2 janvier

Cezanne écrit à Gustave Geffroy :

« Paris, 2 Janvier 1895,
Cher Monsieur Geffroy,
J’ai reçu votre bonne lettre et me trouve très-heureux de l’intention que vous voulez bien manifester. ― J’aurai donc le plaisir de vous recev voir, A mardi prochain.
Veuillez faire agréer mes Respects à Madame votre mère et à Mademoiselle Geffroy.
Je suis avec reconnaissance bien cordialement à vous,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Gustave Geffroy, datée « Paris, 2 Janvier 1895 » ; collection privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits ; vente Fine Books and Manuscripts Including Americana, New York, Sotheby’s, 11 décembre 2007, n° 75, reproduit, y compris l’enveloppe timbrée, « Monsieur Gustave Geffroy, 195, rue de Belleville, Paris. », oblitération « PARIS 2 FEVR 95 » (?) ; Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 34.

3 janvier

Hortense Cezanne écrit à madame Chocquet.

« Paris 3 janvier 1895
Chère Madame et amie
Je viens me rappeler à votre souvenir et vous envoyer en même temps mes plus affectueux et meilleurs souhaits pour votre santé et celle de votre petite Marie.
Je suis assez souffrante, et ce temps humide me gratifie d’une foule de petites infirmités : mais la plus grave, c’est la grippe, et la poitrine me fait mal, car je tousse difficilement.
Mon mari a loué un atelier près de l’école des Beaux-arts, rue Bonaparte. Il s’y est installé fin novembre.
Paul travaille et étudie.
Je n’ai pu à mon grand regret, vous voir avant votre départ pour Yvetot.
Je suis restée à Barbison [sic], plus longtemps que ce que je comptais y rester. Et à mon retour fin septembre, je suis allée rue Monsigny et n’ai pu vous y rencontrer ; je pensais trouver Marthe et la prier de me dire à quel moment je pourrais vous rencontrer.
Je suis donc retournée plusieurs jours et je n’ai pas été plus heureuse. J’ai supposé que le timbre était dérangé et ne pouvant me faire entendre. Je suis repartie à Barbison.
Pour les panneaux de votre chambre, je vous prie, si vous voulez bien me faire le très grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de me faire savoir l’époque où vous pensez venir à Paris, et je prendrai mes dispositions pour vous les apporter.
Nous resterons à Paris assez tard, je pense peut-être jusqu’à la fin juin, car nous devons aller dans le midi à l’automne, tout en passant comme l’année dernière deux mois en Suisse.
Mon mari et mon fils vous prient d’agréer leurs plus respectueux souhaits.
Pour vous, chère Madame et amie, recevez avec mes bons souhaits, l’assurance de ma profonde et sincère amitié et embrassez pour moi, votre petite Marie.
Bien à vous
Hortense Cezanne
Rue des Lions St Paul 2. »

Lettre d’Hortense Cezanne, « rue des Lions St Paul 2 », à madame Chocquet, datée « Paris 3 janvier 1895 » ; mise en vente en novembre 2015 par la librairie de l’Abbaye-Pinault, Paris, 27-36, rue Bonaparte.

5 janvier

Le capitaine Dreyfus est destitué et dégradé après avoir été accusé d’espionnage au profit de l’Empire allemand.

Courant janvier

Divers articles de presse réagissent au refus du legs Caillebotte par l’Etat. Voir décembre 1894.

31 janvier

Cezanne remercie Geffroy pour la dédicace et les propos de son livre, Le Cœur et l’Esprit, inspirés par ses idées sur l’art :

« Paris, 31 janvier 1895.
Monsieur,
J’ai continué à lire les études qui composent votre livre le Cœur et l’Esprit et sur lequel vous avez bien voulu écrire une si sympathique dédicace en ma faveur. Mais en poursuivant ma lecture, j’ai appris à connaître l’honneur que vous m’avez fait. Je viens vous prier de me conserver par la suite cette sympathie qui m’est précieuse.
Paul Cezanne »

  1. Il est possible que cette phrase se rapporte à un passage du livre dans lequel l’auteur fait tenir à un vieillard des propos qui ont dû ressembler aux idées que Cezanne avait exprimées à Giverny et qui se retrouveront d’une façon semblable dans ses propres lettres. Le peintre aurait ainsi apprécié la manière dont Geffroy avait transcrit ses pensées en faisant dire à son personnage

     :
    « La nature me fournit, sur cette terre, cet extraordinaire privilège qu’a l’homme. Elle nous ouvre les yeux, comme à tous les êtres, sur le spectacle qui est, et elle nous donne des sens pour en jouir. Elle nous pourvoit, comme tous les êtres, d’un cerveau qui devient le rendez-vous de nos sensations. Mais nous voyons bien que la cérébralité de l’homme peut seule relier les faits et déduire des accidents les hypothèses d’attente et les lois générales. C’est par cette domination des idées, qui est notre lot, que nous sommes plus forts que notre sort, et que nous pouvons nous survivre. […]
    « Je me suis demandé si ce temps si court qui nous était donné pour nous mettre en contact avec les choses était mieux employé à essayer de comprendre l’ensemble ou à nous assimiler tout ce qui est à notre portée. Le cerveau qui pense trop est un poids trop lourd pour le corps. […] En moi, la jeunesse regrette la vie qui décroît, elle commande aux forces qui me restent, elle veut jouir des derniers soleils, de tout ce qu’il va falloir quitter, de la verdure, de l’eau, du vent, du matin, du soir, elle veut voir encore, aimer encore, avant de disparaître. »

    Geffroy Gustave, Le Cœur et l’Esprit, Paris, Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, 1894, 306 pages.
    Lettre de Cezanne à Geffroy, Paris, 31 janvier 1895 ; Geffroy Gustave, Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris, Les éditions G. Crès & Cie, 1922, 362 pages, p. 200, réédition Paris, Macula, 1980, p. 330.
    Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 243-244.

2 mars

Décès de Berthe Morisot, âgée de cinquante-quatre ans. Renoir, qui apprend la nouvelle alors qu’il peint aux côtés de Cezanne, dans la campagne d’Aix, rentre immédiatement à Paris.

Julie Manet notera dans son journal :

« Jean [Renoir] me dit qu’en mars son père était en train de peindre à côté de Cezanne lorsqu’il apprit la mort de maman, il ferma sa boîte et prit le train. Je n’ai jamais oublié la façon dont il arriva dans ma chambre rue Weber et me serra contre lui ; je vois encore sa cravate Lavallière blanche avec des petits points rouges. »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979 ; réédition Scala, 1987, [3 décembre 1895], p. 81. Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 299-300.

 

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 299-300 :

« En 1895 au début de l’année, Renoir qui était allé peindre près de Cezanne dans le Midi apprit la mort de Berthe Morisot. Ce fut un grand coup pour lui. […] Quant à Cezanne, il n’avait jamais fait complètement partie des « intransigeants » de l’époque héroïque. L’amitié profonde qui l’unissait à Renoir avait d’autres bases que j’essaierai de définir.
Quant Renoir reçut le télégramme de ma mère annonçant la mort de Berthe Morisot, il était avec Cezanne assez loin dans la campagne, tous deux travaillant sur le même motif. Mon père plia ses affaires et fila à la gare sans même repasser par le Jas de Bouffan. « J’avais’ l’impression d’être tout seul dans un désert. Je me repris dans le train en pensant à ta mère, à Pierre et à toi. Dans ces moments-là, c’est une bonne chose d’être marié et d’avoir des enfants. »

23 mars

Lettre de Pissarro à son fils Lucien. Il vient de revoir Francisco Oller, revenu de Puerto Rico.

« Je n’ai du reste que trois motifs en couleurs, je suis en train de les tirer, j’ai été interrompu par l’arrivée de ?… tu ne devinerais pas de qui… De Francisco Oller qui arrive de Porto Rico pour envoyer un grand tableau de quatre mètres à l’exposition.
Tu dois penser quel changement ! Il y a vingt ans que nous ne nous sommes pas vus. Il a changé, tout vieux, ratatiné, je crains que la peinture ne soit de même, il a été désorienté en voyant mes œuvres, il les a trouvées pleines de lumière et d’air. Il fait des tableaux dont les motifs sont épisodiques, comme le Nègre fouetté de chez Tanguy. La photographie de son tableau me paraît mieux, certainement, mais je crains que ce ne soit un peu banal. »

Lettre de Pissarro, Eragny par Gisors, Eure, à son fils Lucien, 23 mars 1895, Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1119, p. 46.

Oller exposera au Salon des Champs-Élysées et au Salon des artistes français de 1895.

Catalogue du Salon des Artistes français, 1895, El Velorio (The Wake), n° 43 du catalogue de l’exposition. Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivants exposés au palais des champs-élysées le 1er mai 1895, Paris, imprimerie et librairie administratives et classiques Paul Dupont, 1895, 412 pages, n° 1456 p. 121 :

« OLLER (Francisco) , né à San-Juan-de-Porto-Rico, Brésil, élève de Couture. — A Paris, rue Buffault, 19, Grand Hôtel de Franlin.                                                                             (Sre)
1456 — Mis à pied. »
La mention (Sre) indique que l’artiste fait partie de la Société des artistes français.

27 mars

Pissarro écrit à Théo van Rysselberghe.

« Un ami, Oller, le peintre que je n’avais pas vu depuis vingt ans, est arrivé ici passer un jour avec nous .»

Lettre de Pissarro, Eragny par Gisors, Eure, à Théo [van Rysselberghe], 27 mars 1895, Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1120, p. 47.

4 avril

Cezanne veut peindre le portrait de Gustave Geffroy (FWN516-R791) :

« Paris, 4 avril 1895.
Cher monsieur Geffroy,
Les jours grandissent, la température est devenue plus clémente. Je suis inoccupé toutes les matinées jusqu’à l’heure où l’homme civilisé se met à table. J’ai l’intention de monter jusqu’à Belleville vous serrer la main et vous soumettre un projet que j’ai tantôt caressé, tantôt abandonné, et que je reprends parfois… Bien cordialement à vous.
Paul Cezanne, peintre par inclination. »

Lettres de Cezanne à Geffroy, Paris, 4 avril 1895, Geffroy Gustave, Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris, Les éditions G. Crès & Cie, 1922, 362 pages, p. 200, réédition Paris, Macula, 1980, p. 331 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 244.

Geffroy précise :

« Le portrait fut commencé en ces premiers jours d’avril et abandonné en juin. Je n’ai pas revu Cezanne, j’ai seulement reçu de lui sa souscription pour le Penseur de Rodin avec une lettre cordiale. »
Il y travaille jusqu’au début du mois de juin, puis abandonne le tableau (FWN516-R791) en promettant à son modèle de le reprendre. »

Gustave Geffroy (1855-1926) donnera sa version des rapports compliqués qu’il a eus avec Cezanne.

Sur la cheminée à gauche sur le tableau, on distingue un document portant l’inscription « SOIR », au-dessus d’une illustration ovale. Il s’agit de la couverture d’une brochure rédigée par Gustave Geffroy parue en décembre 1894 : Musée du soir aux quartiers ouvriers. Le Temple, le Marais, le Faubourg-Saint-Antoine. Question d’art. Question de travail, l’illustration représentant un homme penché sur des estampes est d’Eugène Carrière. La brochure est calée debout derrière un livre relié entrouvert.

Geffroy Gustave, Musée du soir aux quartiers ouvriers. Le Temple, le Marais, le Faubourg-Saint-Antoine. Question d’art. Question de travail, Paris, Collection de brochures éditées par André Marty, s. d. [décembre 1894], 15 pages ; repris et complété par Geffroy Gustave, La Vie artistique, 4e série, « Le musée du soir. Salons de 1894 et 1895 », Paris, E. Dentu, éditeur, 1895, 334 pages, article « Le musée du soir » p. 1-84, daté « 18 novembre 1894 – 20 avril 1895 ».

 

« Portrait de M. Gustave Geffroy [FWN516-R791]. Ce portrait a été peint dans la bibliothèque de l’écrivain, à Belleville. A figuré à la Rétrospective du Salon d’automne en 1904. »

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, H. Floury éditeur, Paris, 1923, 243 pages, p. 210.

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 95 :

« — Je sentais, me dit un jour Cezanne, ce qu’il fallait mettre pour amener cette toile au point que je voulais. Mais, pendant la pose, Geffroy me parlait tout le temps de Clemenceau. Alors, j’ai plié mon bagage et j’ai filé à Aix.
— Clemenceau n’est donc pas votre homme ? demandai-je.
— Ecoutez un peu, monsieur Vollard, il a du « temmpéramennte », mais moi qui suis faible dans la vie, j’aime mieux m’appuyer sur Rome. »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 13 :

« Son regard [Cezanne] reflétait une âme d’enfant. Dans sa conversation, il parlait souvent de Rome. Il disait alors : « Ils sont forts, là-bas ». Le Docteur Jouannon, m’a confirmé ce détail.
Il disait aussi : « Je suis faible dans la vie, il vaut mieux que je m’appuie sur Rome ».

 

Geffroy Gustave, Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris, Les éditions G. Crès & Cie, 1922, 362 pages, p. 197-198, réédition Paris, Macula, 1980, p. 326-328 :

« Je ne crois pas pour cela, comme l’a écrit Ambroise Vollard, que Cezanne ait quitté l’exécution de mon portrait à cause de Clemenceau. Ce n’est pas tout à fait cela, et même ce n’est pas cela du tout. Cezanne parut se prendre d’amitié pour moi, me demanda de faire mon portrait, avec l’espoir d’exposer la toile au Salon, au « Salon de Bouguereau », spécifiait-il, et « peut-être, ajoutait-il, pourrons-nous y obtenir une médaille ! » Il vint donc pendant près de trois mois, presque tous les jours, chez moi, sur les hauteurs de Belleville où j’habitais alors, déjeunant cordialement avec ma mère et ma sœur, ou se laissant entraîner au restaurant du lac Saint-Fargeau. Il travailla pendant ce temps à une peinture qui est, malgré son inachèvement, une de ses belles œuvres. La bibliothèque, les papiers sur la table, le petit plâtre de Rodin, la rose artificielle qu’il apporta au début des séances, tout est de premier ordre, et il y a bien aussi un personnage dans ce décor peint avec un soin méticuleux et une richesse de tons, une harmonie incomparables. Il ne fit toutefois qu’ébaucher le visage, et toujours il affirmait : « Ce sera pour la fin. » Hélas ! il n’y eut pas de fin. Un beau matin, Cezanne envoya chercher son chevalet, ses brosses et ses couleurs, en m’écrivant que décidément l’entreprise était au-dessus de ses forces, qu’il avait eu le tort de l’entreprendre et qu’il s’excusait d’y renoncer. J’insistai pour qu’il revînt, lui affirmant, ce que je pensais, qu’il avait commencé une très belle œuvre et qu’il devait la terminer. Il revint, et pendant une huitaine de jours, il sembla travailler, accumulant, comme il savait le faire, les minces pellicules de couleur, gardant toujours l’aspect frais et éclatant à sa peinture. Mais la foi n’y était plus. Il partit pour Aix, envoya de nouveau, un an après, le 3 avril 1896, chercher son bagage de peintre, et ne revint plus, laissant le portrait comme il laissa tant d’autres tableaux, qui n’en sont pas moins des choses admirables de vision et de réalisation. Le degré d’exécution d’un tableau ne prouve rien contre le peintre, qui donne de toutes façons la mesure de son art.
Pour moi, je me suis toujours rappelé le temps de Belleville où j’ai eu le spectacle de Cezanne peignant, avec quelle ardeur et quelle foi ! Je le verrai toujours, mâchonnant les mots sous sa moustache grise, riant et pleurant encore, comme chez Monet, et disant des choses infiniment justes et spirituelles sur la peinture, très critique sur ses contemporains, sauf pour Monet, « le plus fort de nous tous » disait-il, « Monet ! je l’ajoute au Louvre ! » s’emportant contre un autre peintre qu’il accusait de lui avoir « volé sa petite sensation ». Il y revenait sans cesse : « Je n’avais qu’une petite sensation. Monsieur Gauguin me l’a volée ! » Il n’admirait pas beaucoup, lui qui fut un tel novateur, les découvertes et les systématisations en peinture : « J’aime le baron Gros, comment voulez-vous que je prenne au sérieux ces blagues-là ! » Il aimait en effet les anciens, les Vénitiens, le Louvre, au point de passer au musée avant de venir chez moi pour y vérifier ce que je lui avais dit de la manière argentée de la Dentellière de Van der Meer. Ce que j’aimais surtout en lui, c’étaient ses enthousiasmes : « Avec une pomme, proclamait-il, je veux étonner Paris ! »

XXXVIII
Pièces justificatives

Comment n’aurais-je pas été surpris en apprenant, pendant que j’écris ce livre, qu’un biographe de Cezanne, M. Joachim Gasquet, aujourd’hui disparu comme lui, ait pu affirmer que Cezanne m’avait voué une « haine inexplicable ». Inexplicable en effet ! Monet s’est récrié sur l’invraisemblance de ce trait, et Mme Cezanne aussi. Tous deux affirment au contraire que Cezanne m’avait gardé sa sympathie, et pour moi, je sais que je n’avais rien fait pour la démériter. Qu’il ait été contrarié d’abandonner mon portrait, c’est possible, mais je n’ai été pour rien dans cet abandon, admirant et excitant le peintre, respectant scrupuleusement l’arrangement des objets, jusqu’à la place du fauteuil dont il avait entouré les pieds d’un trait de craie sur le parquet. Il est venu, il est parti sans donner d’autre raison que son impossibilité de terminer, et il me déplairait de le croire capable d’une hypocrisie de faux bonhomme, qui ne parut jamais pour moi dans ses allures vives et sa conversation ingénue. Je crois que c’était un solitaire et qu’il éprouvait subitement le désir de s’enfuir. Il agit de même avec Monet. Il quitta Giverny sans le prévenir, laissant à l’auberge nombre de toiles en train. Ce fut Monet qui recueillit ces œuvres précieuses et les fit parvenir à son ancien ami, qu’il n’a jamais revu, et dont il a toujours ignoré les dessous d’humeur, les raisons de venir, de rester, de s’en aller. Il le rencontra pourtant une fois, me dit-il, rue d’Amsterdam, et Cezanne baissa la tête, fonça à travers la foule. En réalité, il ne se trouvait bien que dans son pays d’Aix, parmi les marronniers du Jas de Bouffan, devant sa chère colline de Sainte-Victoire. Malgré cela, je l’évoque au fond de mon jardin de Belleville, parmi mes livres, ou dans la guinguette du lac Saint-Fargeau, et je lui garde, à travers tout, l’admiration et le respect que méritent son œuvre et sa vie.
[…]
Mais voici une autre lettre, de Joachim Gasquet, celle-là, qu’il m’écrivait six ans après la mort de Cezanne, alors que le biographe de l’artiste avait pu classer et réunir ses souvenirs. On m’excusera, pour cette fois, de produire un tel certificat, où je me hâte de dire qu’il y avait l’aimable exagération méridionale :
SALON DE MAI                  Marseille, le 7 avril 1912.
12, quai de Rive-Neuve
MARSEILLE
Mon cher maître, je me permets d’insister plus particulièrement auprès de vous pour que vous nous accordiez l’honneur d’inscrire votre grand nom significatif au fronton de notre œuvre. Toujours, dans l’ardente mêlée, vous avez été au premier rang, et le bel art de peindre doit, à ces admirables séries de la Vie artistique où nous tous avons appris à connaître et aimer les vrais maîtres, ses plus sûres et ses plus durables victoires. Comme pas un, vous avez commenté Monet, Renoir, et je me souviens avec quelle émotion Cezanne m’a lu, un jour, à Aix, votre page sur le Sarcophage et l’Art égyptiens. C’est vous qui êtes et qui resterez l’historien de l’impressionnisme.
Vous sentez, mon cher maître, quel prix nous attachons donc à votre acceptation et quel précieux encouragement ce sera pour notre œuvre que de la penser approuvée par vous.
Je vous prie de croire toujours aux sentiments admiratifs de votre respectueux
JOACHIM GASQUET.
En huit ans, de 1912 à 1920, « l’émotion » s’était donc changée en « haine inexplicable » chez Cezanne, mort en 1906. Ce changement aussi est inexplicable. »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 150-151 :

« C’est à cette peur maladive du « grappin » que Cezanne doit aussi de n’avoir pas poussé jusqu’au bout le portrait de M. Gustave Geffroy. Après un grand nombre de séances chez son modèle, brusquement, il fit reprendre son chevalet, sa boîte à couleurs, et fila à Aix. Il m’entretint un jour de M. Geffroy : « Il faut lire Le Cœur et l’Esprit. Il y a, dans ce volume, de très belles choses, entre autres, la nouvelle intitulée : Le Sentiment de l’impossible. » Je me permis de lui demander pourquoi il ne voyait plus M. Geffroy. Il me répondit : « Comprenez : Geffroy est un brave homme, et qui a beaucoup de talent ; mais il parlait, tout le temps, de Clemenceau ; alors, je me suis sauvé à Aix ! » — « Clemenceau n’est donc pas votre homme ? » demandai-je. — « Écoutez un peu, monsieur Vollard ! Il a du tempérament : mais, pour moi qui suis faible dans la vie, il vaut mieux m’appuyer sur Rome. » »

 

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 34 :

« Cezanne un jour se plaignait à mon père de l’outrecuidance d’un grand bourgeois d’Aix-en-Provence : non seulement cet individu avait adorné son salon d’une toile de Besnard [Albert Besnard], « ce pompier qui prend feu », mais il se permettait de chanter à vêpres à côté de Cezanne et de chanter faux. Renoir amusé rappela à son ami que tous les chrétiens sont frères. « Votre frère a le droit d’aimer Besnard, voire de chanter faux à vêpres. Ne le retrouverez-vous pas au ciel ? ― Non », rétorqua Cezanne. Et, mi-sérieux, mi-blagueur, il ajouta : « Au ciel, ils savent fort bien que je suis Cezanne ! » Il ne se croyait pas supérieur au bourgeois d’Aix. Il se savait différent, « comme le lièvre est différent du lapin… » ! Et Cezanne ajoutait : « Je ne suis pas même capable d’exprimer convenablement les volumes… Je ne suis rien… ! » Ce mélange d’orgueil grandiose et d’humilité non moins grandiose s’expliquait chez Cezanne. À soixante ans il n’avait jamais connu le grand succès commercial. Il n’avait jamais été reçu au salon de « Monsieur Bouguereau ». »
Dans une lettre à Monet, Geffroy rappellera que Cezanne disait de Gauguin qu’il lui avait dérobé sa « petite sensation ».
« Ne doutez plus de votre “talent”, […] à vrai dire, il ne s’agit pas de talent. J’aime mieux la définition de Cezanne lorsqu’il parlait de sa “petite sensation” que Gauguin lui avait dérobée, ajoutait-il. Votre sensation, Monet, est bien à vous, gardez-la donc sans vous occuper du reste, et croyez que ceux qui se réjouissent de votre art ne trompent ni vous, ni eux-mêmes ».

Lettre de Geffroy à Monet, 30 juin 1917 ; vente Archives de Claude Monet, collection Cornebois, Paris, hôtel Dassault, 13 décembre 2006, n° 127.

Maurice Denis entendra un propos similaire de la part d’Octave Mirbeau, lors d’un déjeuner chez Monet à Giverny, qu’il rapporte dans son journal en 1906 :

« De Mirbeau sur Cezanne : Déjeuner chez Monet ; au dessert, Cezanne se met à pleurer : « Ah ! ce Gauguin ! J’avais une petite sensation, et il me l’a prise. Il l’a menée en Bretagne, à la Martinique, à Tahiti, oui, dans tous les paquebots ! Ce Gauguin ! »
Monet travaille en désespéré. Quand il peint, c’est un enfer, il ne fait que se plaindre : « Je ne suis qu’un cochon, je ne sais rien, etc. » Sa femme a grand soin de voiler les Cezanne, parce qu’alors il ne peindrait plus s’il les voyait dans ces moments-là…
Au petit Jourdain, Cezanne dit : « C’est l’heure des vêpres, excusez-moi. Oh ! les vêpres, j’y vais pour faire plaisir à ma femme. Ma femme est dans les mains du curé, le curé est dans les mains des Jésuites, les Jésuites dans les mains du pape, ça n’en finit plus. » Il a toujours été catholique, même plus jeune.
L’Américain qui a légué quarante Cezanne (il n’y en a que sept, dit Vollard) aux Offices de Florence est un monsieur Loeser. »

Denis Maurice, Journal, tome II « (1905-1920) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 46.

11 avril

« Paris, 11 avril 1895. ―
Mon cher Monet, ―
Je suis allé mardi dernier chez Gustave Geffroy, il m’a informé de votre retour à Giverny. ―
Je serai heureux de vous aller serrer la main dans dès les premiers jours de la semaine prochaine, s’il n’y a pas d’indiscrétion.
Je vous prie de vouloir bien faire agréer mes Respects à Madame Monet ― et me permettre de me dire bien cordialement à vous,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Claude Monet, datée « Paris, 11 avril 1895 » ; collection privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits ; Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 35.

14 avril

Cezanne répond à une lettre de Monet :

« Je laisse passer le lundi Pâques, et mardi matin, je partirai pour vous aller voir. — Je regrette vivement la nouvelle que vous me donnez de la santé de Madame Butler, plaise à Dieu que le mieux ressenti se continue »

Lettre de Cezanne à Monet, datée Paris, 14 avril 1895, inédite ; vente Autographes de peintres, beaux-arts, Paris, hôtel Dassault, 22 juin 2001, n° 64.

18 avril

Vollard vend un paysage de Cezanne, Paysage (probablement La Plage, FWN111-R382), et trois autres œuvres à Bauchy, propriétaire du Café des Variétés, pour un total de 500 francs, acheté par Vollard 95 francs à la vente Tanguy en 1894 (Les Dunes, n° 8).

