日仏美術学会会報第27号(2007年)BULLETIN DE LA SOCIETE FRANCO-JAPONAISE D’ART ET D’ARCHEOLOGIE

講演『セザンヌ受容の研究』と今後の展望

Recherche sur la réception de Cézanne au Japon et ses perspectives à venir

 永井  隆則

Takanori NAGAÏ

 

日仏美術学会会報

 

 

要旨

2007年2月、中央公論美術出版より『セザンヌ受容の研究』を上梓した。ポール•セザンヌ(Paul Cézanne, 1839-1906)の名前が日本で初めて紹介されたのは、明治45(1902)年の事であるが、以来、第二次世界大戦中まで、日本で、どのようなセザンヌ解釈が提出されてきたかを本番で明らかにした。本研究は、1989年以来、まず、美術雑誌を網羅的に調査して、日本人によって語られたセザンヌ論を収集することから始まった。この調査から、多くのセザンヌ論が発表される中で、幾つかの特徴的な批評言語によって日本独自のセザンヌ解釈が形成されていった琪を突き止めた。すなわち、1902年から1910年代の「感歎」、1910年代半ばから1920年代初頭の「人格」、1920年代半ば頃から1930年代の「写宵」、1930年代の「造型」、1930年代から1945年頃までの「日本主義」であるが、調査と整理の過程で、セザンヌ受容は、単なる異物の移植、あるいは異国趣味、新しい物への興味本位といった現象ではなく、セザンヌを受容した日本人の側の主体性(時代時代の哲学的•思想的要請)に強く動機付けられているのではないかとの仮説を抱き始めた。

本迸は、以上の仮説に立って、初期受容から戦中までのセザンヌ受容の過程を当時の批評資料を追跡、復元、紹介すること、そして、比較芸術学の手法を駆使して、日本に於いて、欧米にはない、どのような特殊なセザンヌ解釈が提出されたか、また、思想史の観点を導入し、どのような思想的要請に基づいてそれらが形成さたかを明らかにする琪を目的とした。1972年のヴヱックスラー(Judith Wechsler) 以来、セザンヌ受容史研究は、セザンヌ研究の国際的テーマとなって今日に至っている。本研究は、国内外のセザンヌ受容史研究の国際的勋向を踏まえて、日本国内に於けるセザンヌ受容に焦点を絞った物であるが、以上の諸点から、セザンヌ受容史研究に、独自の貢献を行う祺ができたと思う。

本番は、文献学の観点からの研究であり、今後は、日本人画家の制作にセザンヌ絵画がどのようなインパクトを与えたかを明らかにする、新たな受容研究を展開していく。無論、これまで幾つかの言及がなされてきたが、多くは実証的根拠のないまま、単なる形の上での表面的「類似」を指摘するのみで「影響」関係があったとする、素朴な模倣論、恣意的、非科学的謎論に止まっている。制作上での受容を議論するためには、まず、日本人が具体的に、どのセザンヌ(オリジナルであれ複製であれ)をどこで見ることができたか、コレクション、展览会、美術雑誌を網羅的に調査して、データ•ベース化し、他の実証的根拠も極力踏まえながら、受容解釈を展開する必要がある。今後の展望として、「セザンヌ•イメージの考古学的研究」が、確立されなければならない。その上で、日本人が、如何に主体的に、即ち、創造的(想像的)にセザンヌ絵画を解釈したかを明らかにしていきたい。

(Professeur adjoint à l’Institut de Technologie de Kyoto)

キーワード:

ボール•セザンヌ、受容、感規、人格、写赏、造型、日本主義

Mots-clefs:

Paul Cézanne, réception, sensation, personnalité, shajitsu, plastique, « nipponisme »


