Les dessins de Cezanne : éléments de stylistique
Première partie : les années d’apprentissage
1856-1865
François Chédeville
L’étude sur la datation des copies de sculptures de Cezanne[1]https://www.societe-cezanne.fr/2018/03/22/datation-des-copies-de-sculpture-realisees-par-cezanne-i/ a souligné la nécessité de recourir à des analyses de style, faute d’éléments historiques incontestables, pour améliorer les datations les plus couramment admises, celles de Chappuis.
Ceci pose le problème d’une analyse plus complète de tous les procédés graphiques utilisés par Cezanne dessinateur, sachant que les copies de sculptures ne représentent qu’un dixième de l’ensemble des dessins connus (265 sur 2600), et qu’il est nécessaire à terme de réexaminer complètement leur datation.
Le point de vue adopté ici consiste à nous appuyer sur une analyse du corpus des dessins classés selon un ordre chronologique probable, reposant sur la datation Chappuis (éventuellement corrigée par endroits là où on a de bonnes raisons de le faire), pour tenter de discerner l’ensemble des procédés de style utilisés par Cezanne au fil du temps, en cherchant à mettre en évidence les styles dominants à une époque donnée. Pour cela, nous avons défini, en parcourant la totalité des dessins selon cet ordre, un certain nombre de périodes que l’on espère point trop arbitrairement découpées et qui nous ont paru caractérisées par un minimum d’unité de style(s). Bien entendu, en procédant ainsi on se trouve confronté aux problèmes classiques de frontières lorsqu’une datation Chappuis se trouve à cheval sur deux des intervalles définis, ce qui oblige à affecter l’œuvre concernée à l’une ou l’autre des deux périodes contiguës en fonction de la « couleur » dominante de son style.
Bien que la succession chronologique ne puisse dans ces conditions être exactement garantie, d’autant plus que, comme en peinture, Cezanne ne manque pas de réutiliser à l’occasion tel ou tel procédé dominant à une époque donnée et plus ou moins abandonné entretemps, il s’agit donc de se livrer à un premier débroussaillage devant permettre, à terme, de définir en quelque sorte le vocabulaire (les procédés de style de détail, comme par exemple le redoublement bien connu de la ligne de contour d’une figure) et la syntaxe (le mode de composition de plusieurs procédés élémentaires dans un dessin donné) du langage graphique de Cezanne.
Outre l’intérêt intrinsèque de cette « plongée dans les profondeurs » de la pratique du maître nous permettant de mieux la connaître et l’apprécier, on peut tout de même espérer que, de façon itérative, les résultats obtenus par l’analyse du style seront à même de nous permettre de gagner en pertinence dans le découpage et la succession chronologiques dont nous sommes partis et, surtout, finalement, en précision dans la datation des œuvres.
Dans un premier temps, nous livrons ici l’analyse portant sur les années d’apprentissage de Cezanne jusqu’en 1865, parce qu’elles contiennent, encore à l’état embryonnaire, la plupart des procédés de style qui prendront leur essor par la suite. Nous serons ainsi en mesure de proposer un premier état d’un dictionnaire raisonné du « vocabulaire graphique » cézannien (déjà enrichi par quelques « coups de sonde » dans la production postérieure à 1865). La poursuite ultérieure de l’examen chronologique du corpus de dessins nous permettra alors, à partir de la constitution de classes de dessins-types, d’explorer l’univers de la syntaxe graphique cézannienne.
I – 1858-1861 : L’APPRENTISSAGE DU DESSIN
Entre 1858 et 1861, Cezanne est à Aix et apprend à dessiner, notamment à l’école gratuite de dessin. Il nous reste de cette première période 351 dessins[2] Ces dessins figurent sur 15 feuilles de dessins (comportant 67 dessins en tout) et 67 pages de carnet (comportant 38 dessins issus de Cj1 et 286 de Cj2 : la quasi-totalité provient donc de ces deux carnets de jeunesse un peu miraculeusement conservés). portant quasi-exclusivement sur la représentation de personnages dans les attitudes les plus variées. On en trouvera la liste dans la première feuille du tableur Excel annexé ici.