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – 3 novembre 1897, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,2) f° 12.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman ; volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 382, p. 251.

Avril

Ambroise Vollard emménage en avril 1895 au n° 39 rue Lafitte pour occuper un local plus grand. Il inaugure sa galerie en organisant la première exposition consacrée à Vincent Van Gogh à Paris. L’exposition est un succès et, encouragé par cet accueil chaleureux, il présente quelques mois plus tard l’œuvre d’un autre délaissé, Paul Cezanne. Du 16 septembre au 31 octobre 1895, il présentera  cent cinquante œuvres par roulement dans sa petite galerie[réf. nécessaire]

24 mai

Lettre de Monet à Geffroy :

« Giverny par Vernon – Eure
24 mai 1895
Cher ami
Quel [sic] déveine que vous ayez toujours tant à faire.
J’aurai été si content de vous avoir un peu avec moi.
Je viens de passer presque 8 jours à paresser, à regarder l’eau, les fleurs, le ciel.
J’avais besoin de cela et je me sens encore tout drôle, très fatigué.
C’est peut-être excès de travail de ces derniers temps, puis ces voyages coup sur coup de l’inquiétude de notre pauvre malade. Enfin je suis très abruti.
Je vous avais prié de prévenir Cezanne qu’il pourrait venir avec notre ami Oller. Ne l’avez-vous pas fait. Voilà que la semaine prochaine je dois venir à Paris. Alors nous pourrons voir à faire l’arrangement remis par Clémenceau.
C’est bien le moins que je lui fasse ce plaisir après l’admirable article qu’il a fait, j’en suis très fier comme je lui ai dit.
Et vous seriez bien aimable de m’envoyer 30 La Justice de ce jour, et si cela se peut votre article de la Revue de Paris […]
Je vais repartir bientôt pour Salins […]
Claude Monet »

Lettre de Monet à Geffroy, datée « Giverny par Vernon – Eure, 24 mai 1895 » ; vente Autographes & manuscrits, livres, BD, autographes, Paris, Pierre Bergé & Associés, lundi 22 novembre 2010, n° 152, reproduit.

25 mai

Cezanne visite l’exposition des Cathédrales de Rouen de Monet chez Durand-Ruel (10-31 mai) où il rencontre Pissarro. Les deux artistes sont « très emballés » par ces toiles.
Pissarro écrit le lendemain à son fils Lucien :

« Je suis très emballé par cette maîtrise extraordinaire. Cezanne, que j’ai rencontré hier chez Durand, est bien de mon avis que c’est l’œuvre d’un volontaire, bien pondéré, poursuivant l’insaisissable nuance des effets que je ne vois réalisée par aucun autre artiste. »

Lettre de Pissarro à Lucien Pissarro, datée. Paris, 111, rue Saint-Lazare, 26 mai 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, n° 1138, p. 75.

26 mai

Pissarro écrit à son fils Lucien.

« J’espère que tu recevras cette lettre à temps, quoique le temps ne me paraisse guère favorable, pour te mettre en voyage avec la petite. Je regretterais, cependant, que tu ne sois ici avant la fermeture de l’exposition de Monet ; ses Cathédrales vont être dispersées d’un côté et d’autre, et c’est surtout dans son ensemble qu’il faut que ce soit vu. C’est très combattu par les jeunes et même par des admirateurs de Monet. Je suis très emballé par cette maîtrise extraordinaire. Cezanne que j’ai rencontré hier chez Durand, est bien de mon avis que c’est l’œuvre d’un volontaire, bien pondéré, poursuivant l’insaisissable nuance des effets que je ne vois réalisée par aucun autre artiste. Quelques artistes nient la nécessité de cette recherche, personnellement je trouve toutes recherches légitimes, quand c’est senti à ce point. »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à Lucien Pissarro, 26 mai 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1138, p. 75.

30 mai

Gustave Geffroy écrit à Monet :

« Pour lundi, à midi, convenu. Vous pouvez écrire à Renoir. CEZANNE est venu me voir dimanche… ».

Lettre de Gustave Geffroy à Claude Monet ; vente Archives de Claude Monet, collection Cornebois, Paris, Artcurial, 11 décembre 2006, n° 115.

Lot 115 : Le fac-simile de la lettre du 30 ne contient pas cette phrase. Le mot de Geffroy doit être d’une autre date en 1895.
See more at: http://www.artcurial.com/fr/asp/fullCatalogue.asp?salelot=1207+++++115+&refno=10164113#sthash.z6GPexHN.dpuf 

Juin

Exposition à la galerie Vollard, 39, rue Laffitte, comprenant des œuvres de Cezanne.

« Les on-dit », Le Rappel, n° 9217, mercredi 5 juin 1895, 17 prairial an 103, p. 2 :

« À la galerie Vollard, 39, rue Laffitte, exposition de tableaux, dessins et estampes de Manet, Degas, Cezanne, Forain, Renoir, Odilon Redon, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Gauguin, de Groux, Maufra, Lépine, Boudin, Couturier, H. de Toulouse-Lautrec, Maurice Denis, Bonnard, etc. »

9 juin

Cezanne écrit à Monet :

« Paris, 9 Juin 1895,
Mon cher Monet, ―
Je viens de descendre de Belleville, où j’ai laissé Gustave Geffroy, assez fatigué de son indisposition, contractée aux fêtes de Calais. ― Pendant les quelques jours de son absence j’ai travaillé aux natures mortes environnant le modèle. — D’un autre côté je cours après Oller, que je soupçonne être allé dans l’Allier auprès de son ami le Docteur Aguiar, un compatriote à lui d’ailleurs. J’attends donc son retour pour prendre une décision. ― Dès que je le verrai, je vous écrirai pour vous prévenir du jour probable de notre visite, si cela ne vous dérange pas.
Veuillez me permettre de me dire bien cordialement à vous,
P Cezanne »

Lettre de Cezanne à Monet, datée « Paris, 9 Juin 1895 » ; collection privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits ; reproduit en fac-similé dans Des lettres et des peintres. Manet, Gauguin, Matisse… confidences de quarante artistes, Paris, Musée des Lettres et manuscrits, Beaux-arts éditions, 2011, p. 96-97.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 36.

10 juin

Bourdin (47, rue La Bruyère) achète à Vollard « 1 toile de Cezanne Le Pont — Vte Tanguy » (Le Pont et le barrage à Pontoise, FWN174-R500) pour 400 francs, payé en échange de « 1 toile de Manet Marine esquisse ». Vollard avait acheté une peinture portant ce titre à la vente Tanguy du 2 juin 1894, pour 170 francs.

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – 3 novembre 1897, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,2) f° 13.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman ; volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 500, p. 334.

Ferdinand Dufau, propriétaire de la Galerie Vivienne, à Paris, achète à Vollard « 1 tableau de Cezanne Coin de Village », (Maisons et sapins, FWN174-R502) pour 800 francs, payé en échange de deux aquarelles de Félicien Rops de 300 francs et en argent. Vollard avait acheté une peinture portant ce titre à la vente Tanguy du 2 juin 1894 pour 215 francs.

12 juin

« Paris, 12 juin 1895.
Cher Monsieur Geffroy,
Je finis Étant sur le point de mon départ, et ne pouvant mener à bonne fin le travail qui dépasse mes forces, et que j’ai eu le tort d’entreprendre — je viens vous prier de m’excuser et de faire remettre au commissionnaire que je vous adresserai les objets que j’ai laissés dans votre bibliothèque.
Veuillez agréer l’expression de mes regrets et mes salutations distinguées.
Paul Cezanne 2 »

2 Grâce à l’insistance de Geffroy, Cezanne se remit pourtant à l’œuvre pendant une semaine encore, puis partit pour Aix avec l’intention de reprendre son travail de retour à Paris (voir sa lettre à Claude Monet du 6 juillet 1895). Mais ce retour ne devait pas avoir lieu avant l’année suivante, le peintre se trouvant retenu à Aix soit par son travail, soit par l’état de santé de sa mère qui avait alors quatre-vingts ans. Le 3 avril 1896, il envoya finalement un commissionnaire chez Geffroy pour faire reprendre ses affaires, mais non pas le portrait. Cezanne lui-même ne devait revenir à Paris qu’en automne de cette année. Lui et Geffroy ne se sont jamais revus.

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 244

Avant fin juin ?

Selon Georges Rivière, Cezanne peint la Jeune fille italienne rue Gabrielle à Montmartre.

Georges Rivière, Cezanne, le peintre solitaire, 60 reproductions en couleur, Coll. Anciens et Modernes :

« Dans la production de 1895, nous trouvons la Femme au chapelet [FWN515-R808], tableau qui, après avoir appartenu à Joachim Gasquet, entra dans la collection Doucet ; une étude de Jeune Fille italienne. Cette étude fut peinte rue Gabrielle, à Montmartre, d’après un jeune modèle, fille d’un Italien dont Cezanne a fait le portrait en 1893 ; une jolie toile ensoleillée représente un chemin bordé de maisonnettes : Route du Château Noir, au Tholonet. »

Les deux autres toiles citées ont été peintes à Aix, donc après juin.

Fin juin

Départ de Cezanne pour Aix, où il retrouve sa vieille mère maintenant infirme qui vit seule, 30, cours Mirabeau. La sœur du peintre, Marie, habite 8, rue de la Monnaie.

Répondant à une invitation de Cezanne, Francisco Oller le rejoint à Aix. En chemin, à Lyon, il se fait voler son argent et demande de l’aide à Cezanne. D’après Pissarro, qui a rencontré Oller quelque temps plus tard, Cezanne lui aurait répondu par une lettre « atroce » injuriant ses amis. En réalité, Oller s’est adressé au fils de Cezanne resté à Paris qui lui apprend que son père est à Aix. Ce dernier le reçoit à Aix.

Le télégramme envoyé par le fils de Cezanne à Oller mentionne :

« MONSIEUR OLLER. RESTAURANT
PETIT SAINT JEAN AIXENPCE.
T PARIS N 37821-18-4-1/55 SR. +
+ MON PÈRE EST A AIX AU JAS DE BOUFFAU [sic] ; = CEZANNE FILS »

Télégramme de Paul Cezanne fils à Oller, sans date ; vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 137-4.

 

Une fois à Aix, il fit annoncer au Jas de Bouffan sa présence en ville, et Cezanne lui répondit immédiatement par un petit mot : « Si c’est comme ça, viens tout de suite. Je t’attends. »

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 188 :

Vollard cherche à rencontrer Cezanne, mais trouve trop tard sa trace à Fontainebleau, puis à Paris, le peintre étant parti pour Aix. Au domicile de Cezanne à Paris, 2, rue des Lions-Saint-Paul, il est reçu par le fils de Cezanne, qui transmet à son père la proposition du marchand d’organiser une exposition de ses œuvres dans sa galerie. Cezanne donne son consentement.

Lettres de Cezanne à Geffroy, 12 juin 1895, et à Monet, 6 juillet 1895, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 244, 246.
Recensement 1896, F1 art. 28, Archives communales d’Aix-en-Provence.
Lettre de Pissarro à son fils Lucien, 20 janvier 1896 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, n° 1203, p. 153.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 245, note 7 .

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 56-58, p. 75-77 :

« L’ardeur et le bruit de cette manifestation [le legs Caillebotte] avaient encore sensiblement accru chez moi le désir, déjà ancien, d’organiser à Paris une exposition générale de l’œuvre de Cezanne. Pissarro, qui possédait quelques-unes des plus belles toiles du maître, s’offrit aussitôt à me les prêter, sous la seule réserve du consentement de l’auteur.

Hélas ! le difficile était de joindre cet auteur ! J’arrivai à apprendre qu’on l’avait vu peignant dans la forêt de Fontainebleau. Je ne manquai donc pas d’explorer la région. Enfin, à Avon, on me dit : « M. Cezanne a bien habité ici, mais voici à peu près trois mois qu’il en est parti ! » Où ? on l’ignorait. A ma question : « Cezanne fréquentait-il des gens du pays ? » il me fut simplement répondu que le peintre avait reçu, une fois, un petit paquet d’une papeterie de Fontainebleau. Je courus alors les marchands de papier de cette ville, et finis par découvrir le papetier en question. Je sus de lui que Cezanne avait effectivement, à Fontainebleau, un atelier. Je croyais toucher au but ; mais le propriétaire de l’atelier m’apprit que son locataire était rentré à Paris, et qu’il ne se rappelait plus son adresse. La seule chose dont il eût gardé le souvenir, c’est que la rue présentement habitée par Cezanne portait un nom de saint joint à un nom d’animal. Je dépouillai, sans résultat, la liste des rues de Paris. Je trouvai enfin par hasard une rue qui évoquait à la fois l’idée d’un saint et celle d’une bête. Un de mes amis demeurait rue des Jardins ; je me rappelai que cette rue était connue sous le nom de rue des Jardins Saint-Paul, en raison de la proximité de l’église du même nom. Non loin de là aboutissait la rue des Lions. Je commençai à espérer. Le nom de bête y était et, selon toute vraisemblance, à ce nom s’ajoutait, dans l’appellation populaire, le nom du saint, patron de l’église voisine. Je me proposai donc d’aller, de porte en porte, le long de la rue des Lions-Saint-Paul ; et voici que, dès le n°2, j’eus l’heureuse surprise de m’entendre répondre : « M. Cezanne ? c’est ici ! » Mais je ne devais pas encore rencontrer le peintre ; Il était retourné à Aix. Du moins, son fils me promit-il de lui écrire le jour même.

Quelque temps après, il vint m’apporter le consentement de Cezanne. Renoir se trouvait là. Il avait toujours déploré l’isolement dans lequel certains des meilleurs amis de Cezanne, ou du moins qui se disaient tels, tenaient ce peintre. Il ne manqua pas de dire à M. Cezanne fils combien cette exposition lui semblait opportune. Je dois ajouter que Pissarro, au dernier moment, ne put se résoudre à se séparer de ses tableaux ; par contre, j’obtins près de cent cinquante toiles de chez Cezanne. Elles me furent remises roulées. C’est ainsi que le peintre les conservait, jugeant que, dans les déménagements, les châssis tenaient trop de place. »

 

Vollard Ambroise, « Souvenirs sur Cezanne », Cahiers d’art, 6e année, 1931, n° 9-10, p. 386-395, p. 386-389 :

« Aussi, dès que j’eus boutique sur rue, mon ambition a été de faire une exposition de Cezanne. J’y étais d’ailleurs encouragé par Renoir qui déplorait l’obscurité où l’on laissait un si grand artiste. Mais que de difficultés rien que pour connaître l’adresse du peintre ! Mon premier mouvement fut de courir chez le père Tanguy dont je n’ignorais pas qu’il était l’homme de confiance de Cezanne. Il avait même, m’avait-on dit, la clé de son atelier où de rares amateurs, et avec prudence, s’approvisionnaient de toiles du peintre au prix de cent francs les grandes et quarante les petites.

Le père Tanguy, quand je l’interrogeai, m’apprit que Cezanne avait quitté le quartier sans laisser son adresse mais qu’il avait entendu dire que l’artiste avait maintenant un atelier à Fontainebleau. Je ne pouvais pourtant pas aller de porte en porte dans cette ville, m’enquérir du peintre. Mais persuadé qu’un paysagiste cherche nécessairement ses motifs dans la campagne, j’imaginai d’aller excursionner aux environs, m’informant jusque dans les auberges. Ce fut en vain et je croyais bien la partie perdue lorsque rentré à Paris, après de nouvelles péripéties, je finis par apprendre que Cezanne habitait rue des Lions. Là, je trouvai son fils, qui voulut bien servir d’intermédiaire entre moi et l’artiste alors dans le Midi. Car, pour l’aborder directement, il ne fallait pas y songer : Cezanne refusait de recevoir quiconque, dans la crainte qu’on ne cherchât à lui mettre le « grappin dessus ». Il poussait si loin cette volonté farouche d’isolement qu’un ami d’enfance qu’il n’avait pas revu depuis plus de quarante ans, le rencontrant à Aix et lui demandant son adresse, Cezanne de répondre, toujours obsédé par sa crainte du « grappin » :
— Je demeure loin… dans une rue…

*

Quand j’ouvris mon exposition de Cezanne je compris combien était vrai ce mot de Renoir : « La bonne peinture commence par repousser ». Et elle devait être joliment bonne, la peinture que j’exposais, puisque des « critiques d’art » allèrent jusqu’à se plaindre qu’on n’eût pas pris la précaution de disposer des cuvettes le long de mon magasin à l’usage des passants qui seraient pris d’un besoin de « rendre ».

Mais je devais avoir une compensation car l’exposition n’était pas ouverte depuis plus de quinze jours qu’un acheteur se présentait et j’avais là la preuve que la littérature peut parfois servir à faire comprendre, voire aimer l’art. Mon acquéreur était un aveugle de naissance. Il avait, comme il me l’apprit, des goûts novateurs en littérature et par là même il se sentait attiré vers Cezanne, dont il avait entendu dire que le peintre avait servi de modèle pour l’Œuvre de Zola. »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 14 :

« Avec ses modestes économies, le jeune Vollard prit une chambre rue Lepic, en haut de Montmartre. Il se mit à fureter et à acquérir des tableaux pour quelques centaines de francs. Puis il se lança dans les spéculations et acheta tous les fonds d’atelier de peintres dont les toiles ne se vendaient pas et dont il envisageait l’avenir avec confiance.

Il commença par acheter l’atelier du peintre belge de Groux et d’autres encore, mais sans succès. Il amassa des toiles et des toiles jusqu’au jour béni ou il rencontra le peintre Pissarro, qui lui dit : « Allez donc chez Cezanne, il n’a jamais vendu un seul tableau et il sera reconnaissant et flatté que quelqu’un s’occupe de sa peinture. Il a des toiles en quantité, c’est un peintre d’avenir, croyez-moi ».

Vollard prit immédiatement son élan, loua une voiture à bras, alla chez Cezanne et raffla [sic] le tout.

Il eut du mal à charger tout son lot, mais enfin, il y arriva. Il commençait à tirer sa voiture lorsque Cezanne parut, les cheveux défaits, en lui criant : « Vous avez encore oublié ces deux-là ». C’était un grand tableau, La Montagne Sainte-Victoire et un plus petit représentant des joueurs de cartes. Le premier est au Metropolitan Museum, l’autre chez Barnes, le célèbre collectionneur américain. »

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 77-78 :

« Aussi, dès que je fus dans le métier, mon premier projet fut de faire une exposition de tableaux de Cezanne. Mais encore fallait-il pour cela que j’entrasse en rapport avec le peintre. La tâche était particulièrement ardue, car Cezanne ne donnait jamais son adresse. On m’assura que je pourrais peut-être le trouver dans les environs de Fontainebleau. Que de courses inutiles je fis par là, dans toutes les auberges particulièrement fréquentées par les artistes, jusqu’au moment où j’eus l’idée de porter mes recherches chez les marchands de couleurs de la ville.
J’en avais questionné trois. Toujours la même réponse : « M. Cezanne ? Inconnu. » Le quatrième et dernier que j’étais allé interroger :
— Votre M. Cezanne ? Attendez… Je vais vous expliquer.
Et il m’indiqua la maison. Je m’y précipitai. Hélas ! dans l’immeuble en question, j’appris que Cezanne avait récemment déménagé sans laisser sa nouvelle adresse.
Devant mon air désappointé, un locataire de la maison me dit :
— Je vais peut-être vous aider à vous tirer d’affaire, j’ai entendu un nom de rue que M. Cezanne indiquait à l’un de ses déménageurs. C’était une rue de Paris qui porte à la fois un nom d’animal et un nom de saint.
Nanti de ce renseignement vague, mais tout de même important, je regagnai Paris. Quelques heures plus tard, dans un petit café, je consultais une nomenclature des rues de la capitale. Je ne découvris aucune rue portant un nom d’animal joint à un nom de saint. Mais, tout à coup, je lus : « Rue des Lions ». Le nom de l’animal y était. Je connaissais dans le même quartier la rue des Jardins qui était dénommée rue des Jardins-Saint-Paul, à cause de l’église du même nom. Ceci me donnait à penser que cette rue des Lions pouvait bien s’appeler aussi rue des Lions-Saint-Paul. Décidé à sonner de porte en porte, je commençai par le n° 2 et j’eus l’heureuse surprise d’entendre cette réponse de la concierge :
— M. Cezanne ? C’est ici. Il est absent, mais son fils est là.
Ce jeune homme me reçut le plus aimablement du monde.
— Je tâcherai de décider mon père à vous confier quelques-unes de ses toiles pour votre exposition, me dit-il quand je lui eus exposé l’objet de ma démarche.
Quelque temps après, je recevais environ cent cinquante œuvres diverses du peintre. Les toiles étaient roulées. La modicité de mes moyens d’alors me permit tout juste de les présenter au public tendues sur des baguettes à deux sous le mètre. »

3 juillet

Le Gaulois annonce une possible exposition Cezanne l’hiver prochain.

« On annonce, pour l’hiver prochain, une exposition de M. Auguste Renoir, l’impressionniste aux colorations harmonieuses et veloutées, et aussi peut-être une exposition d’ensemble de M. Paul Cezanne. »

« Echos de Paris. Le monde des arts », Le Gaulois, 20e année, 3e série, n° 5530, mercredi 3 juillet 1895, p. 1.

5 juillet

Brouille entre Cezanne et Oller. Cezanne lui a proposé qu’il l’accompagne à Aix ; rendez-vous a été pris à la gare de Lyon, à Paris, devant un wagon de troisième classe, où Oller a cherché en vain Cezanne, lequel s’est installé dans un wagon de première classe et est parti seul. Oller est venu à Aix par un train suivant, mais quand il se permit de donner quelques conseils à Cezanne, celui-ci réagit par cette lettre de rupture : Cezanne lui demande de ne plus revenir au Jas de Bouffan.

« Jas de Bouffan, —
5 juillet 1895 —
Monsieur, —
Le ton d’autorité que vous prenez à mon égard depuis une dizaine de jours quelque temps et la façon un peu trop cavalière dont vous vous êtes permis d’en user envers moi au moment de votre départ ne sont pas faits pour me plaire.
Je suis résolu à ne pas vous recevoir dans la maison de mon père.
Les leçons que vous vous permettez de me donner auront ainsi porté tous leurs fruits ;
Adieu donc,
P. Cezanne »

  1. Le peintre Francisco Oller y Cestero (1831-1917), de Porto Rico, était un ami de jeunesse de Camille Pissarro, originaire de l’île voisine de Saint-Thomas. Venu, comme Pissarro, faire ses études en France, il avait été élève de Courbet et de Couture. En 1861, lui et Pissarro avaient remarqué Cezanne à l’atelier Suisse. Revenu en France après une absence de vingt ans pour présenter un tableau de 4 m au Salon, il s’était mis en rapport avec ses anciens camarades.
Lettre de Cezanne à Oller ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 245, reproduit figure n° 32. Catalogue de vente Lettres et manuscrits autographes, Paris, salle des ventes Favart, maison de vente Ader Nordmann, 18 juin 2015, lot n° 6, reproduit.

6 juillet

Cezanne informe Monet de son départ de Paris et de l’abandon provisoire du portrait de Geffroy. Le portrait de Geffroy ne sera pas repris après.
Il le remercie de son appui moral qui lui « sert de stimulant pour la peinture » :

« Aix, 6 Juillet 1895.
Mon cher Monet,
Je vous prie tout d’abord d’excuser le long retard, que j’ai mis à vous répondre. Mais je suis à la campagne, où les lettres ne m’arrivent qu’après un long délai le service rural n’étant fait qu’une fois par jour. Et votre lettre ne m’est arrivée parvenue qu’hier.
J’ai dû quitter Paris, le terme auquel mon voyage à Aix était fixé, étant arrivé. Je suis auprès de ma mère, qui est d’un âge déjà avancé, et je la trouve infirme et seule.
J’ai dû abandonner momentanément l’étude, que j’avais entreprise chez Geffroy, qui s’est mis si libéralement à ma disposition, et je suis un peu confus du mince résultat que j’ai obtenu et surtout après tant de séances, et des emballements et des découragements successifs. ― Me voilà donc retombé dans le Midi, d’où je n’aurais peut-être jamais dû m’éloigner, pour m’élancer à la poursuite chimérique de l’Art. ―
Pour terminer, je vous dirai combien j’ai été heureux de l’appui moral, que j’ai rencontré auprès de vous, et qui me sert de stimulant pour la peinture. A mon retour donc à Paris, où je dois me rendre pour continuer ma tâche, car je l’ai promis à Geffroy.
En exprimant mes regrets d’être parti, sans vous avoir revu, je me dis bien cordialement à vous,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Monet, Aix, datée « Aix, 6 Juillet 1895 » ; coll. bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
Vente Archives de Claude Monet, collection Cornebois, Paris, hôtel Dassault, 13 décembre 2006, n° 47, pages 2 et 3 reproduites en fac-similé.
Geffroy Gustave, Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris, Les éditions G. Crès & Cie, 1922, 362 pages, p. 200-201, réédition Paris, Macula, 1980, p. 331-332.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 13.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 246.

15 ou 17 juillet

À la suite de sa brouille avec Oller, Cezanne lui rappelle qu’il a réglé ses factures chez Tanguy, mais il le tient quitte de l’argent avancé. Il lui demande de reprendre ses toiles laissées dans son atelier de la rue Bonaparte qu’il loue jusqu’au 15 janvier 1896.

