manque la souplesse, elle est donc maladroite, et cette raideur de la mécanique invite à en rire. Quand un acte humain ressemble au procédé de fabrication industrielle, c’est-à dire la production de masse de l’exemplaire à partir d’un même moule, le mécanique, et l’automatique, le rire se produit dans le cœur humain qui l’observe. Dans ce cas, selon Bergson, l’esprit humain tend à corriger la dureté mécanique pour lui donner la souplesse, l’adaptabilité, en un mot, la vie. Dans L’Évolution créatrice, en 1907[52]Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Félix Alca, Paris, 1907., il développe en plus l’idée de la vie, qui est essentielle dans sa philosophie. Il oppose la vie à l’intelligence. L’essence de la vie n’existe ni dans la causalité mécanique, ni dans l’intention intelligente, mais dans la pure durée, une création continue d’imprévisible forme, un jaillissement ininterrompu de nouveauté, un élan original, la continuation d’un seul et même élan, la force explosive, l’indétermination, la liberté, la mobilité, la création d’une forme nouvelle, une force illimitée. Il considère que l’intelligence fait partie de la machine, et de la fabrication, alors que la vie fait partie de l’art. Le courant de la vie, par opposition au temps physique, ressemble au temps d’invention, à la création indéfiniment continuée. Tout en admettant que l’invention de diverses machines comme la locomotive changea extraordinairement l’humanité à son époque, il critiquait les limites de la machine, la fabrication et la science où s’exerce l’intelligence qui traite exclusivement de la matière en se fondant sur des faits qui se répètent, et il glorifiait la possibilité de l’intuition, de l’instinct, qui résident au sein de la vie. C’est dans l’art que ces éléments apparaissent. La vie est donc l’analogie de l’art, les deux s’opposent à la fabrication mécanique. La vie, qui existe dans le monde de la qualité, de la durée (du temps), fut la source de la résistance contre les sciences positivistes comme la physique, les mathématiques, destinées à la quantité, à l’espace, et à la loi. Il est donc indiscutable que Cezanne, qui cherchait à éveiller l’instinct en se fondant sur ses sensations, était une sorte de partisan de la philosophie de la vie par Bergson, bien que Cezanne fût beaucoup plus âgé que lui, qu’il ne le rencontra jamais, et qu’il n’avait pas du tout connaissance de ses travaux philosophiques.

Ensuite, Auguste Rodin avec qui Cezanne fit connaissance en novembre 1894 chez Monet à Giverny partageait également son idée de l’anti-modernisation. Ses paroles sur l’art sont rapportées dans quelques biographies critiques de Rodin, par Camille Mauclaire (1872–1945), Frederick Lawton, Gustave Coquiot (1865-1926), Paul Gsell (1870-9147), et Henri-Charles-Etienne Dujardin-Beaumetz (1852-1913). En citant quelques mots de Rodin, je montre enfin son antipathie très forte pour la mécanisation, l’invasion de la machine. Rodin, en critiquant la photographie, en y opposant l’art, montre la supériorité de celui-ci comme suit :

« Si, effet, dans les photographies instantanées, les personnages, quoique saisis en pleine action, semblent soudain figés dans l’air, c’est que toutes les parties de leur corps étant reproduites exactement au même vingtième ou au même quarantième de seconde, il n’y a pas là, comme dans l’art, déroulement progressif du geste. […]
C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas : et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu. »[53]Paul Gsell (Entretiens réunis par), Auguste Rodin, Bernard Grasset Éditeur, Paris,85-86,1911.

Ailleurs, il critique la tour Eiffel en la comparant avec l’architecture gothique ;

« C’est cette ligne assouplie, vivante, qui constitue une des principales qualités du Gothique, qualité totalement disparue de nos constructions actuelles. Pourquoi la tour Eiffel est-elle d’aspect si grêle, si pauvre, je dirai si inhumain d’une écriture glaciale dans le ciel ? C’est par l’erreur de la ligne droite !…Allons voir Saint Eustache. »[54]Judith Cladel, Auguste Rodin L’œuvre et l’homme, Librairie Nationale d’Art et d’Histoire, G. Van Oest & Cie, Bruxelles, 136, 1908.

Pour Rodin, ainsi, comme ces deux exemples le montrent, l’image (l’objet) mécanique sans l’illusion de vie n’a rien d’artistique :

« L’art n’existe pas sans la vie. Qu’un statuaire veuille interpréter la joie, la douleur, une passion quelconque, il ne saurait nous émouvoir que si d’abord il sait faire vivre les êtres qu’il évoque. Car que serait pour nous la joie ou la douleur d’un objet inerte,…d’un bloc de pierre ? Or l’illusion de la vie s’obtient dans notre art par le bon modelé et par le mouvement. Ces deux qualités sont comme le sang et le souffle de toutes les belles œuvres. »[55]Gsell, op.cit. [Note liii], 72.

En outre, il déplore les maux causés à la vie spirituelle de son temps par la production mécanique :

« Comment un pays qui détenait à tel degré le goût du Beau a-t-il pu le perdre aussi totalement ? Le goût est une épidémie. Dans notre race cette épidémie a régné, sans interruption, du Romain jusqu’au premier Empire ; depuis lors, nous sommes embourbés dans la bêtise et l’amour du laid.
Le devons-nous à la prépondérance de la mécanique ? C’est possible. Pendant que la machine travaille l’homme ne fait rien et l’intelligence dépérit[…]. »[56]Cladel, op.cit. [Note liv], 154-155.

De même qu’Émile Gallé, en considérant la photographie comme un symbole de l’époque de la machine, relève que la modernisation urbaine tend à détruire la nature, et insiste sur la mission de l’art qui consiste à faire connaître au public la beauté infinie, variée, de la nature :

« Pour ma part, je ne consentirai jamais à ne voir en vous que les photographes impassibles de clichés en couleurs. Je sais qu’il y a ici des artistes qui vibrent généreusement aux spectacles de la vie, des hommes émus et fervents, admirateurs passionnés de la nature. […]
Il est bon que le peintre, le statuaire, l’ouvrier d’art, aient conscience des prestiges que leurs ouvrages peuvent exercer, et qu’ils se fassent volontairement des éducateurs, des apôtres de la couleur, de la ligne, de la beauté, des missionnaires à l’intérieur parmi nos cités modernes, qui, si on les compare à la forêt intacte, aux horizons marins, aux architectures aériennes des arbres et des nuées, sont surtout des amoncellement de laideurs affligeantes, démoralisantes. »[57]Émile Galle, op.cit. [Note xliv], 277-279, 1908. (caractère gras par l’auteur)