Peut-on y discerner des procédés graphiques qui seraient caractéristiques de Cezanne ?
I-1. L’écume du crayon
254 de ces premiers dessins – ce qui est considérable – constituent des ébauches tout à fait médiocres, à quelques exceptions près.
- 76 ébauches sont à peine lisibles (exemples Fig. 1), réduites à quelques traits qui accompagnent d’autres dessins présents sur la feuille. Leur intérêt est donc pratiquement nul, à part de faire nombre dans une analyse de thème[3]L’analyse de l’ensemble des thèmes relatifs à la figure humaine se trouve dans la série d’études statistiques publiées sur le site à l’adresse : https://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-dans-loeuvre-de-cezanne/ (par exemple : une tête dans C0074-4) quand le dessin est identifiable.
(N.B. : cliquer sur le n° Chappuis figurant dans la légende des figures pour obtenir un agrandissement de l’image concernée)
- 178 dessins (auxquels il convient d’adjoindre le dessin aquarellé RW001) sont davantage lisibles, mais leur exécution est très peu soignée et fait penser à un délassement de la main s’exerçant à saisir distraitement telle ou telle silhouette. C’est pourquoi on les trouve très fréquemment accumulés en grand nombre sur la même feuille.
Ici aussi, l’intérêt de ces dessins est purement thématique, la qualité d’exécution étant très faible et ne pouvant rien nous révéler d’une quelconque spécificité du style de Cezanne.
I-2. L’entraînement au dessin
Parmi tous les dessins de cette période, un gros quart (98 dessins) pousse cependant la finition plus loin. Une vingtaine d’entre eux témoigne même d’une habileté réelle dans le rendu du visage ou le mouvement d’une scène de genre. Cezanne semble ici s’entraîner à trouver les moyens graphiques de rendre une figure expressive.
Ce qui frappe dans les dessins de cette première période, c’est l’hétérogénéité des sujets représentés – mis à part le fait, très intéressant à noter sur le plan thématique, que ces dessins, à une minuscule poignée d’exceptions près, sont tous consacrés à la représentation de l’humain. Loin de toute recherche de représentation réaliste, Cezanne explore davantage l’infinie variété des caractéristiques particulières du visage humain, son thème de prédilection (140 dessins de têtes et de bustes sur l’ensemble de la période) et celle des attitudes corporelles possibles (une quarantaine de dessins). Il s’exerce également à composer des scènes à deux ou plusieurs personnages (45 dessins dont 13 avec plus de deux personnages). Ces scènes de genre constituent les premières tentatives par Cezanne pour rendre la dynamique d’ensemble d’un groupe de personnages en interaction[4]Voir par exemple C0003 et C0028 (Guerriers combattant), C007 et c0049 (prisonniers, CS1860-65 Jeux d’enfants), C0015 et C0035 (scènes de cabaret, peut-être d’ailleurs des copies comme C0036).. Quoi qu’il en soit, on constate que les thèmes traités sont assez convenus et on n’y trouve guère d’originalité. Nous sommes encore loin de l’intérêt manifesté ultérieurement pour les paysages ou les natures mortes, ou la concentration sur certaines scènes de genre de prédilection…
Sur le plan du style, il est également frappant de constater l’extrême variété des modes d’expression et des styles adoptés, comme on peut le voir dans l’échantillon de la Fig. 3. Cette variété témoigne d’une recherche tous azimuts pour dégager un style propre. Tous les outils appris à l’école sont mis à contribution, qu’il s’agisse du dessin des contours des figures comme des moyens de modeler les volumes. Mais rien de dominant encore, qui puisse nous permettre de dire à coup sûr de chacune de ces œuvres : « voilà un dessin de Cezanne ! », alors même que l’on trouve ici et là de façon isolée bien des procédés appelés à un grand développement, comme les lignes de contour redoublées ou l’usage des hachures droites pour indiquer les volumes.
