Introduction du Since Cézanne de Clive Bell, New York, Harcourt, Brace and Company, 1922
Traduction par François Chédeville
16 ans après la mort de Cézanne, Clive Bell fait paraître un livre dans lequel il fait un point d’étape sur la postérité du maître et sur les développements que connaît le mouvement artistique. Il y a là un témoignage fort intéressant de la façon dont un quasi contemporain perçoit l’influence que le maître a pu avoir sur ce mouvement dans un moment où les grandes écoles de la peinture abstraite à venir n’ont pas encore éclos et où Paris demeure toujours le centre du monde en peinture. Le panorama des artistes qu’il nous livre est très complet et restitue bien l’époque ; la pertinence de son jugement est illustrée par le fait que parmi tous les artistes sur lesquels s’exerce sa critique, bien peu ont été récusés par la postérité. Et l’humour n’est pas absent de son propos…
La traduction se limite ici à l’essai préliminaire qui sert d’introduction de l’ouvrage, son titre étant, comme celui du livre entier, « Since Cézanne ».
On trouvera une reproduction numérique de l’original en anglais à l’adresse :
http://hdl.handle.net/2027/yale.39002016816796
Avec quiconque conclurait que cet essai préliminaire n’est là que pour justifier le titre plutôt appétissant de mon livre, je ne me donnerai pas la peine de me quereller. Si je pense in petto qu’il présente plus d’utilité que cela, je n’en ferai pas l’aveu public. Sur le plan historique et d’un point de vue critique, je l’admets, il ne creuse pas plus profond que ce que permet une esquisse de 35 pages,et il n’ajoute certainement rien à ce que j’exprime sur la théorie esthétique dans les essais auxquels il tient lieu de préface. La fonction qu’il est censé remplir – vraisemblablement peu considérable – est de justifier non pas tant le titre que la forme de mon livre, en livrant une esquisse approximative de la période analysée par rapport à certains aspects qui m’intéressent. Justifier cette forme est nécessaire car tous, ou presque tous les articles qui suivent ont été écrits dans le but de faire un livre, mais j’étais conscient, pendant que je les écrivais, de traiter en même temps deux sujets différents. Dans certains cas, je discute d’idées actuelles et de questions relatives à une théorie de l’art ; dans d’autres, je tente de rendre compte des principaux peintres des tendances contemporaines. Parfois j’écris de la théorie, parfois de la pratique. Par cette préface, j’espère montrer pourquoi, à l’heure actuelle, ces deux éléments, loin d’être distincts, sont inséparables.
Cependant pour comprendre à fond la critique contemporaine quand elle est grossière, voire malhonnête, cette paire de voies opposées – qui sont vraiment tout à fait compatibles – peut s’avérer utile. En tant que telles, je les accepte ; et je propose maintenant de faire un bref tour d’horizon, dont un objet sera de brosser à grands traits l’étendue de cette contrée, un autre d’attirer l’attention sur un certain nombre d’artistes intéressants dont je n’ai pas retenu les noms dans les autres études figurant dans ce livre.
J’ai dit, et je suppose que personne ne le nie, que Paris était le centre du mouvement artistique : donc, je suis parti de Paris. C’est là que le mouvement est né, c’est là qu’il prospère et se développe, et c’est là qu’il est le mieux vu et compris. Depuis la fin du XVIIe siècle, la France est à la pointe des arts visuels et, depuis le début du XIXe siècle, Paris est la capitale artistique de l’Europe. C’est là que les peintres de toutes les nations sont venus voir comment les choses se passaient ; beaucoup y ont travaillé, et beaucoup ont tenu à y exposer leurs œuvres. Tous ceux qui ont l’habitude de visiter Paris, de voir les grandes expositions et de fréquenter les galeries et les ateliers, peuvent se faire une bonne idée de ce qui se passe en Europe.On y trouvera Picasso – l’animateur[1]Pour ce mot qui, je pense, suggère très heureusement le rôle de Picasso dans la peinture contemporaine, je suis redevable à mon ami M. André Salmon du mouvement – et certains des meilleurs de ses compatriotes, Juan Gris et Marie Blanchard par exemple, sans parler de figures aussi à la mode que MM. Zuloaga et Sert. On y trouvera de meilleurs Hollandais que Van Dongen, et une colonie active de Scandinaves dont le plus intéressant est probablement Per Krohg. La carrière de Krohg, soit dit en passant, vaut la peine de s’y pencher un instant et de s’intéresser à son avenir. Finement doué à bien des égards, il a commencé à travailler étant soumis à trois handicaps invalidants – une imagination littéraire, une facilité naturelle et une science acquise de la tradition. Les résultats ont d’abord été précisément ce à quoi on aurait pu s’attendre. Aujourd’hui, cependant, il surmonte la malchance de partir d’un tel équipement ; et son talent authentique et son goût personnel, qui commencent à s’affirmer, ont fait en sorte qu’il est devenu impossible pour la critique de le traiter simplement comme un membre aimable d’un groupe respectable. Ce qui est vrai de l’Espagne et de la Scandinavie est encore plus vrai de la Pologne et de ce qui reste de la Russie. Goncharova et Larionoff – le premier étant un artiste typiquement capricieux, le second un doctrinaire extravagant – Soudeikine, Grigorieff, Zadkine vivent en permanence à Paris ; alors que Kisling, que je considère comme le meilleur des Polonais, est devenu si complètement identifié avec le pays dans lequel il vit et pour lequel il s’est battu, qu’il est souvent pris par les critiques anglais pour un Français. Survage (avec son sens excentrique mais sûr de la couleur), Soutine (avec sa délicieuse peinture), et Marcoussis (un cubiste de grand mérite) chacun, à sa façon, travaillant à Paris, ajoute à la réputation artistique de son pays natal. Dans la rue La Boétie, vous pouvez voir le travail de peintres et de sculpteurs de presque tous les pays d’Europe, et d’un bon nombre de pays d’Afrique. Les Futuristes italiens y ont souvent fait des expositions, tandis que l’œuvre de Severini, leur représentant le plus crédible, se trouve toujours chez Léonce Rosenberg, dans la rue de la Baume.