3) La réhabilitation des sensations

Comme je l’ai déjà écrit, Cezanne avait à cœur la résurrection de l’instinct en mettant l’accent sur ses sensations. Il parlait souvent de “ la réalisation des sensations “ en tant que but final de son art. Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’il utilisait le terme de « sensations » au pluriel. Pourquoi ? D’abord, cela signifie les sensations diverses, optiques de couleurs, mais elles ne limitent pas à cela. Certes quelques personnes, soit peintre, soit esthéticien considèrent la peinture cézannienne comme pure[58]« Il est, dit Sérusier, le peintre pur. Son style est un style de peintre, sa poésie est de la poésie de peintre. L’utilité, le concept même de l’objet représenté disparaissent devant le charme de la forme colorée. D’une pomme d’un peintre vulgaire on dit : j’en mangerais. D’une pomme de Cézanne on dit : c’est beau! On n’oserait pas la peler, on voudrait la copier. Voilà ce qui constitue le spiritualisme de Cézanne. »Maurice Denis,«Cézanne», L’Occident, No.70, 125, Septembre 1907 ; Maurice Denis, Le Ciel et l’Arcadie, Hermann Editeurs des sciences et des arts, Paris, 139, 1993., comme “compiuta visibilità”[59]Benedetto Croce, Estetica Come scienza dell’espressione e linguistica generale Theoria e Storia, 1902, Adelphi Edizioni S. P. A., Milano, 531-534,1990., comme “sichtbarkeit”[60]Konrad Adolf Fiedler, Der Ursprung der künstlerischen Tätigkeit, Verlag von Hirzel, Leipzig, 1887. (in Schriften über Kunst, hrsg. von H. Marbach, 1986 ; Schriften über Kunst, hrsg.von H. Konnerth, 2 Bde., 1913-14.) . Par contre, R.G.Collingwood (1889-1943) [61]R.G.Collingwood, The Principles of Art, Oxford Univeristy Press, London/Oxford/New York,144-146, 1977 (First published, 1938)., esthéticien anglais, inspiré par  » l’idée des valeurs tactiles ” proposée par Bernard Berenson (1865-1959), releva que Cezanne avait réhabilité le sens du toucher dans ses peintures. Un philosophe japonais, Yujirô Nakamura[62]Yûjirô Nakamura, Ka’nsei no Kakusei (Le Réveil de la sensibilité)(en japonais), Éditions Iwanamishoten, Tokyo, 1975 ; Yûjirô Nakamura, Kyôtsukan’kakuron (La théorie du sens commun) (en japonais), Éditions Iwanamishoten, Tokyo, 1979., adhère à l’idée de Collingwood sur la réhabilitation du toucher chez Cezanne. Mais la sensation du toucher pour Nakamura a plus de sens que le simple acte de toucher la surface d’un objet. En partant des théories des sensations mûries historiquement par deux philosophes français tels que Jean-Jacques Rousseau (1712- 1778)[63]Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation, 1762 (Ligaran, 2015.), Étienne Bonnot de Condillac (1714-1780)[64]Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, 1754 (Traité des sensations suivi du Traité des animaux, Fayard, Paris, 1984.) , Nakamura développe l’idée que le toucher a un double sens, non pas seulement la sensation de la surface de la peau, mais aussi le sens somatique comme la musculature, les tendons, les entrailles, qui existent au plus profond du corps. Ce sens est en plus le sens principal qui juge ce qui est un comportement approprié à la situation donnée pour un homme, en se basant sur l’information des sensations diverses que reçoivent les organes sensoriels à la surface du corps : toucher au sens étroit, vue, odorat, ouïe, goût. Donc, il existe un sixième sens, à une dimension supérieure aux cinq autres. Sur ce sujet, avant Nakamura, le sculpteur japonais Kôtarô Takamura[65]Kôtaô Takamura, « Shokkaku no Sekaï(Le monde du toucher) »(en japonais) , Jijishinpô, No.1, 10, vendredi 30 novembre 1928 ; No.2, 8, samedi 2 décembre 1928 ; No.3, 8, dimanche 2 décembre 1928 ; No.4, 8, lundi 3 décembre 1928. a développé sa propre théorie sur les sensations, selon laquelle tous les sens se résument au toucher, qui est le sens central. Mais à la différence de Nakamura, qui pense que Cezanne réssuscita le toucher perdu chez les impressionnistes, Takamura considère que ces impressionnistes ainsi que Cezanne ont apporté au monde pictural « l’idée mystique ayant rapport à la sympathie entre cinq sensations et à ce qu’on appelle la prédiction par le sixième sens etc., qui viennent de la merveille de l’éveil des sensations »[66]Kôtaô Takamura, Inshoushugi no Shisô to Geijutsu(Les idées et l’art de l’ Impressionisme)(en japonais),Éditions Tengendôshobô, Tokyo, 79, 1915. en rompant avec la vision traditionnelle, donc monotone de la peinture académique. L’art de Cezanne, vu par Collingwood, Nakamura et Takamura ne se limite pas au sens de la vue. Pour ces deux derniers, la peinture de Cezanne vient de tous ses sens, tout son être à la fois physique et mental.

À l’époque de Cezanne, du milieu du XIXème siècle au début du XXème siècle, la science connut un grand essor. Sa base consista dans le positivisme, dans la confiance en le visible, le mesurable, le quantifiable, pour aboutir à l’objectivité universelle[67]Cf. Henri Bergson, op.cit.[Note li], 213, 1907.. Les théories sur l’art de Cezanne qui privilégient le sens visuel chez lui ne sont-elles pas nées de ce contexte positiviste, et du scientisme ?

De cet argumentation, on peut conclure que si Cezanne mettait « la réalisation des sensations » au centre de sa pratique picturale, c’est qu’il recherchait l’éveil des sens, la réhabilitation des sensations, en un temps où la science et la technologie affaiblissait de plus en plus cette faculté primitive de l’Homme.

III. L’anti-société de la technique de la reproduction

Du temps de Cezanne, la culture de la publication prospérait rapidement, dans les livres, les journaux, des revues illustrées emplies d’images d’œuvres d’art ou de sites réels, en gravure ou en photographie, reproduites en masse grâce aux progrès considérables des techniques d’impression. La publicité se développait par ces médias, en affiches et en visuels sur les emballages des produits. Dans le même temps, les collections permanentes et expositions artistiques dans les musées, et les objets manufacturés et industriels présentés aux expositions universelles donnaient accès à des quantités d’informations visuelles à un large public. Cezanne craignait que cette situation pût faire dépérir les facultés des peintres. Par contre, ses contemporains, pour produire leur propres images, utilisèrent d’une manière active les reproductions artificielles que leur apportaient ce nouveau média et cette nouvelle technologie ; les exemples de Paul Gauguin (1848-1903), Vincent van Gogh (1853-1890), Henri Rousseau (1844-1910), Odilon Redon (1840-1916)etc.. À la différence de ces peintres, Cezanne avait la conviction de pouvoir exploiter une possibilité artistique au travers de sa résistance tenace contre ce courant de son temps. À ce sujet, il le déplora comme suit, en parlant de ses principes :

« Que bien peindre est difficile ! Comment aller sans ambages vers la nature ? Voyez, de cet arbre à nous il y a un espace, une atmosphère, je vous l’accorde ; mais c’est ensuite ce tronc, palpable, résistant, ce corps… Voir comme celui qui vient de naître !…
Aujourd’hui notre vue est un peu lasse, abusée du souvenir de mille images. Et ces musées, les tableaux des musées !…Et les expositions !…Nous ne voyons plus la nature ; nous revoyons les tableaux. Voir l’œuvre de Dieu ! C’est à quoi je m’applique. »[68]Jules Borély,«Cézanne à Aix 1902», Vers et prose, No.27, 112,  1911.

D’où s’établit l’attitude suivante, fondamentale dans sa pratique picturale :

« Or, la thèse à développer est – quel que soit notre tempérament ou forme de puissance en présence de la nature – de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui apparut avant nous. Ce qui, je crois, doit permettre à l’artiste de donner toute sa personnalité grande ou petite. »[69]Lettre de Cézanne à Emile Bernard, Aix, 23 octobre 1905, Rewald, op.cit. [Note vii],314-3154, 1978.

IV. L’anti-mise en commerce de la peinture

La révolution française ainsi que la révolution industrielle apportèrent à la société cézannienne non seulement la technologie mais aussi la consommation. Rosalind H. Williams a appelé ce phénomène the Consumer Revolution à partir de la fin du XIXe siècle en France. Selon elle, la révolution française ainsi que la révolution industrielle permettaient non seulement à la grande bourgeoisie mais aussi à la classe moyenne de poursuivre le désir de consommation, de luxe, qui était le privilège du roi et des nobles dans le passé, en somme “ la démocratisation du luxe ”, “ la consommation des masses ”[70]Rosalind H. Williams, Fream Worlds : Mass Consumption in Late Nineteenth-Century France, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1982.. L’activité commerciale fut accélérée par la révolution industrielle, le colonialisme, et la concentration de la population à Paris, et fit naître les nouveaux équipements de consommation : les grands magasins. Son origine remonte aux galeries marchandes à rez-de-chaussée ouvertes au Palais Royal en 1784 par Louis-Philippe d’Orléans (1785-1793), aux passages dont le premier fut le Passage des petits pères (1779), et aux magasins de nouveauté, comme Au petit Saint-Thomas (1810). Et le temps du grand magasin arriva avec l’ouverture successive d’Au bon marché (1852) (fig.50), du Magasin du printemps (1865), de La Samaritaine (1869) (fig.51), et des Galeries Lafayette(1893) etc., qui permettaient au public de faire du lèche-vitrines , en se promenant librement dans les magasins pour choisir des objets ou simplement pour le plaisir de les regarder sans les acheter, et qui acceptent le retour ou l’échange contre un autre objet gratuitement. Comme le décrit Zola dans son roman, Au Bonheur des Dames, 1883, l’exposition attractive des articles ainsi que l’accueil flatteur par les vendeurs dans les magasins évoquent le désir de consommation de la clientèle, son rêve d’être distingué, privilégié dans sa société. Ce sont justement les politiques pour la promotion des ventes auxquelles s’adonne le héros de Zola, le gérant génial de son grand magasin, Octave Mouret. De la stratégie de l’exposition des marchandises :

« Il (Mouret) avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans la science de l’étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventré, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortant du magasin, disait-il, les clients devaient avoir mal aux yeux. »[71]Émile Zola, op.cit. [Note xvi], 315, 2005.