I-3 – Les copies comme moyen d’apprentissage
On peut noter que parmi cette masse de dessins, on a pu identifier à peine 16 copies certaines[5]bien que l’original ne soit pas identifié, hors le dessin bien connu C0050Jupiter et Thétis, qui est d’ailleurs évidemment davantage une interprétation plutôt qu’une copie du tableau d’Ingres (cf. la position de Jupiter). dont 5 scènes de groupe assez grossières (notamment les premiers Joueurs de cartes)et deux copies de statues assez finement dessinés.
Plus d’une vingtaine d’autres dessins peuvent cependant être également des copies, certaines d’entre elles étant suggérées par Chappuis.
Les deux copies d’antiques du musée Granet (C0073 et C0074), témoignent d’un travail tout à fait classique d’étudiant s’appliquant à rendre les contrastes entre l’ombre et la lumière en travaillant sur l’intensité des frottis de gris.
On peut supposer qu’au long de ces 6 années de cours à l’école de dessin d’Aix il a existé de nombreuses autres copies du même acabit, ainsi que des académies d’après le modèle vivant[6]Aucune académie dessinée ne subsiste de ces 5 premières années de cours, la première conservée datant de 1862. En revanche, il nous reste un nu académique peint vers 1860, exemple unique dans toute l’œuvre de Cezanne (R008)., dont la seule vertu est de nous démontrer que, contrairement à l’opinion souvent répandue autrefois, Cézanne savait parfaitement dessiner selon la manière classique « à la Ingres » enseignée dans les écoles d’art.
Manifestement, ce travail d’étudiant apprenant le dessin par la copie classique n’intéressait guère Cezanne, puisqu’il ne nous en reste pratiquement rien.
I-4. L’apprentissage en peinture
A titre de mise en perspective des constatations faites sur le dessin, il est intéressant de noter qu’en peinture on se trouve face à des phénomènes assez identiques.
Il nous reste de ces six premières années une vingtaine de tableaux seulement, dont trois sont des copies identifiées (Le Prisonnier de Chillon, Le Baiser de la muse– copiés sur l’original au musée Granet – et Les Deux Enfants– copiés sur une gravure). Ici aussi, ces copies peintes, de même que la plupart des autres tableaux (qui presque tous peuvent d’ailleurs être également des copies), représentent de façon conventionnelle des sujets convenus. Hormis les Quatre Saisonsdu grand salon du Jas de Bouffan (bellement colorées, et signées Ingres…) et la toute première nature morte R019 (par sa richesse chromatique et l’équilibre de sa composition), rien de réellement caractéristique du Cezanne à venir[7]Noter cependant les bizarreries de la Scène religieuse(R020) et de la Visitation(R011)..
Concluons : les œuvres de Cezanne faites à Aix jusqu’en 1861 témoignent de ses années d’apprentissage à la fois par la dispersion très grande des sujets traités, sans ligne directrice, et par l’hétérogénéité des procédés stylistiques classiques mis en œuvre. Cezanne se cherche – et la façon dont il dessine ne nous laisse pressentir ni l’originalité de sa manière future, ni la qualité expressive à laquelle il parviendra.