Introduction

Pour commencer, je voudrais expliquer la démarche que j’ai suivie jusqu’à ce jour dans ma recherche sur la réception de Cézanne (1839-1906) au Japon. C’est en 1989 que j’ai commencé à étudier cette question, avec une subvention de recherche scientifique du Ministère de l’Éducation nationale. Comme je travaillais à cette époque comme conservateur au Musée national d’art moderne de Kyôto, c’est la raison pour laquelle jai choisi ce sujet de recherche. Pendant les dix années où j’ai travaillé dans ce musée, j’ai poursuivi mes investigations, et publié en 1996 deux articles sur ce thème, dans le Bulletin de la Fondation Kajimaet dans la revue Eurêka.Même après avoir pris mes fonctions à mon poste actuel, j’ai continué ce travail avec deux subventions de recherche scientifique, l’une du Ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, de la Recherche et de la Technologie en 1998-2001, et l’autre de la JSPS (Japan Society for the Promotion of Science) en 2003-2005. À cette occasion, j’ai de nouveau publié quelques articles sur ce sujet. En 2005, J’ai rassemblé tous les textes que j’avais écrits pendant ces seize années, et je les ai mis en ordre en vue dune thèse de doctorat ès lettres que jai présentée à l’Université de Kyoto en mars 2006. En février 2007, dans le cadre de la subvention qui m’avait été accordée par la JSPS, j’ai publié ce mémoire sous la forme d’un livre, sous le titre Recherche sur la réception de Cézanne au Japonchez l’éditeur Chuôkoron-bijutsu-shuppan à Tôkyô.

Si l’on devait situer ces travaux dans la recherche cézannienne actuelle dans le monde, il faudrait en référer à plusieurs expositions, à commencer par l’exposition rétrospective qui commémorait le centenaire de la première exposition de Cézanne en 1895 chez le marchand de tableaux Ambroise Vollard (1868-1939), au Grand Palais à Paris et à Philadelphie en 1995-96. Dans le catalogue de cette exposition, la conservatrice Françoise Cachin (1936-) relate l’histoire de la réception des œuvres de Cézanne, surtout en France, jusqu’à la mort du peintre. L’autreorganisateur, John Rishel, celle de la réception de l’œuvre dans le monde entier, et en particulier aux États-Unis après sa mort. Avant et après cette exposition, le problème de la réception des œuvres a été repris dans d’autres pays. Walter Feilchenfeldt a traité ce sujet en Allemagne à l’occasion de l’exposition cézannienne de Tübingen en 1993, La Suède a organisé l’exposition « Cézanne i blickpunkten » au Nationalmuseum de Stockholm du 17 octobre au 1erjanvier 1998. En Australie, il y a eu l’exposition « Classic Cézanne » à l’Art Gallery de New South Wales, Sydney, du 28 novembre 1998 au 28 février 1999. Au Japon, « Cézanne au Japon » est le titre d’une exposition qui a eu lieu au musée d’art de Yokohama et au musée préfectoral d’Aïchi en 1999-2000.

L’histoire de la recherche sur Cézanne a débuté en 1972 avec la thèse de doctorat Ph.D. de Judith Glatzer Wechsler (1940-) : « Major trends in Cézanne interpretations » (University California, Los Angeles). Ce travail est à l’origine de la recherche mondiale sur la réception des œuvres cézanniennes. On trouve ensuite, par exemple, l’ouvrage de John Rewald (1912-94) Cézanne and America : Dealers, collectors, artists and critics, 1891-1921,en 1989, ou la thèse de Kyle Jill Anderson : « Cézanne and American Painting, 1900 to 1920 » (Ph, D. The University of Texas at Austin), en 1995* On voit ainsi que la question de la réception de l’œuvre constitue depuis une vingtained’années un champ de débat dans le domaine de la recherche cézannienne.

Il est intéressant de se demander ce qui se trouve derrière cette tendance de la recherche. De quelles idées est née cette approche d’une histoire de l’art cézannienne ? Je voudrais proposer une réponse à cette question fondamentale.

Il est bien connu que les historiens d’art, et surtout les anglo-américains comme Roger Fry (1866-1934), Clive Bell (1881-1964), Alfred H. Barr (1902-1981), Clement Greenberg (1909-94), William Rubin (1927-2006) et d’autres, ont inventé une approche formaliste pour interpréter les œuvres de Cézanne, et l’ont située dans une histoire du développement de l’art moderne. Cézanne a été considéré comme une origine de l’art moderne, en particulier du cubisme et de l’art abstrait, qui a acquis droit de cité dans les années 30. Ces commentateurs croyaient qu’ilexiste une vérité permanente et invariable dans la plastique chez Cézanne.