De la science de recevoir des clients, qui incite à acheter autant d’objets que possible, Zola fait la caricature. Il fait l’analogie de la tentation de la femme par l’homme, qui a pour but de lui faire dépenser tout son argent, en se fondant sur un amour faux et d’apparence :

« C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. (…) Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices. »[72]Émile Zola, ibid., 333-334. (caractère gras par l’auteur)

On pourrait y ajouter que la consommation de masse se développa avec l’accroissement des équipements de divertissement, comme les restaurants, cafés, cafés-concert, bars, cabarets etc. ; le Café Guerbois (dans les années 1860), le Café de la Nouvelle Athènes (dans les années 1870) où Edgar Degas peignait (Edgar Degas,  L’Absinthe dans un café (Nouvelle Athènes), 1875-76, Musée d’Orsay) (fig.29), l’opéra comme le Palais Garnier (ouvert en 1875), le cabaret comme les Folies Bergère (en 1869) (fig.23)le Moulin de la Galette (fig.25), le Moulin Rouge (en 1889) (fig.27), et les Ambassadeurs. Le développement de l’industrie de la publicité, en particulier l’art de l’affiche comme Gismonda (1894) d’Alfons Maria Mucha(1860-1939) (fig.52), vient accélérer l’activité de consommation, elle éveille le désir profond de possession du consommateur, et le stimule pour réaliser son rêve avec de l’argent. L’essence du capitalisme est symbolisée par le héros du roman de Zola, dans cette société de consommation où il poursuit son propre intérêt, l’argent, sans limite, en exaltant sans cesse le désir de possession chez les consommateurs. Zola avait l’habitude d’offrir à Cezanne un exemplaire en hommage dès la publication de son nouveau livre, et Cezanne lui envoyait tout de suite après sa réception son billet de remerciement avec son petit commentaire. Comme le montre la lettre de Cezanne à Zola du 24 mai en 1883, Cezanne reçut Au bonheur des dames de la part de Zola, le lut, et lui envoya un petit commentaire[73]La correspondance de Cézanne éditée par John Rewald (1978) nous montre qu’il a reçu, et lu les romans de la part de Zola ainsi que ses autres écrits suivants ;

L’Assommoir (1876) (Lettre de Cézanne à Zola mercredi soir, 1878, Rewald, p.163)
Une page d’amour (1878) (Lettre de Cézanne à Zola e mercredi soir, 1878, Rewald, p.162)
Les Héritiers Rabourdin (Lettre de Cézanne à Zola, 14 septembre, 1878, Rewald, p.172)
Le Bouton de Rose (Lettre de Cézanne à Zola, 14 septembre, 1878, Rewald, p.172)
Thérèse Raquin (1867) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 septembre, 1878, Rewald, p.174)
L’Assommoir (1877) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 septembre, 1878, Rewald, p.174)
Nana (1879) (Lettre de Cézanne à Zola, février 1880, Rewald, p.189)
– Le Naturalisme au Salon, Le Voltaire, du 18 au 22 juin, 1880 (Lettre de Cézanne à Zola, 10 mai 1880, Rewald, p.191)
Les Soirées de Médan (1880) (Lettre de Cézanne à Zola, samedi [18]80, Rewald, p.194)
– “le volume de critique littéraire que tu as bien voulu m’adresser”(Lettre de Cézanne à Zola, 28, février 1882, Rewald, p.205)
Au Bonheur des Dames (1883) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 mai, 1883, Rewald, p.211)
(John Rewald doute que le roman de Zola que Cézanne évoque dans cette lettre est Au Bonheur des Dames :
    «J’ai appris cependant que Gaut met ton dernier roman très haut (mais tu le sais sans doute).
Quant à moi, il m’a beaucoup plu, mais mon appréciation est peu littéraire.»
Mais il est indiscutable que ce roman est bien Au Bonheur des Dames car le roman paraît en 75 livraisons, du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883.
La Joie de Vivre (1884) (Lettre de Cézanne à Zola, 23 février 1884, Rewald, p.214)
L’Œuvre (1886) (Lettre de Cézanne à Zola, 4 avril, 1886, Rewald, p.225)
La Terre (1887). (Lettre de Cézanne à Emile Zola du 28 novembre 1887). Cette lettre découverte dans une vente aux enchères parisienne en 2013, dont John Rewald ne connaissait pas l’existence, a été acheté par le Musée des lettres et manuscrits à Paris, aujourd’hui fermé. Cette lettre nous apprend que Cézanne reçut également ce livre :

« Paris 28 novembre 1887
Mon cher Emile,

Je viens de recevoir de retour d’Aix le volume la Terre, que tu as bien voulu m’adresser. Je te remercie pour l’envoi de ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Je te prie d’accepter mes remerciements et mes plus sincères salutations.

Paul Cézanne
Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main. »

Mon Salon (1866) (Chuji Ikegami (1936-94), historien d’art, identifie le livre de critique d’art mentionné dans la lettre suivante de Zola à Antony Valabrègue du 4 avril 1867 comme étant Mon Salon de Zola, publié en 1866 :

« Quelques petites nouvelles pour finir : Paul est refusé, Guillemet est refusé, tous sont refusés ; le jury, irrité de Mon Salon, a mis à la porte tous ceux qui marchent dans la nouvelle voie. »(Émile Zola Œuvres Complètes, Tome 2 , Le Feuilletoniste, 1866-1867, Paris, Nouveau Monde Édition, 710, 2002.), et indique que Zola l’avait dédié à Cézanne.
Cf. Chuji Ikagami, Les lettres de Cézanne (traduction japonaise de Paul Cézanne correspondance recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, 1937), Éditions Chikumashobô, Tokyo, 87,1967.
. On ne voit pas clairement ce que veut dire l’expression de Cezanne : « mon appréciation est peu littéraire » dans cette lettre. Mais, il est bien probable que Cezanne partageait l’idée de l’anti-commercialisme avec Zola si l’on en croit sa critique contre le mercantilisme des Aixois, dans une lettre à son fils datée du 8 septembre 1906 :

« Aujourd’hui (il est près de onze heures) reprise impressionnante de la chaleur. L’air est surchauffé, pas un brin d’air. Cette température ne doit être favorable qu’à la dilatation des métaux, favoriser les débits de boisson, remplir de joie les marchands de bière, industrie qui semble prendre des proportions respectables dans Aix, et les prétentions des intellectuels de mon pays, tas d’ignares, de crétins et de drôles. »[74]Rewald, op.cit., [Note vii], 324, 1978.

Zola, en outre, déploie son anti-commercialisme en critiquant les peintres du salon de son époque. Pour Zola, leurs peintures et leurs intentions sont tout aussi commerciales que les nouveaux équipements de consommation que j’ai mentionnés plus haut. Ils usent de la même politique pour tenter les visiteurs au Salon et leur faire acheter leurs peintures, en étant attirés simplement par leur apparence, mais dont le continu est vide, selon Zola. Dans ce cas, c’est la femme représentée dans la peinture qui tente la clientèle, surtout la clientèle masculine. Il accusa, dans sa critique d’art au Salon[75]Cf. Takanori NAGAÏ, « Zola accuse par sa plume, Cezanne par son pinceau », Les actes du colloque international : Peut-on parler d’une amitié créative entre Cezanne et Zola ? (https://www.societe-cezanne.fr/2020/05/06/zola-accuse-par-sa-plume-cezanne-par-son- pinceau/),mai 2020., toutes les sciences de la coquetterie, la flatterie pour tenter le public, la foule, pour leur plaire, enfin pour être acheté par eux, sciences que maniaient habilement Alexandre Cabanel (1823-1889), Jean-Léon Gérôme (1824-1904). J’ajoute ici également William Adolphe Bouguereau (1825-1905), représentant du salon, contemporain de Cezanne. Zola dévoile dans sa critique suivante sur ce peintre son essence vaine :

« L’un d’eux, Bouguereau, porte à l’extrême les insuffisances de Cabanel. La peinture sur porcelaine paraît grossière à côté de ses toiles. Ici le style académique est bien dépassé ; c’est le comble du pommadé et de l’élégance lustrée. Son tableau, La Vierge entourée de l’Enfant Jésus et de saint Jean-Baptiste, est en tout caractéristique de son style. Je n’y ai pas fait allusion en traitant des tableaux religieux, parce que sa place est au boudoir, non à l’église. »[76]Émile Zola, « Le Salon de 1875 », Émile Zola, Écrits sur l’art, Gallimard, Paris, 297, 1991. (caractère gras par l’auteur) (fig.53 : William Bouguereau, Pietà, 1876, collection privée)

Par ailleurs, Zola décèle une apparence décadente de Bouguereau avec une expression très mordante comme suit :

« Je peux nommer Bouguereau, trait d’union entre Cabanel et Gérome, qui cumule le pédantisme du premier et le maniérisme du second. C’est l’apothéose de l’élégance ; un peintre enchanteur qui dessine des créatures célestes, des bonbons sucrés qui fondent sous les regards. Beaucoup de talent, si le talent peut se réduire à l’habileté nécessaire pour accommoder la nature à cette sauce ; mais c’est un art sans vigueur, sans vitalité, c’est de la peinture en miniature colossalement et prodigieusement boursouflée et dépouillée de toute vérité. » (caractère gras par l’auteur) (fig.54 : William Bouguereau, La Naissance de Vénus, 1879, Musée d’Orsay)