II – 1861-1865 : LE CHOIX DU MÉTIER DE PEINTRE
Le 22 avril 1861, Cezanne emménage pour la première fois à Paris. Comme on le sait, Zola lui a écrit son programme de travail : « De six à onze tu iras dans un atelier peindre d’après le modèle vivant ; tu déjeuneras, puis de midi à quatre, tu copieras, soit au Louvre, soit au Luxembourg, le chef-d’œuvre qui te plaira. »
Gasquet avec son lyrisme coutumier, décrit ainsi son état d’esprit : « Il verrait le Louvre, Rembrandt, Titien, Rubens, cette fontaine aux nymphes de Jean Goujon qu’une lettre de Zola reçue le matin venait de lui décrire[8]Lettre du 25 mars 1860. . Il apprendrait, autrement que par les collections du Magasin Pittoresque comment on met le monde en page ; car une de ses passions, le soir, sous la lampe, était de feuilleter les illustrés, revues d’actualité et même journaux de modes, pour y regarder se mouvoir des femmes sous les arbres, des passants dans les rues, et avec ces images de villes, de champs et de maisons, ces mouvements d’êtres de toutes sortes, de recréer, de composer en rêvant d’immenses toiles irréalisables, mais qui le mordaient de désir de la nuque au talon[9]Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, p. 34-36. »
En fait, au bout de 5 mois, découragé, il retourne à Aix pour ne revenir à Paris, définitivement certain de sa vocation, qu’un an plus tard en novembre 1862. Sa vraie carrière de peintre commence alors et dans les dix ans qui vont suivre il alternera les séjours provençaux et parisiens jusqu’à l’été 1872.
De 1861 à 1865, on peut observer l’éclosion de son style propre, tant en dessin qu’en peinture ; rien n’est vraiment stabilisé, et ses recherches témoignent encore d’un certain éparpillement. Mais des lignes de force commencent à se faire jour et en peinture au moins, Cezanne est suffisamment sûr de lui et de son originalité pour porter au Salon de 1865 des toiles « qui feront rougir l’Institut de rage et de désespoir », avec l’insuccès que l’on sait…
II-1 – La naissance du trait cézannien en dessin
On connaît 131 dessins durant les années 1861-1865, dont la moitié sur carnets. C’est le tiers de ce que l’on a pu trouver durant la période précédente, ce qui indique clairement, à notre avis, que des carnets de dessins se sont perdus.
(La liste de ces dessins figure dans la seconde feuille du tableur Excel dont l’adresse est indiquée au début de cet article.)
Parmi les dessins qui nous sont parvenus, on peut distinguer plusieurs familles.
II-1-1. Les dessins d’apprentissage
- Comme avant 1861, 17 dessins se réduisent à quelques traits à peine lisibles en marge d’autres dessins; ces ébauches sont inexploitables. On peut noter qu’elles sont proportionnellement beaucoup moins nombreuses que durant la période précédente qui en comptait 75. Ce n’est pas forcément un indice de progrès, mais plutôt la conséquence de la perte de nombreux carnets de dessins, beaucoup moins fournis sur cette période que sur la précédente. Or c’est évidemment sur les carnets de dessins que l’on trouve ces ébauches.
- De même, 49 dessins relèvent encore d’un entraînement un peu relâché visant à croquer des attitudes, des visages ou des scènes de groupe, avec le même degré de maladresse ou de simplicité que durant la période précédente, sans caractère réellement cézannien. Neuf d’entre eux, figurant sur une même feuille de dessin, sont des copies d’éléments de sculpture, vraisemblablement du musée assyrien du Louvre. Les ébauches de têtes et de buste qui ont occupé l’essentiel de la période précédente ont pratiquement disparu, au profit de l’étude des positions du corps. Certains dessins au crayon ont été recouverts par d’autres. A quelques exceptions près[10]C0057e-f, C0190A, C0159, C0156a, C0065b, C0072,CS1862A., ces dessins ne méritent pas qu’on s’y arrête sur le plan du style.
II-1-2 – Les académies
26 académies d’hommes sont des travaux « scolaires » qui ne font que renforcer ce que nous disions plus haut : Cézanne maîtrise tout à fait honnêtement les techniques classiques de dessin. En marge de ces dessins, 16 dessins d’anatomie représentant bras, jambes, pieds… sans intérêt particulier, à une ou deux exceptions près.