Cependant, la plupart des Futuristes se sont retirés dans leur propre pays, où nous les abandonnerons. D’autre part, le peintre italien le plus doué qui est apparu en ce siècle, Modigliani, a été élevé sur le Boulevard Montparnasse. Il occupe une position intermédiaire dans le mouvement artistique, n’étant ni des pionniers ni encore de la génération de l’après-guerre. Il n’était pas très connu avant la guerre[2]Il travaillait déjà, cependant, en 1906, et peut-être plus tôt., et il est mort moins d’un an après la signature de la paix. Dans mon esprit, donc, son nom est associé à la guerre – en tout cas, c’était son moment de gloire – il dominait les groupes cosmopolites de son quartier à une époque où la plupart des peintres, maîtres et disciples français, étaient dans les tranchées. Modigliani devait quelque chose à Cézanne et beaucoup à Picasso : il n’était pas doctrinaire. Vers la fin il est devenu l’esclave d’une formule de sa propre conception – mais c’est une autre affaire. Modigliani avait une sensibilité intense mais étroite, sa musique se joue toute sur une seule corde : il avait un don typiquement italien pour dessiner avec aisance : et je pense qu’il n’avait pas grand-chose d’autre. Je suis sûr que ceux qui le placeraient parmi les leaders du mouvement artistique – Matisse, Picasso, Derain, Bonnard et Friesz – se tromperaient ; car, avec tout son charme et son originalité, il était trop irréfléchi et superficiel pour accomplir de grandes choses. Il inventa quelque chose qu’il répétait sans cesse ; et il pouvait continuellement fasciner par sa façon de manipuler un pinceau ou un crayon. Ses tableaux, charmants et surprenants à première vue, sont susceptibles de se dégrader et, en fin de compte, certains d’entre eux sont d’une minceur insupportable. Un artiste mineur, c‘est certain.
Bien que Paris soit incontestablement le centre du mouvement, toute personne qui ne perçoit que ce qui vient de là et de Londres – et c’est là tout mon champ d’observation – ne peut se faire une idée de ce qui se passe en Allemagne et en Amérique. L’Allemagne n’a pas encore recommencé à produire de l’art en quantité suffisante pour rendre un jugement possible, et il est assez clair que l’art américain qui atteint l’Europe n’est en aucun cas le meilleur que l’Amérique puisse produire. De ces deux pays nous arrivent des magazines avec des photos qui excitent notre curiosité, mais sur de tels témoignages, il serait peu pertinent de se forger une opinion. De l’art contemporain en Allemagne et en Amérique, je ne dirai donc rien. Et que dire de l’Angleterre ? Ayant pris Paris comme point de référence, je suis excusé de n’en pas dire grand-chose. On ne voit pas beaucoup d’art anglais depuis Paris. Nous n’avons qu’un seul peintre vivant dont le travail est bien connu des amateurs sérieux de cette ville, c’est Sickert[3]Le peintre irlandais O’Conor et le Canadien Morrice sont tous deux connus et respectés à Paris ; mais parce qu’ils y ont vécu et n’ont connu que le français, ils sont rarement considérés comme britanniques. Dans une moindre mesure, on pourrait dire la même chose de cet admirable peintre George Barne.. Le nom, cependant, d’Augustus John est souvent prononcé, mal – car on l’appelle Augustin – et celui de Steer est parfois murmuré. À travers le Salon d’automne, Roger Fry se fait connaître ; et il y a beaucoup de curiosité à propos de l’œuvre de Duncan Grant, et un certain intérêt porté à celle de Mark Gertler et de Vanessa Bell. Cependant, parmi ceux-ci, Sickert et Steer sont essentiellement, et dans un sens non péjoratif, des maîtres provinciaux. Ce sont des impressionnistes tardifs d’un mérite considérable qui travaillent d’une manière tout à fait nouvelle et personnelle sur les problèmes d’une époque révolue. Dans les régions les plus reculées de l’Europe, au début du XVIIe siècle, se trouvaient des artistes authentiques et intéressants travaillant dans la tradition gothique : l’existence de Sickert et Steer nous a fait réaliser à quel point Londres est encore éloigné du centre. Sur le continent, un tel conservatisme serait presque certainement le résultat de la stupidité ou de préjugés ; mais Sickert et Steer ont encore quelque chose à dire sur le monde vu à travers un tempérament impressionniste. La réputation prodigieuse dont jouit Augustus John est un autre signe de notre isolement. Son splendide talent commença à porter des fleurs d’une délicieuse promesse quand, jeune homme, il l’exerça assez près du foyer central