Avec l’apogée de l’interprétation formaliste, à partir des années 50, de nouvelles approches sont apparues. En attachant les aspects formels de l’œuvre aux événements biographiques, Kurt Badt (1890-1973) a interprété l’accomplissement de l’œuvre comme un symbole de la vie du peintre. Meyer Schapiro (1904-96), et après lui Théodore Reff, ont psychanalysé Cézanne en interprétant ses œuvres par rapports aux événements de sa vie pour mettre au jour les données inconscientes qui, selon eux, porteraient la signification cachée des œuvres. Après eux, cette approche psychanalytique est devenue un des courants principaux de la recherche cézannienne. C’est encore le cas aujourd’hui comme on le voit dans les travaux de Krumrine et de Geist (1914-). À la différence du formalisme, qui a expulsé les données anecdotiques de la biographie du domaine de l’interprétation des œuvres, les tenants de l’interprétation psychanalytique ont voulu démontrer le mécanisme compliqué de la création, et pour cela mettre en évidence les liens invisibles que l’œuvre entretient avec la vie du peintre.

Bien que ces deux tendances paraissent opposées au premier regard, en réalité elles partagent une prémisse commune : quil soit conscient ou inconscient le sujet qui imagine les formes et les restitue sous un aspect visuel, ce sujet existe invariablement indépendamment des circonstances de sa vie, et sans aucun rapport avec l’interprétation qu’on pourra en faire.

J’ajouterais que Cézanne a souvent été cité par des philosophes comme Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) ou Jean-François Lyotard (1924-1998), qui trouvaient dans son œuvre des arguments en faveur de leurs théories de l’art. Après la Seconde Guerre mondiale, les théories sur Cézanne se situaient au-delà des faits concrets de l’histoire. Fondées sur la spéculation philosophique, elles offraient la même image de constance du peintre que les approches formaliste et psychanalytique mentionnées plus haut.

Face à ces trois mouvements de recherche, deux nouvelles méthodes se sont détachées jusqu’ici depuis ces vingt dernières années. La première est le contextualisme. Comme on le voit par exemple dans les travaux de Richard Shiff (1943-) ou de Jean-Claude Lebensztejn (1942-), celle-ci vise à interpréter l’œuvre en s’appuyant sur les critiques de son temps. Ou encore, comme l’ont montré les travaux de Nina Maria Athanassoglou-Kallmyer (1945-), de Philip Conisbee (1946- 2008) et de Denis Coutagne (1947-), organisateurs de l’exposition « Cézanne en Provence » en2006, elle s’appuie sur le contexte culturel de sa région natale et de sa ville, Aix-en-Provence. Cette perspective nouvelle est apparue parce qu’aujourd’hui, cent ans après la mort de Cézanne, on a assez de recul pour commencer à le considérer comme un peintre du passé, et regarder son œuvre dans un contexte historique. Autrement dit, on commence à comprendre maintenant que Cézanne n’est plus un peintre actuel. Il est vrai qu’à cette tendance vient s’ajouter en même temps l’historicisme, qui imite l’histoire de l’art classique, avec ses commentaires banals, et non-anthropologiques. Bien entendu, il faut bien distinguer l’historicisme du contextualisme que nous avons évoqué ci-dessus.

Pour ce qui est de la deuxième méthode, il est possible que la tendance structuraliste, à partir des années 60, ait détruit cette pensée universaliste européenne qui se situe au-delà dun moment ou d’un lieu de l’histoire, et que cette nouvelle tendance ait également agi sur les méthodes d’interprétations de Cézanne.