L’analyse des académies est intéressante car elle nous fournit une première approche de la maturation progressive du trait cézannien. On peut en effet distinguer plusieurs types de styles et d’outils graphiques dans les académies proprement dites :
- le style classique (14 dessins, Fig. 5), où le dessin fruit de l’enseignement d’atelier vise à la vérité anatomique ; le trait de contour des figures est linéaire et continu, les ombres sont traitées par le jeu plus ou moins intense des frottis de gris au crayon. Rien de particulièrement cézannien dans ces figures conformes à l’enseignement traditionnel, vraisemblablement réalisées en grande partie à Aix en 1862 ou au début de la fréquentation de l’atelier Suisse à Paris. Les dessins sont « beaux » au sens classique du terme, mais ne sont guère originaux. Le trait cézannien n’est pas encore né.
- le style « relief bosselé» (Fig. 6), qui manifeste un début de liberté par rapport au « fini » anatomique des académies précédentes, dans le traitement des contours anguleux, quasi bosselés par endroits ; le trait reste linéaire mais il est fortement accentué. La figure se détache nettement du fond et acquiert un relief de statue. Le traitement des ombres et lumières demeure cependant conventionnel.
- une réelle conquête de liberté par rapport au dessin académique avec l’abandon du rendu anatomique exact (Fig. 7, cf. le traitement simplifié des pieds, à comparer aux académies aixoises), par la mise en œuvre plus systématique de trois procédés déjà en germe avant 1861 :
- la ligne de contour redoublée (C0081, bras gauche, C0095 bras gauche, épaule droite et cuisse droite, C0208 haut du dos et de la poitrine, jambe droite) ;
- la ligne de contour brisée (CS1865-67, coude droit, cuisse gauche, C0208 haut cuisse gauche) ;
- la ligne de contour renforcée, redoublée par endroits, fortement accentuée autour de masses musculeuses non détaillées (C0095, C0208).
Les ombres sont traitées de façon sommaire, parfois simplement par un système de hachures un peu désordonnées (C0081).
- Apparaissent alors quatre procédés (Fig. 8) qui vont connaître un large développement par la suite (ce qui inciterait d’ailleurs à considérer ces œuvres comme postérieures à 1865-66) :
- dans C0098 d’abord, puis avec plus de légèreté et d’aisance dans C0094a, l’abandon de toute linéarité continue dans les contours, traités tantôt en lignes redoublées plus ou moins longues, tantôt en lignes brisées, à angles vifs, visant à rendre l’aspect dynamique du mouvement ;
- dans C0103a, le modelé des volumes par une accumulation de hachures multiples croisées, donnant un aspect « griffé » à la figure ;
- dans C0097 la découverte de la ligne de contour ondulée flottante autour du contour réel qui n’est ainsi plus exactement dessiné, mais seulement suggéré, créant un effet de mouvement de la figure, procédé que Cezanne exploitera largement par la suite.
On mesure le chemin parcouru en 3 ou 4 ans lorsqu’on compare par exemple C0078 à C0103 !
II-2. De nouvelles manières de dessiner
Restent 23 dessins dans lesquels les caractéristiques cézanniennes vont se développer.
- La dissolution du contour linéaire (Fig. 9) se poursuit grâce à plusieurs procédés :
- le doublement des lignes (C0092, épaule gauche, dos et hanche droite, C0156b femme allongée), comme dans Fig. 8 (C0081, C0095, C0208) ;
- le brouillage de la forme par la multiplication anarchique des lignes de contour (C0066a, personnage debout, C0070b) ;
- l’interruption des lignes de contour (C0090b, la robe, c0056b l’homme au genou relevé) ;
- la superposition de deux lignes de contour enserrant des volumes différents, comme si l’auteur avait hésité entre deux possibilités (C0156b, bas du dos de l’homme assis), procédé promis à un bel avenir chez Cézanne. Il s’apparente à la superposition de deux images consécutives de dessin animé, ce qui introduit irrésistiblement l’impression d’une figure en mouvement.
