R847 – Pommes et oranges, vers 1899 (FWN871)
Pavel Machotka
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Si la nature morte au pique-fleurs semble imposante, la complexe et magnifique nature morte de Cézanne, Pommes et oranges, innove tout simplement. Elle se démarque radicalement de la conception d’une nature morte comme une collection de fruits sur une table parallèle au plan du tableau. Elle renouvelle aussi la conception des relations entre un objet dominant – ici le pichet – et un rideau de fond ; ils ne sont plus contrebalancés, mais finement intégrés l’un à l’autre. Dans Pommes et oranges les deux tapis que nous connaissons (celui à motifs géométriques et celui aux feuilles de la précédente nature morte) ont été placées derrière et sous les autres objets, les contenant ainsi et les soutenant plutôt que leur servant de toile de fond, et le tapis à motifs de feuilles est même arrangé jusqu’à culminer en une bosse qui surmonte le pichet. Ce dernier est fait juste un peu plus petit et s’enferme plus intimement dans l’opulence des fruits et des plis.
La rupture avec l’espace traditionnel devient visible seulement quand on essaie de reconstruire l’arrangement physique. Les fruits sont posés horizontalement par rapport au spectateur, mais le bord inférieur de la table est oblique ; cela ne peut avoir qu’un seul sens : la table est tournée en diagonale, et Cézanne a arrangé les fruits en angle avec elle. La nappe masque l’angle, et la perspective de Cézanne sur la nappe, aussi bien que son traitement équitable de ses plans horizontaux et verticaux, ne permet pas de bien voir l’endroit où elle est drapée au-dessus du bord ; ainsi nous sommes libres de voir tout ce qui est sur la table comme horizontal. Cela aide à comprendre pourquoi Cézanne avait besoin de tant de tissus : ils rendent l’espace confus, permettant la lecture horizontale des fruits, mais également, ils en révèlent assez pour que nous puissions déchiffrer l’espace si nous en prenons la peine. L’effet me semble un peu comme un numéro de corde raide : le risque est grand de perdre l’équilibre mais celui-ci est toujours restauré.
Tout n’est pas clair pour moi dans le tableau – l’ovale bleuâtre à gauche, par exemple, à moitié masqué par le pli du tissu, est indéchiffrable – et certaines choses ne s’éclairent qu’avec le temps : l’ovale rouge en bas à gauche n’est pas un objet mais un mouvement arrondi dans le motif du tapis géométrique, et il est facilement indentifiable dans Trois crânes sur un tapis d’Orient et d’autres tableaux. Certaines des techniques qui font que la composition fonctionne aussi bien sont mises en œuvre subtilement : pile au centre de la toile la pomme la plus grande, et la fleur décorant le pichet est d’un pourpre franc, comme la pomme en dessous (à l’encontre de la couleur bleue, rose ou lavande des autres natures mortes). Mais par-dessus tout, se déploie un rougeoiement chaleureux, doucement équilibré par des verts et des bleu gris, un entassement d’opulentes sphères, et une richesse de contrastes entre les lignes droites masculines et des plis ovales féminins. Il y a un risque que les rouges froids des pommes se heurtent aux rouges chauds des oranges, ce que Cézanne a évité en assimilant les deux couleurs aux rouges oranges sombres du tapis géométrique. Il refroidit aussi le rougeoiement chaud avec les bleu gris de la nappe et les vert gris du rideau à motif de feuilles, et cet équilibre est si fin qu’il est aisément dérangé dans les reproductions par la moindre exagération des couleurs. C’est un tableau qui allie savoir-faire et originalité dans une synthèse splendide ; c’est peut-être le meilleur exemple qui nous est donné pour imaginer les relations intimes qui existent entre les objets.
Source: Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.