Je pense que la recherche sur la réception des œuvres est apparue dans ce cadre, ou plus exactement dans le cadre d’une pensée post-structuraliste qui intervient après les années 80. Dans cette perspective de recherche, on a pris conscience que l’image que l’on se fait du peintre varie selon les époques, les régions, et les commentateurs. Il est désormais établi que les visées véritablement scientifiques n’ont pas pour objet de chercher le vrai Cézanne, en croyant qu’il existe quelque part, mais de démontrer d’où sont venues les diverses interprétations précédentes, et de mettre au jour les conditions dans lesquelles elles sont apparues, leurs fondements intellectuels, culturels, historiques ou idéologiques. Le contexte historique et régional de la vie de Cézanne et de ses commentateurs est passé au crible. On voit bien que le contexte est une variable qui contribue à produire une certaine image dans une condition particulière. La recherche sur la réception est fondée sur cette prise de conscience qui fonde le constructivisme.

Pendant ma carrière de conservateur de musée, l’un de mes travaux quotidiens était de mettre en ordre des revues spécialisées dans les arts. Ayant remarqué que beaucoup de Japonais, artistes, critiques d’art, écrivains, philosophes, esthéticiens et autres, avaient écrit sur Cézanne, j’ai pensé qu’il serait utile d’établir une base de données sur les textes japonais sur Cézanne. Tel est le point de départ de mes investigations à travers tous les articles que j’ai pu consulter. J’ai ainsi découvert un article de la revue des beaux-arts, Bijutsushinpode 1902, où Keiichirô Kume (1866-1934), peintre de style occidental, mentionne le nom de Cézanne pour la première fois au Japon. Puis j’ai étendu ma recherche jusque dans les numéros des revues de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. En même temps que j’ai établi des bibliographies aussi complètes que possible, j’ai publié, par intervalles, pendant seize ans, plusieurs essais sur les aspects divers de la réception de Cézanne au Japon. L’ouvrage Recherche sur la Réception de Cézanne au Japon,que j’ai publié en 2007, est un bilan de mes travaux de ces années qui couvre l’étude des textes en langue japonaise publiés au Japon entre 1902 et 1945.

 

I. Les interprétations de Cézanne au Japon

Après l’article de Keiichirô Kume en 1902, Yori Saïtô (1885-1959), un peintre de style occidental (yôgaka) , publia en 1909 dans la revue Le Japon et les Japonaisun article dans lequel il insistait sur la technique non académique de Cézanne qui, d’après lui, comportait des affinités avec la peinture japonaise traditionnelle. Ensuite, Ikuma Arishima (1882-1974), peintre de style occidental et critique d’art, publia un important commentaire sur Cézanne dans la revue Shirakabaen 1910. De plus, il traduisit en japonais Souvenirs sur Paul Cézanne et Lettres inédites,d’Émile Bernard (1868- 1941), Mercure de France,no. 247, 1907. Cette traduction parut dans la revue Shirakabaen 1913 et 1914. Ces publications marquent le début de la réception de Cézanne au Japon. Par la suite, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la présence du peintre français se manifesta dans des articles critiques ou dans des collections particulières. Son empreinte se retrouve également dans le style des artistes japonais.

Je me suis focalisé sur les textes écrits par des critiques d’art, des artistes, des philosophes, des spécialistes d’esthétiques et des écrivains. A travers ces recherches, je me suis aperçu que cinq termes pouvaient définir les différentes visions de Cézanne : sensation, personnalité, shajitsu (un mot japonais qui signifie plus ou moins réalisme), plastique et «nipponisme ».

Au départ, Cézanne fut introduit au Japon en tant qu’impressionniste. L’écrivain, Tôson Shimazaki (1872-1943) ainsi que le poète et sculpteur Kôtarô Takamura (1883-1956) perçurent la nouveauté qui caractérisait les œuvres du maître de l’art moderne. Après l’exposition organisée par Roger Fry (1866-1934) en 1910-11 sous le titre « Manet et le Post-Impressionnisme » pour présenter au public Manet (1832-83), Van Gogh (1835-90), Gauguin (1848-1903), Cézanne et Matisse (1869-1954), tous ces peintres furent considérés comme les champions du groupe post-impressionniste. C’est ainsi que Cézanne a été considéré pour la première fois comme un post-impressionniste.