- Le jeu sur les hachures (parallèles ou tracées en zigzag) destinées à modeler ombres et lumières pour donner le volume se développe également :
- Longues hachures en traits rectilignes (Fig. 10 : C0065a, avec le contraste entre l’ancien procédé du frottis de gris dégradé sur le visage par rapport aux hachures droites sur le vêtement ; ce dessin est peut-être une copie. C0160, C0091 et C0131 larges hachures droites plus ou moins resserrées sur l’ensemble de la figure, avec pour C160 une ligne de contour renforcéepour créer l’effet de perspective rapprochant le personnage au premier plan par rapport au fond).
Avant 1861, on avait pu observer dans C0446 ces hachures naissant de zones entièrement noircies (ce que l’usage de l’encre rend plus aisé que le crayon), procédé peu commun chez Cezanne, pointé ici pour mémoire, et que l’on retrouve avec quelques hachures courbes dans le visage de Delacroix copié d’après une photographie (C0156a).
- Longues hachures en traits rectilignes (Fig. 10 : C0065a, avec le contraste entre l’ancien procédé du frottis de gris dégradé sur le visage par rapport aux hachures droites sur le vêtement ; ce dessin est peut-être une copie. C0160, C0091 et C0131 larges hachures droites plus ou moins resserrées sur l’ensemble de la figure, avec pour C160 une ligne de contour renforcéepour créer l’effet de perspective rapprochant le personnage au premier plan par rapport au fond).
- Premiers essais de mise en place d’un réseau de hachures courbes soulignant la forme (Fig. 11 : C0088a, volume de la joue et du cou, C0087bis volume du corps du cheval + contours en lignes redoublées, C0127b corps du personnage debout).
- Technique du treillis (Fig. 12) déjà rencontrée dans l’académie C0103a, avec un « griffage» formé du croisement de hachures droites ou peu recourbées (C0089, noter également le traitement par la superposition de contours mouvants (« dessin animé », voir plus bas) dans les têtes et le dos du cavalier. Ce dessin est une copie selon Chappuis, original non identifié).
- Apparition d’un nouveau procédé qui, lui aussi, va connaître un très large développement : le tracé des contours et l’indication des volumes par une succession de segments de lignes courbes (Fig. 13) donnant à la figure un aspect bosselé caractéristique. Certains sont longs (C0057a, la jambe et le bras, avec redoublement sur le mollet et le haut de la cuisse), d’autres sont courts, leur succession étant donc interrompue par des coupures (C0057a, la ligne du dos à droite, l’épaule gauche et son prolongement un peu désordonné tout au long de la colonne vertébrale).
- Ce procédé poussé à son terme produit un style très original, celui du dessin « en bouclettes » (Fig. 14) auquel Cezanne recourt parfois dans des dessins qu’il veut particulièrement expressifs, comme C0090a, scène de violence où un homme se penche sur un autre homme – ou une femme – qu’on peut imaginer qu’il a jeté au sol après un combat (ce dessin est peut-être une copie selon Chappuis).
Toute la figure est construite à partir d’un réseau serré de petits segments ondulants presque jamais droits. Certains sont tracés avec légèreté, d’autres en contraste extrêmement marqués, les premiers formant une sorte d’arrière-fond sur lequel se détachent puissamment les seconds, créant ainsi un effet de relief saisissant entre les différents plans de la figure, rapprochant les uns, éloignant les autres.
- La plupart de ces procédés peuvent se combiner dans une même figure, comme c’est par exemple le cas dans CS1865V-1 (Fig. 15) :
- ligne de contour doublée sur le bras gauche du cavalier et le poitrail du cheval : effet de mouvement ;
- ligne de contour anarchique pour la queue du cheval : mouvement encore plus net ;
- ligne de contour renforcée en jouant sur l’intensité du trait, sur les pattes du cheval et la jambe du cavalier, pour marquer la séparation des plans (effet de perspective). Cf aussi la chaussure du cavalier et sa main gauche ;
- Hachures droites en zigzag pour marquer le contraste entre le premier plan du poitrail du cheval laissé vide et la poitrine du cavalier au second plan ;
- Tête du cheval traitée par toute une série de très petits segments droits accolés (et accentués pour rapprocher cette tête de l’observateur par rapport à la poitrine du cavalier) lui conférant une certaine raideur et une présence qui n’est pas sans rappeler une sculpture ou un masque africain.