« [Aix] Jas de Bouffan, [15 ou] 17 juillet 1895.
Monsieur,
Votre lettre quelque peu bouffonne ne me surprend guère. — Mais tout d’abord pour avoir à régler des comptes avec vous — vous auriez dû ne pas oublier certains comptes que j’ai dû régler chez M. Tanguy. — Passons sous silence l’essai qui n’a pas réussi chez Mme Ch. [Chocquet ?]. Enfin, je ne comprends guère en quoi je peux être responsable de la perte d’argent que vous prêtez dites avoir faite durant votre séjour à Lyon.
Vous pouvez faire prendre vos [transcrit « votre toile » par Rewald] dans l’atelier de la rue Bonaparte d’ici au quinze janvier prochain.
Je vous tiens quitte de l’avance que d’argent que je vous ai faite et du reste. ―
Je souhaite que votre façon grâce à votre changement d’attitude vous puissiez prolonger votre séjour chez Le Docteur Aguiar2.
Adieu.
P. Cezanne »

  1. Ce médecin et peintre amateur cubain était un ami de Pissarro, de Guillaumin et du docteur Gachet aussi bien que d’Oller et de Cezanne. Selon une lettre de Pissarro à son fils, « Aguiard a assisté à des scènes de ce genre ; comme docteur, il a assuré à Oller que Cezanne était malade, qu’il ne fallait pas y faire attention, qu’il n’était pas responsable ». Cezanne s’était aussi montré furieux contre tous ses anciens amis, même, comme Pissarro rapporta à sa femme, « contre Monet qui, en somme, a été fort gentil pour lui ». Oller lui avait rapporté ces exclamations de Cezanne : « Pissarro est une vieille bête, Monet un finot, ils n’ont rien dans le ventre..[…] Il n’y a que moi qui aie du tempérament, il n’y a que moi qui sache faire un rouge… ! » Et Pissarro de conclure : « N’est-ce point triste et dommage qu’un homme doué d’un si beau tempérament soit si peu équilibré ? »
Lettre de Cezanne à Oller, 17 juillet 1895 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 246-247.
Catalogue de vente Lettres et manuscrits autographes, Paris, salle des ventes Favart, maison de vente Ader Nordmann, 18 juin 2015, lot n° 7, (lettre datée 15 juillet 1895, deuxième page reproduite.

Septembre

Maxime Conil, confronté à des difficultés financières, vend Bellevue, propriété de sa femme.

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 269.

12 septembre

Vollard prévient Lucien Descaves de l’ouverture « après demain » de l’exposition de cinquante tableaux de Cezanne dans son « magasin » :

« J’ai l’honneur de vous annoncer que j’ouvre après demain à mon magasin une exposition de cinquante tableaux de Cezanne. »

Lettre de Vollard à Lucien Descaves, vente Bibliothèque littéraire Lucien Descaves, hôtel Drouot, 7 juillet 2009, Mes Kapandji et Morhange, lot n° 575.

16 septembre-31 octobre

Exposition à la galerie Vollard : « Œuvres nouvelles de Charles Maurin ; tableaux ; suite de femmes nues ; tapis, papiers, étoffes ».

Vollard, « Chronique », L’Estampe moderne, 2 octobre 1895, p. 1 (ill.). Saunier Charles, « Revue artistique », Revue encyclopédique, recueil documentaire, universel et illustré, 15 octobre 1895, p. 383-384.
Natanson Thadée, « En passant », La Revue blanche, tome IX, 15 novembre 1895, p. 473.
Rambosson Yvanhoé, « Notes d’art : Expositions particulières », La Plume, 15 novembre 1895, p. 516.
Mauclair Camille, « Choses d’art », Mercure de France, année 1895, tome XVI, novembre 1895, p. 253-255, p. 254 :

« Demandez à Vollard l’accès — nécessaire à votre plaisir — d’un arrière-magasin où des pastels de Degas et des ébauches de Manet et de Cezanne vous retiendront… »

Octobre

Cezanne rentre à Aix. Il note sur une page de carnet l’horaire précis du train Paris Marseille :

 

z 2016-07-27 à 16.07.05
« Carnet violet-moiré », imprimé en fac-similé par Daniel Jacomet, Paris, éditions Quatre Chemins, 1956, n. p., p. II verso.

Selon Wayne V. Andersen, l’horaire de train n’a été en vigueur que du 1er octobre 1895 au 1er mai 1896 :

Traduction :

« Une date incontestable est donnée par le chemin de fer à la page II verso [du carnet violet moiré, C 1122] (fig. 49) pour un trajet de Paris à Marseille. L’horaire, d’une exactitude précise, n’a été en vigueur qu’entre le 1er octobre 1895 et 1er mai 1896, et correspond à son voyage pour le Midi au printemps 1896(12). Cezanne n’a pas effectué le voyage complètement, l’arrêt final à Marseille est barré. Il a changé de train à Lyon, pour Rognac via Miramas [il paraît plus probable que Cezanne a pris ce train plus tard quand il est rentré d’Annecy]. L’itinéraire de ce changement apparaît à la page X verso [C1168] (fig. 41). Lui aussi correspond exactement à un horaire seulement en 1895-1896.
(12) Voir ci-dessous, note 26.
(26) Selon L’Indicateur Chaix, à La Vie du rail, Paris, cet horaire exact n’a été en vigueur qu’entre le 1er octobre 1895 et le 1er mai 1896. La note Laro est une abréviation de Laroche-Migennes, une ville entre Paris et Dijon, où le train faisait un court arrêt. La note ma signifie matin. Marseille, la destination finale, a été rayé. Cezanne a changé d’idée et est allé de Lyon à Rognac via Miramas. L’itinéraire de ce changement est noté sur la page X verso. Selon l’Indicateur Chaix, cet horaire lui aussi n’a été en vigueur qu’en 1895-1896. »

Andersen Wayne V., « Cezanne’s Carnet violet-moiré », The Burlington Magazine, volume CVII, n° 747, juin 1965, p. 313-318, p. 317.

Automne

Première rencontre entre Renoir et Vollard. À cette occasion, le peintre « lance » le marchand sur Cezanne. « Vollard connaissait la peinture de Cezanne. Il est possible que ce soit Renoir qui lui en ait fait comprendre la valeur, « inégalée depuis la fin de l’art roman ».

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 302-305 :

« Berthe Morisot fit à mon père un cadeau posthume en la personne d’Ambroise Vollard. Elle avait deviné que cet étrange personnage était un génie dans son genre et lui en avait parlé. C’était en I895 avant le départ de mon père pour Aix. La mort de Berthe Morisot retarda la visite de son protégé qui se présenta au Château des Brouillards en automne. Voici dans quels termes il décrit cet événement dans son livre La Vie et l’Œuvre de Pierre-Auguste Renoir : « Je désirais savoir qui avait posé pour un tableau de Manet que je possédais. C’était le portrait d’un homme campé au milieu du bois de Boulogne… On m’avait dit : « Renoir doit savoir qui c’est. » J’allai trouver Renoir qui habitait à Montmartre une vieille bâtisse appelée le Château des Brouillards. Dans le jardin, une bonne, l’air d’une bohémienne, ne m’avait pas plus tôt prié d’attendre, m’indiquant le couloir de la maison, qu’arrivait une jeune dame, toute la rondeur et la bonhomie de certains pastels de Perroneau dans ses bourgeoises du temps de Louis XV. C’était Mme Renoir. »

Voici maintenant la même arrivée du même Vollard au Château des Brouillards racontée par Gabrielle. Vous avez deviné que c’était elle la bohémienne du récit précédent. « J’étais dans le jardin avec- toi. Tu jouais à me tirer les cheveux. Un grand bonhomme maigre, avec une petite barbe, m’appela par-dessus la clôture. Il voulait parler au patron. Ses vêtements étaient plutôt râpés. Son visage très brun et le blanc de ses yeux lui donnaient l’air d’un camp-volant, en tout cas d’un sauvage. J’ai cru que c’était un marchand de tapis et je lui dis qu’on n’avait besoin de rien. À ce moment la patronne est venue et l’a fait entrer. Il avait dit qu’il venait de la part de Berthe Morisot. Il faisait tellement pitié que la patronne lui a offert de la tarte aux raisins et une tasse de thé. Après cela le patron est descendu. Il travaillait avec une petite Lefèvre dans l’atelier sous le toit. » Mon père fut très favorablement impressionné par un certain côté « mou » du nouveau venu. « Il avait l’allure fatiguée d’un général carthaginois. » Il le fut encore plus par son attitude devant les quelques toiles qu’il lui montra. « Les gens raisonnent, trouvent des comparaisons, font défiler dans leurs propos toute l’histoire de l’art avant de formuler un jugement. Ce jeune homme était devant la peinture comme un chien de chasse devant le gibier. » Mon père aurait bien voulu lui céder quelques toiles, même après que Vollard, avec sa fausse innocence qui allait devenir célèbre, lui eut avoué qu’il ne pouvait pas les payer. Mais il craignait que l’arrivée d’un tel rival ne fût mal prise par le père Durand.

« Vollard avait l’air de somnoler tout le temps. Cependant ses yeux brillaient derrière les paupières à demi fermées. » Parfois il dormait vraiment, en plein milieu d’une représentation théâtrale, d’un grand dîner, d’une conversation mondaine ou esthétique. Par un mystère jamais éclairci, dès que quelque chose d’intéressant allait se passer, ou être dit, il se réveillait et ouvrait tout grands ses yeux et ses oreilles. Il avait le génie de dérouter l’adversaire avec des questions idiotes, mi-naïves, mi-fabriquées. Parfois il se trompait d’adresse et essayait la méthode sur Renoir. « Dites-moi, monsieur Renoir, à quoi sert le pantalon jupon… ? » faisant allusion à un nouvel accessoire de mode féminine qui faisait l’objet des conversations des modèles. C’est pour les chevaux ! » répondait mon père, impatienté. Et moi, monsieur Renoir, pourquoi la tour Eiffel est-elle en fer et non pas en pierre comme la tour de Pise ? » Renoi¡ ne répondait pas. Vollard se rendormait et se réveillait avec une autre question. « Dites-moi, monsieur Renoir, pourquoi n’y a-t-il pas de courses de taureaux en Suisse ?… avec leurs vaches… »

Pour en revenir à cette première entrevue, mon père eut l’idée brillante de lancer Vollard sur Cezanne. Ce dernier, dégoûté de Paris, des expositions et des critiques, ne quittait presque plus Aix. « J’ai de quoi manger et je les emmerde ! » Renoir eut l’intuition que cet Othello pourrait avancer de vingt ans un triomphe inévitable. Bien entendu Vollard connaissait la peinture de Cezanne. Il est possible que ce soit Renoir qui lui en ait fait comprendre la valeur, « inégalée depuis la fin de l’art roman ». Dans ce genre de conversation il oubliait entièrement que lui-même existait aussi. »

 

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 397-399 :

« Depuis sa première visite au Château des Brouillards, bien des années s’étaient écoulées. Il [Vollard] avait fait la connaissance de Cezanne qui l’avait adopté comme son unique marchand de tableaux — « … puisque les autres se foutent pas mal de moi… » — et commençait cette fortune si méritée qui devait étonner Paris. Il habitait dans la cave au-dessous de sa boutique rue Laffitte. Dans ce logement imprévu il entassait les Cezanne, les meubles de qualité et les éditions rares. Il traitait tout ce que Paris compte de grands amateurs d’art en des dîners somptueux, en général de style créole, cuisinés par quelque parent des îles et servis par les sœurs Mathieu, Odette et Raymonde, passées à son service. Odette était belle fille. Aussi, craignant la tentation, la renvoyait-il dormir chez ses parents aussitôt la vaisselle terminée et alors que ses hôtes étaient encore là. Son péché mignon était un certain snobisme qui le portait à limiter ses aventures à d’authentiques femmes du monde. Mon père disait que ce snobisme l’aidait à mieux comprendre ses clients. Il était plus grand, plus fort, plus brun que jamais ; mon père disait plus beau. « Avant il était Othello. En vieillissant il devenait Massinissa, roi de Numidie ! » Il somnolait toujours autant, surtout lorsqu’un amateur lui demandait le prix d’un Cezanne. Je me souviens nettement de la boutique, peinte à l’ocre jaune. D’ailleurs, autour de Vollard, je vois tout de cette couleur, en plus ou moins foncé, depuis ses vêtements en superbe tweed marron, jusqu’à son teint de Méridional. En entrant de la rue, on butait dans les toiles. Elles s’empilaient contre les murs. Lorsqu’un client éventuel étendait la main pour en retourner une, il était aussitôt arrêté par le fameux : « Ce tableau ne peut pas vous intéresser. Il n’est pas pour vous. » Ce n’est que bien plus tard que, pour moi, cet homme extraordinaire sortit du domaine des contes de fées pour entrer dans la réalité. Ce qui frappait mon imagination de gamin était l’atmosphère du lieu, sa couleur, les toiles devinées, la voix de Vollard : « Dites-moi, monsieur Renoir… » et de ma mère essayant de comprendre comment le riz servi chez Vollard conservait toujours les grains bien détachés, ne se mettant jamais en pâte. Vollard expliquait : « Chez moi à la Réunion, les indigènes n’ont pas de montre. Ils mettent l’eau et le riz au hasard dans une vieille calebasse, chauffent le tout sur un feu de débris de cannes à sucre, s’endorment et, quand ils se réveillent, c’est cuit et c’est un régal ! » Ce triomphe de l’instinct sur la raison réjouissait mon père. »

Novembre

À Aix, Coste voit, mais rarement, Cezanne et Solari :

« Numa Coste avait écrit à Zola le 19 novembre. Il avait été absent d’Aix, expliquait-il, pendant la visite d’Alexandrine ; il collaborait toujours au Sémaphore de Marseille, et commençait des pièces qu’il ne terminait jamais. Cezanne et Philippe Solari étaient à Aix, mais il les voyait rarement (coll. Le Blond Zola). »

Lettre de Coste à Zola, 19 novembre 1895 ; B Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome VIII. (oct. 1893 – sept. 1897), 1991, p. 278, note 2.

8 novembre

Cezanne, Emperaire, Philippe Solari et son fils Émile font une excursion à la carrière Bibémus.
Ils déjeunent à Saint-Marc et dînent le soir au Tholonet. Emperaire, un peu éméché, fait une chute et se blesse assez sérieusement.
Au cours de ce même automne, Cezanne et les deux Solari escaladent la Sainte-Victoire. Arrivés au sommet, ils déjeunent dans les ruines de la chapelle des Camaldules.

Notes d’Émile Solari ; Mack Gerstle, La Vie de Paul Cezanne, Paris, Gallimard, « nrf », collection « Les contemporains vus de près », 2e série, n° 7, 1938, 362 pages, p. 280-281, d’après des notes d’Émile Solari.

« Les notes d’Émile Solari contiennent encore des souvenirs personnels intéressants sur Cezanne, vers la cinquantaine. Le 8 novembre 1895, il écrit :

« Hier nous sommes allés, mon père, Cezanne, Emperaire et moi faire une excursion. Nous visitons « Bibemus » un bastidon dont les dépendances sont magiques. De vieilles carrières de pierre ont laissé là des cavernes étranges. Cezanne, grand, avec ses cheveux blancs forme un groupe bizarre avec Emperaire, petit et contrefait. On croirait voir un Méphisto nain conduisant le vieux Faust. Plus loin, après avoir parcouru une assez grande étendue de terrain plantée de petits arbres, on se trouve brusquement eh face d’un paysage inoubliable avec Ste. Victoire comme fond et à droite, les plans successifs du Montaiguet et des collines de Marseille. C’est vaste et intime à la fois. Tout au bas, le barrage du canal Zola, avec ses eaux verdâtres. Nous déjeunons à St. Marc, sous un figuier, des quelques mets qui nous sont fournis par une cantine de terrassiers. Nous dînons le soir, après des courses dans des collines pierreuses, au Tholonet. Très gai le retour, sans la chute d’Emperaire qui, un peu gris, se contusionne sérieusement. On le ramène.

Au cours du même automne, Cezanne et les deux Solari — cette fois Achille Emperaire avec son dos difforme et sa propension aux chutes incongrues n’était pas de la partie — entreprirent une excursion plus difficile. Il s’agissait de l’ascension de Sainte-Victoire elle-même qui, dit Émile Solari, « sans être périlleuse est assez fatigante et nécessite trois heures. » Cezanne et Philippe Solari avaient tous deux gravi la montagne plusieurs fois pendant leur jeunesse, mais Cezanne avait à présent près de cinquante-sept ans et par-dessus le marché il était diabétique. Solari n’avait qu’un an de moins. Tous deux, néanmoins, arrivèrent jusqu’au sommet. Le groupe avait passé la nuit précédente au village de Vauvenargues, presque au pied de la montagne ; la chambre qu’ils occupèrent était ornée de jambons fumés suspendus aux poutres. Ils commencèrent l’ascension à l’aube et Émile Solari nous dit que « Cezanne se montra surpris, émerveillé et comme heurté de ce que, naïvement, je signalai qu’au bord du sentier, des plantes vertes parusses bleues. « Le brigand, il découvre d’un seul coup d’œil à vingt ans, ce que j’ai mis trente années à voir ! » » En arrivant en haut, « nous avions déjeuné dans les ruines de la chapelle des Calmaldules qui subsistent au sommet (site où Walter Scott place un épisode de Charles le Téméraire). Nous ne descendîmes pas au gouffre du Garagaï (qui est un trou insondé voisin du sommet) dont il est question dans ce roman. Mais Cezanne et mon père en parlèrent et revécurent des souvenirs de jeunesse. Il faisait grand vent là-haut ce jour-là. »

A la descente, Cezanne voulut se prouver à lui-même qu’il avait conservé sa jeunesse et son agilité d’autrefois, en grimpant sur un pin, au bord de la route. Mais la longue marche l’avait fatigué et la tentative ne fut pas très réussie. « Et cependant, Philippe, tu te rappelles, nous faisions ça si facilement ! » »

Avant le 13 novembre – décembre

Ouverture d’une exposition de toiles et de dessins de Cezanne à la galerie Vollard, 39, rue Laffitte ― une cinquantaine selon la presse, sur les cent cinquante que Vollard dit avoir acquises. Rewald suggère qu’en raison de l’exiguïté du local, les toiles ont dû être exposées par roulement. On peut supposer aussi que les acheteurs emportaient leurs acquisitions. Renoir, Degas et Monet achètent des œuvres.

Pissarro échange avec le peintre un tableau de Louveciennes contre des petites toiles de Baigneurs (Femmes surprises au bain [Don Quichotte], Hommes et Femmes nus luttant [les lutteuses ?) et un autoportrait. Auguste Pellerin acquiert son premier tableau de Cezanne, Léda au cygne. Sur les conseils de Camondo, le roi Milan de Serbie achète des aquarelles.

Degas achète à Vollard deux natures mortes de Cezanne, « Trois poires » pour 100 francs et « Pommes vertes, jaunes, rouges ». Julie Manet visite l’exposition en sa compagnie et en celle de Renoir :

« Les natures mortes me plaisent moins que celles que j’avais vues jusqu’ici, cependant il s’y trouve des pommes et un pot joliment beau. Les figures nues enveloppées de bleu sont abritées par des arbres verts d’un feuillage léger et doux. M. Degas ci M. Renoir tirent au sort une magnifique nature morte de poires à l’aquarelle [RW298] et une petite représentant un assassinat dans le Midi qui n’a rien d’effrayant ; les figures se détachent en tons très justes, rouge, bleu et violet sur un paysage ressemblant à la Bretagne et au Midi : des arbres ronds, des terrains, se dessinent sur une mer bleue, au fond sont des îles. »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979, réédition Scala, 1987, [29 novembre 1895], 1987, p. 76.

Julie achète cette aquarelle : Le Meurtre, RW039, que Renoir admire aussi.

À l’occasion de cette exposition, Pissarro recommande Cezanne au marchand londonien Van Wisselingh. Il fait le point sur les influences subies par Cezanne :

« Ils ne savent pas que Cezanne a subi d’abord l’influence de Delacroix, Courbet, Manet et même Legros, comme nous tous ; il a subi mon influence à Pontoise et moi la sienne. »

Lettres de Pissarro à Esther Bensusan-Pissarro, 13 novembre 1895, et à son fils Lucien, 19, 22, 29 novembre et 4 décembre 1895, Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, nos 1169, 1171 et 1175, 1180, 1181, p. 113 et 114-115, note 2, 116, 121, 126, 128.

Pendant l’exposition, Ambroise Vollard enregistre sur son registre commercial de 1895 les ventes suivantes :

Novembre 1895
14-nov Maurice Fabre Étude de pots et de fleurs 55 x 46 350 francs FWN783-R470
19-nov Pissarro 3 esquisses de Cezanne :
Petit Portrait, Baigneur, 400 francs FWN444-R385, FWN908-R250
Scène champêtre FWN604-TA-R162
échangés contre un ancien
paysage daté (1870)
20-nov Degas Baigneur 32 x 24 200 francs FWN913-R369
26-nov Eugène Blot Nature morte 300 francs FWN850-R741
26-nov Viau Pommes sur une assiette 200 francs
29-nov Degas Déjeuner sur l’herbe 80,5 x 59,5 600 francs FWN610-R164
mention barrée 1 aquarelle Poires / Une assiette 100 francs  RW298
1 étude de Cezanne Sept pommes 200 francs  FWN760-R346
29-nov Julie Manet 1 aquarelle, Sujet de genre, étude 40 francs  RW039
29-nov Charpentier 4 croquis de Cezanne 20 francs
Décembre 1895
04-déc Comte de Camondo 5 aquarelles de Cezanne : 600 francs
Rideaux RW193
Pots de fleurs RW194
Pot avec une plante
Portrait d’homme
Petit Pot avec anse RW192
07-déc Maurice Cloret 1 aquarelle de Cezanne :
Un homme assis regardant
femmes couchées,
( époque romantique)
12-déc Pissarro Femme nue debout peinture 200 francs
en hauteur
17-déc Comte Takova 1 dessin au lavis de Cezanne : 100 francs
(prince de Wagram) Portrait
24-déc Gustave Geffroy 1 nature morte Pommes et citron 46 x 35 250 francs  FWN820-R674
26-déc Comte Takova Un petit pot vert 100 francs
(prince de Wagram) Pots et fleurs grimpantes 75 francs
Janvier 1896
06-janv Degas Pommes, linge et verre 400 francs FWN779-R424
11-janv E. Fabbri Italien debout 600 francs FWN497-R659
Maison se reflétant dans l’eau 500 francs FWN250-TA-R624
Esquisse de (baigneurs ?) 100 francs

 

Agenda commercial de Vollard, 1895, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.
Registre commercial de Vollard des années 1895-1896, dans Cahn Isabelle, « L’exposition Cezanne chez Vollard en 1895 », Cezanne aujourd’hui, actes du colloque organisé par le musée d’Orsay, 29 et 30 novembre 1895, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1997, 173 pages, p. 135-144, annexe p. 144, identifications corrigées par nous.
Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 77-78 :

« Restait à organiser mon exposition. Je fus assez heureux pour découvrir de la petite baguette blanche à deux sous le mètre, qu’un apprenti menuisier m’accommoda à très bon compte. Je pus enfin annoncer, par la voix de quelques journaux amis, qu’une exposition d’œuvres de Cezanne s’ouvrirait au 39 de la rue Laffitte (décembre 1895).

On y put voir notamment : LaLéda au Cygne, 1868 [FWN660-R447] ; Le Festin, 1868 [FWN596-R128] ; Portrait de l’artiste par lui-même, 1880 ; La Maison abandonnée, 1887 [FWN113-R351] ; Étude de Baigneuses, 1887 [FWN926-R261 ; La Forêt de Chantilly, 1888 ; Le Grand Pin, 1887 [FWN236-R601] ; Portrait de Madame Cezanne dans la serre, 1891 [FWN509-R703] ; Les Bords de la Marne, 1888 [FWN251-R628] ; Portrait de l’artiste par lui-même, 1890 ; Jeune fille à la Poupée, 1894 [FWN518-R806] ; Sous-Bois, 1894 [FWN303-R815] ; Madame Cezanne au chapeau vert, 1888 [FWN484-R700] ; Baigneuse devant la tente, 1878 [FWN467-R553] ; Portrait de M. G., 1880 [FWN794-R480] ; Le Déjeuner sur l’herbe, 1878 [FWN610-R164 ou FWN655-TA-R373] ; La Corbeille de Pommes, 1885 [FWN860-R800] ; L’Estaque, 1883 ; Le Jas de Bouffan, 1885 [FWN279-R688] ; Auvers,1880 ; Gardanne, 1886 ; La Lutte, 1885 [FWN657-R456 ?] ; Portrait de Madame Cezanne, 1877 [FWN466-R536]. »

Warman Jayne, « The making of the Cezanne Catalogue raisonné », Colloque Rewald Cezanne, Aix-en-Provence, 10-11-12 juillet 1996, Aix-en-Provence, Les Amis du musée Granet et de l’œuvre de Cezanne, 1997, 166 pages, reproduction de 2 pages p. 120, 122.

Selon Feilchenfeldt et Warman, les peintures suivantes ont été exposées : FWN920-R114, FWN422-R120, FWN596-R128, FWN604-TA-R162, FWN610-R164, FWN908-R250, FWN926-R261, FWN118-R281, FWN438-R297, FWN756-R334, FWN763-R339, FWN760-R346, FWN113-R351, FWN724-R353, FWN913-R369, FWN914-R370, FWN655-TA-R373, FWN444-R385, FWN779-R424, FWN765-R425, FWN154-R443, FWN660-R447, FWN659-TA-R454, FWN657-R456, FWN942-R458, FWN783-R470, FWN176FWN176-R505, FWN467-R533, FWN469-R534, FWN466-R536, FWN202-R538, FWN467-R553, FWN797-R557, FWN799-R558, FWN224-R569, FWN222-R570, FWN236-R601, FWN248-R622, FWN251-R628, FWN495-R657, FWN496-R658, FWN497-R659, FWN820-R674, FWN279-R688, FWN484-R700, FWN509-R703, FWN281-R724, FWN288-R729, FWN850-R741,  FWN511-R774, FWN860-R800, FWN862-R802 ? FWN518-R806, FWN303-R815.