Zola remarque ainsi chez les peintres académiques que leur travail est le fait d’un métier d’ouvrier, peignant avec minutie, en masquant parfaitement la trace des touches autant que possible à la fin de la pratique (à l’étape du tableau). Ils traitent de sujets érotiques, vulgaires, précieux, et aimables en leur donnant les gestes, les regards qui sont jugés convenables, et en conférant à la matière le lustre comme donné par une crème, une pommade, pour la faire briller tel une porcelaine. Ainsi, « le fini » dans les peintures académiques leur donne l’apparence propice à se rapprocher de la bourgeoisie, de la foule, en se conformant à leur goût, à leur curiosité, attirer leur attention, exciter leur désir d’achat. Cezanne l’appelle « la vaine apparence », il appelle les gens qui admirent les peintures académiques au salon « ceux qui ne sont flattés que par une vaine apparence ». Le mot « flatter » que Cezanne utilise veut dire non seulement « satisfaire » mais aussi « dire des compliments à », « faire paraître plus beau que ce qui est en réalité » On le voit dans la citation suivante :

« Je commence à me trouver plus fort que tous ceux qui m’entourent, […]. J’ai à travailler toujours, non pas pour arriver au fini, qui fait l’admiration des imbéciles. –Et cette chose que vulgairement on apprécie tant n’est que le fait d’un métier d’ouvrier, et rend toute œuvre qui en résulte inartistique et commune. Je ne dois chercher à compléter que pour le plaisir de faire plus vrai et plus savant. Et croyez bien qu’il y a toujours une heure où l’on s’impose, et on a des admirateurs bien plus fervents, plus convaincus que ceux qui ne sont flattés que par une vaine apparence. »[77]Rewald, op.cit. [Note vii], 148, 1978. (caractère gras par l’auteur)

Cezanne, donc, comprend bien la même essence de la politique commerciale des peintres au Salon que Zola dans sa critique. Zola compare les images de Bouguereau à des « bonbons sucrés qui fondent sous les regards » dans sa critique L’école française de peinture en 1878. Comme des bonbons sucrés qui fondent dans la bouche, donc très doux, agréables à manger, les images qui fondent sous les regards sont très accessibles même à un public sans culture. On les goûte avec plaisir, avec jouissance, car ils n’en appellent pas à l’intelligence, mais à la physiologie, ils éveillent une réaction immédiate. La peinture de Bouguereau n’est que gras, doux, et mou, qui touchent directement à la physiologie. Le public de Bougureau ne peut que regarder sa peinture d’une manière passive, sans effet sur sa sensation artistique ni sur son intelligence[78]Cf. Ernst. H. Gombrich,« La psychanalyse et l’histoire de l’art », L’Ecologie des images, Flammarion, Paris, 45-79, 1983.. De plus, avec l’image des bonbons, Zola dénonce le fait que toutes les peintures académiques au Salon sont soigneusement, habilement faites comme des marchandises, comme n’importe quel autre article. En stimulant fortement le désir du public, et en l’amusant, les artistes y font ainsi un commerce honteux au nom de l’art :

« Chaque artiste a tiré la foule à lui, la flattant, lui donnant les jouets qu’elle aime, dorés et ornés de faveurs roses. L’art est ainsi devenu chez nous une vaste boutique de confiserie, où il y a des bonbons pour tous les goûts. […] La foule adulée va de l’un à l’autre, s’amusant aujourd’hui aux mièvreries de celui-là pour passer demain aux fausses énergies de celui-ci. Et ce petit commerce honteux, ces flatteries et ces admirations de pacotille se font au nom des prétendues lois sacrées de l’art. »[79]Émile Zola, «Edouard Manet», Émile Zola, op.cit. [Note lxxvi] , 167-168,1991. (caractère gras par l’auteur)

En outre, l’apparence lustrée grâce à son « fini », comme une pierre précieuse, du métal précieux, ou de l’émail, confère à la peinture académique l’impression d’être précieuse, de neuf, si bien qu’elle en fait une marchandise de luxe. Puisqu’elle est une marchandise destinée à la vente, elle ne doit présenter aucun défaut, aucune tache, aucune saleté apparente. Justement les touches ainsi que les taches, qui évoquent l’image négative de laideur, abaisseraient sa valeur. Zola relève bien que le principe de la mise en commerce dans les grands magasins contamine de la même façon le monde de l’art. En effet, il observe que le Salon à son époque devient une sorte de bazar :

« Nous tenons l’article peinture, les petits tableaux mignons, les figures de femme bien troussées, les paysages intimes, absolument comme nous tenons l’article de Paris. La Russie, l’Angleterre, l’Amérique surtout se fournissent chez nous de littérature et d’art. C’est peut-être un peu pour cela que le Salon m’a toujours fait l’effet d’un bazar. »[80]Émile Zola,« Lettres de Paris », Émile Zola, ibid, 270. (caractère gras par l’auteur)

Il l’appelle bazar dans un sens assez ironique, en référence aux bric-à-brac sans valeur, nuls, vides de sens. Il s’en explique comme suit :

« Les génies surgissent à raison d’un par génération, au plus. Le Salon, ne pouvant pas exhiber chaque année des œuvres de maître, tourne fatalement à la foire à peinture, dont l’étude vaut surtout pour contrôler le mouvement du goût des gens moyens. Derrière quelques peintres connus se tient toujours une foule de véritables fabricants, fournissant des toiles peinturlurées aux châteaux, aux églises et aux simples maisons bourgeoises. J’imagine là un vaste atelier où se rendent les gens désireux d’ajouter un haut luxe au décor de leur maison. Le Salon, ce bazar dont j’ai parlé, convient mieux aux fabricants qu’aux maîtres. Le catalogue du Salon de 1876 porte que celle-ci est la quatre-vingt-treizième exposition officielle. […] le Salon ne peut être qu’une simple boutique comme toute autre, renouvelant son stock, à l’affût de la mode, mettant continuellement en circulation une marchandise qui s’use et disparaît. »[81]Émile Zola, « Lettres de Paris – Deux expositions d’art au mois de mai », Émile Zola, ibid, 327. (caractère gras par l’auteur)

Donc, la peinture de Salon n’est pas l’œuvre d’art d’un maître, mais un objet de fabrication artisanale, fait par reproduction. Zola dénonce ce procédé de fabrication en série chez Cabanel, d’une manière assez mordante ;

« Une revue rétrospective d’ensemble a quelque chose de terrible pour un peintre tel que Cabanel, qui rabâche éternellement le même portrait ou la même scène historique, aux mêmes couleurs ternes, et ne tente jamais rien d’original. Un artiste à l’esprit éveillé regarde à droite et à gauche, renouvelant incessamment son art. Mais le peintre qui possède la recette académique, qui s’imagine détenir à lui seul la formule de la bonne peinture, est condamné forcément à se répéter indéfiniment. Ayant peint un tableau médiocre il en peindra dix, cent. Il ne lui viendra jamais à l’esprit de peindre quelque chose de nouveau. »[82]Émile Zola, « L’école française de peinture en 1878 », Émile Zola, ibid., 371. (caractère gras par l’auteur)

On pourrait dire que sa manière de peindre est, par conséquent, semblable à la production de masse par la machine, nouveau mode de fabrication de la société moderne, destinée à être distribuée aux masses. S’il manque à la peinture de Cabanel la personnalité, c’est parce qu’il ne faut jamais l’appuyer devant sa clientèle. Il faut répondre avant tout à sa demande, en effaçant sa personnalité artistique, qui n’existe cependant pas en réalité. Mais, c’est justement là où sa vraie personnalité se dévoile, celle d’un commerçant malin. Zola décrit cet aspect du caractère de Cabanel comme suit :

« C’est un génie classique qui se permet une pincée de poudre de riz, quelque chose comme Vénus dans le peignoir d’une courtisane. Le succès a été énorme. Tout le monde est tombé en extase. Voilà un maître selon le goût des honnêtes gens qui se prétendent artistes. Vous exigez l’éclat de la couleur ? Cabanel vous le donne. Vous désirez un dessin suave et animé ? Cabanel en a fini avec les lignes sévères de la tradition. En un mot, si vous demandez de l’originalité, Cabanel est votre homme ; cet heureux mortel a de tout en modération, et il sait être original avec discrétion. Il ne fait pas partie de ces forcenés qui dépassent la mesure. Il reste toujours convenable, il est toujours classique malgré tout, incapable de scandaliser son public en s’écartant trop violemment de l’idéal conventionnel. »[83]Émile Zola,« Lettres de Paris- Une exposition de tableaux à Pari s», juin 1875, Émile Zola, ibid., 293-294. (caractère gras par l’auteur)