Un des représentants de ce parti-pris fut Muneyoshi Yanagi (1889-1961), critique d’art, qui avait formé et dirigé le groupe Shirakaba, constitué d’écrivains et d’artistes aux idées humanistes. Celui-ci développa avec l’écrivain Saneatsu Mushanokôji (1885-1976) et d’autres une vision personnelle de Cézanne. Ils voyaient en lui le peintre qui s/était consacré toute sa vie à son œuvre créatrice mais n’avait pas été reconnu de son vivant. Ils étaient particulièrement sensibles à la grande sincérité et à la forte personnalité qui se manifestaient dans les œuvres de Cézanne. Ils privilégiaient la manière de vivre et la personnalité du peintre dans leur jugement artistique. Pour eux, les valeurs esthétique et éthique étaient sur le même plan. Ainsi pourrait-on qualifier leur vision de « critique théorique humaniste ».

Il se développa parallèlement une autre critique, que j’appelle « critique personnaliste ». Toutefois il est difficile de les distinguer l’une de l’autre. La critique personnaliste utilisait certes aussi l’idée de la personnalité mais elle visait à mettre en valeur non pas la manière de vivre et le caractère de l’artiste, mais la qualité de sa vie, au travers de l’analyse de ses œuvres, surtout dans ses traits et ses touches. Les critiques du philosophe Kitarô Nishida (1870-1945) et des historiensd’art spécialistes d’esthétique Sôtarô Nakaï (1879-1966) et Juzô Ueda (1886-1968), mirent en valeur notamment certaines qualités des peintures post-impressionistes. Ce type de critique apparut au milieu des années 1910 et se développa pendant tout le début des années 1920.

« Shajitsu » que l’on traduit généralement par réalisme ne signifie cependant ni le réalisme post-renaissant, ni le réalisme de Courbet (1819-77), ni le réalisme académique qui s’est développé après lui. En effet Shajitsu exprime une idée du réalisme propre aux Japonais qui a vu le jour à partir des années 30. Il est important de la distinguer de la conception européenne. La critique liée au concept de Shajitsu se proposait de montrer le mécanisme pratique pictural chez Cézanne. En fait, la réalité artistique n’existerait pas a priori avant l’acte de peindre, mais serait inhérent au processus qui consiste à peindre sur la toile des éléments de la nature. Ce sont notamment des peintres de style occidental comme Sôtarô Yasui (1888-1955) et Kunitarô Suda (1891-1961) qui développèrent cette idée en dénommant les procédés du peintre français avec des termes tels que simplification, géométrisation et déformation. Il s’agissait évidemment des techniques modernes de mise en forme inventées originalement par Cézanne. Mais en même temps, ces mots exprimaient sa vision particulière et individuelle de la nature. Ajoutons que cette critique Shajitsu était mise en avant par l’école de Kyôto. Centrée à l’origine sur le philosophe de l’université de Kyôto Kitarô Nishida, l’école de Kyôto se développa dans les armées 20 dans divers domaines tels que l’éthique, les sciences des religions, la pédagogie, et enfin l’esthétique et l’histoire de l’art. Kitarô Nishîdâ et les autres membres de cette école furent influencés notamment par les théories d’Henri Bergson (1859-1941) et de Konrad Fiedler (1841-95). Ainsi la critique Shajitsu, fondée sur celle de l’école de Kyôto, préfigurait déjà l’interprétation phénoménologique de Cézanne dans l’après-guerre, par Merleau-Ponty, Augustin Berque (1942-) et Norman Bryson (1949-), ces deux derniers ayant étudié la philosophie de Kitarô Nishida.

Ensuite la critique plastique, elle, considéra les peintures de Cézanne en tant qu’objets autonomes, indépendants des formes et des motifs naturels. Elle essayait de placer l’analyse dans l’interprétation. Ce point de vue rejoint le mouvement de la critique formaliste européenne, qui met en avant les particularités et les qualités formelles des œuvres. Elle s’intéresse à l’histoire des œuvres à partir de leur création et à travers tout leur développement, en étudiant soit l’œuvre d’un peintre en particulier soit l’évolution du style des peintres européens du passé ou du présent. Elle considère que Cézanne, s’étant libéré des techniques anciennes de l’après-Renaissance, a inventé de nouvelles formes picturales, de sorte qu’il est à l’origine du cubisme et des divers mouvements européens de l’art abstrait des années 10 et 20, Cette interprétation a vu le jour dans les années 30. Elle reste encore maintenant dominante dans l’histoire de l’art mondiale. Si cette critique sur Cézanne s’est répandue dans le Japon des années 30, c’est grâce à la modernisation de la société et de la vie quotidienne, à l’industrialisation et à l’urbanisation. En effet, la modernité est apparue comme une nouvelle valeur sociale surtout dans les grandes villes.