Feilchenfeldt Walter, Warman Jayne et Nash David, The Paintings of Paul Cezanne. An online catalogue raisonné, http ://www.cezannecatalogue.com/exhibitions/.

Nous supposons que les œuvres suivantes ont été exposées :

Revue de presse de l’exposition :

Mauclair Camille, « Choses d’art », Mercure de France, année 1895, tome XVI, n° 71, novembre 1895, p. 253-255, Cezanne p. 253, 254.

« Il vous faut aller chez Vollard, rue Laffitte, pour trouver des choses intéressantes. […]
Demandez à Vollard l’accès ― nécessaire à votre plaisir ― d’un arrière magasin où des pastels de Degas et des ébauches de Manet et de Cezanne vous retiendront… »

 

Geffroy Gustave, « Paul Cezanne », Le Journal, 16 novembre 1895 [non, pas trouvé], réédité dans La Vie artistique, 6e série, Paris, H. Floury éditeur, 1900, p. 214-220 :

« PAUL CÉZANNE

Pour la première fois, ailleurs que chez des artistes, on voit un ensemble des œuvres de l’artiste mal connu. Galerie Vollard, rue Laffitte, les passants peuvent entrer et se trouver en présence d’une cinquantaine de toiles : figures, paysages, fruits, fleurs, par lesquelles pourra se fixer enfin l’opinion sur l’une des très belles, très grandes personnalités de ce temps-ci. Cette expérience faite, et il était grand temps qu’elle se fît, tout l’obscur et tout le légendaire de la biographie de Cezanne se dissiperont, et il restera une œuvre sévère, et pourtant charmante, savante, et néanmoins ingénue.

Il n’y a ici ni catalogue, ni dates, ni même de signatures. Mais n’ayez crainte, les œuvres sont signées, mieux marquées que par une signature. Avec la même éloquence émouvante, elles disent les mêmes recherches, les mêmes victoires, les mêmes défaites, des défaites aussi héroïques et fières que des victoires. Les dates aussi peuvent se discerner, ou, si l’on préfère, les périodes, et c’est ainsi que se racontera l’histoire d’un esprit, celle qu’il importe de savoir.

Le grand panneau placé au fond de la salle et qui représente, avec un luxe de couleurs et un éclat de lumière inouïs, une fête d’ivresse et de volupté, sous un ciel bleu, en avant d’une architecture, ce panneau est un point de. départ capital de l’existence artistique ici exposée [Le Festin (l’orgie), FWN596-R128]. Il dit nettement, brutalement, d’une affirmation farouche, les enthousiasmes et les amours de la jeunesse de Cezanne, son admiration compréhensive de Véronèse, Rubens, Delacroix. Ce n’est pas là une admiration servile, c’est une profession de foi, la déclaration d’un artiste nouveau qui prête serment à la peinture, au faste, à l’énergie. Il est respectueux des maîtres du passé, mais avec quelle ardeur il veut parler à son tour ! Il confesse son ambition par la violence qu’il exprime, par ce couple d’amants noués d’une si forte étreinte, par ce désordre rythmé de l’orgie, par la hautaine figure qui préside à cette mêlée d’instincts, par cette autre si robuste, installée au sommet, accoudée à la balustrade où des draperies se déploient joyeusement à l’air libre.

Le même souci de beauté puissante, le même désir de l’équilibre des grandes œuvres, on les retrouvera dans ces indications, ces ébauches de figures nues en plein air : des baigneurs, des baigneuses au bord de l’eau, silhouettes grandies, ayant la noblesse et la grâce rudes de la force, dressées en statues sur des paysages admirables, aux ciels bleus et chaleureux, aux verdures violemment jaillies, vivaces et délicates, libres et épanouies comme des produits de nature, et en même temps, par le sortilège de l’art, voulues et stylées comme les arrangements dun parc idéal.

Ce n’est plus l’or et la fougue du premier panneau, c’est une harmonie verte et bleuâtre où les chairs tranquilles apparaissent à travers la douceur de la lumière.

Et la grandeur est restée, la plupart de ces figures hardiment profilées ont une sorte de mélancolie titanesque, une expression de lassitude, de repos farouche, qui laissent à l’esprit un charme singulier, à nul autre pareil.

Les tableaux de fleurs et de fruits donnent la même preuve de la faculté décorative de Cezanne. Tonte la gamme des tons, tout l’accord délicieux des valeurs, les voici, par ces pommes rouges, ces pommes vertes, ces oranges qui absorbent et expriment la clarté, ces vases verts et gris, ces tentures, ces fonds d’une richesse sourde, d’une douce lueur, ces linges d’une lumière si égale à la vraie lumière, douce et pure comme elle. A n’en pas douter, par ces toiles qui le font déjà saluer par quelques-uns comme un maître incontesté, en possession de la plus haute splendeur de peinture, il affirme qu’il aurait pu entreprendre et réaliser de grandes œuvres, faire fleurir les murailles comme des jardins lumineux.

Le sort ne l’a pas voulu. L’inquiétude de l’artiste l’a dominé. Cezanne n’en a pas moins raconté sa sensation profonde au spectacle de l’univers. Il importe peu que sa personnalité ait pris, pour s’exprimer, telle forme plutôt que telle autre. Regrettons qu’il n’ait pas doté son pays et son temps de l’œuvre grandiose qui était en lui. Mais son individu ne subit de ce regret aucune déperdition, puisqu’il est présent, et bien présent, par toutes ces œuvres où se mêlent, comme on ne l’a jamais vu davantage peut-être, la réflexion et la spontanéité.

A la mise en retraite de Cezanne, à son labeur secret, nous avons gagné ce magnifique portrait de jeune homme en gilet rouge, qui peut soutenir la comparaison avec les plus belles figures de la peinture, et ces fruits qui résument en leur forme puissante, en leur éclat concentré, toutes les harmonies éparses, et ces fleurs légères, voltigeantes ainsi que des papillons, et ces paysages d’une si extraordinaire majesté, ces arbres, ces fleurs, ces sentiers, ces coteaux, ces maisons, toute cette beauté ordonnée dans l’air, toute cette grâce inattendue et violente qui surgit avec un tel accent de nouveauté après tant d’art révolu déjà !

Vous qui lirez ces lignes et qui irez peut-être ensuite chercher cette beauté et cette grâce que j’affirme, ne vous arrêtez pas à telle gaucherie, à tel manque de perspective, d’équilibre, à tel aspect inachevé. D’abord, il est ici, en grand nombre, des œuvres complètes, admirablement équilibrées et achevées, ou tout est plein, où tout est sûr. Mais pour les autres, ne croyez pas que je veuille vous faire admettre un parti pris, vous faire partager une opinion hâtive. Cherchez bien, regardez mieux, et vous apercevrez que Cezanne est, d’une part, un traditionnel, épris de ceux qu’il regarde comme ses maîtres, et, d’autre part, un observateur scrupuleux comme un primitif inquiet de vérité. Il sait l’art, et il veut le forcer à se révéler directement par les choses. Il n’est ni un ignorant ni un adroit : voilà par élimination, une définition de son être artiste. Il ne cherche pas à pallier, à farder, il tremble de joie et de crainte, il presse la nature de se livrer, il prend d’elle ce qu’elle lui donne, et il s’arrête lorsqu’il est au bout de son effort.

C’est un grand véridique, ardent et ingénu, âpre et nuancé. Il ira au Louvre, mais en attendant, on ferait bien, et sans plus tarder, de le représenter au Luxembourg par tous les aspects de son œuvre, par une figure, un paysage, et un tableau de fruits. Si l’on fait cela, on aura fait un acte, de justice. »

Boylesve René, « Chroniques. III Les arts. Notes d’art. Paul Cezanne (Vollard) », L’Ermitage, volume xii, 1er janvier 1896, p. 43.
Natanson Thadée, « En passant… », La Revue blanche, 15 novembre 1895, p. 473.
Geffroy Gustave, « L’art d’aujourd’hui. Paul Cezanne », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 3e année, n° 544, dimanche 25 mars 1894, p. 1 ; repris avec des modifications par Geffroy Gustave, « Paul Cezanne », La Vie artistique, 3e série, Paris, E. Dentu, éditeur, 1894, 395 pages, p. 249-260 ; repris par Geffroy Gustave, La Vie parisienne, 3e série, 16 novembre 1895.

Mauclair Camille, « M. Paul Cezanne », Gil Blas, 17e année, n° 5844, lundi 18 novembre 1895, p. 2 :

« M. PAUL CÉZANNE

Après une longue abstention, durant laquelle le grand désir de solitude et de silence de l’artiste ne laissait voir aux amateurs que quelques très rares toiles, M. Paul Cezanne reparaît devant le public. La galerie Vollard, rue Laffitte, montre depuis hier quarante œuvres de ce maître, paysages, avec ou sans figures, natures mortes, portraits et fragments décoratifs, qui seront pour beaucoup une révélation, car M. Cezanne a ce curieux privilège d’être à la fois célèbre et inconnu. Célèbre, pour ceux qui fréquentent aux galeries particulières, s’avertissent de la présence quelque part d’une belle œuvre, comme des mondains du passage à Paris d’un prince en voyage : inconnu pour ceux qui bornent leur curiosité aux Salons annuels et à la réclame des décorations, des gros chiffres de vente et des instituts.

M. Cezanne appartient à ce grand et noble mouvement de 1865, qui a groupé quelques-uns des plus beaux peintres du temps présent. Je veux dire cette école qualifiée un peu inexactement d’Impressionnisme, dont les principaux représentants, autour du théoricien et de l’âme même de leur art, Édouard Manet, furent MM. Claude Monet, Renoir, Sisley, Degas. Pissarro, Jongkind, plus tard M. Besnard. M. Whistler, énigmatique, raffiné et singulier, y fréquenta, essuya avec ces hommes les premiers « éreintements » et avec eux connut la célébrité. M. Paul Cezanne fut de tous le plus rustique, le plus effacé, le plus naïf, et je dirais le plus sincère, si l’on voulait bien n’entendre sous ce mot que l’entière expression, directe et intransigeante d’une vision. M. Cezanne alla vivre en province, se refusa aux Salons, n’osa pas, très modeste, exposer même en des galeries spéciales, en sorte que le public ne retint pas ce nom avec les autres et que seuls le retinrent avec admiration les intellectuels.

Cet ensemble important témoigne aujourd’hui d’un grand et vrai talent. La manière de M. Cezanne est lourde, épaisse, puissante à force de simplification, dans la juxtaposition oblique ou droite de ces touches larges, à tons éteints, à grain presque de tapisserie, dans l’arrangement logique des plans, dans la netteté des indications. La légèreté manque, mais l’établissement des massifs d’arbres, des rivages courbes, des lointains, des collines montueuses qu’affectionne l’artiste est parfois d’une tranquillité sûre qui étonne et contente. Dans le paysage, M. Cezanne voit surtout la massivité des terrains, l’opacité des eaux horizontales, la nullité des ciels gris et inexistants qui naissent vers l’automne. On retrouve en cet initiateur brusquement reparu les qualités des récents tableaux de M. Pissarro, de M. Gauguin surtout, qui en est l’élève soumis, et de plusieurs des jeunes gens : M. Cezanne a été un éducateur écouté.

Ses tableaux de fruits, crus, solides et très simplifiés, montrent un coloriste violent que les paysages ne feraient pas présager. Des pommes, des oranges, des poires près de grès ou de linges surprennent par la vivacité du ton, par la disposition. Un bouquet blanc, rouge et jaune charme comme une rencontre heureuse et adoucie, qu’on n’attendrait pas ; et telles esquisses, telles petites femmes nues en des herbages ombreux, tel panneau ancien, inspiré des maîtres italiens, Véronèse ou Tiepolo, font sentir qu’il y a eu en ce sec et exact visionnaire à l’âme aiguë un tendre et un voluptueux de couleur qui n’a pas voulu se développer.

On peut n’aimer pas la sommaire indication de dessin qui semble suffisante à M. Cezanne. On peut regretter qu’il simplifie trop certains effets, qu’il ne varie pas ses atmosphères, qu’il se contraigne un peu arbitrairement à des effets neutres et éteints. Mais de tout cela sort une grande impression d’honnêteté, de vérité, d’horreur du truc, du brillant, du redondant, l’impression que l’homme s’efface devant son œuvre et ne fait que ce qu’il croit être à faire selon lui. M. Cezanne est un austère, un isolé, à qui la réclame et les facilités de la gloire parisienne n’ont rien dit, et qui a préféré s’en tenir simplement à peindre selon sa nature. C’est d’un bel exemple. Quand on discute, même avec âpreté, des œuvres comme la sienne, on met déjà, de ce fait même, leur auteur au-dessus d’une foule de gens dont on ne saurait rien penser ni rien dire, en bien comme en mal.

M. Cezanne existe, niable ou acceptable : allez vers lui, vous aurez des préventions ou des enthousiasmes, vous ne serez pas froids. C’est le signe d’un homme, en un moment où sous ce mot on veut parler de tant de fantômes, ombres négligeables des maîtres.

CAMILLE MAUCLAIR »

« Les expositions. Œuvres de M. Cezanne », L’Art français, 23 novembre 1895, p. ? à voir.

« De la fière lignée des Gauguin, M. Cezanne. »

L’Art international, 25 novembre 1895, p. ? à voir.

« Cezanne tenant le milieu entre Puvis de Chavannes et Van Gogh. »

 

Denoinville Georges, « Un comble », Le Journal des artistes, peintres, sculpteurs, dessinateurs, architectes, décorateurs et des associations artistiques, 1er décembre 1895, p. 1258.

« UN COMBLE

Très charmantes lectrices, qui vous intéressez si fort à tout ce qui de près ou de loin, touche l’art, et, bravant les rigueurs hivernales, allez quand même dans les expositions, — rive droite ou rive gauche, — porter en ces milieux mondains l’exquise grâce de vos sourires et de vos louanges ; ayez le courage, c’est presque un sacrifice que je vous demande, — heureusement votre sexe a reçu du ciel, ce don en partage de pouvoir facilement sans frémir, faire guillotiner le père de vos enfants, témoin, de récente mémoire, ce procès qui a surexcité tellement l’émotion populaire, non calmée encore, bien que cependant la conclusion eût tournée au détriment de la dame et de ses rêves !…

Aussi, tout en m’excusant de cette longue incidence, vous prierai-je de faire une halte chez Vollard, marchand de tableaux, rue Laffite, lequel exhibe dans son sombre local, — Dieu soit loué ! — une cinquantaine de toiles non signées, qui font en ce moment courir le tout Paris.

Non signées ! c’est incroyable, n’est-ce pas ? par ce temps de réclame à outrance, où on se collerait volontiers des affiches signées de Chéret ou d’autres, — sur les fonds de culottes, entre les omoplates, autour du gibus et sur l’estomac ! — En cette occurrence, nous pensons que l’artiste a obéi encore à un dernier sentiment de retenue et de pudeur, à moins qu’il n’étouffe d’orgueil !

Démasquons-le ! Césanne ! — ouvre-toi ? Il est joli ce nom musical ; il vous séduit déjà, mesdames, mais hélas ! trois fois hélas ! la peinture ne l’est pas du tout !…

Donc, je ne doute aucunement que vos beaux yeux se refusent à admirer de pareilles insanités et je vous vois exprimer une sainte horreur ; et vos lèvres purpurines faire une moue dédaigneuse. Pouah ! ! et fuir, fuir bien vite, afin d’échapper à la cauchemardante vision de ces atrocités à l’huile, dépassant aujourd’hui la mesure de fumisterie légalement autorisée. On se peut fiche du monde, mais à ce point-là, non !…

Le plus étourdissant, c’est qu’il se rencontre des critiques d’art connus, dont nous tairons les noms par respect humain, — pour exalter de telles insanités ! — que la camaraderie se fasse parfois la complice de petites lâchetés, c’est excusable jusqu’au moment où on veut vous imposer des noms au public et lui faire prendre des vessies pour des lanternes ?…

Qu’en dit M. Gustave Geffroy, le créateur des musées du soir ?…

C’est un vilain métier que font d’aucuns de nos confrères, car la crédulité à des bornes et la confiance des limites !

Césanne ! un grand maître ? voilà un comble !…

Georges Denoinville. »

Lecomte Georges, « Chronique de la littérature et des arts. Les expositions », La Société nouvelle, revue internationale, sociologie, arts, sciences, lettres, Paris et Bruxelles, 11e année, n° CXXXII, décembre 1895, p. 813-815.

« LES EXPOSITIONS

M. Vollard a eu l’honneur ― il est juste de le reconnaître ― de faire le premier à Paris une exposition un peu complète d’œuvres de Cezanne. C’est une joie d’art, fort imprévue, qu’il nous offre en sa galerie du 37 de la rue Laffite.

Cezanne est un très beau peintre, sincère et personnel, dont le talent eut une grosse influence sur l’art de ces dix dernières années. Les hommes de ma génération ne le connaissent en général que par de rares toiles aperçues chez deux ou trois marchands de tableaux, chez des amis du peintre. Jamais il n’expose, ne met ses toiles en circulation dans le commerce. Il vit hors de Paris, passionné de son art, ignore l’habileté de formuler des théories et de se faire chef d’école. Et pourtant les peintres les plus récents lui doivent tout ce qu’ils sont. Aussi cette exposition, en plus de l’intérêt particulier qui s’attache à une telle œuvre, offre-t-elle celui de bien établir les influences et les filiations et de renseigner les gens sur l’origine de quelques talents plus nouveaux.

Le hasard et des amitiés nous avaient permis d’examiner, ces années dernières, une assez grande quantité de toiles de Cezanne. Aussitôt, son art nous apparut comme un point de départ, comme une source. Et dans une conférence faite à Bruxelles dans l’hiver de 1891 (il y a bientôt cinq ans), nous disions :

« C’est surtout M. Cezanne qui fut l’un des premiers annonciateurs des tendances nouvelles. Son métier sobre, ses synthèses et ses simplifications de couleurs si surprenantes à une époque où l’on était particulièrement épris de réalité et d’analyse, ses valeurs très rapprochées, très douces dont le jeu savant crée de si subtiles et impeccables harmonies, contiennent et révèlent tout le mouvement contemporain ; elles furent pour tous un véritable enseignement. »

Enfin, parlant des insuffisants mérites plastiques de certains peintres trop préoccupés de philosophie et de symbole et point assez de beaux accords de lignes et de tons, nous ajoutions, entre autres réserves :

« Ce qui est vrai pour le dessin, l’est encore plus relativement à la couleur. Sous prétexte de synthèse et de décoration, on couvre les toiles de teintes plates qui ne restituent point les lumineuses limpidités de l’atmosphère, ne donnent point l’enveloppement des choses, la profondeur, la perspective aérienne. Les valeurs sont si rapprochées (puissent-elles toujours être de rigoureux accords) que tous les points d’un tableau semblent être dans un plan identique. On arrive à une confuse image qui ne rappelle en rien l’harmonie, précise et suggestive à la fois, du décor naturel. Les protagonistes de cet art un peu déconcertant se réclament des interprétations synthétiques, expressives, de M. Paul Cezanne. Sans doute ses simplifications de couleurs étaient extrêmes et ses valeurs infiniment proches les unes des autres, mais le plus souvent les perspectives et les plans apparaissent dument établis. Les champs et les villes gardent leur caractère, s’enveloppent de subtiles limpidités et se prolongent en des horizons très lointains. La nature et l’homme, le ciel et l’eau sont interprétés en douces harmonies d’ensemble, mais tous les éléments de ces compositions gardent leur authenticité essentielle…..

« La constante invocation de ce nom tutélaire nous ferait croire volontiers que ce qui séduit les peintres idéistes dans l’œuvre de Cezanne, ce ne sont pas les toiles belles par la logique ordonnance et la très saine harmonie des tons, qui prouvent le rare instinct et la vision si personnelle de ce grand peintre, mais bien d’incomplètes compositions que chacun s’accorde à juger inférieures, en raison de leur arrangement déséquilibré et d’un coloris vraiment trop confus. Jadis, aux temps héroïques du naturalisme, on se plaisait à exalter la bizarrerie, la fortuite construction de certaines toiles de ce peintre. On admirait ainsi, sans y prendre garde, l’une des très rares défectuosités de son talent. Aujourd’hui ce sont des imperfections de couleurs qu’on admire, au nom d’autres principes. Il faut que la réputation de M. Cezanne soit solidement assise pour résister à de si malencontreuses glorifications. Ce que nous devons retenir de son art sincère, si simplificateur, c’est la synthèse de lignes et de tons en vue de l’ornementation, son respect des valeurs, son dessin caractéristique….. »

Dans l’Art impressionniste, publié vers la même époque, nous exprimions notre émotion devant l’œuvre de Cezanne. Les années et cette exposition d’ensemble à la galerie Vollard n’ont fait que confirmer nos idées sur l’art de M. Cezanne, sur l’influence qu’il eut et la fâcheuse interprétation que certains firent de sa manière.

Nous retrouvons M. Paul Cezanne avec ses fruits radieux, dans le beau linge blanc aux cassures bleutées, autour de claires faïences parées de fleurs. C’est un art de vérité et de grande émotion devant la nature. Ce sont des harmonies joyeuses, éclatantes. Lorsque la composition bien équilibrée, bien logique, s’associe à l’équilibre, à la logique des valeurs, comme dans cette étude de fruits qui resplendit actuellement à la galerie Vollard, alors c’est un tableau d’allégresse et de splendeur. Cela a la perfection d’un Chardin, avec un plus violent éclat.

Quelle séduction a aussi la douceur de ses paysages, avec leurs harmonies paisibles et riches ! M. Cezanne aime à rendre la majesté des vallonnements, le mystère frais de la nature feuillue, l’ampleur des plis de terrain, le lointain des horizons, immenses en dépit de valeurs très rapprochées et de l’uniformité de teintes très simples qui pourraient sensiblement en restreindre l’étendue ! Ce peintre se complaît aux grandes nappes d’eau dormante où se reflètent les frondaisons des rives et les lourds nuages. Il aime les recoins de verdure, les maisons enfouies dans le feuillage, les mystérieuses courbes des fleuves. Et quand il peint l’amas des maisons, dans une cité, il en montre merveilleusement la terne houle sous un ciel gris.

Mais ce Cezanne des fruits, des eaux, des arbres, nous le connaissions. L’exposition de la galerie Vollard nous le révèle encore comme un très curieux peintre de figures, désordonné parfois et pas très sûr de sa composition, mais toujours très beau peintre et d’une vision absolument personnelle. Mais au temps où, jeune encore, il était sous la directe influence de ses admirateurs de musée, Véronèse, Titien, Delacroix, la manière dont il interprète le corps humain, et l’accent de son coloris affirment son tempérament. Ces tableaux du début sont à beaucoup de points de vue fort discutables mais ils nous renseignent sur les origines du peintre et permettent de suivre son développement. Plus tard il peindra des baigneuses nues, dans un frais mystère d’onde et de verdures, avec la même sincérité de dessin, le même parti pris si charmant de valeurs très douces. Les mouvements souples de ses femmes, leurs gestes vrais ne rappellent en rien les attitudes figées et conventionnelles. On sent qu’il a compris le frisson de cette chair nue et les pudiques hésitations de ces corps mal à l’aise dans le plein air et la lumière.

Ailleurs, des femmes s’alanguissent en des gestes de volupté féline et l’écartement des bras repliés derrière la tête exprime comme un nonchalant orgueil de leur beauté.

Donc, si restreint que soit le nombre des toiles exposées à la galerie Vollard, je crois que nous sommes désormais renseignés sur toutes les particularités du talent de Cezanne. »

Natanson Thadée : « Paul Cezanne », La Revue blanche, tome IX, 1er décembre 1895, p. 496-500 :

« Paul Cezanne

N’avoir pas vu son modèle est peut-être une circonstance favorable pour qui essaye le portrait d’un peintre.

Du moins cet aveu souligne l’intention de ne présenter à son sujet que des réflexions littéraires, car c’est un droit qu’on peut revendiquer.

N’avoir même pas vu son modèle est peut-être une circonstance favorable pour qui essaye le portrait d’un peintre.

Du moins cet aveu souligne l’intention de ne présenter à son sujet que des réflexions littéraires, car c’est un droit qu’on peut revendiquer.

Beaucoup ont été maudits ou sont aujourd’hui décriés pour s’être évadés par la porte qu’ouvrait la littérature. Mais, au juste, ce n’est pas d’avoir substitué un sujet différent à des considérations souhaitées particulières, qu’on peut les reprendre : leur tort plus grave est, sans doute, de blâmer ou de louer mal à propos.

Cependant, à condition qu’on s’abstienne de juger-— besogne pour quelques-uns inconcevable — ne demeure-t-il point légitime de prolonger en phrases la qualité particulière d’émotion que fournit un objet d’art ? C’est seulement, ouvragée, la même exclamation où se bornent et les plus ingénus et les plus épris.

Tenter ainsi d’exprimer la signification d’une œuvre ou de préciser dans son aspect des points comme de repère du plaisir qu’elle donne ou de l’intérêt qu’elle présente, n’est-ce pas assez quand au surplus l’essentiel est intraduisible ?

Pas plus, en effet, qu’un atome de vie ne s’est fixé sur la toile, même d’un Velasquez ou d’un Hals, un art n’en peut rendre un autre. Et personne ne refuserait qu’on peut au plus — et c’est déjà magie — former des signes qui mystérieusement se correspondent.

*

De M. Paul Cezanne, contemporain des Degas, des Renoir, des Monet, des Manet, on ne savait jusqu’ici que fort peu de chose, on ne connaissait pour ainsi dire rien.