- Durant cette période, on observe comme dans la précédente une multiplication des thèmes sans lignes de force clairement dégagées, à quelques exceptions près comme le dessin C0086[11]dont la reproduction est, hélas, de très mauvaise qualité. Quiconque disposerait d’une meilleure image serait le bienvenu… (Fig. 16) qui illustre bien la phase de transition de ces années avec les suivantes :
Comme on sait, ce thème est appelé à un grand avenir cézannien, du fait de son caractère érotique et provocant. Mais le traitement graphique, en dehors des contours flous renforcés des personnages, ne s’écarte que peu d’une technique de dessin assez classique, visant notamment à une expression très claire des émotions sur les visages – approche psychologisante du portrait que Cezanne abandonnera bientôt – ou à une représentation érotisée du corps féminin qui suppose un certain réalisme. nous en avons d’ailleurs ici un exemple pratiquement unique (la femme semblant particulièrement ravie post coïtum,comme celleante coïtum de C0290) : chez Cezanne, on sait qu’aucune baigneuse, et plus généralement aucun nu féminin n’est de nature à provoquer une quelconque attraction sexuelle….
Après ces années d’apprentissage et d’expérimentation tous azimuts, Cezanne est désormais prêt, à partir de 1865, à développer un style propre qui ira s’affirmant de plus en plus, tant sur le resserrement des thèmes choisis que sur la dextérité à mettre en œuvre les différents procédés déjà découverts. Son vocabulaire comme sa syntaxe graphiques ne vont cesser de s’enrichir au fil du temps, jusqu’à ce qu’il abandonne pratiquement à partir de 1900 le dessin proprement dit au profit de l’aquarelle.
On peut consulter une première synthèse du vocabulaire graphique cézannien ici.
Références
↑1 | https://www.societe-cezanne.fr/2018/03/22/datation-des-copies-de-sculpture-realisees-par-cezanne-i/ |
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↑2 | Ces dessins figurent sur 15 feuilles de dessins (comportant 67 dessins en tout) et 67 pages de carnet (comportant 38 dessins issus de Cj1 et 286 de Cj2 : la quasi-totalité provient donc de ces deux carnets de jeunesse un peu miraculeusement conservés). |
↑3 | L’analyse de l’ensemble des thèmes relatifs à la figure humaine se trouve dans la série d’études statistiques publiées sur le site à l’adresse : https://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-dans-loeuvre-de-cezanne/ |
↑4 | Voir par exemple C0003 et C0028 (Guerriers combattant), C007 et c0049 (prisonniers, CS1860-65 Jeux d’enfants), C0015 et C0035 (scènes de cabaret, peut-être d’ailleurs des copies comme C0036). |
↑5 | bien que l’original ne soit pas identifié, hors le dessin bien connu C0050Jupiter et Thétis, qui est d’ailleurs évidemment davantage une interprétation plutôt qu’une copie du tableau d’Ingres (cf. la position de Jupiter). |
↑6 | Aucune académie dessinée ne subsiste de ces 5 premières années de cours, la première conservée datant de 1862. En revanche, il nous reste un nu académique peint vers 1860, exemple unique dans toute l’œuvre de Cezanne (R008). |
↑7 | Noter cependant les bizarreries de la Scène religieuse(R020) et de la Visitation(R011). |
↑8 | Lettre du 25 mars 1860. |
↑9 | Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, p. 34-36 |
↑10 | C0057e-f, C0190A, C0159, C0156a, C0065b, C0072,CS1862A. |
↑11 | dont la reproduction est, hélas, de très mauvaise qualité. Quiconque disposerait d’une meilleure image serait le bienvenu… |