À ce propos, Henri Zerner(1939 – ) rapporte que les images des peintures académiques ont été transformées en le design du paquet qui enveloppe d’autres articles pour susciter le désir d’achat du public. Elles sont devenues marchandises de marchandises, par leur puissance virtuelle de publicité[84]Cf. Charles Rosen/Henri Zerner, L’anti-chambre du musée du Louvre ou l’idéologie du fini, Romantisme et Réalisme Mythes de l’art du XIXe siècle, Traduit de l’américain par Odile Demange, Albin Michel, Paris, 225, 1986 :

« (…) les créations des pompiers furent rapidement diffusées sur les boîtes de chocolats, les bouteilles d’eau gazeuse, les couvertures de magazines et milles autres images de la vie quotidienne, jusqu’aux publicités télévisées, sans parler du cinéma à grand spectacle.»
. Cezanne, avec Zola, proposa une théorie de l’art dont l’essence est l’originalité, la personnalité, la trace de son caractère, en un mot, l’insistance de sa présence dans le monde[85]Cf. Takanori NAGAÏ, «How Paul Cézanne rejected the fini concept», Kyoto Studies in Art History, No. 2, 133-147, March 2017.. Cezanne l’appellera « la vérité en peinture  »[86]Paul Cézanne, lettre à Emile Bernard du 23 octobre 1905 :
« à mon âge, je devrais avoir plus d’expérience et en user pour le bien général. Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. » (caractère gras par l’auteur) (Rewald, op.cit., [Note vii], 315, 1978).
. Et comme je l’ai développé dans cet article, ils s’opposèrent par cette nouvelle idée violemment à la fois contre la production de masse, la standardisation par la machine, et contre le commercialisme, les objets éveillant le désir de consommation, de possession. Le capitalisme, qui commençait à se développer de leur temps, est également une idée nouvelle, apparue avec la modernisation. Mais, pour eux, il s’agissait d’un mensonge, une décadence. En ce sens, ils prirent le parti pris de l’anti-modernisation. Je conclus que si Zola accusait ainsi la décadence au Salon par sa plume, et Cezanne de même par son pinceau, cela signifie finalement qu’en dévoilant les contradictions du capitalisme, ils s’engageaient dans cette société pour y retrouver ce qui est véritablement humain.

J’ajoute enfin que Rodin, leur contemporain, remarqua aussi la contradiction de leur société capitaliste comme suit :

« Ce qui manque le plus à nos contemporains, c’est, il me semble, l’amour de leur profession. Ils n’accomplissent leur tâche qu’avec répugnance. Ils la sabotent volontiers. Il en est ainsi du haut en bas de l’échelle sociale. Les hommes politiques n’envisagent dans leurs fonctions que les avantages matériels qu’ils peuvent en tirer, et ils paraissent ignorer la satisfactions qu’éprouvaient les grands hommes d’État d’autrefois à traiter habilement les affaires de leur pays.
Les industriels, au lieu de soutenir l’honneur de leur marque, ne cherchent qu’à gagner le plus d’argent
qu’ils peuvent en falsifiant leurs produits ; les ouvriers animés contre leurs patrons d’une hostilité plus ou moins légitime, bâclent leur besogne. Presque tous les hommes d’aujourd’hui semblent considérer le travail comme une affreuse nécessité, comme une corvée maudite, tandis qu’il devrait être regardé comme notre raison d’être et notre bonheur. »[87]Paul Gsell, op.cit. [Note liii], 296,1911. (caractère gras par l’auteur)

Il relève ici que la poursuite de l’intérêt matériel poussée par le matérialisme capitaliste enlève à l’homme la joie du travail. Le sentiment d’aliénation qu’il trouve dans sa société lui fait rechercher dans le domaine de l’art une possibilité de rétablir la jouissance spirituelle :

« Je veux dire que, fort heureusement, les œuvres d’art ne comptent point parmi les choses utiles, c’est-à-dire parmi celles qui servent à nous alimenter, à nous vêtir, à nous abriter, à satisfaire en un mot nos besoins corporels. Car, tout au contraire, elles nous arrachent à l’esclavage de la vie pratique et nous ouvrent le monde enchanté de la contemplation et du rêve. »[88]Paul Gsell, ibid.,299.

De là, il conclut comme suit :

« L’on ne se préoccupe aujourd’hui que d’intérêt : je voudrais que cette société pratique se convainquît qu’elle a au moins autant d’intérêt à honorer les artistes que les usiniers et les ingénieurs. »[89]Paul Gsell, ibid., 313.

Cezanne ainsi que Zola furent prompts à prendre conscience que l’utilitarisme matériel avait contaminé également le domaine des peintures académiques au Salon. En protestant contre ce phénomène, Cezanne trouva comme Rodin[90]De quelques idées communes à la fois artistiques et sociales entre Cézanne et Rodin, cf. Takanori NAGAÏ, la solidarité artistique entre Cézanne et Rodin, La vérité en peinture-ce que veut dire la pratique cézanniennne dans la société modernisante, Éditions Sangensha, Tokyo, 2022. qu’il y a un plaisir humain dans son travail artistique, qu’il considère comme vrai ; ses préoccupations sont l’expression de l’originalité, de la personnalité, et du tempérament, sans tenir compte des intérêts matériels. Les deux paroles suivantes de Cezanne le montrent bien :

« Je travaille opiniâtrement, j’entrevois la Terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hébreux ou bien pourrai-je y pénétrer ? […]
J’ai réalisé quelques progrès. Pourquoi si tard et si péniblement ? L’Art serait-il, en effet, un sacerdoce, qui demande des purs qui lui appartiennent tout entiers ? »[91]Paul Cézanne, lettre à Amborise Vollard du 23 octobre 1905, Rewald, op.cit. [Note vii],292,1978. (caractère gras par l’auteur)

« Avec un petit tempérament on peut être très peintre. On peut faire des choses bien sans être très harmoniste, ni coloriste. Il suffit d’avoir un sens d’art – Et c’est sans doute l’horreur du bourgeois, ce sens-là. Donc les instituts, les pensions, les honneurs ne peuvent être faits que pour les crétins, les farceurs et les drôles. Ne soyez pas critique d’art, faites de la peinture. C’est là le salut. »[92]Paul Cézanne, lettre à Émile Bernard, 25 juillet 1904, Rewald, ibid.,305. (caractère gras par l’auteur)

Dans ses dernières années Cezanne a concentré sa pratique sur son pays natal d’Aix-en-Provence, sur des sujets de baigneurs, baigneuses, bois profonds avec des arbres sauvages et des rochers nus dans une nature vierge. Ce parti artistique qui procède de l’anti-modernisation social est plus qu’un retour aux sources de son enfance, c’est aussi la représentation d’une utopie, d’un monde idéal jamais entrevu dans la réalité, pour fuir le réel insupportable d’une modernisation galopante.

J’approfondirai cette question dans un prochain article.

Sources des illustrations
figs.1, 2, 24, 26, 29 : https://www.musee-orsay.fr/en/collections/index-of-works/home.html
fig.3 : https://www.nga.gov/collection/art-object-page.43624.html
fig.4 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Pont_de_l%27Europe
fig.5 : https://ja.wikipedia.org/wiki/%E3%82%B8%E3%83%A7% E3%83%AB%E3%82%B8%E3%83%A5%E3%83%BB%E3%82%B9%E3%83%BC%E3%83%A9
fig.6 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Moi-m%C3%AAme
fig.7 : https://courtauld.ac.uk/gallery/collection/impressionism-post-impressionism/edouard- manet-a-bar-at-the-folies-bergere
fig.8 : https://en.wikipedia.org/wiki/Parade_de_cirque
fig.9 : https://mall.aflo.com/atelier/framing.php?product_id=55887
fig.10 :https://mall.aflo.com/atelier/framing.php?product_id=409292&
fig.11 : https://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/works/7520/
figs.12, 34-46, 49 : https://www.cezannecatalogue.com/catalogue/index.php
fig.13 : https://ja.m.wikipedia.org/wiki/%E3%83%95%E3%82%A1%E3%82%A4%E3% 83%AB:Palais_de_l%27Industrie_-_%C3%89douard_Baldus.jpg
fig.14 : https://en.wikipedia.org/wiki/Galerie_des_machines
fig.16 :https://www.worldfairs.info/expopavillondetails.php?expo_id=8&pavillon_id=67
fig.17 : Boulevard des Capucines – Works – The Nelson-Atkins Museum of Art (nelson-atkins.org)
fig.18 : https://www.philamuseum.org/collections/permanent/82739.html
fig.19 : https://www.wikiart.org/en/gustave-caillebotte/boulevard-des-italiens
fig.20 :https://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4259/
fig.21 : https://www.akg-images.co.uk/archive/La-Rue-Mosnier-aux-Paveurs-2UMDHUXXDDI.html
fig.22 : https://www.artic.edu/artworks/20684/paris-street-rainy-day
fig.28 : https://collections.mfa.org/objects/34041
fig.30 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Courses_%C3%A0_Longchamp
fig.31 : https://www.akg-images.co.uk/archive/Les-courses-a-Longchamp-2UMDHUDLHD46.html
fig.32 : https://ja.wikipedia.org/wiki/%E3%83%95%E3%82%A1%E3%82%A4%E3%83%AB:Pierre-Auguste_Renoir_-_Patineurs.jpg
fig.33 : https://harvardartmuseums.org/art/299842
fig.39, 40 : Cezanne (Cat. d’Exp.), Paris , Galeries nationales du Grand Palais, 25 septembre 1995 – 7 janvier 1996 ; London, Tate Gallery, 8 février-28 avril 1996 ; Philadelphia, Philadelphia Museum of Art, 26 mai-18 août 1996, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1995, p.563, 538.
fig.52 : http://www.muchafoundation.org/en/gallery/themes/theme/sarah-bernhardt/object/21
fig.53 : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William-Adolphe_Bouguereau_(1825-1905)_-_Pieta_(1876).jpg
fig.54 : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Naissance_de_V%C3%A9nus_(Bouguereau)
figs.15, 23, 25, 27, 47, 48, 50, 51, 55, 56 : photo© Takanori NAGAÏ