Ce n’est pas au Musée qu’il eût fallu demander des documents sur un peintre que quelques-uns des maîtres honorent comme un précurseur, un initiateur. Mais il y a longtemps que le Musée — s’il en eut jamais — a perdu tous titres à la gratitude du public. Incapable de l’instruire, de le guider, il n’a pas davantage la vertu d’assembler pour son édification les œuvres capitales et celles-là justement que personne n’acquiert encore et qu’on a tant de peine à voir. Mais où eût-il appris l’impartialité, aux mains d’hommes politiques ? Il faut— hors les hiérarchies officielles — qu’un artiste ait conquis le monde entier et l’Amérique pour forcer la porte d’un Luxembourg.

Aux Salons il ne semble pas que M. Cezanne ait même songé à jamais rien adresser. Depuis le paysage ― Route sablonneuse élargie sous bois ― qui le représentait à l’exposition [La Maison du pendu ? R 202], désormais fameuse de 1874, rien n’avait paru en public, sauf quelques paysages encore de la collection Duret, jusqu’à l’exposition qu’il faut savoir gré à M. Vollard d’avoir réussi à en faire, ces jours derniers. Cette réserve dont on a pu enfin faire sortir M. Cezanne, mais au prix de quels efforts ! on ne l’ignorait pas voulue. Était-ce timidité, crainte des trop sûrs sarcasmes, modestie, orgueil ou indifférence ? Peu importe. Une seule opinion peut intéresser le biographe, celle qui incline à penser que, travailleur acharné, peintre passionné, l’artiste ne se serait jamais préoccupé que de telle étude particulière poursuivie sans souci du reste, aucun. A l’appui, on apporte le nombre de châssis à peine couverts, des ébauches, l’obstination à certains motifs, et ces toiles dont il faut soulever les piles dans des greniers leur état déplorable. Et encore on rappelle la vie tranquille du propriétaire provençal en sa retraite d’Aix, le gré qu’il sait à son père d’une fortune qui lui permet de vivre à l’aise, peignant à sa guise, sans souci du monde, qui laisse les obstinés mourir de faim.

Cependant les plus heureux connaissaient, outre une image qui le représente, déjà vieux, enveloppé de vêtements d’hiver et coiffé de loutre, absorbé et triste [Pissarro, Portrait de Paul Cezanne, PDRS 326], des paysages singuliers entrevus de loin en loin, des pommes pesantes et fraîches dans tel ou tel atelier et d’étranges figures dont un portrait monumental, des paysages encore, des natures mortes dans la boutique minuscule de l’inoubliable petit père Tanguy et que le bonhomme exhibait glorieusement.

On le savait honoré d’amitiés illustres, respecté par des maîtres, et cependant les meilleurs parmi ses partisans n’achevaient jamais un panégyrique sans y faire des restrictions. Sur le mot « incomplet » presque tous se trouvaient d’accord.

Dans les tableaux entrevus on trouvait je ne sais quel attrait comme appel mystérieux d’avenir et la source des qualités dont est fait le talent de beaucoup d’artistes venus après lui. Les contemporains le contemplaient gravement et s’arrêtaient à le considérer, et les plus jeunes le révéraient, quelques-uns avouaient qu’ils n’avaient pu voir sans être influencés la moindre de ses toiles et d’autres laissaient ce soin au spectateur.

On n’en continuait pas moins de souligner des imperfections comme pour excuser et faire admettre des éloges qui eussent paru excessifs. Une fois de plus on lui reprochait de n’être pas complet.

Comme à l’ordinaire le mot ne s’appliquait qu’aux œuvres réunissant le plus grand nombre des traits dont se compose l’idée moyenne qu’on se fait le plus généralement de la peinture. Complet épithète hypocritement synonyme d’avantageux pour l’empressement des marchands ou la cupidité des acheteurs spéculateurs, soucieux d’avoir le plus possible de tout pour leur argent.

*

Pour une cinquantaine de toiles exposées la proportion est à peu près égale, sinon l’importance, des figures ou compositions de figures, des natures mortes et des paysages. Provisoirement il faut bien s’en tenir à ce résumé de l’œuvre entier.

Les muscles vigoureux d’un gamin nu, que des bras distendus maintiennent en équilibre sur le rivage, se silhouettent sur le fond solide du ciel bleu, brodé de nuages blancs [R 370]. Un grand garçon, type de modèle italien, s’affaisse sur un fauteuil [R 657] ; là s’adosse à une draperie [R 659], ou, dans un autre tableau, laisse aller son corps dégingandé [R 658]. De multiples scènes agencent en arabesques le long de l’eau des corps de femmes parmi des linges [?] ; la tendresse du peintre s’y est complue. Des portraits. Un arlequin allonge bras et jambes où se découpent les losanges rouges et noirs [R 619, 620 ou 621].

L’orage qui assombrit le ciel fait tourbillonner le sable doré de la route, échevèle le feuillage roux. Des palmiers très haut au-dessus d’une haie balancent la masse ronde que composent leurs palmes. Un château hors du feuillage domine un étang [R 622 ?]. Un pont se reflète dans l’eau parmi des arbres [R 729]. Des paysages s’étendent infinis dont la verdure se rehausse de toits rouges, de pierres. Entre des arbres vert émeraude des roches grises se crevassent.

Et puis ce sont surtout et partout, parmi les draperies et les broderies, les linges déployés, les rondes robes lisses des pommes aux couleurs éclatantes, des poires qui allongent leurs cônes verts, des oranges, des citrons qui carrent leurs pointes, de petits melons de Provence et leurs quartiers ventrus dont brille la chair tendre [R 802]. Pommes, poires, oranges, citrons s’adossent à des gobelets d’étain où parfois trempent des violettes, ont roulé parmi les bouteilles, les poteries vernissées, les pots et les fiasques clissés d’osier, se dressent en pyramide sur des compotiers clairs, sur une assiette, ou nuancent de leurs reflets, la faïence d’une soupière blanche ou d’un pot, mêlent la crudité de leur éclat à l’éclat fané des fleurs lie de vin, vert, bleu et ocre dont ce vase est décoré.

Mais, jusque-là, rien ne distingue ces natures mortes des desserts qui tous les ans retiennent aux salons la convoitise des gourmands, ni ces paysages de toutes les autres verdures, ni ces baignades de quelques-unes provenues de fournisseurs attitrés.

C’est qu’entre ces lignes manque l’essentiel, impénétrable, et le plus précieux de ces objets, tout ce reste qui n’est que peinture.

La franchise et cette qualité si solidement établie des formes comme équarries, nuages qui s’enroulent sur le ciel bleu, toits des maisons, feuillages, cernures des fruits accentuant les ronds ou les angles, muscles sertis, cassures des linges, ornements des étoiles, draperies raides, fait qu’aucun objet représenté n’a plus qu’une valeur de broderie, de feston ou d’arabesque dans l’émail qu’apparaît cette peinture.

Elle n’est pas moins inexprimable cette grâce et cette délicatesse que l’artiste répand partout et qu’achèvent des rapports de tons purs apparus d’abord grossiers et qui seulement sont rares. Cette franchise que, mal averti, on serait tenté de qualifier brutale, comme elle sait faire jolies — au meilleur sens du mot — la plupart de ces images ! Quelle saveur ont ces rapports osés pour la première fois et ces valeurs audacieuses dont la crudité surprend, comme ces fruits rouges sur la nappe du Déjeuner sur l’Herbe [R 3743] ou les robes des femmes accroupies.

Chaque toile aussi — depuis ce surprenant vase blanc à ornements bleus dont la gerbe fleurie est si joliment ouvragée et qu’on dit copiée d’une image populaire — atteste un goût rare d’arrangement et une délicatesse qui vont jusqu’à attendrir [R 265].

Mais combien dénués paraissent après les mots rouge, ou vert, ou bleu. Comme on comprend qu’on ait pu vouloir interdire de les écrire en songeant à ces violets sourds, ces verts gras, ces rouges stridents, ces orangés éclatants et ce bleu brutal, acide, et à la saveur de leurs rapports. C’est une réflexion qui se présente toutes les fois qu’il s’agit de vraies qualités de peinture, qui ici se représente à chaque pas devant une œuvre qui n’est que peinture et où ne se peuvent complaire que les seuls amoureux de peinture,

*

Ceux-là seulement, et à la condition encore qu’ils aient beaucoup regardé de tableaux seront sensibles à la nouveauté qu’apporte l’œuvre de M. Cezanne et à ses qualités magistrales de créateur, déjà fécondes.

A cet égard le catalogue à ce jour des acheteurs ne peut manquer d’être édifiant.

Mais le jour même, peut-être prochain, où, suivant la loi commune, l’admiration de quelques-uns aura mis ses œuvres à la mode, rien ne sera changé.

Les yeux seront faits à cette technique sinon grâce à lui, du moins à ses élèves et verront les objets comme il l’aura voulu, et cependant un petit nombre seulement saura apprécier la nouveauté, à leur heure, des rapports qu’il formule, la hardiesse de ces couleurs pures, comme sans mélange, la qualité d’émail de la matière, le rôle d’arabesques qu’il assigne aux formes, l’intensité, la violence avec laquelle il sait être délicat et savoureux.

Quant à sa maîtrise qui surprend le charme de la nature plus qu’elle ne l’arrange, ne veut devoir qu’à l’exécution et non à l’attitude du modèle l’attrait profond de la composition, elle se manifeste par la possession d’un secret. Je veux dire le secret des dispositions et des combinaisons de forme qui sont le charme des plus belles œuvres d’art. Sans doute elles obéissent hors de nous à des lois de nos organes dont peut-être quelque jour on établira la formule mathématique, mais qui n’éclairent encore que des privilégiés, inconscients : ceux qui ont le génie de la mise en page comme ceux qui ont le don d’assembler des couleurs ou ceux à qui il fut permis d’écrire les mouvements.

Mais, sans regarder si loin, déjà un certain laisser aller insouciant de ce qui n’est pas sa préoccupation propre, dédaigneux de plaire, annonce un maître. Outre la pureté de son art qui est sans aucune séduction de mauvais aloi, une autre qualité des précurseurs, si essentielle, atteste sa maîtrise : il ose être fruste et comme sauvage et ne se laisse entraîner jusqu’au bout, au mépris de tout le reste, que par le seul souci qui mène les initiateurs, de créer quelques signes neufs.

Son influence, il n’est plus besoin de la prévoir : elle est manifeste, se révèle non pas seulement chez quelques-uns qui l’ont pratiqué, mais déjà même, indirectement, chez d’autres, plus jeunes, qui, peut-être, ne l’ont jamais vu. Si bien que cet artiste incomplet, créateur d’une œuvre qui ne ressemble à rien de ce qu’on a pu voir avant elle, et, seulement, à des choses qui, manifestement, en sont issues, n’a pas seulement, comme quelques-uns de ses illustres contemporains, rencontré des pillards et des plagiaires et eu sur son époque une influence notable. Peut-être seul, a tout le moins plus qu’aucun d’eux, il a la gloire d’avoir formé des élèves et fait école, au meilleur et plus profond sens de ces mots.

*

Paul Cezanne n’a pas droit qu’à ce titre de précurseur.

Il en mérite un autre.

Déjà il prend dans l’école française la place de maître nouveau de la nature morte.

Pour l’amour qu’il a mis à les peindre et qui lui a fait résumer en elle tous ses dons, il est et demeure le peintre des pommes. Il est le peintre des pommes, des pommes lisses, rondes, fraîches, pesantes, éclatantes et dont la couleur roule, non pas de celles qu’on souhaiterait manger et dont le trompe l’œil retient les gourmands, mais de formes qui ravissent. C’est lui qui leur a donné ces luisantes robes rouge et jaune, qui a carrelé sur leur peau les reflets éclatants, qui a corné d’un trait amoureux leur rotondité, qui d’elles a créé une savoureuse image définitive.

Il aura fait les pommes siennes. De par sa mainmise magistrale elles lui appartiennent désormais. Elles sont à lui autant que l’objet à son créateur.

Quelques-uns vont sourire qui trouveront la part mince.

Est-ce donc qu’il y aurait, aussi bien qu’une hiérarchie des qualités, une hiérarchie des sujets ? Et, comme — sans qu’il soit raisonnablement possible d’en rendre compte — la grandeur remporte sur la délicatesse ou la grâce le cède à la majesté, faudra-t-il créer des rangs ? faire passer après un peintre qui n’aurait portraituré que des généraux, celui qui aurait pris ses modèles dans le rang ? à celui-là subordonner un autre que n’aurait tenté que les formes des courges ?

De Paul Cezanne on pourra dire encore qu’il a aimé la peinture passionnément, qu’à peindre il a borné son effort pour l’amour de quelques formes qu’il a eu le don d’instaurer.

Mais, parce qu’il a peint avec amour et l’aura fait uniquement par goût, aura suivi son penchant avec un entier désintéressement de tout le reste, de très jeunes gens, auxquels sans doute il n’avait jamais pensé, s’arrêtent respectueusement devant ses toiles dédaignées, vont chercher de la force aux traces de sa hardiesse. Et des contemporains, comme lui vieillis, s’attendrissent à voir groupés ses efforts, se penchent aussi respectueusement sur son œuvre.

Thadée Natanson »

Alexandre Arsène, « Mouvement artistique. « Claude Lantier » », Le Figaro, 41e année, 3e série, n° 383, 9 décembre 1895, p. 5 :

« MOUVEMENT ARTISTIQUE

« CLAUDE LANTIER »

En 1866, Émile Zola publiait un Salon qui faisait quelque tapage, et le dédiait « à mon ami Paul Cezanne ».

« Il y a, écrivait-il, dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble, ― te souviens-tu ?… Je te vois dans ma vie comme ce pâle jeune homme dont parle Musset. Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. Nos esprits, dans leur fraternité, se sont développés côte à côte…

Cet ami intime de Zola était un peintre, un jeune homme à peu près de son âge avec qui il avait fait ses études au collège d’Aix, jusqu’au moment du bachot, inclusivement. « Sous le large soleil de Provence », comme disait l’écrivain, ils avaient mis en commun leurs rêves et leurs espoirs, et, à Paris, ils s’étaient retrouvés et donné rendez-vous pour « concourir » la grand’ville, comme tout Méridional qui a conscience de sa mission.

C’est pourtant Zola qui fit tout seul la conquête de Paris, car pour Cezanne, son nom ne parvint jamais au grand public. Par contre, il devint un personnage légendaire, mystérieux, dont on ne cessa jamais complètement de parler dans les ateliers, bien qu’on ne vît que très rarement sa peinture et à peu près jamais sa personne.

Lorsque parut l’Œuvre, ce poème romantique de la peinture, exagérant les types, dénaturant à plaisir les faits et introduisant du lyrisme dans des choses fort simples, quelques critiques presque renseignés écrivirent que Claude Lantier, le personnage principal du roman, le peintre névropathe et misérable qui finit par se pendre devant son tableau, feu d’artifice exaspéré, était un portrait de Cezanne. Il n’en fallut pas plus pour répandre dans le public qui s’intéresse aux côtés anecdotiques et inédits de la vie artistique les idées les plus bizarres sur le peintre qui n’en pouvait mais, et d’ailleurs n’en avait cure. On aurait pu finir par douter si, comme Homère ou Shakespeare, Cezanne avait vraiment existé.

L’occasion vient de se présenter de constater qu’il existe véritablement, et même que son existence n’a pas été inutile à quelques-uns. Une exposition a lieu en ce moment d’un lot de peintures de lui, dans une petite boutique de la rue Laffitte, chez Vollard, un avocat qui a mal tourné et qui, au lieu de devenir député, comme tous les parleurs, s’est fait marchand de tableaux.

Il était dans la destinée de Cezanne de n’être vu que dans des coins curieux, ou chez les collectionneurs qui n’ont peur de rien. Naguère on pouvait de temps en temps regarder de ses toiles chez le père Tanguy, ce personnage de Balzac, ce marchand en tablier bleu et en sabots, apôtre que l’on enterra l’année dernière, le seul peut-être, et en tous cas le premier qui acheta de la peinture à Cezanne…, contre des couleurs et des toiles.

Aujourd’hui l’on parle de cette exposition dans les journaux d’art. Les anciens combattants de l’impressionnisme s’y rencontrent avec les jeunes du symbolisme et du néo-impressionnisme, et l’on va soudain découvrir que l’ami de Zola, le peintre à la fois incomplet et inventif, malin et farouche, est un grand homme.

Grand homme ? Pas tout à fait si on se préserve des emballements de saison. Mais tempérament des plus curieux, et à qui beaucoup d’emprunts ont été faits, sciemment ou non, « dans la jeune école ».

Le défaut de cette exposition est de ne montrer que des choses presque toutes d’une même époque et surtout de ces choses qu’il abandonna dans des coins d’atelier, parfois dans des locaux d’où il déménageait, les laissant, non signées, au hasard. Son intérêt est de faire voir l’influence qu’il a exercée près des artistes maintenant connus : Pissarro, Guillaumin, et plus tard Gauguin, Van Gogh, d’autres encore.

Il y a dans cette peinture toutes les imperfections et toutes les trouvailles, toutes les naïvetés et tous les traits heureux, naïvetés qui parfois frisent le comique, mais bonheurs qui ont la saveur de l’inédit, en un mot les défauts énormes et les qualités d’un sauvage, d’un autodidacte. Ces qualités ne seront sans doute jamais sensibles qu’aux seuls artistes, aux seuls gens de métier, et c’est pour cela que les gens de métier ont aimé cela et en ont largement profité tandis que le public continuait à ignorer Cezanne.

Il faisait d’ailleurs tout de qu’il fallait pour cela. Du jour où il débarqua de Provence en Île-de-France, ce fut une odyssée des plus curieuses. Méfiant, inquiet, de caractère essentiellement mobile, le jeune peintre fit tout ce qu’il put pour dérouter les camarades et les amateurs sur sa personnalité et ses essais, et il y réussit parfaitement. Il fit aussi tout ce qu’il fallait pour se faire refuser au Salon, et il ne fut pas moins heureux.

Ce n’était aucunement le lamentable bohème que l’on s’est représenté sur la foi du roman de Zola. Son père était fort riche et jamais ne le laissa manquer de la pension suffisante. Aujourd’hui même, Cezanne est possesseur d’un très beau domaine à L’Estaque, près d’Aix. Il n’a pas eu besoin de vendre sa peinture pour vivre et il a terriblement usé de cette facilité. « Il est heureux, disait-il parfois dans des confidences, que mon père ait fait quelques économies pour me permettre de me moquer du monde. »

Mais ne le jugez pas plus sur cette parole à double sens que sur l’étrangeté de certaines de ses tentatives, car, de même qu’il n’était pas le bohème à la chasse de cent sous, il n’était pas non plus le mystificateur à la chasse de la réclame. Au contraire, il a toujours été extrêmement modeste, mais une modestie à lui, une modestie de Méridional.

Sincèrement désireux de bien faire, sincèrement mécontent des résultats de son effort, il ne mettait aucune pose à abandonner derrière lui, au concierge, au déménageur, à l’Auvergnat du coin, à des amis même, des études qui lui avaient parfois coûté plusieurs mois de travail. De même, il n’a jamais repris au Salon les tableaux refusés, et c’est comme cela que le Louvre de l’avenir aura peut-être la possibilité de dénicher, dans les insondables magasins de l’État, des Cézannes qui ne lui coûteront rien.

Et quels tableaux ! La Femme du vidangeur (ce n’est pas ainsi, naturellement, que Cezanne la baptise, mais la légende, toujours la légende !), une académie de vieille femme de soixante ans avec toutes les rides, poches, salières, etc. Le vin à 4 sous, ainsi nommé d’une pancarte placée dans le coin du tableau : « une conversation » qui ne rappelait en rien celles des petits maîtres hollandais, mais plutôt les théories du futur auteur de l’AssommoirLe Saladier de vin chaud ou Une après-midi à Naples, autre duo attaqué dans des dimensions audacieuses, et bizarre, on n’a pas besoin de le dire.

Entre temps, c’étaient sans cesse de nouveaux essais, des études, des ébauches d’une fraîcheur exquise et pleine de rencontres étonnantes, quand elles quittaient, à peine séchées, le chevalet. Paysages vraiment grands de motifs et de sentiment, pleins de jolis rapports entrevus, de bégaiements passionnés, études de nu, abruptes et originales, majestueuses et cocasses, paraissant imaginées par un quattrocentiste en délire ; tableaux de fleurs délicats ; natures mortes vigoureuses et riches, semblant échappées de l’atelier d’un Chardin fou.

Tout cela, malheureusement, traité avec un insouci du métier, un dédain de la matière, qui, après du temps écoulé, noircit, craquèle, pulvérise la peinture, élime la toile. Qu’est-ce qu’il restera de cette œuvre dans cent ans ?

Eh bien ! cet homme si curieux, si vraiment tourmenté, est un esprit cultivé, fin, railleur, lettré excellent, causeur charmant, quand il est disposé. Il n’a jamais changé. Depuis le moment où, écolier, il copiait des toiles du paysagiste Loubon au musée d’Aix, depuis les années où il s’enthousiasma, à Paris, de Delacroix et de Courbet, assez étrange parrainage dont la dualité peut cependant se constater dans ses œuvres, il est demeuré le même homme et le même peintre. Le lanceur d’originales boutades du café Guerbois ; le voyageur perpétuel d’appartement en appartement, d’Aix à Paris, de Paris à Aix, et encore, et toujours. Le mystificateur convaincu ; le trouveur qui ne profite pas de ce qu’il trouve.

Bref, un artiste sans aboutissement, mais non sans utilité, qui aurait tenu une grande place s’il avait eu la chance de naître aux époques disparues où régnaient de rigoureuses disciplines d’art, où l’on trouvait son métier tout fait, où avant d’être peintre on était forcé d’être apprenti peintre, comme on est apprenti maçon ! »

Alexandre Arsène, « Mouvement artistique. « Claude Lantier » », Le Figaro, 41e année, 3e série, n° 383, 9 décembre 1895, p. 5.
Louis Désiré [Georges Lecomte], « Notes d’art. Paul Cezanne », La Justice, 16e année, n° 5810, vendredi 13 décembre 1895, p. 1 :

« À la galerie Vollard, rue Lafitte, sont réunies des peintures et des aquarelles de Paul Cezanne, un des impressionnistes de la fameuse exposition de la rue Le Pelletier en 1877, Depuis cette époque, l’artiste n’a plus rien présenté au public récalcitrant. II était donc intéressant, instructif, après dix-huit années, d’examiner l’œuvre de ce probe artiste qui, comme Hervier, préféré l’isolement à l’entourage des curieux, des gênants. Il est presque introuvable tellement il se cache dans ses retraites pour mieux s’absorber et saisir les parties inconnues des choses qui lui facilite l’acuité remarquable de sa vision.

Mais M. Cezanne est à l’abri du besoin par sa situation de famille. Il n’en reste pas moins tourmenté par son art au point d’abandonner la toile, de n’y plus toucher parce que son œil n’y trouve pas la vérité, | l’expression désirées, voulues. »

 

Barbusse Henri, « Notes d’art », L’Aurore parisienne, illustrée, littéraire, artistique, politique, mondaine, 1re année, n° 3, 20 décembre 1895, p. 4 :

« Galerie Vollard (rue Laffitte). — Exposition Cezanne. — Ici ce ne sont plus de petits pays en kermesse continuelle, ornés des menus bijoux que le bonheur leur donna de ses mains immenses ; c’est un grand pays fuligineux et triste, aux baigneurs obscènes. Paul Cezanne est, paraît-il, le type du Claude Lantier de Zola : l’artiste que le poète de L’Œuvre nous a montré plein de cris impuissants, et mourant d’une sorte de maladie de lumière.

Certes, Cezanne ne manque pas de puissance, et c’est parce qu’il l’a voulu ainsi, que ses personnages semblent pleurer la lumière quelque part, sous terre, et célébrer vaguement le culte du laid. C’est une Nature drue, sans fantaisie de rayons, sans dentelle d’ombre — où la lumière travaille ; des murs de verdure, de l’herbe en deuil, de l’eau implacable. Les êtres qui peuplent cet enfer, ont des têtes énormes et désappointées ; une sombre ligne maudite cerne leur peau grise, et même leurs mains nues sont impudiques. Ils semblent à l’écart les uns des autres, quoique dans cette fraternité monstrueuse des mêmes ténèbres. Il y a eu — on dirait — sur eux quelque tragédie de jugement ; il leur est inutile de. parler. Ils pensent peut-être à l’aube légère de leur enfance. Ils ont quelque chose d’irrévocablement perdu et dont le souvenir sanglote sans doute encore, parmi la grosse tapisserie des couleurs, dans cet être qui, assis, abruti, sur un tronc d’arbre noirâtre, digère du soleil.

Nulle part cette haine de l’espace ne s’adoucit. L’horizon accule et étouffe le St-Antoine, tout autant que le pesant troupeau d’apparitions qui l’écrase. Ce sont des portraits, fatigués, pauvres, irréparables. Ce sont, dans un coin de salle, des taches d’où se dégage une chevauchée de seigneurs vers un accomplissement de cauchemar ; ce sont à côté, plus près de nos mains pour ainsi dire, quelques fruits puissants…

Voici un banquet aux épaisses flammes, aux baisers lourds. Des convives indistincts semblent porter en l’air, avec leurs bras musclés et déséquilibrés, quelque chanson bachique. D’autres sont affalés sur la table, comme s’ils pleuraient ; peut-être sont-ils morts, car on ne sait pas comment on peut se réveiller dans ce songe. Un mur les sépare de l’inconnu ; au sommet, un homme regarde, accoudé ; un autre, assis sur la crête, béat et affolant, joue d’un instrument à cordes [R 128].