Enfin, je présenterai la critique du « nipponisme ». Je voudrais utiliser ce mot pour différencier cette notion du japonisme, qui signifie l’influence du Japon sur l’art européen du milieu du XIXeau début du XXesiècle. Cette critique montre les analogies qui existent entre Cézanne et l’art japonaisdu genre nanga ou suibokuga, des écoles de peinture de style chinois. On trouve déjà des commentaires approchants chez les premiers critiques japonais sur Cézanne, Yori Saïtô en 1909 et Ikuma Arishima en 1910. Ensuite, il sera plusieurs fois repris jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce type de critique prétendait que l’esprit et la technique de Cézanne dépassaient le réalisme européen de l’après-Renaissance auquel les Japonais étaient peu réceptifs, et de ce fait qu’il était plus proche d’eux. Derrière cette idée se cachait une idéologie du nipponisme, qui croyait en la supériorité de la race japonaise et de sa culture traditionnelle sur l’Occident. Cette critique résulte par conséquent du nationalisme qui se développa contre la modernisation à l’occidentale après l’ouverture du Japon aux étrangers à l’époque de Meiji, et se maintint de manière souterraine pendant toute la modernisation japonaise en tant que pensée japonaise. Il rejaillit au moment du nationalisme des années 30, qui aboutit au militarisme pendant la Seconde Guerre mondiale où prévalut la volonté de la construction d’une grande zone unitaire asiatique autour du Japon à travers la colonisation de la Corée, de la Chine, et des autres pays asiatiques.

On peut conclure que pendant la longue période de 1902 jusqu’à 1945, la réception de Cézanne au Japon ne fut ni une sorte d’exotisme ni une vogue passagère, mais le résultat d’une volonté très active de la part des Japonais, en quête d’un système de pensée face à la modernisation. La pensée japonaise elle-même, face à de nombreuses transformations, avait évolué au cours des époques et, bien sûr, en fonction des sensibilités. Ainsi la vision qu’on avait sur Cézanne n’est-elle pas constante, mais variable selon l’époque et la personnalité du commentateur.

Après la Seconde Guerre mondiale, la critique nipponiste disparut en même temps que la destruction totale du militarisme et du nationalisme extrémiste. A sa place, les deux critiques plastique et shajitsu ressuscitèrent dans les commentaires sur Cézanne. Cette démarche est toujours valable actuellement.

II. Perspectives à venir : vers une recherche archéologique des images cézanniennes

La méthodologie de ma recherche est clairement philologique. II me reste à effectuer beaucoup d’investigations sur la réception de Cézanne à partir de la fin de la guerre jusqu’à nos jours. Cependant, je crois que le plus important est de se pencher sur l’impact de ce peintre français sur la pratique des peintres japonais.

Au Japon, depuis l’après-guerre jusqu’à maintenant, les musées d’art moderne ont souvent organisé des expositions sur l’art moderne français. Le temps de la vulgarisation de la réception de Cézanne est donc venu car il est devenu très populaire. Jusqu’ici certains chercheurs, notamment des conservateurs de musées qui ont organisé des expositions de l’art moderne français, ont pointé quelques marques d’influence de Cézanne sur les peintres japonais, sans pour autant se fonder sur aucune base pour montrer la relation qui pourrait exister entre Cézanne et les peintres japonais. Ils se limitent à remarquer des « analogies » formelles. II s’agit en fait d’un genre de recherche très simple, superficielle et banale : d’un japonisme derrière lequel se cache un désir idéologique du « nipponisme » fondé sur la supériorité de l’art japonais.