*Le numéro de FNW est celui du catalogue raisonné suivant : Walter Feilchenfeldt, Jayne Warman, David Nash, The Paintings of Paul Cezanne On-line catalogue raisonné under the direction of Walter Feilchenfeldt, Jayne Warman and David Nash (https://www.cezannecatalogue.com/catalogue/index.php

セザンヌに於ける反近代化思想

セザンヌ研究史において、セザンヌが自ら生きた社会とどう関わってきたかという問題に関し てはこれまで十分な議論がなされてこなかった。セザンヌは、時代や社会には無関心で何らそ こから影響を受けることなく制作に没頭した画家だというイメージが広く共有されてきた。し かしながら自らを取り巻く環境に左右されない人間などいるだろうか?理論的には否である。 本稿は、セザンヌの制作活動が社会に対する明確な意思表示から生まれたという事、つまり、 モチーフ、技術や視覚の選択、全てに渡って近代化する社会に対する抵抗に基付いたものであ った事を示す。

キーワード: セザンヌ、社会の近代化に対する抵抗、社会の組織化に対する抵抗、反機械主義、

複製技術社会に対する抵抗、絵画の商品化に対する抵抗

Références

Références
1 J’énumère quelques recherches sur Cezanne vu sous cet angle :

-Robert Simon, «Cezanne and the subject of Violence», Art in America, Vol.79, No.5, May , 120- 187,1991.
-Richard Shiff, «La touche de Cezanne : entre vision impressionniste et vision symboliste», Cezanne aujourd’hui (Acte du colloque Cezanne au Musée d’Orsay, 1995), Réunion des Musées Nationaux, Paris, 117-1241,1997.
-Nina Maria Athanassogolou-Kallmyer, Cezanne and Provence-The Painter in His Culture, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2003.
-Richard Shiff, «Cezanne in the Wild», The Burlington Magazine, Vol.148,No.1242,605-611, September 2006.
-Richard Shiff, «Risible Cezanne», The Repeating image Multiples in French painting from David to Matisse (Exh..Cat.), The Walters Art Museum, Baltimore, 7 October 2007-1 January 2008, Distributed by Yale University Press, New Haven and London, 127-172, 2007.
-T.J. Clark, «Relentless Intimacy», London Review of Books, Vol.40, Nr.2,13-16,25 January 2018. -André Dombrowski, Cezanne, Murder, and Modern Life, University California Press, Berkley Los Angeles London, 2013.