Voici une ferme, dans une métairie, où doit vivre, d’une vie monotone, un paysan au crâne dur, aux traits piteux, dans le silence fougueux de l’avarice…

S’il n’y a là qu’une petite partie des œuvres de Cezanne, remarquons que toutes ces toiles datent de la même époque et montrent la phase la plus originale — jusqu’ici — du développement de cet élève de Delacroix et Courbet, qui a rêvé que la nuit pouvait bien être parfois du soleil sombre. »

 

Alexandre Arsène, « L’Art nouveau », Le Figaro, 28 (ou 13 ?) décembre 1895.
Thiébault-Sisson, « Petites expositions. Paul Cezanne » ; Le Temps, 35e année, n° 12624, dimanche 22 décembre 1895, p. 3 :

« Petites expositions
Paul Cezanne

C’est un nom profondément inconnu dans le public que celui de Paul Cezanne. A vrai dire, a-t-on jamais vu de ses œuvres en public ? Tel il était, quand d’Aix-en-Provence il est venu, vers 1857, à Paris, chercher une formule d’art, comme Émile Zola, son intime, cherchait une formule littéraire, tel on le retrouve aujourd’hui, replié sur lui-même, fuyant le monde, évitant non seulement de se produire, mais de produire ses travaux, parce qu’il est aujourd’hui, comme jadis, impuissant à se juger, incapable de tirer, d’une conception pourtant neuve, tout le profit qu’en ont tiré de plus adroits, trop incomplet, en un mot, pour réaliser ce qu’il avait le premier entrevu et donner, dans des morceaux définitifs à sa mesure.

On peut voir en ce moment, rue Laffitte, chez Vollard, une trentaine de morceaux signés de lui, et de qualité singulièrement inégale. On sera surpris de la vigueur et du relief, du ton robuste et chaud de ses natures mortes, qu’elles soient à l’aquarelle ou à l’huile. On n’éprouvera, devant ses paysages peuplés de figures nues, qu’une sensation pénible. L’air y manque, les plans s’y confondent, et l’uniformité des notes grises y est maussade.

Il ne conviendrait pourtant pas de juger le peintre sur une exposition si restreinte, en majeure partie faite d’esquisses ou de morceaux inachevés, et pour l’organisation de laquelle, à coup sûr, il n’a pas été consulté. Pour donner une idée complète de ce qu’il fut et de ce qu’il y eut en lui de personnel, il eût fallu montrer au public quelques solides morceaux égarés dans des collections privées. Le portrait de femme, par exemple, et le portrait de l’artiste par lui-même que nous avons vus chez M. Émile Zola. Un choix préalable eût été nécessaire ; mais, seuls, des amis avisés eussent pu le faire. On regrettera qu’il n’ait pas été fait. »

« Nouvelles locales », Le National, journal républicain d’Aix, 25e année, n° 1279, dimanche 29 décembre 1895, p. 2 :

« Paul Cezanne
De nombreuses œuvres de notre compatriote M. Paul Cezanne sont actuellement exposées à Paris, dans une galerie particulière, où elles forment un salon très intéressant et qui excite la curiosité des véritables connaisseurs. »

 

Boylesve René : « Chroniques. III Les arts. Notes d’art. Paul Cezanne (Vollard) » ; L’Ermitage, volume XII, 1er janvier 1896 ; p. 43 :

« ― Que dire de l’exposition de M. Cezanne sinon que l’on ne demanderait pas mieux que de s’occuper de tout, fût-ce des barbouillages les plus négligés, surtout qu’un tempérament se laisse soupçonner sous le parti-pris d’une désastreuse exécution ; mais qu’en un temps où nous avons encore, Dieu merci, de nobles et généreux artistes, c’est à ceux-ci que doivent aller premièrement nos soins ? »

Mauclair Camille, « Choses d’art », Mercure de France, tome XVII, n° 71, janvier 1896, p. 129-131, Cezanne p. 130 :

« Il est bien tard pour parler de l’exposition Cezanne que fit Vollard, rue Laffitte, et je ne pourrais rien en dire qu’on ne sache dès longtemps ici. Consciencieux, simple, franc, mais lourd et monochrome, très remarquable dans les natures-mortes et tels paysages, presque uniforme dans ses figures, fruste et naïf, ignorant tout et devinant tout, ce solitaire initiateur de l’impressionnisme « dernière manière » ressuscite, laissant une impression de barbarie et de netteté. Décidément, c’est bien à part entre Whistler, Gustave Moreau et Monet, cette production paysanne et singulièrement anti-intellectuelle de certains. Gauguin est venu entièrement de Cezanne, et les Pissarro de 1885 aussi. Mais Gauguin a mis de la Philosophie pour arche de Noé en bois peint dans ses Cezanne, et Pissarro y a mis ce qu’il fallait d’atténuation pour vendre ces tableaux. Cezanne a mis Cezanne tout court, et j’aime mieux cela.

Camille Mauclair. »

Mellerio André, « L’art moderne », La Revue artistique, janvier-février 1896, p. 13-15. À voir.
Saunier Charles, « Les Expositions », La Revue encyclopédique, n° 124, février 1896, p. 40.
Mellerio André, « L’art moderne », La Revue artistique, janvier-février 1896, p. 13-15.

Autres études

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 59-71. Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 78-91 :

« L’exhibition de ces chefs-d’œuvre, ou de ces monstruosités, comme on voudra, produisit la plus vive émotion parmi tous les amateurs éclairés et éclectiques qui, en quête d’une Fabiola d’Henner, d’un Lansquenet de Roybet, d’une Venise de Ziem, d’un Cavalier de Detaille, ou d’une Gerbe de fleurs de Madeleine Lemaire, vaguaient chaque jour le long des vitrines de la rue Laffitte. J’avais mis en montre les fameux Baigneurs de la collection Caillebotte, la Léda au Cygne, et un autre tableau de nus. Cela était jugé un outrage à l’art, outrage qui, pour certains, s’aggravait d’un outrage à la pudeur. Ma bonne, elle-même, n’avait pu s’empêcher de me dire, en voyant tous ces gens qui se moquaient : « Je crains bien que Monsieur ne se fasse beaucoup de tort auprès de Messieurs les amateurs, avec ce tableau des messieurs tout nus, dans la vitrine ! »

Par contre, un vieil habitué de la rue Lafitte faisait des pronostics moins sombres : « On n’achète pas encore les impressionnistes parce que c’est laid ; mais vous verrez qu’on en arrivera à acheter des tableaux quoique laids, jusqu’au jour où on les recherchera pour cette laideur, avec l’arrière-pensée que cette laideur même constitue une garantie de gros prix futurs. »

Le Journal des Artistes donnait le ton général de la critique en 1895, quand il se demandait avec anxiété si ses charmantes lectrices n’auront pas trop de haut-le-cœur devant « la cauchemardante vision de ces atrocités à l’huile, dépassant aujourd’hui la mesure des fumisteries légalement autorisées (1) » Heureusement elles — les charmantes lectrices — appartiennent à un sexe capable de tout (c’est toujours le Journal des Artistes qui parle) : mais même les courageuses d’entre les courageuses pourraient-elles sans malaise passer devant le 39 de la rue Laffitte ?

Peinture atroce et, par surcroît, facile : c’était aussi l’opinion d’un petit télégraphiste et d’un apprenti pâtissier qui entraient ensemble dans mon magasin ; et comme je tendais machinalement la main au premier et que, en dépit de l’arome que dégageait sa corbeille, je disais à l’autre qu’il faisait erreur, ils me répondirent, en même temps, qu’ils venaient voir l’exposition, « puisque c’était écrit : Entrée libre, sur la porte ». Il n’y avait rien à dire à cela. Après un examen approfondi, le télégraphiste dit à son camarade : « Eh bien, tu sais, les peintres n’ont plus besoin de se la fouler, puisque c’est ça qui se vend ! » — « Oui, répondit le jeune pâtissier, mais, à ce compte-là, on doit arriver très vite à se gâter la main ! » Une autre fois, j’entends des cris à la porte. Une jeune femme se débattait, qui était maintenue par une poigne solide devant un tableau de Baigneurs. Je saisis ce bout de dialogue : « Me déranger pour voir ça, moi qui ai eu autrefois un prix de dessin ! » Et la voix de l’homme : « Ça t’apprendra dorénavant à être plus gentille avec moi ! » Le mari, apparemment, contraignait sa femme à regarder des Cezanne par manière de punition.

Encore la grande majorité des badauds se contentaient-ils de crier au scandale, sans se croire volés au sens propre du mot, tandis que les artistes, eux, se trouvaient lésés dans leurs intérêts, et, aussi, atteints dans leur dignité. S’imaginant que tout cela se vendait au poids de l’or, ils disaient, avec un courroux qu’ils jugeaient des plus légitimes : « Et moi, pourquoi est-ce que l’on ne m’achète pas ? » Ainsi le célèbre peintre Quost, que lui-même et certains de ses collègues ont surnommé « le Corot de la Fleur », se précipita un jour chez moi en me demandant, avec un air qui visait à être agressif, « ce que signifiait cette machine-là », dans la vitrine. Je lui répondis naturellement que, n’étant ni peintre, ni critique d’art, ni même collectionneur, je ne pouvais donner là-dessus aucun avis autorisé, mais que le catalogue portait la désignation : Fleurs. « Des fleurs, s’exclama le vieux maître : mais votre peintre a-t-il seulement jamais regardé une fleur ? Moi qui vous parle, monsieur, que d’années ai-je vécu dans l’intimité de la fleur ! Vous savez comment mes pairs m’ont surnommé ? le Corot de la Fleur, monsieur ! » Et, levant les yeux au plafond : « Corolles, étamines, calices, tiges, pistils, stigmates, pollens, que de fois vous ai-je dessinés et peints ! Plus de trois mille études de détail, monsieur, avant d’avoir osé attaquer la plus petite fleur des champs ! Et je ne vends pas ! » Puis, avec un sourire : « Ce sont des fleurs en papier qui ont servi de modèle à votre peintre, n’est-ce pas ? » Je dus avouer que Cezanne, après avoir effectivement essayé des fleurs en papier, parce qu’elles se fanent moins vite que les fleurs naturelles, avait finalement copié ce bouquet d’après une gravure, pour plus de sécurité dans la pose.

Un autre peintre s’était arrêté devant ma vitrine avec sa femme. « Regarde ce qui se vend aujourd’hui ! clamait l’épouse irritée. Il faut que tu n’aies pas de cœur pour persister dans ton grand art, pendant que ta femme et tes enfants crèvent de faim ! » — « Et mon honneur, femme ! Et tu voudrais qu’à mon âge, je me fisse honte à moi-même, que j’apprisse à rougir devant mes enfants ? Non, non, je ne vous laisserai pas un nom diminué. »

Par bonheur, ce dialogue ne fut pas entendu d’un client sérieux le premier depuis l’ouverture de l’exposition, qui arrivait d’un pas incertain, guidé par un domestique, cependant que s’éloignait le vaincu de la vie. C’était un collectionneur aveugle, et de naissance, comme je le sus de lui-même ; mais, fils et petit-fils d’artistes, il avait le goût inné des choses d’art. Pour suppléer à son manque d’yeux, il avait engagé un domestique qui avait fait autrefois un peu de peinture, ce qui lui permettait de donner à son maître des explications où il entrait des termes de métier, à la grande joie de l’aveugle. Celui-ci me confia qu’il était, par tradition familiale, et aussi par goût personnel, de la vieille école, « l’école où l’on dessine » (et, ce disant, il faisait avec son pouce le geste de dessiner), et que, s’il se laissait aller à acheter un Cezanne, quoique ce peintre et lui n’eussent pas la même compréhension de l’art, c’était par façon d’hommage à Zola qui honorait Cezanne de son amitié. « Car moi aussi, monsieur, je suis pour la vision sincère ! » Il me demanda de lui faire « voir » les tableaux un peu anciens, d’une époque où Cezanne, « ne pensant pas à la vente, devait accorder plus de soin à ses œuvres ». Une fois les tableaux en main, l’aveugle promenait ses doigts sur la toile, se faisant guider par son assistant, qui lui précisait, dans tous leurs détails, les parties qu’il touchait. Après avoir rejeté un certain nombre de toiles, et notamment l’une d’elles pour cette raison qu’il n’y avait pas « assez de ciel », il finit par se décider pour une peinture faite au couteau. « Bien que passionné du dessin, je ne déteste pas, me dit-il, une certaine hardiesse d’exécution. » Il me confia aussi que, voulant un effet d’eau, il était heureux d’avoir trouvé une toile en largeur. « L’eau semble ainsi mieux s’étaler. »

Pendant que l’aveugle faisait son choix, un monsieur et une dame attendaient devant la vitrine. Quand ils virent qu’il s’en allait avec un tableau sous le bras, ils se précipitèrent dans le magasin. J’entendis ces mots, chuchotés par la dame : « Oh ! que je suis heureuse, ça se vend ! »

— « C’est tout à fait comme ça que peint notre fils ! me dit-elle, sans préambule. Même que son professeur, M. Cormon, l’a menacé de le renvoyer, s’il continuait à peindre sans dessiner. N’est-ce pas, monsieur, qu’il est dans le bon chemin pour vendre cher, puisque Cezanne se vend ? » Je fus obligé de répondre que Cezanne, à 55 ans passés, ne gagnait pas, avec sa peinture, de quoi seulement payer ses pinceaux et ses couleurs, et cela après 35 ans d’un labeur acharné. La bonne mère était atterrée. Le mari eut le triomphe modeste. Il se borna à dire avec douceur : « Tu vois bien, chère amie, que sans le dessin… »

Les visiteurs les plus extraordinaires ne cessaient de défiler chez moi. Il y en eut un qui, après avoir acheté pour quatre cents francs l’une des plus belles toiles de l’exposition, me posa cette question : « Pourquoi ce qu’on appelle les bons tableaux, est-ce si horrible à voir ? » Mais, comme je cherchais à détourner le cours de cette conversation que je jugeais dangereuse, mon client me rassura, me confiant qu’il n’achetait pas un Cezanne par amour, oh Dieu, non ! mais pour faire le gros coup plus tard. Je ne pus m’empêcher de le féliciter de sa clairvoyance et le poussai à se lancer dans une plus grande opération : mais il ne voulait pas « mettre tous ses œufs dans le même panier ». La conversation tomba, avec l’entrée de deux passants. Après avoir regardé les toiles, ils se regardèrent : — « Le dessin ne compte donc plus ? » fit l’un d’un air menaçant. L’autre, avec calme : — « Patience, le temps ne respecte pas ce qu’on fait sans lui. » C’étaient Gérôme et Gabriel Ferrier.

Je me souviens encore de la visite que je fis à un peintre, M. N…, à qui Cezanne avait donné quelques-unes de ses toiles.

A ma demande de me les montrer :

« Vous êtes amateur ou acheteur ?

— Acheteur au besoin, répondis-je.

— Alors, je vais vous faire voir mes propres tableaux. Comment trouvez-vous cette paire de natures mortes ?

— Ce sont de belles choses ! Mais les Cezanne ?

— Cezanne, c’est un ami. Moi, voyez-vous, je ne supporte pas qu’on se moque devant moi de mes amis. Alors, comme tous les connaisseurs et les peintres me disaient, en voyant ses œuvres : « Quel est donc le cochon « qui a fait ça ? » j’ai dû les anéantir. De cette manière, je suis sûr que personne ne s’en moquera jamais plus, même après ma mort.

— Vous avez osé détruire ces tableaux ?

— Oh ! non, c’eût était dommage de perdre de la si bonne toile : j’ai peint dessus. »

Comme je me sauvais, n’en voulant pas entendre davantage, la femme de cet ami trop zélé me dit, engageante : « Vous ne trouverez jamais des fruits ni des poissons aussi beaux que ceux que peint mon mari. Nous louons les modèles dans les plus grandes maisons. » J’ai hâte de dire que d’autres amis de Cezanne respectaient les toiles qui leur étaient données. Tel M. D… qui, professant en politique des idées très avancées, ne dédaignait pas les œuvres de Cezanne, dont la manière de peindre lui était intolérable, mais dont les tendances « anarchistes » lui allaient droit au cœur ! A mon offre d’acheter ses Cezanne, il exulta : la dispersion, de par le monde, de ces toiles « outrancières » flattait son vieil idéal révolutionnaire.

Un autre des souvenirs que m’a laissés cette exposition est celui de ma brouille avec le peintre Z… Comme il parlait avec éloge des dons de couleur de Cezanne, je pensai lui être agréable en lui offrant l’échange d’une petite étude de Baigneuses contre l’un quelconque de ses propres produits. Il me regarda avec stupéfaction : « Vous ignorez donc que j’ai été proposé au Salon pour la troisième médaille ! » Au prix où sont restés les tableaux du peintre à la médaille, je doute qu’en vendant tout son atelier il puisse s’offrir, aujourd’hui, l’équivalent de ce petit tableau si dédaigné.

Un refus plus typique encore faillit être fait à Cezanne lui-même. Pissarro avait prié un de ses amis qui passait à Aix, d’aller « porter le bonjour » à Cezanne. M. S… va au Jas de Bouffan, où il reçoit le plus aimable accueil. Pour se montrer poli à son tour, il fait au peintre quelques compliments banals ; il va jusqu’à vanter deux bouquets de fleurs. Cezanne, ravi de trouver un admirateur de son art, le prie de les accepter. M. S… s’en serait bien passé, mais c’était un homme de bonne éducation ; malgré l’ennui de trimballer avec lui des tableaux en voyage, et quels tableaux ! il ne voulut pas blesser le camarade Pissarro, et prit les toiles.

 

Plusieurs de ceux qui s’intéressaient le plus à l’exposition m’avaient engagé à enlever les nus de la vitrine, en me faisant remarquer que le public n’était pas encore à point et qu’un tel spectacle était fait pour décourager les meilleures bonnes volontés. J’avais cédé enfin, un peu à contrecœur, et mis les nus face au mur : mais un visiteur, en retournant les tableaux, découvrit la Léda au Cygne et l’acheta aussitôt. C’est ainsi que le premier tableau de nu, vendu pendant l’exposition, fut acquis par M. Auguste Pellerin.

Un acheteur non moins avisé fut le roi Milan de Serbie. Il m’avait pris, quelque temps auparavant, une grande composition par de Groux, représentant une Tuerie des puissants de la Terre, dont un fort lot de rois, et qui était intitulée Mort aux Vaches ! En fait de « vaches », le roi Milan connaissait, jusqu’à ce jour, le ruminant aujourd’hui, hélas ! devenu aphteux ; il savait encore la signification de l’expression : « manger de la vache enragée » ; enfin il n’ignorait pas que le mot s’appliquait à des filles qui avaient cessé de plaire, et aussi à des sergents de ville ; mais c’était la première fois qu’il le voyait employé pour désigner un roi. « C’est très curieux, me dit-il. J’achète ce tableau ! »

Quelque temps après, il rapporta l’objet. « J’aime toujours mon tableau de vaches mortes, me dit-il, mais, quoique dans l’avenir il soit bien improbable qu’on se livre à un carnage de rois, il n’est peut-être pas très convenable, par égard pour mes anciens confrères, que je garde ce tableau chez moi. » M. de Camondo, qui à cette époque flirtait déjà avec l’impressionnisme, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui était présent, lui conseilla de prendre, à la place du de Groux, quelques aquarelles de Cezanne. Le roi Milan, se laissant, sur le moment, éblouir par la réputation de fin connaisseur dont jouissait alors M. de Camondo, consentit à prendre les Cezanne ; mais, au moment de sortir, Sa Majesté, qui s’était ressaisie, me dit : « Pourquoi ne conseillez-vous pas à votre Cezanne de peindre plutôt de jolies petites femmes ? »

Le dernier jour de l’exposition, un visiteur se présenta, dans lequel je crus bien flairer encore un acheteur, à en juger par l’air de connaisseur avec lequel il examinait chaque tableau. Mais voici que le personnage, se décidant soudain à sortir de son silence, finit par laisser tomber ces mots : « Le malheureux ignore donc que le grand Lucrèce a dit :

« Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti ! » [Rien ne sort du néant, et rien ne s’y replonge]

L’acheteur espéré n’était évidemment qu’un de ces « professeurs » de qui Cezanne aimait à dire « qu’ils n’ont rien dans le venntrrre ». Lui ayant demandé, à tout hasard, s’il connaissait Cezanne, il me répondit :

« Homo sum et nihil humani a me alienum puto ! Mais nous ne fréquentons, à Aix, qu’entre professeurs ! »

Je devais avoir l’occasion, peu de temps après, de voir un certain nombre d’autres compatriotes de Cezanne ; car le moment approchait où, après avoir révélé aux Parisiens la peinture du maître, j’allais m’offrir la révélation de sa propre personne.

(1) Journal des Artistes, 1er décembre 1895, p. 1258. — Un comble »

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 78-79 :

« Par quelques traits, on pourra juger combien on était loin, à cette époque, de goûter la peinture du Maître d’Aix.

À noter, d’abord, l’indignation d’artistes qui ne se contentaient pas de crier au scandale, comme les simples badauds, mais qui, dans la croyance que cette peinture trouvait acheteur, se considéraient comme lésés dans leurs intérêts, autant qu’atteints dans leur dignité. Je rappellerai aussi ce jugement du critique d’art du Journal des Artistes qui dénonçait « la cauchemardante vision de ces atrocités à l’huile, dépassant aujourd’hui la mesure des fumisteries légalement permises ».

À la décharge des amateurs et des critiques, je dois dire que des peintres, parmi les plus grands, ne pensaient guère autrement. Ayant obtenu de Puvis de Chavannes, pour un de mes albums de peintres-graveurs, une lithographie en noir, j’avais ambitionné d’avoir encore quelque chose de lui et, cette fois, une lithographie en couleurs.

— Voilà qui me séduit assez, m’avait-il répondu. J’irai chez nous ; nous choisirons un sujet.

Il vint, en effet, quelques jours après. Il s’arrêta devant ma vitrine et regarda longuement des Baigneurs de Cezanne, puis, sans même être entré, il s’en alla en haussant les épaules. Je ne le revis plus.

Je devais, néanmoins, recevoir quelques encouragements et je citerai, comme le plus typique, l’achat d’une toile par un aveugle de naissance. Il m’apprit que, fils et petit-fils d’artistes, il avait le goût inné des choses d’art. Une personne l’accompagnait qui lui expliquait les tableaux. Son choix se porta sur un tableau en largeur qui représentait un bord de rivière. « L’eau, observa-t-il, doit sembler mieux s’étaler que si la toile était en hauteur. » »

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 91-92 :

« Dix francs ! C’était le prix qu’à ma première exposition de Cezanne, je demandai pour une petite étude qui représentait un pot de confitures. Je dois ajouter que le client ne marchanda pas.
Mais je n’eus pas autant de chance avec d’autres œuvres de Cezanne, notamment trois grandes toiles montrant chacune un Paysan et devant lesquelles un visiteur s’était attardé. « On reconnaît bien nos paysans du Midi », fit-il, en se tournant vers moi. A quelque temps de là, j’appris que cet amateur devait arriver le lendemain matin à Paris par le train de huit heures. Au milieu d’une bourrasque de neige, dès huit heures moins le quart, j’arpentais le quai de la gare de Lyon, inspectant les arrivants. Enfin, j’aperçois mon homme. Je l’aborde et, peu à peu, j’en vins à lui parler de mes Cezanne et lui offris tous les trois pour six cents francs.
— Je ne m’attendais guère à acheter des tableaux à la descente du train, me répondit-il… Tenez, je suis en disposition de faire des folies ; je vous en donne cinq cents francs.
Les tableaux m’étaient comptés cinq cent quarante francs. Je maintins donc mon prix, mais le client restant sur son offre, je ne vis pas la couleur de son argent.
Et même quand ce bienheureux argent sort de la poche de l’acheteur, même quand il vous le tend, on ne peut pas encore dire qu’on le tient. C’est si facile à une main de se retirer ! J’avais vendu, à ma première exposition de Cezanne, un magnifique paysage pour quatre cents francs. Il y avait, dans cette toile, tout ce qui peut plaire à l’amateur : une rivière, une barque avec des gens dedans, des maisons dans le fond, des arbres [Bords de la Marne, R 628]. « Enfin, s’était écrié l’acheteur, voilà une toile composée. » Prenant son portefeuille, il en tire quatre billets de cent francs et me les tend ; j’avance la main… À ce moment, la porte de mon magasin s’ouvre. Au bruit, le client se retourne. Il reconnaît un de ses amis.
— Je viens d’acheter ce tableau à Vollard…
— Vous avez bien fait, dit le nouvel arrivant. C’est une des meilleures toiles de Cezanne. C’est de l’époque où il subissait l’influence des impressionnistes.
L’acheteur sursautant :
— Moi qui en ai de si beaux, je ne peux pas mettre à côté un tableau d’élève.
Et les billets de banque réintégrèrent le portefeuille. Or, quelques jours plus tard, comme on prononçait mon nom devant cet amateur, quelqu’un me rapporta qu’il s’était écrié :
— L’autre jour, il a bien failli m’« avoir », ce sacré Vollard. Sans un hasard providentiel, il me collait un sous-Guillaumin.
Les Cezanne ayant un peu monté, M. Pellerin acquit la toile pour sept cents francs. Vingt-cinq ans plus tard, à propos de ce même tableau, il me disait :
— Un de vos confrères a cherché à me refaire. Croyez-vous qu’il a eu le toupet de m’offrir froidement trois cent mille francs pour ce Cezanne-là ! »

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 190 :

« Le premier jour de mon exposition de Cezanne, je vis entrer un homme barbu, de forte corpulence, qui avait tout à fait l’air d’un gentleman farmer. Sans marchander, mon acheteur prit trois toiles. Je pensais que j’avais affaire à quelque collectionneur de province. C’était Claude Monet. Je devais le revoir plus tard, lors de ses passages à Paris. Ce qui me frappait, chez un peintre aussi célèbre, c’était son extrême simplicité et la fervente admiration qu’il témoignait à son vieux camarade des temps héroïques de l’impressionnisme, à Cezanne, encore si méconnu. »

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 128 :

« Un jour, M. de Camondo arriva dans mon magasin avec un homme de haute stature, dont les manières exagérément parisiennes décelaient l’étranger. À la déférence que lui témoignait M. de Camondo, je compris que mon visiteur était quelqu’un de marque. J’entendais : « Oui, monseigneur… Non, monseigneur… ». Je ne tardai pas à apprendre que ce personnage n’était autre que Sa Majesté Milan, l’ex-roi de Serbie.