Cette méthode qui consiste à rechercher des analogies entre différentes peintures n’est pas spécifique au Japon de cette époque. En Europe également, les historiens d’art, dans leurs premières études sur Cézanne, recherchaient de la même façon des analogies entre les peintures de Cézanne et celles des peintres antérieurs. Cette approche, de même que certaines recherches sur le japonisme, prêtait à confusion par défaut de méthodologie. En effet, elle considérait que la théorie d’imitation, fondement des arts classiques, pouvait s’adapter à l’art moderne, alors que celui-ci est fondé sur la notion d’originalité depuis l’esthétique romantique en opposition au classicisme. Ce point de vue présupposait que la création des formes voyait le jour à l’intérieur du système clos des beaux-arts. Autrement dit, elle expliquait systématiquement la naissance d’une nouvelle forme simplement comme l’imitation de modèles anciens sans penser à d’autres possibilités. Cependant cette manière d’interpréter les œuvres n’a aucune raison d’être pour ce qui est de l’art moderne, né à l’origine dans un contexte social qui a évolué très rapidement au XIXesiècle et où les divers impacts de l’extérieur comptent beaucoup.

Pour établir le cadre de ce genre de recherche, il faudra avant tout construire une base de données des peintures de Cézanne originales ou en reproduction que les Japonais ont pu voir directement ou indirectement. C’est une sorte de recherche archéologique que je propose.

Après l’ouverture du Japon aux étrangers à l’époque de Meiji, au moins à partir des années 1880 avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux peintres, comme Seiki Kuroda (1866-1924), Keiichirô Kume, Takeshirô Kanokogi (1874-1941),Chû Asaï (1856-1907), Yori Saïtô, Kôtarô Takamura, Sôtarô Yasui, Ryûzaburô Umehara (1888-1986), Shizue Hayashi (1895-1945), Tsunetomo Morita (1881-1933), Kanji Maeta (1896-1930), Takashi Shimizu (1897-1981), Bakusen Tsuchida (1887-1936) et Chikkyô Ono (1889-1979) ont séjourné en France pour s’initier à la peinture occidentale. Ils ont pu voir les originaux chez les collectionneurs, dans les salons, dans les galeries d’art, ainsi que des reproductions dans des magazines et des livres d’art.

Pour mettre en place ce corpus de peintures, je voudrais donc identifier les œuvres de Cézanne auxquelles les Japonais ont pu se référer. Mon projet est de procéder par les enquêtes suivantes :

1°- Quelles œuvres de Cézanne pouvait-on voir à partir des années 1880 lorsque les premiers peintres japonais étaient en France, et jusqu’à la fin de la guerre en 1945, chez quels collectionneurs (Caillebotte, Pellerin, les Stein, etc.) ?

2°- Dans quelles galeries pouvait-on les voir (Vollard, Bernheim-Jeune, etc.) ?

3°- Dans quelles expositions étaient-elles présentes (Le Salon des Indépendants, le Salon d’automne, ou ceux organisées par Vollard, Bernheim-Jeune, etc. ) ?

4°- Dans quelles revues ou livres d’art, édités au Japon, a-t-on publié des reproductions de peintures de Cézanne ?

Nombreux sont les cas où l’on ne pourra pas répondre à ce questionnaire. Ainsi, des premières expositions de Cézanne, il ne reste simplement que des catalogues avec les titres des œuvres sans leurs reproductions. On ne pourra pas identifier précisément de quelles œuvres il s’agit. En revanche, dans le cas des revues des beaux-arts, dont le but est de reproduire des œuvres, il sera très facile d’obtenir des informations exactes sur les peintures reproduites en se référant auxcatalogues raisonnés actuels de Cézanne, publiés par John Rewald, etc.

Lorsque le travail sur cette base de données sera effectué de manière aussi précise que possible, on pourra commencer véritablement la recherche sur l’interprétation de Cézanne et son impact sur la pratique picturale des Japonais en dépassant une vision trop simpliste selon laquelle il y aurait simplement quelques analogies formelles entre les œuvres de Cézanne et les peintures japonaises. Il ne suffit pas de dire que ces dernières ont été « influencées » par les premières.