2 Kitarô Nishida, Zen no Ken‘kyu (Recherche sur le bien), Éditions Kôdôkan, Tokyo, 1911
3 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Félix Alcan éditeur, Paris, 1889.
4 Kitarô Nishida, Sei no Tétsugaku (Philosophie de la vie), Riso (Idéal), No.34, 543-562,17 octobre 1932.
5 Kitarô Nishida, «Moi et vous (Watashi to Nanji)», Le problème de la société et de l’histoire (La chaire de philosophie d’Iwanami) (Vol.8),Éditions Iwanami, Tokyo, 3-73, 1932.
6 Félix Guattari, Les Trois Écologies, Édition Galilée, Paris,1989.
7 Lettre à sa nièce Paule Conil en 1902, John Rewald, Cezanne Correspondance, Bernard Grasset Éditeur, Paris, 290,1978.
8 Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cezanne et lettres inédites, Mercure de France, Vol. 69, No.247, 403-404, 1er octobre 1907.
9 «Quant au dessin proprement dit, à celui qu’on peut arbitrairement séparer de la couleur, Cezanne déclarait avec vivacité son horreur de l’œil photographique, du dessin d’exactitude automatique enseigné dans cette École des Beaux-Arts où il disait s’être présenté deux fois sans succès. Ce n’est pas qu’il défendît l’incorrection superficielle de son dessin, cette incorrection qui n’est ni négligence, ni impuissance, mais qui provient plutôt d’une excessive sincérité́ – s’il est permis d’accoupler ces deux mots – d’une excessive défiance de l’adresse purement manuelle, méfiance de tout mouvement où l’œil dirigerait la main sans que la raison intervînt. Cezanne ne faisait donc pas mine d’ignorer l’asymétrie de ses bouteilles, la perspective défectueuse de ses assiettes. Montrant une de ses aquarelles, il corrigeait de l’ongle une bouteille qui n’était pas verticale et il disait, comme s’excusant : «Je suis un primitif, j’ai l’œil paresseux. Je me suis présenté́ deux fois à l’École, mais je ne fais pas l’ensemble : une tète m’intéresse, je la fais trop grosse.» Rivière et Schnerb, «L’Atelier de Cezanne», La Grande Revue, Vol.46, 813, 25 décembre 1907.
10 Isabelle Cahn, «Face à la critique», Cezanne et Paris (Cat. d’Exp.), du 12 octobre au 26 février 2012, Musée du Luxembourg, Paris, Édition de la Rmn-Grand Palais, Paris, 206, 2011.
11 Cézanne dit à Émile Bernard à la fin de sa vie qu’il menait une vie de bohème dans sa jeunesse. Cf. Émile Bernard, « Souvenirs sur Paul Cezanne et Lettres inédites », Mercure de France, No. 247, 401-402, 1er octobre 1907.
12 Cf. Jean-Didier Wagneur, «La vie de bohème», De Léonard de Vinci à Picasso , Bohèmes (Cat. d’Exp.), Paris, Grand Palais, 26 septembre 2012-14 janvier 2013, RMN-Grand Palais, Paris, 57-66,2012.
13 T.J. Clark, The Painting of Modern Life Paris in the Art of Manet and his followers, Thames & Hudson, London, 7,1984.
14 Clark appelle les travailleurs suivants « calico » : « Calicot, I have said already, was a code word for a whole class of people secreted by capital at a particular stage : the new army of clerks, accountants, cashiers, brokers, petty bureaucrats, insurance agents, bank tellers, salesmen, and commercial travelers; to be joined before long stenographers, telegraphists, primary-scool teachers, and advertising men-the class which a later historian dubbed, perhaps not even ironically, ‘low white collar’. »(ibid.,234-235)
15 cf. Frank Claustrat, «Le mythe de la bohème», op.cit. [Note xii], 93-99,2012.
16 Émile Zola, Au Bonheurs des Dames, Émile Zola Œuvres complètes, Tome 11, Nouveau Monde Editions, Paris, 370, 2005.
17 Gustave Moreau, L’assembleur de rêves, écrits complets de Gustave Moreau, préface de Jean Paladilhe, texte établi et annoté par Pierre-Louis Mathieu, A Fontfroide, Bibliothèque artistique & Littéraire, Paris, 263, 1984.
18 Georges Bataille, «L’impressionnisme», Critique, No.104, 22, janvier 1956. Jean-Claude Lebensztejn, Les Couilles de Cezanne, Nouvelles Édition Séguier, Paris, 1995, et Études cézanniennes, Flammarion, Paris, 22,2006.
19 cf. Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir Contribution à l’histoire anonyme, traduit de l’américain par Paule Guivarch, Centre George Pompidou, Paris, 1980 (Mecanization takes Command, Oxford University Press, New York, 1948).
20 Charles Baudelaire, « I.-Méthode de critique, Exposition universelle 1855», Charles Baudelaire, Curiosités Esthétiques L’Art romantique, Éditions Garnier, Paris, 218-9, 1962.
21 John Rewald, op.cit. [Note vii], 174, 1978.
22 De la transformation de la ville de Paris par Georges-Eugène Haussmann (1809-91), cf. Michiaki Matsui, Furansudainiteiseika no Pari toshikaizou (La transformation de la ville de Paris sous le seconde Empire)(en japonais), éditions Nihonkeizaihyoronsha, Tokyo, 1997 ; Daijiro Kitagawa, Kindaïtoshi pari no nekkyou-tetsudo・metorojidaï no nekkyou (La naissance de la ville moderne, Paris – L’enthousiasme au temps du chemin de fer et du métro (en japonais), éditions Kawadeshoboshinsha, Tokyo, 2010.
23 De l’exposition universelle, cf. Assemblé par Mitsukuni Yoshida,Zusetsubankokuhakurankaishi (Histoire illustrée de l’exposition universelle)(en japonais), éditions Shibunkakushuppann, Kyoto,1985.
24 cf. Michiaki Matsui, op.cit. [Note xxii],73, 1997.
25 Isabelle Cahn, « Chronologie », Cezanne (Cat. d’Exp.), Galeries nationales du Grand Palais, 25
26 Denis Coutagne, Maryline Assante di Panzillo, Cezanne et Paris (Cat.d’Exp.), Paris, Musée du Luxembourg, 10 octobre 2011 au 27 février 2012, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux – Flammarion, Paris, 211, 2011.
27 Il est bien possible que Cezanne fit la connaissance de Maupassant chez Zola à Médan, parce qu’ils y ont été tous deux invités souvent par Zola, et qu’il lisait les ouvrages de Maupassant, comme « Boule de suif » dans Les Soirées de Médan, un recueil de nouvelles réunies par Zola publié en 1880, dont Zola fit don à Cezanne dès sa parution. Cf. Lettre de Cezanne à Zola en mai 1880 avec les notes 7, 8 par John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.194. Cf. également, la note 10 par John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.169, ainsi qu’une lettre de Cezanne à Zola en juillet de 1881, John Rewald, op.cit. [Note vii], 1978, p.169, p.202. Cf. Les Soirées de Médan – Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, présentation par Alain Pagès et Jean-Michel Pottier, Éditions Flammarion, Paris, 2015.
28 Guy de Maupassant, « La vie errante, Lassitude », L’Echo de Paris (Journal littéraire et politique du matin), 7e année, No.205, Lundi 6 février 1890.
29, 30 Guy de Maupassant, ibid..
31 Guy de Maupassant, « La nuit », La vie errante – Venise-Ischia Pêcheuses et guerrières, Louis Conard, Librairie-Éditeur, Paris, 23-24, 1926 (1ère édition, Pairs, Paul Ollendorff, 1890).
32 Guy de Maupassant, ibid., 24-25.
33 Guy de Maupassant, ibid., 19-20.
34 Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, Charles Baudelaire, op.cit, [Note xx] , 239-240, 1962.
35 Cf. Alain Mothe, Ce que voyait Cézanne Les paysages impressionnistes à la lumière des cartes postales, RMN-Grand Palais, Paris, 2011 ; Denis Coutagne et Raymond Hurtu, Paysages des années 1888-1905, op.cit. [Note xxvi], 134-147, 2011 ; Joseph Rishel, Giverny, op.cit. [Note xxvi], 148-149.
36 Pierre Francastel, L’Impressionnisme : les origines de la peinture moderne de Monet à Gauguin, Édition Les Belles lettres, Paris, 1937, rééd. Denoël-Gonthier, Paris, 1974.
37 John Rewald, op.cit. [Note vii], 324, 1978.
38 Cf. Takanori NAGAЇ, « Cézanne et le modern design », L’art franchissant la frontière – Le carrefour de l’art moderne et du modern design (en japonais), Éditions Kôyôshobô, Kyoto, 28-45, 2003 ; « L’art nouveau et le vitalisme »(en japonais), La puissance du design (en japonais), Éditions Kôyôshobô, Kyoto, 17-35, 2010.
39 John Rewald, op.cit. [Note vii], 296, 1978.
40 Charles Baudelaire, « II.-Le public moderne et la photographie, Salon de 1859 », Charles Baudelaire, op.cit. [Note xx], 318, 1962.
41 Charles Baudelaire, ibid., 19.
42 Charles Baudelaire, ibid.,320.
43 Charles Baudelaire, ibid.,320.
44 Émile Gallé, Écrits pour l’art Floriculture – Art Décoratif Notices d’Exposition (1884-1889), Avec une préface de Françoise-Thérèse CHARPENTIER ainsi qu’une iconographie, Laffitte Reprints, Paris, 217, 1998 (Réimpression de l’édition de Paris, Librairie Renouard H. Laurens Éditeur, Paris, 1908).
45 Cf. Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Les Éditions G. Crès et Cie, Paris, 30, 1919 ; Gustave Coquiot, Paul Cézanne, Albin Michel Éditeur, Paris, 62–63, 1919 ; Nina Maria Athanassogolou- Kallmyer, Cézanne and Provence: The Painter in His Culture, Chicago and London,26–28,2003; Jean-Claude Lebensztejn, op.cit.[Note xviii], 7–24, 2006.
46 Cf. Theodore Reff, « Cézanne’s constructive stroke », Art Quaterly, Vol.25, No.3, 214-227, Autumn 1962.
47 Cf.

– Earl Loran Johnson, «Cézanne’s Country», The Arts, Vol.16, No.8, 521-551, April 1930.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne au Château noir», L’Amour de l’art, 15-21, janvier 1935.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne und der Jas de Bouffan», Forum IX, 252-253, 1935.
– John Rewald & Léo Marschutz,«Cézanne et la Provence», Le Point, 1-40, août 1936.
– John Rewald, «The Last Motifs at Aix», Cézanne The Late Work (Exh. Cat.), The Museum of Modern Art, 1977, Thames and Hudson, Ltd, London, 83-106, 1978.
– Marianne Bourges, Cézanne en son atelier, fascicule édité par la Ville d’Aix-en-Provence, 1982.
– Marianne Bourges, Les itinéraires de Cézanne, fascicule édité par la Ville d’Aix-en-Provence, 1984.
– Pavel Machotka, Cézanne Landscape into Art, Yale University Press, New Haven and London, 1996.
– Denis Coutagne, Anna B. Heckendorf-Rewald, John Rewald, Bruno Ely, Les Sites Cézanniens du Pays d’Aix – Hommage à John Rewald, Réunion des Musée Nationaux, Paris, 1996.
– Denis Coutagne et Philip Conisbee, Cézanne en Provence (Cat.d’Exp), Washington, National Gallery of Art, 29 janvier-7 mai 2006 ; Aix-en -Provence, Musée Granet, 9 juin-17 septembre 2006, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2006.
– Rudy Chiappini, Les Ateliers du Midi (Cat. d’Exp.), Parazzo Reale, Milano, 20 ottobre 2011-26 febbraio 2012, Skira, Milano, 2011.
– Alain Mothe, Ce que voyait Cézanne – Les paysages impressionnistes à la lumière des cartes postales, RMN-Grand Palais, Paris, 2011.