Celui-ci, qui voulait passer pour ne rien ignorer de tout ce qui était nouveau en art, avait demandé à M. de Camondo de le piloter dans les endroits d’« art avancé ». Je faisais alors une exposition de Cezanne. »

 

Rewald John, Cezanne, Geffroy et Gasquet suivi de Souvenirs sur Cezanne de Louis Aurenche et de lettres inédites, Paris, Quatre Chemins-Éditart, 1959, p. 17.

 

Gimpel René, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, préface de Jean Guéhenno, Paris, Calmann-Lévy, 1963, 500 pages, p. 155.

Monet dit à René Gimpel le 1er février 1920 :
« « Tenez, messieurs, regardez ce nègre de Cezanne [FWN422-R120], je l’ai payé quatre cents francs, et encore c’est à Vollard que je l’ai acheté ; il n’était qu’un débutant, il s’est rattrapé depuis ! »
Nous complimentons Monet sur sa collection et il nous dit : « Je vous assure qu’il m’est agréable, quand je me couche, de voir ces beaux tableaux de tous mes bons amis ! » »

Notes inédites de Degas, citées dans Degas, catalogue d’exposition, Paris, Grand Palais, 9 février – 16 mai 1988 ; Ottawa, musée des Beaux-arts du Canada, 16 juin 1988 – 28 août 1988 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, 27 septembre 1988 – 8 janvier 1989 (catalogue établi par Jean Sutherland Boggs, Henri Loyrette, Michael Pantazzi, Gary Tinterow, avec la participation de Douglas D. Druick et la collaboration d’Anne Roquebert), p. 491, achat daté en janvier 1896.

 

 

De novembre 1895 jusqu’en septembre 1899

Pour peindre dans la carrière Bibémus, Cezanne loue à un paysan, Eugène Couton, une chambre dans sa maison, près de Château-Noir, ainsi qu’une cabane dans la carrière pour y entreposer son matériel. Les dates de la location proviennent du dossier de location conservé par Eugène Couton qu’a pu consulter Erle Loran.

Johnson Erle Loran, « Cezanne’s Country », The Arts, volume XVI, n° 8, avril 1930, p. 520-551, p. 530, 532-535 :

« The quarry [Bibémus] is extremely difficult of access, and when Cezanne lived in town the coachman took him by way of the Route de Vauvenargues, turning off at the Petit Roquefavour aqueduct to ascend the steep hill down which the stone cutters rolled the slabs of quarry rock in ancient times. The other way was by climbing the hill on foot from the other side. He went on foot when he lived with the peasant named Eugene Couton whose house is below the quarry not very far from the Chateau Noir.

He rented a room in the house as well as a small cabin up in the quarry where he deposited his materials. M. Couton has a record of the payments for rent made by Cezanne and the dates are from the first of November, 1895, to St. Michel, 1899. I became friendly with M. Couton and on the visits I made to him he told me over and over again the things he remembered about Cezanne. Cezanne was extremely gentle and polite, he said, and was always willing to talk after the day’s work was done —“but oo la la, you didn’t dare come near him when he was painting, he would give you such a vicious look that you would be frightened to death. But you couldn’t understand his painting anyway, I couldn’t make head or tail of it. He made a lot of them, dauby looking things, big ones too (and he made a gesture to indicate a canvas of about one meter in length). He started a big one of the Sainte Victoire from the side of the hill over there, just blocked in a little bit, but you could tell it was the Sainte Victoire even so. Well, one day he was looking at it and you could tell by the look in his eye that he wasn’t satisfied with it, he seemed to be all out of sorts. And (coquing de bong diou), do you know what he did? He picked up a big rock and threw it right through the middle of the canvas!” (I heard this story repeated at least a half a dozen times, he seemed to think this was the most extraordinary thing he had ever seen happen.)

“Ah oui, vous savez painting was his passion, he didn’t care about anything else. But he was rich and didn’t have to worry about making his living. He had a man to help him carry his easel and canvas. And some-times he had one pose for him nude up in the woods. (M. Couton’s daughter-in-law expressed great wonder at this, but M. Couton assured her that this was a very ordinary thing among artists)! He used to go down to the village of Tholonet for his dinner, then he came back here to sleep. At midday someone from the restaurant brought him food up to the little cabin where he kept his things.

“He had a wife too, but she didn’t live in Aix. She was a Parisian. M. Cezanne seemed to be very disturbed when he mentioned his wife, he used to say, ‘I give her half my income, but yet she’s never satisfied—that’s the way women are, always trying to get money out of you. But I have enough to satisfy all my wants even so.’”

When Cezanne paid his last period of rent and definitely gave up his room and the cabin, he gave M. Couton a small oil painting, representing the cabin he had used for his painting materials, as a souvenir. It is a faithful copy of the scene and shows the Sainte Victoire in the distance. M. Couton could not understand why a painter like Cezanne should have become so famous, and the first time I asked to see the painting he had to go up to the attic store room to find it. He said it wasn’t much, “c’est una petita betisa” (according to Provençal accent) but he could understand this one at least.

“You can see it’s the same cabin, and that tiny air-hole is just where it belongs. And then the cypress tree and that tiny cross at the end of the wall, you couldn’t mistake that. And of course anyone would know it was the Sainte Victoire. I like this one much better than the one he threw the stone at, it’s much more real-looking.”

« You know, Cezanne’s son came here after his father died and tried to get this picture away from me, but I wouldn’t lose it for anything. Cezanne gave it to me as a souvenir of him and it belongs to me. I took the son up to the little cabin to let him take away everything that was left. One of the paintings up there was the one with the hole in the middle. He had a right to take every-thing else but he couldn’t get the one that his father gave to me.”

I expressed great pleasure in seeing M. Couton’s picture and said the color was very lovely. The next time I came to visit him he had moved it from the attic to the salon ! »

Traduction :

« La carrière [Bibémus] est extrêmement difficile d’accès, et quand Cezanne vivait en ville, le cocher l’emmenait par la route de Vauvenargues, dépassant l’aqueduc du Petit Roquefavour, pour monter la pente raide descendante où les tailleurs de pierre roulaient les blocs de roche dans les temps anciens. L’autre chemin consistait à grimper à pied sur la colline, de l’autre côté. Il allait à pied quand il vivait avec le paysan nommé Eugène Couton, dont la maison est en dessous de la carrière, pas très loin du Château Noir.

Il louait une chambre dans la maison, ainsi qu’une petite cabane dans la carrière où il entreposait son matériel. M. Couton a un dossier sur les loyers payés par Cezanne et les dates sont de novembre 1895, la première, à la Saint-Michel 1899. [Le jour de la Saint-Michel, le 29 septembre, était la date de paiement des fermages par les fermiers après la récolte. C’est la date traditionnelle d’expiration des baux ruraux.] Je suis devenu ami avec M. Couton et lors des visites que je lui ai rendues, il m’a dit encore et encore les choses qu’il se rappelait sur Cezanne. Cezanne était extrêmement doux et poli, disait-il, et il était toujours prêt à parler après sa journée de travail — « mais oh la la, vous n’auriez pas osé l’approcher quand il peignait, il vous aurait jeté un regard en coin qui vous aurait effrayé à mort. Mais vous ne pouviez pas comprendre sa peinture de toute façon, cela n’avait ni queue ni tête. Il en a fait tout un tas, des petites études, des grandes aussi (et il fit un geste pour indiquer une toile d’environ un mètre de large). Il en a commencé une grande de la Sainte-Victoire, du côté de la colline, là-bas, juste un peu bloquée, mais vous pouviez quand même dire que c’était la Sainte-Victoire. Eh bien, un jour, il la regardait et on pouvait lire dans son regard qu’il n’était pas satisfait, il semblait dans tous ses états. Et (coquing de bon Diou), savez-vous ce qu’il a fait ? il a ramassé une grosse pierre et l’a lancée en plein milieu de la toile ! » (J’ai entendu répéter cette histoire au moins une demi-douzaine de fois, il semblait penser que c’était la chose la plus extraordinaire qu’il ait jamais vue.)

« Ah oui, vous savez, la peinture était sa passion, il ne se souciait pas d’autre chose. Mais il était riche et n’avait pas à se soucier de gagner sa vie. Il y avait un homme qui l’aidait à transporter son chevalet et ses toiles. Et quelquefois il posait nu pour lui dans les bois. (La belle-fille de M. Couton exprimait un grand étonnement à cela, mais M. Couton lui a assuré que c’était une chose très ordinaire parmi les artistes !) Il avait l’habitude de descendre au village du Tholonet pour son dîner, puis il revenait dormir ici. À midi, quelqu’un du restaurant lui apportait la nourriture à la petite cabane où il gardait ses affaires.

« Il avait aussi une femme, mais elle ne vivait pas à Aix. Elle était Parisienne. M. Cezanne semblait très perturbé quand il évoquait son épouse, il avait l’habitude de dire : « je lui donne la moitié de mon revenu, mais elle n’est jamais satisfaite, pourtant — c’est toujours comme ça avec les femmes, toujours en train de vous soutirer de l’argent. Mais j’ai quand même assez pour assurer tous mes besoins. »

Lorsque Cezanne a payé sa dernière période de location et a certainement rendu sa chambre et la cabane, il a donné à M. Couton une petite peinture à l’huile représentant la cabane qu’il avait utilisée pour son matériel de peintre, comme souvenir. C’est une copie fidèle de la scène qui montre la Sainte Victoire au loin [non identifié]. M. Couton ne pouvait pas comprendre pourquoi un peintre comme Cezanne pouvait dû devenir si célèbre, et, la première fois que j’ai demandé à voir la peinture, il a dû monter au grenier pour le trouver. Il disait que ce n’était pas grand-chose, « c’est una petita betisa » (avec l’accent provençal), mais il pouvait au moins la comprendre.

« Vous pouvez voir que c’est la même cabane, et que le petit trou d’aération est bien juste là. Et puis, le cyprès et la petite croix à l’extrémité du mur, on ne pouvait pas confondre. Et bien sûr, tout le monde sait que c’était la Sainte-Victoire. J’aime celle-ci bien plus que celle sur laquelle il a jeté une pierre, c’est beaucoup plus réel. »

«Vous savez, le fils de Cezanne est venu ici après que son père est mort et il a essayé de me prendre ce tableau, mais je ne le céderais pour rien. Cezanne me l’a donné en souvenir de lui et il m’appartient. J’ai emmené le fils à la petite cabane et je l’ai laissé prendre tout ce qu’il avait laissé. L’une des peintures était celle avec un trou au milieu. Il avait le droit de prendre tout, mais pas celle que son père m’avait donnée. »

J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à voir le tableau de M. Couton et j’ai dit que la couleur était très belle. La fois suivante où je suis venu lui rendre visite, il l’avait déplacée du grenier dans le salon ! »

Il est probable que dans le même temps Cezanne avait aussi gardé sa location au Château Noir.

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 106 :

« Entre temps, il avait loué, au-dessus de Tholonet, le château Noir, qu’on appelle aussi château du Diable, par la fantaisie d’un marchand de suie, du charbonnier enrichi qui l’avait fait élever et de haut en bas badigeonner de noir. Le soleil et la pluie heureusement avaient lavé la noirâtre façade. Elle était toute dorée, sous ses tuiles rouges, entre ses verts bouquets de pins, lorsque Cezanne l’habitait, telle qu’elle apparaît si souvent dans les derniers grands paysages qu’il a peints dans ces parages. »

3 novembre-25 novembre

Cezanne participe à la première exposition organisée par la Société des amis des arts de la Ville d’Aix, où il présente deux paysages :

  1. Vallée de l’Arc (paysage) [La Montagne Sainte-Victoire au grand pin, FWN235-R599]
  2. Paysage (étude) [Les Marronniers du Jas de Bouffan, FWN201-R521].

Les deux tableaux seront acquis par Joachim Gasquet après l’exposition.

Damien Pachot, 2 mars 2018 – https://www.aixendecouvertes.com/cezanne-aux-amis-des-arts-en-1895/

Est-il encore utile de présenter Paul Cezanne ? A priori, non. Toujours est-il que certains passages de sa vie peuvent nous avoir échappé. En effet, on a tendance à l’oublier, mais Cezanne a aussi exposé à Aix de son vivant. Oui, dans sa ville.

Notamment lors d’une exposition organisée par la société des Amis des Arts créée en 1894 (Mémorial d’Aix 29/1/1894 cote JX0042 p. 2). Cette société existe toujours et présente toujours des expositions. Ses locaux sont actuellement situés au n° 26 sur le cours Mirabeau. Mais attention, à ses début l’adresse occupée était différente.

Les Amis des Arts se trouvaient alors au n°2 bis sur l’avenue Victor Hugo (MA 11/8/1895 cote JX0042 p. 2) (ces murs sont aujourd’hui occupés par l’hôtel Saint-Christophe). Les Amis des Arts n’occupent le cours Mirabeau que depuis le début du XXe siècle (Marcel (Joannon) Provence : Le Cours Mirabeau (ed.1976, p.296 – N° 26 Les Amis des Arts).

Voyons ce que nous annonce le document ci-dessous :

Hormis le fait que l’on apprend que le monument de Peiresc situé sur la place de l’université a été inauguré en novembre 1895, cet extrait du Mémorial d’Aix du 11 août 1895 nous apprend surtout que la société des Amis des Arts allait organiser une exposition du 3 au 25 novembre 1895. Ce document nous confirme par ailleurs l’adresse occupée à l’époque par les Amis des Arts et où allait se tenir cette exposition.

Société des Amis des Arts. Salon Aixois. Première exposition, Aix.

 

« Salon aixois », Le National, journal républicain d’Aix, 25e année, n° 1271, dimanche 3 novembre 1895, p. 2  :

« Quel dommage que les deux tableaux de M. Cezanne soient si mal placés ; il n’est pas le premier venu, M. Cezanne. C’est un artiste, et sa peinture a du caractère ; n’aurait-on pas pu lui en placer un sur la cimaise ? Le public s’y serait intéressé. »

« Salon aixois », Le National, journal républicain d’Aix, 25e année, n° 1272, dimanche 10 novembre 1895, p. 2 (MA 10/11/1895 – cote JX0043 p. 2) :

« Des personnes vous diront qu’un grand tableau est aussi bien placé lorsqu’il est loin et haut ; à notre avis, erreur ; un tableau qui n’est pas sur la cimaise est un tableau détrôné.
C’est ainsi que les deux tableaux de M. Cezanne gagneraient à être plus bas, surtout sa vue de « la vallée de l’Arc », qui est de beaucoup son meilleur ; sa peinture rencontre bon nombre d’incrédules qui ne veulent pas y reconnaître certaines qualités et qui n’y voient que l’impuissance ou le parti pris.
Mais un enfant ferait mieux, vous disent-ils ! Soit, il ferait mieux, mais combien bêtement et [mot non lu] Cezanne qui peint une peinture un peu farceuse et drôle, mais le dessin, la forme et le ton font pardonner, par leur franchise, les caprices de son esprit. M. Cezanne fait ainsi, mais il a idée de faire ainsi et ne réussirait-il pas qu’il doit être considéré comme un artiste. Pour nous, nous nous arrêterons plus volontiers devant une de ses toiles que devant une toile bien blaireautée, dénuée d’esprit et pauvre de dessin. »

 

D’Arve Stephen, La Provence nouvelle, 22 décembre 1895.

« Deux autres toiles, très grandes et placées en haut de la cimaise, de Monsieur Paul Cezanne n° 23 et 24, vallée de l’Arc et paysage étude. J’ai vu discuter ces deux toiles par des connaisseurs. La pureté du dessin, la pose des plans, la vérité des lignes, etc… Ce ciel bleu je le concède, mais ces toits bleus, ces arbres bleus, ces moissons bleues ? — C’est un impressionniste, me répond un amateur, j’avoue que cette impression n’est pas arrivée à la hauteur de mon intellect artistique. J’en suis resté bleu. »

Gautier Louis, Revue illustrée du Salon aixois, 1895, avec un quatrain accompagnant un croquis par l’auteur d’après La Vallée de l’Arc [R 599].
Lunel Armand, « Cezanne et les Aixois », Le Figaro littéraire, n° 581, 12e année, samedi 8 juin 1957, p. 5 :

« Jaloux des Salons de leurs confrères de Paris, nos peintres d’Aix fondèrent en 1894 une Société des Amis des Arts, dont la première exposition, coïncidant avec les fêtes de Peiresc, s’ouvrit à l’automne de l’année suivante. Un document (3) bien curieux en a conservé le souvenir :

LA
REVUE ILLUSTRÉE
du
SALON
Aixois
par :
LOUIS-GAUTIER

Une double feuille in-quarto où vingt-six toiles choisies comme les plus remarquables sont reproduites en lithographie et accompagnées chaque fois par des versiculets humoristiques. Et nous découvrons en dernière page, sous le numéro 23, un Cezanne ainsi commenté :

A travers les rameaux des pins géants on voit
Se profiler en bleu le mont Sainte-Victoire.
Si la nature était ce que le peintre croit,
Ce sommaire tableau suffirait pour sa gloire.

Peintre et poète, Louis-Gautier était avantageusement connu à Aix comme « le Meissonier du paysage ». Un titre qui lui donnait évidemment le droit de reprocher à ce Cezanne un excès de simplification. Mais quel Cezanne ? La Montagne Sainte-Victoire au grand pin, celui — nous n’avons aucune peine à le reconnaître — que le peintre devait offrir trois mois plus tard à son jeune admirateur Joachim Gasquet, le plus sublime, dans sa transparence et sa légèreté triomphales, de tous les paysages peints par le maître à la gloire de la campagne d’Aix, le même que le catalogue de Venturi attribue sous le numéro 454 [R 599] aux années 1885-1887, celui-là donc aujourd’hui qui appartient à la National Gallery de Londres [The Courtauld Gallery, Londres].

Entre le génie farouche et le clan académique tout accommodement fut impossible. Cezanne, dans sa susceptibilité qui prenait avec l’âge une forme morbide, en souffrit beaucoup. […]

(3) Nous devons le seul exemplaire connu de ce document au flair et à l’obligeance de M. Raphaël Chiapetta, antiquaire à Aix. »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 87 :

« Je n’étais rien, presqu’un enfant. J’avais vu dans une vague exposition aixoise deux paysages de lui, et toute la peinture m’était entrée dans les yeux. Ces deux toiles m’avaient ouvert le monde des couleurs et des lignes, et depuis une semaine je m’en allais enivré d’un univers nouveau. Mon père m’avait promis de me présenter à ce peintre bafoué de toute la ville. »

(…)Damien Pachot : La première rencontre entre Gasquet et Cezanne allait avoir lieu un dimanche à la terrasse de l’ancien Café Oriental (le Bistro Romain de nos jours, au n°13 sur le cours Mirabeau (Marcel Provence, ibid. p. 100 – N° 13))

« Je le devinais , là je m’approchais, je lui murmurais mon admiration.

Il rougit, il se mit à bégayer, puis il se redressa, me déchargea un regard terrible qui me fit rougir à mon tour, me brûla jusqu’aux talons.

  • Ne vous fichez pas de moi, mon petit, hein ?

Il ébranla le guéridon d’un formidable coup de poing, les verres tintèrent, tout chavira. Je crois que je n’ai jamais eu une plus grande angoisse.

Ses yeux se remplirent de larmes, ses deux mains m’empoignèrent.

  • Asseyez-vous là ; C’est ton petit, Henri? (dit-il en s’adressant à mon père) Il est gentil… »

Puis se tournant vers Joachim, Cezanne lui tint ces propos :

« Vous êtes jeune ; Vous ne savez pas, vous. Je ne veux plus peindre. J’ai tout lâché. Écoutez un peu, je suis malheureux ; Il ne faut pas m’en vouloir. Comment puis-je croire que vous coupez dans ma peinture pour deux toiles que vous avez aperçues, alors que tous ces ; qui pondent de la copie sur moi n’y ont jamais vu goutte ; Ah ! Il m’en ont fait du mal ceux-là… »

Cezanne dit ensuite à Joachim une phrase que nombre d’entre nous auraient aimé entendre :

« C’est Sainte Victoire surtout qui vous a tapé dans l’œil. Voyez-vous ça ? Elle vous plait, cette toile ; Demain elle sera chez vous ; Et je la signerai… »

Gasquet Marie, « Biographie de Joachim Gasquet », dans Gasquet Joachim, Des Chants de l’amour et des hymnes, Paris, Ernest Flammarion, éditeur, 1928, 235 pages, p. 19-70, Cezanne p. 56-59.

« Gasquet écrivit à Fontlaure — l’hiver 1912-1913 — la vie de Paul Cezanne, œuvre considérable qui resta huit années sans voir le jour. C’est en 1921, deux semaines avant la mort du poète, que la maison Bernheim éditait, magnifiquement illustré, ce livre qui est à la fois un chef-d’œuvre d’amitié et de compréhension.

Pour en éclairer la ferveur, qu’on me permette de conter ici comment, en 1896, Joachim Gasquet se lia avec le Maître aixois.

Un groupe de sculpteurs et de peintres avaient organisé à Aix une exposition de leurs œuvres. Cezanne, dont on avait sollicité l’adhésion, envoya deux toiles. Le Comité, atterré devant ces tableaux dont l’extrême sobriété lui parut être de l’indigence, mais n’osant pas refuser l’envoi d’un confrère qui s’était montré particulièrement généreux… exila sur les dessus de porte les deux œuvres dont s’honorent aujourd’hui un grand musée et une collection fameuse.

Ayant cependant quelques doutes, l’un des exposants vint chercher mon mari. Il rentra enthousiasmé ! Et comme il exprimait le regret de ne pas connaître l’artiste qui peignait avec cette honnêteté glorieuse, mon beau-père lui répliqua :

― Cezanne ? cet excellent Paul ! mais c’est un de mes camarades de jeunesse ! Zola et lui avaient l’habitude de jouer la sérénade à une jolie fille du quartier qui, pour toute fortune, possédait un perroquet vert. Zola jouait du piston, Cezanne de la clarinette [c’est l’inverse]. Le perroquet, que cette cacophonie affolait, menait un vacarme inimaginable. Les jours où Zola plaquait mon brave Paul il venait me chercher et, pour remplacer le piston, je poussais des cris divers sur l’accompagnement de la clarinette. Nous appelions cela chanter…

Le lendemain, mon beau-père nous emmène au Jas de Bouffan.

Cezanne, qui a eu vent de l’âpreté avec laquelle sa chère ville l’a discuté, est en pleine crise d’hypocondrie. Ému de se sentir compris par une intelligence qu’il juge au premier coup d’œil, il prend les mains de mon beau-père :

— Henri, mon vieil Henri, je t’en supplie, ne plaisante pas, est-il vrai que ton fils aime ma peinture ?

— Je te l’ai amené pour qu’il te le dise, il ferait une maladie de ne pas te connaître.

— Maître… — balbutie le poète.

— Taisez-vous, taisez-vous, jeune homme — réplique Cezanne tremblant — je ne suis qu’une vieille bête qui a quasiment envie de pleurer en vous écoutant.

— Ne te frappe pas, mon brave Paul — coupe mon beau-père — rappelle-toi plutôt le perroquet de Clémence, car elle s’appelait Clémence !

— C’est vrai, mon vieux, elle s’appelait Clémence ! ô Clémence ! comment a-t-elle pu nous pardonner de lui avoir si régulièrement cassé la tête ?… Dites, mon jeune ami, que pensez-vous de Delacroix ? Je voudrais tant…

Cher grand Cezanne ! c’est la compréhension de Gasquet qui vous rendit votre foi et votre courage — et lui, qui dans son livre vous a montré si grand, je sais, moi, combien il fut grand près de vous ! »

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 211-212 :

« Quel souvenir j’ai gardé d’un déjeuner que je fis chez Gasquet ! En entrant dans la salle à manger, je me trouvais en face de trois Cezanne ; La Femme au chapelet [R 808], passée plus tard dans la collection Jacques Doucet ; ce Champ de blé [R 521] que je retrouvai, si je ne me trompe, à la vente Bernstein et enfin la fameuse Sainte-Victoire [R 599], acquise depuis par Courtauld, le grand collectionneur londonien. Ce furent ces deux magnifiques toiles, Le Champ de blé et La Sainte-Victoire, que Cezanne, voulant à tout prix « être accroché », avait envoyées à l’exposition d’un groupe d’amateurs dont il faisait partie. Les tableaux ne purent être refusés, car les statuts donnaient à tout membre le droit d’envoyer deux toiles. Mais les organisateurs de l’exposition crurent devoir s’excuser du discrédit qui était ainsi jeté sur une manifestation d’art. »

Provence Marcel, Le Cours Mirabeau, trois siècles d’histoire 1651-1951, Aix-en-Provence, éditions du Bastidon, 1953, 349 pages, p. 296-297 :

« N° 26.                          Les Amis des Arts

[…] Au rez-de-chaussée, on connut d’abord le Café Ourse, en 1855, puis M. Audibert, marchand de conserves alimentaires et de salaisons, en 1900. Peu après, s’installa un magasin de vente des appareils, alors très surprenants et paraissant un peu magiques, surtout pour le chauffage (mais pas encore le lavage de vaisselle), de la Société Aixoise d’Électricité. Il partit pour donner place à la galerie d’exposition permanente et renouvelée de la société des Amis des Arts. La société compte plus de cinquante ans. Je n’ai pas connu ses premières années mais me souviens de ses amples expositions, avenue V.-Hugo. Le fondateur, le peintre amateur M. de Valette l’installa 2, avenue V.-Hugo, dans une vaste salle aujourd’hui restaurant du Relais Saint-Christophe. Un couloir permettait d’y accéder, laissant sur la façade le magasin de bicyclettes de M. Boudin. On a les catalogues des premières présentations. Les sociétaires nourrissaient un esprit large qui, au début de ce siècle, ne voulaient pas (c’était courageux) tenir à l’écart un mauvais peintre, décrié mais aixois, M. Paul Cezanne. D’où des drames. On plaça le tableau du peintre maudit au-dessus de la porte. C’était Sainte Victoire ! Le peintre Louis Gautier, un des animateurs du Salon, en rendit compte dans une gazette rimée imprimée, où le propos s’étale sous un croquis du tableau exécuté par le critique :

n° 23 :                  A travers les rameaux des pins géants on voit
Se profiler en bleu, le mont Sainte-Victoire,
Si la nature était ce que ce peintre croit
Ce sommaire tableau suffirait pour sa gloire.