Ici, je voudrais ajouter que dans ma recherche sur la réception de Cézanne au Japon, les termes « influencer » ou« influencé » ne font pas partie de mon propos. Les utiliser serait un non-sens théorique dès le départ. En effet, la réception des œuvres d’un artiste n’est pas un acte passif mais au contraire les peintres japonais ont participé activement, ont interprété, ont fait preuve d’imagination lors de cette rencontre avec l’art de Cézanne. Il faudra fonder notre analyse sur des comparaisons formelles des œuvres, sur les informations recueillies à partir de documents biographiques ou autres, et sur des interprétations variées, chacune des questions sur la création étant liée à un contexte particulier.

Finalement la recherche sur la réception de Cézanne est évidemment un travail d’interprétation, qui comprend des indications de base d’analogie entre les œuvres de Cézanne et les peintures japonaises. Cependant, la découverte de l’analogie n’est qu’un point de départ. Toute seule, elle ne pourra ni prouver, ni assurer l’objectivité nécessaire dans le domaine des sciences humaines. Je ne respecterais pas le véritable esprit scientifique et me contenterais de l’arbitraire si je n’allais pas plus loin.

Conclusion

Ayant ainsi précisé la méthode qui va fonder ma recherche à venir, notamment à travers la constitution d’une base de données des images cézanniennes, je me propose d’étudier par la suite la réception de Cézanne en interprétant les pratiques propres à l’artiste français que l’on retrouve chez les peintres japonais. Je choisirai des artistes qui ont particulièrement marqué le milieu des peintres de style occidental, comme Sôtarô Yasui, Kunitarô Suda, Tetsugorô Yorozu (1885匿1927) et Ryûsei Kishida (1891-1929). Je mettrai en évidence de quelle manière et dans quelle mesure ils ont été réceptifs à Cézanne, tout en poursuivant leur propre développement à travers leur pratique personnelle.

Autrement dit, je voudrais percer à jour les raisons subjectives de chaque peintre lors de leur rencontre avec les œuvres de Cezanne. Finalement, le sens des œuvres de Cézanne apparaîtra dans la formation et le développement des peintures japonaises modernes d’avant-guerre.

De nos jours, les musées japonais, officiels et privés, possèdent quatre-vingt deux œuvres de Cézanne dont j’ai fait le catalogue raisonné dans mon ouvrage Recherche sur la Réception de Cezanne au Japon,Chuôkôron-bijutsu-snuppan, Tokyo, 2007 : Pola Museum of Art, Nagashima Museum, Morohashi Muséum of Modem Art, Aoyama Unimat Muséum, Uehara Muséum of Modem Art, Tokyo Fuji Art Museum, Kasama Nichido Museum of Art, Bridgestone Museum of Art-IshibashiFoundation, Kuboso Memorial Museum of Arts-Izumi, Yamagata Museum of Art (dépôt), Seiji Togo Memorial Sompo Japan Museum of Art, Ohara Museum of Art-Kurashiki, Yokohama Museum of Art, Kiyoharu Shirakaba Museum, Kagoshima City Museum of Art, The National Museum of Western Art, Shirakaba Art Museum, Hiroshima Museum of Art, The National Museum of Art-Osaka, The Museum of Art-Ehime, Ménard Art Museum, Eisei-Bunko Museum, Shizuoka Prefectural Museum of Art, The University Art Museum -Tokyo National University of Fine Arts and Music, Masakichi Hirano Museum, Kitakyushu Municipal Museum of Art.

On doit considérer ces œuvres comme un héritage culturel très précieux. La recherche sur la réception de Cézanne au Japon prendra ainsi un sens très important tout en offrant un thème de réflexion à la fois sur la question de la modernisation dans les beaux-arts japonais et sur la conception japonaise actuelle de l’esthétique. J’espère que de nombreux chercheurs participeront à ce domaine de recherche à l’avenir.

 

Je dédie ces pages au regretté Philip Conisbee, décédé le 16 janvier 2008, à l’âge de 62 ans. M. Conisbee était conservateur au Musée national d’art de Washington D.C. C’est lui qui avait organisé avec Denis Coutagne l’excellente exposition « Cézanne en Provence » en 2006, à Aix-en-Provence et à Washington D,C.