48 Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres, A la rénovation esthétique, Paris, 1921 ; Joachim Gasquet, Cézanne, Les Éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1921.
49 Erle Loran, Cézanne’s Composition, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 60, 1943.
50 Siegfried Giedion, op.cit. [Note xix], 1948.
51 Henri Bergson, Le Rire-Essai sur la signification du comique, Félix Alca, Paris, 1900.
52 Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Félix Alca, Paris, 1907.
53 Paul Gsell (Entretiens réunis par), Auguste Rodin, Bernard Grasset Éditeur, Paris,85-86,1911.
54 Judith Cladel, Auguste Rodin L’œuvre et l’homme, Librairie Nationale d’Art et d’Histoire, G. Van Oest & Cie, Bruxelles, 136, 1908.
55 Gsell, op.cit. [Note liii], 72.
56 Cladel, op.cit. [Note liv], 154-155.
57 Émile Galle, op.cit. [Note xliv], 277-279, 1908.
58 « Il est, dit Sérusier, le peintre pur. Son style est un style de peintre, sa poésie est de la poésie de peintre. L’utilité, le concept même de l’objet représenté disparaissent devant le charme de la forme colorée. D’une pomme d’un peintre vulgaire on dit : j’en mangerais. D’une pomme de Cézanne on dit : c’est beau! On n’oserait pas la peler, on voudrait la copier. Voilà ce qui constitue le spiritualisme de Cézanne. »Maurice Denis,«Cézanne», L’Occident, No.70, 125, Septembre 1907 ; Maurice Denis, Le Ciel et l’Arcadie, Hermann Editeurs des sciences et des arts, Paris, 139, 1993.
59 Benedetto Croce, Estetica Come scienza dell’espressione e linguistica generale Theoria e Storia, 1902, Adelphi Edizioni S. P. A., Milano, 531-534,1990.
60 Konrad Adolf Fiedler, Der Ursprung der künstlerischen Tätigkeit, Verlag von Hirzel, Leipzig, 1887. (in Schriften über Kunst, hrsg. von H. Marbach, 1986 ; Schriften über Kunst, hrsg.von H. Konnerth, 2 Bde., 1913-14.)
61 R.G.Collingwood, The Principles of Art, Oxford Univeristy Press, London/Oxford/New York,144-146, 1977 (First published, 1938).
62 Yûjirô Nakamura, Ka’nsei no Kakusei (Le Réveil de la sensibilité)(en japonais), Éditions Iwanamishoten, Tokyo, 1975 ; Yûjirô Nakamura, Kyôtsukan’kakuron (La théorie du sens commun) (en japonais), Éditions Iwanamishoten, Tokyo, 1979.
63 Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation, 1762 (Ligaran, 2015.
64 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, 1754 (Traité des sensations suivi du Traité des animaux, Fayard, Paris, 1984.)
65 Kôtaô Takamura, « Shokkaku no Sekaï(Le monde du toucher) »(en japonais) , Jijishinpô, No.1, 10, vendredi 30 novembre 1928 ; No.2, 8, samedi 2 décembre 1928 ; No.3, 8, dimanche 2 décembre 1928 ; No.4, 8, lundi 3 décembre 1928.
66 Kôtaô Takamura, Inshoushugi no Shisô to Geijutsu(Les idées et l’art de l’ Impressionisme)(en japonais),Éditions Tengendôshobô, Tokyo, 79, 1915.
67 Cf. Henri Bergson, op.cit.[Note li], 213, 1907.
68 Jules Borély,«Cézanne à Aix 1902», Vers et prose, No.27, 112,  1911.
69 Lettre de Cézanne à Emile Bernard, Aix, 23 octobre 1905, Rewald, op.cit. [Note vii],314-3154, 1978.
70 Rosalind H. Williams, Fream Worlds : Mass Consumption in Late Nineteenth-Century France, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1982.
71 Émile Zola, op.cit. [Note xvi], 315, 2005.
72 Émile Zola, ibid., 333-334.
73 La correspondance de Cézanne éditée par John Rewald (1978) nous montre qu’il a reçu, et lu les romans de la part de Zola ainsi que ses autres écrits suivants ;

L’Assommoir (1876) (Lettre de Cézanne à Zola mercredi soir, 1878, Rewald, p.163)
Une page d’amour (1878) (Lettre de Cézanne à Zola e mercredi soir, 1878, Rewald, p.162)
Les Héritiers Rabourdin (Lettre de Cézanne à Zola, 14 septembre, 1878, Rewald, p.172)
Le Bouton de Rose (Lettre de Cézanne à Zola, 14 septembre, 1878, Rewald, p.172)
Thérèse Raquin (1867) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 septembre, 1878, Rewald, p.174)
L’Assommoir (1877) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 septembre, 1878, Rewald, p.174)
Nana (1879) (Lettre de Cézanne à Zola, février 1880, Rewald, p.189)
– Le Naturalisme au Salon, Le Voltaire, du 18 au 22 juin, 1880 (Lettre de Cézanne à Zola, 10 mai 1880, Rewald, p.191)
Les Soirées de Médan (1880) (Lettre de Cézanne à Zola, samedi [18]80, Rewald, p.194)
– “le volume de critique littéraire que tu as bien voulu m’adresser”(Lettre de Cézanne à Zola, 28, février 1882, Rewald, p.205)
Au Bonheur des Dames (1883) (Lettre de Cézanne à Zola, 24 mai, 1883, Rewald, p.211)
(John Rewald doute que le roman de Zola que Cézanne évoque dans cette lettre est Au Bonheur des Dames :
    «J’ai appris cependant que Gaut met ton dernier roman très haut (mais tu le sais sans doute).
Quant à moi, il m’a beaucoup plu, mais mon appréciation est peu littéraire.»
Mais il est indiscutable que ce roman est bien Au Bonheur des Dames car le roman paraît en 75 livraisons, du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883.
La Joie de Vivre (1884) (Lettre de Cézanne à Zola, 23 février 1884, Rewald, p.214)
L’Œuvre (1886) (Lettre de Cézanne à Zola, 4 avril, 1886, Rewald, p.225)
La Terre (1887). (Lettre de Cézanne à Emile Zola du 28 novembre 1887). Cette lettre découverte dans une vente aux enchères parisienne en 2013, dont John Rewald ne connaissait pas l’existence, a été acheté par le Musée des lettres et manuscrits à Paris, aujourd’hui fermé. Cette lettre nous apprend que Cézanne reçut également ce livre :

« Paris 28 novembre 1887
Mon cher Emile,

Je viens de recevoir de retour d’Aix le volume la Terre, que tu as bien voulu m’adresser. Je te remercie pour l’envoi de ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Je te prie d’accepter mes remerciements et mes plus sincères salutations.

Paul Cézanne
Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main. »

Mon Salon (1866) (Chuji Ikegami (1936-94), historien d’art, identifie le livre de critique d’art mentionné dans la lettre suivante de Zola à Antony Valabrègue du 4 avril 1867 comme étant Mon Salon de Zola, publié en 1866 :

« Quelques petites nouvelles pour finir : Paul est refusé, Guillemet est refusé, tous sont refusés ; le jury, irrité de Mon Salon, a mis à la porte tous ceux qui marchent dans la nouvelle voie. »(Émile Zola Œuvres Complètes, Tome 2 , Le Feuilletoniste, 1866-1867, Paris, Nouveau Monde Édition, 710, 2002.), et indique que Zola l’avait dédié à Cézanne.
Cf. Chuji Ikagami, Les lettres de Cézanne (traduction japonaise de Paul Cézanne correspondance recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, 1937), Éditions Chikumashobô, Tokyo, 87,1967.

74 Rewald, op.cit., [Note vii], 324, 1978.
75 Cf. Takanori NAGAÏ, « Zola accuse par sa plume, Cezanne par son pinceau », Les actes du colloque international : Peut-on parler d’une amitié créative entre Cezanne et Zola ? (https://www.societe-cezanne.fr/2020/05/06/zola-accuse-par-sa-plume-cezanne-par-son- pinceau/),mai 2020.
76 Émile Zola, « Le Salon de 1875 », Émile Zola, Écrits sur l’art, Gallimard, Paris, 297, 1991.
77 Rewald, op.cit. [Note vii], 148, 1978.
78 Cf. Ernst. H. Gombrich,« La psychanalyse et l’histoire de l’art », L’Ecologie des images, Flammarion, Paris, 45-79, 1983.
79 Émile Zola, «Edouard Manet», Émile Zola, op.cit. [Note lxxvi] , 167-168,1991.
80 Émile Zola,« Lettres de Paris », Émile Zola, ibid, 270.
81 Émile Zola, « Lettres de Paris – Deux expositions d’art au mois de mai », Émile Zola, ibid, 327.
82 Émile Zola, « L’école française de peinture en 1878 », Émile Zola, ibid., 371.
83 Émile Zola,« Lettres de Paris- Une exposition de tableaux à Pari s», juin 1875, Émile Zola, ibid., 293-294.
84 Cf. Charles Rosen/Henri Zerner, L’anti-chambre du musée du Louvre ou l’idéologie du fini, Romantisme et Réalisme Mythes de l’art du XIXe siècle, Traduit de l’américain par Odile Demange, Albin Michel, Paris, 225, 1986 :

« (…) les créations des pompiers furent rapidement diffusées sur les boîtes de chocolats, les bouteilles d’eau gazeuse, les couvertures de magazines et milles autres images de la vie quotidienne, jusqu’aux publicités télévisées, sans parler du cinéma à grand spectacle.»

85 Cf. Takanori NAGAÏ, «How Paul Cézanne rejected the fini concept», Kyoto Studies in Art History, No. 2, 133-147, March 2017.
86 Paul Cézanne, lettre à Emile Bernard du 23 octobre 1905 :
« à mon âge, je devrais avoir plus d’expérience et en user pour le bien général. Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. » (caractère gras par l’auteur) (Rewald, op.cit., [Note vii], 315, 1978).
87 Paul Gsell, op.cit. [Note liii], 296,1911.
88 Paul Gsell, ibid.,299.
89 Paul Gsell, ibid., 313.
90 De quelques idées communes à la fois artistiques et sociales entre Cézanne et Rodin, cf. Takanori NAGAÏ, la solidarité artistique entre Cézanne et Rodin, La vérité en peinture-ce que veut dire la pratique cézanniennne dans la société modernisante, Éditions Sangensha, Tokyo, 2022.
91 Paul Cézanne, lettre à Amborise Vollard du 23 octobre 1905, Rewald, op.cit. [Note vii],292,1978.
92 Paul Cézanne, lettre à Émile Bernard, 25 juillet 1904, Rewald, ibid.,305.