Soit l’opinion d’Aix-en 1895.

Paul Cezanne assista au banquet qui clôtura l’exposition pendant laquelle bien sûr il n’avait rien vendu et n’avait récolté que des rires. Au dessert, le président prononça un discours qui ne nous est point parvenu. Dommage. Il y était dit : « Messieurs, notre époque restera celle de Cabanel et de Bouguereau. » Cezanne qui maîtrisait peu ses colères et, le sachant, demeurait d’ordinaire prudent et tassé dans son atelier des Lauves, explosa « Votre Bouguereau c’est le dernier des Jean-Foutre. » On n’était pas au Café Guerbois ni même au Caf’ Clem’. La bombe glacée parut plus froide.

Du moins l’exposition ne fut-elle pas inutile. Quand la société eut vaillamment décidé de prier M. Cezanne, elle chargea deux de ses animateurs de grimper la côte des Lauves et d’aller inviter le solitaire. Le vieil homme fut touché. Jamais dans son atelier il n’avait reçu de tels Aixois, un amateur distingué, un peintre estimé. Il leur montra ses toiles, accueillies avec bienveillance. S’autorisant des propos courtois, Cezanne offrit à chaque visiteur, en souvenir de cette halte, un de ses tableaux. L’amateur se récusa « Ma femme a horreur de la peinture moderne. » Le peintre fut plus courtois qui emporta le tableau et le plaça dans un placard. Cezanne mort, Ambroise Vollard qui m’a conté la chose un jour à la bastide en découpant le pintadon, me dit que fourrageant dans Aix pour retrouver des œuvres du peintre dont la gloire (soyons équitables) lui doit tant, reçut à l’Hôtel Nègre-Coste le peintre estimé qui lui dit « Moi aussi, j’ai un Cezanne, de 1895. » L’affaire fut vite conclue et la toile payée 6.000 francs, par chèque qu’un peu défiant, l’après-midi même, le peintre estimé alla encaisser au Crédit Lyonnais. Il déplora depuis sa hâte à s’être défait du paysage. L’amateur ne démordit pas et traitant toujours Cezanne de médiocre peintre, il continua à accumuler les Ziem et Roybet.

Tour à tour présidée par les peintres de Valette, Louis Gautier, Durand-Mille, le décorateur H. Dobler, la société fut dissoute puis reprise en 1913. Après une exposition chez Mme Audin, rue de la Miséricorde, elle s’installa sur le Cours au n° 26, sous la présidence du Premier président Cabassol. L’amateur Belval la présida qui laissa à ses cousins qui la vendirent en 1941 une collection riche de toiles de Renoir qui eût été fort bien placée au Musée Granet. Les Amis des Arts ont répandu dans le public la connaissance et l’estime d’un impressionnisme mesuré. À sa louange, disons qu’elle ouvrit ses portes à Cezanne (on sait comment), à Emperaire (Achille) et à l’aquarelliste Giraud que l’on commença à découvrir vingt ans après sa mort, ce qui n’arrive pas qu’à Aix-en-Provence. Georges Issarlo, le premier, a vu l’attrait de cet impressionniste de province.

Au troisième étage, où depuis trente ans il avait fixé sa résidence studieuse, s’est éteint l’hiver 1950, septuagénaire que la gloire visita, le poète Joseph d’Arbaud, dont l’œuvre bravera le temps. »

 

13 novembre

Lettre de Pissarro à sa belle-fille Esther Bensusan-Pissarro, épouse de Lucien :

« Chez Vollard il y a une exposition de Cezanne très complète. Des natures mortes d’un fini étonnant, des choses inachevées, mais vraiment extraordinaires de sauvagerie et de caractère, je crois que ce sera peu compris. »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à Esther [Bensusan-Pissarro], 13 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1169, p. 113.

14 novembre

Maurice Fabre achète à Vollard un tableau de Cezanne, « Etude de pots et de fleurs », Les Bégonias (R 470), pour 350 francs.

Agenda commercial de Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.

19 novembre

Lettre de Pissarro à Lucien :

« T’ai-je dit qu’il y avait [galerie Vollard] une très belle et intéressante exposition de Cezanne ; Degas et Monet ont acheté des choses épatantes, moi j’ai fait un échange de quelques petites toiles admirables, Baigneurs [FWN908-R250] et d’un portrait de Cezanne [FWN444-R385] pour une mauvaise esquisse de Louveciennes ! »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à son fils Lucien, 19 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1171, p. 116.

Pissarro échange avec Vollard un « paysage » de 1870 pour « 3 esquisses de Cezanne », valant 400 francs.
Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 19 novembre 1895 :

«                   19                 
Doit Monsieur C. Pissarro
3                  esquisses de Cezanne “petit portrait”                                    [FWN444-R385]
“baigneurs” et “scène champêtre”                  400                                     [FWN908-R250, FWN604-TA-R162]
Avoir le même
1                  ancien paysage daté (1870)                  400 »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421.

[Vers le 19 novembre]

Pissarro écrit à son fils Georges :

« Vollard fait une exposition de Cezanne ; c’est vraiment épatant ; il y a des natures mortes, des paysages d’une très grande allure, des baigneurs très étranges et très peintre, d’une sobriété extraordinaire. On dirait que c’est fait en deux tons ; c’est d’un effet ! ! » Trois jours plus tard, il ajoutait : « Les amateurs sont ahuris ; ils n’y comprennent rien, c’est cependant un peintre de premier ordre, d’une finesse, d’un vrai, d’un classique épatant. »

Il écrit aussi à son fils aîné Lucien :

« combien il est rare de trouver de vrais peintres, qui sachent mettre en accord deux tons. Je pensais à Hayet qui cherche midi à quatorze heures, à Gauguin qui a l’œil cependant, à Signac qui avait aussi quelque chose, tous plus ou moins paralysés par des théories. Je pensais aussi à l’exposition de Cezanne où il y a des choses exquises, des natures mortes d’un achevé irréprochable, d’autres très travaillées et cependant laissées en plan, encore plus belles que les autres, des paysages, des nus, des têtes inachevées et cependant vraiment grandioses et si peintre, si souples… Pourquoi ? ? La sensation y est ! […] pendant que j’étais à admirer ce côté curieux, déconcertant, de Cezanne que je ressens depuis nombre d’années, arrive Renoir. Mais mon enthousiasme n’est que de la Saint-Jean à côté de celui de Renoir. Degas lui-même, qui subit le charme de cette nature de sauvage raffiné, Monet, tous… Sommes-nous dans l’erreur ? Je ne le crois pas. Les seuls qui ne subissent pas le charme sont justement des artistes ou des amateurs qui, par leurs erreurs, nous montrent bien qu’un sens leur fait défaut. Du reste, ils invoquent tous logiquement des défauts que nous voyons, qui crèvent les yeux, mais le charme… ils ne le voient pas. Comme Renoir me disait très justement, il y a un je ne sais quoi d’analogue aux choses de Pompéi, si frustes et si admirables […]. Degas et Monet ont acheté des choses épatantes [de Cezanne], moi j’ai fait un échange de quelques petits admirables Baigneurs et d’un portrait de Cezanne pour une mauvaise esquisse de Louveciennes. »

Extrait cité par John Rewald, Cezanne, 1986, p. 208.

20 novembre

Degas achète à Vollard un tableau de Cezanne, Baigneur aux bras écartés (FWN913-R369), pour 200 francs.

«                   20                 
Doit Monsieur Degas
1                  “baigneur” de Cezanne (32-24)                  200                  [FWN913-R369] »

Agenda commercial de Vollard, 1895, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.

21 novembre

Lettre de Pissarro à Lucien :

« Je pensais aussi à l’exposition de Cezanne où il y a des choses exquises, des Natures mortes d’un achevé irréprochable, d’autres très travaillées et cependant laissées en plan, cependant encore plus belles que les autres, des paysages, des nus, des têtes inachevées et cependant vraiment grandioses, et si peintre, si souples… pourquoi ?? la sensation y est !… Ce qu’il y a de curieux pendant que j’étais à admirer le côté curieux, déconcertant de Cezanne que je ressens depuis nombre d’années, arrive Renoir. Mais mon enthousiasme n’est que de la Saint-Jean à côté de celui de Renoir, Degas lui-même qui subit le charme de cette nature de sauvage raffiné, Monet, tous… sommes-nous dans l’erreur ?… je ne le crois pas… Les seuls qui ne subissent pas le charme, sont justement des artistes ou des amateurs qui par leurs erreurs nous montrent bien qu’un sens leur fait défaut. Du reste, ils invoquent tous logiquement des défauts que nous voyons, qui crèvent les yeux, mais le charme… ils ne le voient pas… Comme Renoir me disait très justement il y a un je ne sais quoi d’analogue aux choses de Pompei si frustes et si admirables… rien de Julian !! Degas et Monet ont acheté deux choses épatantes [de Cezanne], moi j’ai fait un échange de quelques admirables Baigneurs et d’un portrait de Cezanne pour une mauvaise esquisse de Louveciennes. »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à son fils Lucien, 21 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1174, p. 119.
Pissarro Camille, lettres à son fils Lucien, présentées, avec l’assistance de Lucien Pissarro, par John Rewald, Paris, éditions Albin Michel, 1950, 522 pages, p. 388-389.

22 novembre

Pissarro écrit à son fils Lucien :

« Il a paru un article de Mauclair que je t’envoie [Gil Blas, 18 novembre 1895], tu verras combien il est mal renseigné, comme beaucoup de ces critiques qui n’y comprennent rien. Ils ne se doutent pas que Cezanne a subi des influences comme nous tous et que cela en somme ne retire rien de ses qualités ; ils ne savent pas que Cezanne a subi d’abord l’influence de Delacroix, Courbet, Manet et même Legros, comme nous tous ; il a subi mon influence à Pontoise et moi la sienne. Tu te rappelles les sorties de Zola et Béliard à ce propos ; ils croyaient qu’on inventait la peinture de toute pièce et que l’on était original quand on ne ressemblait à personne. Ce qu’il y a de curieux c’est que dans cette exposition de Cezanne chez Vollard on voit la parenté qu’il y a dans certains paysages d’Auvers, Pontoise et les miens. Parbleu, nous étions toujours ensemble ! mais ce qu’il y a de certain, chacun gardait la seule chose qui compte, « sa sensation »… ce qui serait facile à démontrer… sont-ils assez niais !… »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à son fils Lucien, 22 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1175 p. 121.
Mauclair Camille, « M. Paul Cezanne », Gil Blas, 17e année, n° 5844, lundi 18 novembre 1895, p. 2.

25 novembre

Degas achète à Vollard le tableau de Cezanne Pommes (FWN760-R346).

Agenda commercial de Vollard, 1896, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman ; volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 346, p. 232.

26 novembre

Eugène Blot achète à Vollard un tableau de Cezanne, Fruits et cruchon (FWN850-R741) pour 300 francs et Viau, un tableau de Cezanne « Pommes sur une assiette », pour 200 francs.
Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 26 novembre 1895 :

«                   26                 
Doit Monsieur Eugène Blot
1                  peinture de Renoir (C. 33)                  200
1                  peinture de Cezanne (nat. morte)                  300                  [FWN850-R741]
                  26                 
Doit Monsieur Viau
1                  Cezanne (pommes sur une assiette)                  200 »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421, fos 24 et 25.

29 novembre

Pissarro écrit à son fils Lucien :

« J’ai fait un échange pour des petites choses de Cezanne ; les Fleurs de la tante sont à l’exposition, c’est peut-être une ; des plus belles, aussi j’ai envie d’en faire un échange, mais ta mère n’y tient pas, c’est fâcheux ! Le marchand de Londres dont je te parlais est Van Wisselingh… je m’étais trompé probablement. Il était avec sa femme, il admirait nos choses, mais j’ai senti que c’est un esprit étroit, j je l’ai engagé à aller voir les Cezanne !… oh ! qu’il n’y comprendra rien !…

Lettre de Pissarro, Eragny-Bazincourt par Gisors, Eure, à son fils Lucien, 29 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1180, p. 126.

Il s’agit de l’échange déjà mentionné dans la lettre du 19 novembre 1895.
Les « Fleurs de la tante » ? Peut-être s’agit-il de fleurs de Félicie Estruc qui avaient servi de modèle à Cezanne.

29 novembre

Degas et Renoir visitent ensemble l’exposition Cezanne chez Vollard, en compagnie de Julie Manet, fille de Berthe Morisot.
Les deux peintres veulent acheter la même aquarelle de Cezanne, « poires / une assiette », Trois poires (Ra 298). Ils se départagent en la tirant au sort : c’est Degas qui remporte aquarelle, pour 100 francs
Degas achète aussi à Vollard une toile de Cezanne, n° 3553, « Le déjeuner sur l’herbe, huile. personnages assis ou debout ou marchant ― manière noire de Cezanne », 60 x 81 cm, acquise de Cezanne pour 150 francs, mais la vente sera annulée (Le Déjeuner sur l’herbe, R 164). Il lui achète aussi Pommes (FWN760-R346), pour 200 francs.
Julie achète l’aquarelle de Cezanne Le Meurtre (RW039).

Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 29 novembre 1895 :

«                   29                 
Doit Monsieur Degas
1                  tableau de Cezanne (Déjeuner sur l’herbe
                  80 1/2 x 59 ½ (manière noire)                  600
1                  aquarelle de Cezanne (poires / une assiette)                  100                  [Ra ]
1                  etude de Cezanne peinture 7 pommes                             200                  [FWN760-R346]
                  29                 
Doit Melle Manet
1                  aquarelle de Cezanne (sujet de groupe étude)                200                  [RW039] »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421 (4,2) f° 25. Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute. Cahn Isabelle, « L’exposition Cezanne chez Vollard en 1895 », Cezanne aujourd’hui, actes du colloque organisé par le musée d’Orsay, 29 et 30 novembre 1895, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1997, 173 pages, p. 135-144, annexe p. 144.

Julie Manet note dans son journal :

« Puis avec M. Degas et M. Renoir nous allons chez Vollard où il y a une exposition de Cezanne. Les natures mortes me plaisent moins que celles que j’avais vues jusqu’ici, cependant il s’y trouve des pommes et un pot joliment beau. Les figures nues enveloppées de bleu sont abritées par des arbres verts d’un feuillage léger et doux. M. Degas et M. Renoir tirent au sort une magnifique nature morte de poires à l’aquarelle [Trois poires (RW298)] et une petite représentant un assassinat dans le Midi qui n’a rien d’effrayant ; les figures se détachent en tons très justes, rouge, bleu et violet sur un paysage ressemblant à la Bretagne et au Midi : des arbres ronds, des terrains, se dessinent sur une mer bleue, au fond sont des îles [Le Meurtre (RW039)]. M. Renoir admire cela aussi, je l’ai acheté pensant que ce ne serait pas une bêtise. « Voyez-vous cette petite collectionneuse ! », me dit M. Degas en me tirant le menton. Nous le quittons, il m’embrasse et M. Renoir, qui me fait l’effet de notre protecteur, nous met en tramway. »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979, p. 74 ; réédition Paris, éditions Scala, 1987, [« Vendredi 29 novembre 1895 »], p. 76.

29 novembre

Charpentier achète à Vollard quatre croquis de Cezanne, pour 20 francs.
Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 29 novembre 1895 :

«                   29                 
Doit Monsieur Charpentier
4                  croquis de Cezanne                  20 »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421 (4,2) f° 25.

4 décembre

Pissarro écrit à son fils Lucien.

« Veux-tu croire qu’Heymann a le toupet de pousser cette absurdité que Cezanne a été tout le temps influencé par Guillaumin, comment veux-tu que le profane ne s’y blouse pas… c’est un comble et c’est chez Vollard que cela se passait. Vollard en était bleu… ah ! bah ! laissons pisser le mérinos comme on dit à Montfoucault ; — n’est-ce pas amusant tous ces potins ? Tu ne saurais croire combien j’ai de mal à faire comprendre à certains amateurs, amis des impressionnistes, tout ce qu’il y a de grandes qualités rares dans Cezanne, je crois qu’il se passera des siècles avant qu’on ne s’en rende compte. Degas et Renoir sont enthousiastes des œuvres de Cezanne, Vollard me montrait un dessin de quelques fruits [Trois poires (Ra 298)] qu’ils ont tiré au sort pour savoir qui en serait l’heureux possesseur. Degas si passionné des croquis de Cezanne, qu’en dis-tu ?… voyais-je assez juste en 1861 quand moi et Oller nous avons été voir ce curieux provençal dans l’atelier Suisse où Cezanne faisait des académies à la risée de tous les impuissants de l’école, entre autres de ce fameux Jacquet [Gustave Jacquet, 1846-1909] effondré dans le joli depuis longtemps et dont les œuvres se payaient à prix d’or !! amusant comme tout, ce réveil des anciens combats. »

Lettre de Pissarro, Paris, 111, rue Saint-Lazare, à son fils Lucien, mardi 4 novembre 1895 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 4, « 1895-1898 », Paris, éditions du Valhermeil, 1989, 559 pages, n° 1181, p. 127-128.

4 décembre

Camondo achète à Vollard cinq aquarelles de Cezanne : Rideaux (RW193), Pots de fleurs (RW194), Pot avec une plante, Portrait d’homme, Petit Pot avec anse (RW192), pour 600 francs.
Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 4 décembre 1895 :

«                   4                 
Doit Monsieur le Cte de Camondo
5                  aquarelles de Cezanne “rideaux”                                                         [RW193]
“pots de fleurs” “pot avec une plante”
“portrait d’homme” “petit pot avec anse”                  600                  [RW192] »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421 (4,2) f° 25.

7 décembre

Maurice Cloret achète à Vollard une aquarelle de Cezanne, « Un homme assis regardant femmes couchées ( époque romantique) », pour 25 francs.
Vollard inscrit dans son livre de comptes, à la date du 7 décembre 1895 :

«                   7                 
Doit Monsieur Maurice Cloret
1                  aquarelle de Cezanne “Un homme assis
regardant femmes couchées
( époque romantique) ”                                    25 »

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Paris, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, MS 421 (4,2) f° 25.

9 décembre

Alexandre Arsène, Mouvement artistique. « Claude Lantier ». Le Figaro, 9 décembre 1895. A voir.

10 décembre

Monet écrit à son « ami » Gustave Geffroy, à propos de Cezanne.
Il signale l’article qu’Arsène Alexandre a consacré, la veille, à Cezanne dans Le Figaro : « Mouvement artistique. « Claude Lantier » ».

« il m’a mis en fureur. Pauvre Cezanne. Quel coup cela va lui porter si ce qui est certain, quelque bon camarade le lui fait lire. Je ne sais quel est l’ami qui a influencé Alexandre et qui lui a fourni tous ces renseignements mais c’est en tout cas une bien mauvaise action. Cet homme qui a besoin au contraire à être soutenu, le traiter ainsi, s’il avait au moins eu la pensée de consulter les vrais amis de Cezanne, avant de faire paraître cet article, il aurait été averti de tout le mal qu’il pouvait lui faire. Je voulais écrire à Mr Alexandre mais j’aurais été trop vif. Vous devriez vous répondre à cet article et mettre les choses en place. Nom d’un chien les vrais artistes sont rares et quand il y en a par hazard un ayant de belles qualités à lui pourquoi l’assommer avec ses défauts et puis pourquoi s’occuper de sa vie ».

Monet vient justement de recevoir une lettre de Cezanne, qui reste à Aix, près de sa mère âgée et malade : « Il dit qu’il travaille mais pas un mot de son exposition à Paris si ce n’est qu’il a eu connaissance de votre article, mais qu’il n’a pu se le procurer. Envoyez-le-lui donc, celui-là au moins lui donnera de la joie. et puis faites-en un nouveau qui réfute une fois pour toutes les articles semblables à celui du Figaro.
Claude Lantier et tous ces souvenirs évoqués c’est justement ce qui peut lui être le plus pénible, et puis oser dire de lui qu’il n’a ni le souci du métier et le dédain de la matière, un Chardin fou etc. Quel imbécile. Faites cela [deux mots non lus] C’est un beau prétexte pour un bel article. ecrivez-moi ou tâchez de venir déjeuner vous repartiriez le soir nous regarderons toutes mes japonaiseries
à vous en hote
Claude Monet
Ma femme est un peu mieux et l’autre jour le docteur m’a donné un peu d’espoir pour Me Butler

Cezanne Paul
Au Jas de Bouffan
aix ».

Lettre de Monet à un ami [Gustave Geffroy], datée Giverny par Vernon (Eure) mardi soir, 10 décembre 1895, inédite ; vente Lettres et manuscrits autographes, succession Théodore Tausky et à divers, Archives Jean-Émile Laboureur, Paris, salle des ventes Favart, 13 décembre 2011, n° 178, pages 3 et 4 reproduites.

Dans une autre lettre à Geffroy, datée du même jour, Monet ajoute :

« Et puis, mon cher Geffroy, qu’est-ce que cette histoire de Claude Lantier, qui n’est pas plus Cezanne que Manet, bien que Zola ait eu la pensée de peindre de dernier et d’en faire un raté ? Plus j’y pense, plus je vois là pour vous matière à un superbe article rétablissant les faits et rendant justice au pur artiste qu’est Cezanne. Mais je suis certain que vous avez pensé comme moi.
Amitiés de votre
Claude Monet »

Lettre de Monet à Gustave Geffroy, datée Giverny mardi soir [10 décembre 1895], date du cachet de la poste ; Daniel Wildenstein, Claude Monet, catalogue raisonné, tome V, Lausanne, Bibliothèque des arts, 1991, lettre n° 2945 (1321a), p. 207.

12 décembre

Pissarro achète un tableau de Cezanne à Vollard : « une peinture femme nue debout en hauteur de Cezanne, 200 francs » (FWN901-R114).

Vollard, Agenda commercial 1895 ; Archives Vollard, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, musée du Louvre, Paris, MS 421.

13 décembre

Durand-Ruel achète à Durand-Ruel, New York, le tableau de Cezanne « Nature morte, pommes, citron, boite à lait » (FWN771-R426), 250 francs, photo 1847. Vendu à Fabbri le 17 avril 1901.

Archives Durand-Ruel, Paris, livre de stock, Nature morte, pommes, citron, boite à lait, nos 3570, 7605, photo 1847.

22 décembre

Daniel Halévy note dans son journal :

« Dimanche 22 décembre 1895
[…] Tout en parlant, Degas s’habillait, et tout en s’habillant, il marchait, et décrochait des murs, ou ramassait par terre, une toile, un bois qu’il me montrait.
— Voilà mon nouveau Van Gogh, et mon Cezanne ; j’achète ! j’achète ! je ne peux plus m’arrêter. L’ennui, c’est qu’on commence à le savoir, alors on pousse contre moi ; on sait que quand j’ai envie d’avoir quelque chose, il faut absolument que je l’aie. Alors on me fait monter à l’arbre. »

Halévy Daniel, Degas parle, Paris, La Palatine, 1960, 190 pages ; réédition Paris, éditions de Fallois, 1995, 275 pages, p. 146.

24 décembre (?)

Gustave Geffroy achète à Vollard un tableau de Cezanne, Nature morte (FWN820-R674), pour 250 francs.

Registre commercial de Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, notice 674, p. 431.

26 décembre

Ouverture du premier Salon de l’art nouveau dans les galeries Bing, rue Chauchat, Arsène Alexandre déplore l’absence de plusieurs artistes, dont Degas, Renoir, Monet, Cezanne, Redon, Gauguin.

Alexandre Arsène, « L’Art nouveau », Le Figaro, 41e année, 3e série, n° 362, samedi 28 décembre 1895, p. 1 :

« C’est donc ici une galerie de peinture. Je me renseigne. Parmi les artistes nouveaux, si l’on prend le mot nouveau dans le simple sens d’original, de personnel et de hardi, a-t-on exposé là des œuvres de Degas, un des plus grands peintres et dessinateurs de ce siècle, et un des plus nerveux penseurs ? Non. De Renoir, qui est un maître français dans ce que ce terme a de plus frais et de plus spontané, un peintre exquis de la femme ? Pas davantage : De Claude Monet, dont il est inutile de parler, car on a fini de garder la mesure avec lui, mais qui n’en demeure pas moins un peintre surprenant ? Non, plus.

Et parmi les violemment discutés, les vraiment nouveaux encore, les visionnaires ou les sauvages, les révoltés, les incomplets : Cezanne, que nous étudiions il y a peu de jours, et Redon l’halluciné, et Gauguin le Taïtien, et de Groux, le Brueghel en goguette ? Et tant d’autres ? C’est de l’art nouveau, pourtant, tout cela, au sens mesquin où « nouveau » se prend dans les ateliers. »

31 décembre

Renoir achète à Vollard un tableau de Cezanne, La Lutte de l’amour, II (FWN657-R456).

Registre commercial de Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.