R801 – Un Coin de table, vers 1895 (FWN863)
Pavel Machotka
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La simple table avec un tiroir que nous voyons dans plusieurs natures mortes, lui sert dans le tableau suivant, Un Coin de table ; le peintre se met à peu près à la même distance de l’arrangement mais un peu à droite, de telle sorte que le coin vide soit le plus proche du spectateur. Le nouvel angle demande certains ajustements sur le bord le plus proche, qui est interrompu par la serviette habituelle. Cet ajustement n’est pas aussi mystérieux qu’on a bien voulu le faire apparaître, et, en effet, les premières œuvres de Cézanne nous préparent à ce choix.
Dans Un Coin de table, la palette de Cézanne est fondée sur une opposition simple de complémentaires, rouge et vert, avec des bleu gris dans la serviette et l’assiette pour rafraîchir l’harmonie presque trop chaude. Le pivot de la composition est l’arrangement de pêches et de poires sur l’assiette. Elles sont massées, contrastant en couleur, et le centre est bien encombré, où deux feuilles minces traversent la pêche rouge et verrouillent0 notre attention (à part qu’elles renforcent le mouvement diagonal vers le haut à droite) ; et elles sont soigneusement peintes, avec des tons pastels sur quelques couleurs saturés, pour qu’on sache que ce sont des pêches, non des pommes, que nous voyons. Une poire verte indique la droite, et une jaune la gauche et l’arrière, parallèlement au paravent placé devant le mur, une technique qui incorpore les fruits dans l’espace du tableau.
C’est la dissemblance entre la droite et la gauche du bord avant de la table qui a toujours semblé aussi énigmatique qu’originale. Ce n’est pas plus une signature que ne l’était la touche parallèle ; c’est une technique qui sert au peintre quand il le juge utile, mais pas toujours, et l’on doit prendre en considération la complexité des formes dans chaque tableau où elle apparaît, ou son point de vue, afin d’expliquer son utilisation[1]. Ici, Cézanne se tient plus près du coin de la table, et il voit les deux côtés reculer dans l’espace en diagonale, le droit fortement, le gauche bien plus en douceur ; il conserve donc la perspective prononcée pour créer la profondeur mais nie la plus douce, afin d’obtenir un bord parallèle à la toile. Mais celui-ci est vu un peu en perspective, et Cézanne semble avoir besoin de représenter ce mouvement aussi. La solution qu’il choisit est de repousser la partie gauche de la table. Il connaissait déjà cette technique avant ; il l’utilisa, dans le même but, dans Le Pont de Maincy de 1880, mais là cela aurait échappé à notre attention si nous n’avions pas la photographie du site pour nous montrer l’espace réel. C’est un effet discret, visible seulement quand nous insistons sur la perspective mathématique plutôt que l’équilibre optique, mais c’en est un que chaque spectateur devrait vérifier ; pour voir comment il affecte la dynamique du tableau on devrait masquer la ligne déplacée et l’imaginer ailleurs.
Source: Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.
[1] Ce n’est pas, comme on le pense souvent, une compensation à la prétendue illusion de Poggendorf, selon laquelle une ligne interrompue en diagonale semblera déplacée après l’interruption. Voir la discussion de cette illusion dans Arnheim, Art and visual perception, 1974, p. 420.