pour le faire croître (outre l’influence de Puvis, rappelez-vous, il subit celle de Picasso). S’il l’avait gardé tel quel, John n’aurait peut-être jamais goûté aux douceurs de la renommée insulaire : il aurait pourtant eu sa place dans l’histoire de la peinture. Les Français connaissent assez bien le vorticisme pour savoir qu’il s’agit d’un artifice provincial et tout à fait insignifiant qui a emprunté ce qu’il pouvait au cubisme et au futurisme et n’a rien ajouté à l’un ou l’autre. Ils aiment à imaginer que la tradition anglaise est celle de Gainsborough et de Constable, sans se rendre compte des ravages causés à cette admirable tradition plastique par cet évangile puéril de prétention littéraire appelé Préraphaélisme. La meilleure partie du petit talent que nous produisons semble irrésistiblement attirée vers ces bourbiers et sables mouvants, avec leur flore marine d’anecdotes et d’allégories sans vie, où elle se trouve finalement aspirée.
En tout cas, c’est ainsi que la plupart des artistes anglais qui, il y a dix ou douze ans, étaient si prometteurs ont disparu. Espérons mieux de la nouvelle génération – les expositions récentes offrent quelques espérances – une génération qui, malgré son penchant réactionnaire, peut toujours prendre Steer pour modèle, ou, si elle est disposée à se tenir au courant de l’époque et à partager l’héritage de Cézanne ainsi que celui de Constable, elle peut se sentir encouragée par le fait qu’il y a, après tout, un peintre anglais – Duncan Grant – qui tient un rang honorable aux côtés des meilleurs de ses contemporains.
Cela fait quinze ans que Cézanne est mort, et c’est seulement aujourd’hui qu’il devient possible de le critiquer. Cela montre à quel point son influence était écrasante. Le fait que ses admirateurs et ses disciples, qui ne sont plus sous l’emprise d’un sort maléfique ou d’un sens de la loyauté déformant leur jugement, reconnaissent qu’en peinture beaucoup de choses qu’il n’a jamais faites méritent d’être réalisées, et que c’est tout à fait bien ainsi. Il est maintenant possible de le critiquer sérieusement ; et une fois toutes ses insuffisances assez bien démontrées, il n’en demeure pas moins l’un des plus grands peintres qui ait jamais vécu. La critique sérieuse de Cézanne est un point de repère dans l’histoire du mouvement artistique, et elle apporte toujours quelque chose de nouveau ; naturellement, je considère comme nulle et non avenue en tant que critique l’exécration vulgaire avec laquelle son œuvre a été saluée, et le peu de prix qu’on lui a accordé pour la condamner par la suite. Les pasticheurs, les pédagogues et les métaphysiciens de la classe moyenne qui l’ont maltraité, et qui ont ensuite adopté un ton condescendant uniquement lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils se rendaient ridicules aux yeux même de leur propre troupeau, sont oubliés. Ils babillent au Club des Beaux-Arts de Burlington – où personne ne les remarque – et sont récompensés par des postes de professeurs et la direction de galeries publiques. La critique qui compte, celle qui commence à apparaître, vient surtout des peintres, ses ardents admirateurs, qui se rendent compte que Cézanne a tenté des choses qu’il n’a pas réussies et qu’il en a délibérément évité d’autres qui valent la peine d’être accomplies. De plus, ils se rendent compte qu’existe toujours le danger qu’une façon de faire correcte et éprouvée corrompe le monde.
Cézanne est le point de non-retour entre l’impressionnisme et le mouvement contemporain. Bien sûr, il n’y a pas vraiment d’arrêt complet en art, pas plus qu’il n’y en a dans la nature. Le mouvement naît du mouvement, et chaque artiste est attaché au passé par un millier de liens jaillissant de mille endroits dans le grand courant de la tradition. Mais il est vrai qu’il n’y a guère d’artiste moderne d’importance dont Cézanne ne soit le père ou le grand-père, et qu’aucune autre influence n’est comparable à la sienne. Certes, il y a Seurat, dont nous entendrons parler davantage au cours des dix prochaines années. Bien qu’il soit mort dès 1891, son importance n’a pas encore été pleinement réalisée, ses découvertes n’ont pas été pleinement exploitées, son génie extraordinaire n’a pas encore reçu une reconnaissance adéquate.Seurat peut être le Giorgione du mouvement. Travaillant dans l’isolement et mourant jeune, il ne nous est connu que par quelques tableaux qui révèlent un génie indubitable et mystérieux ; mais je ne serais pas surpris si, de la génération suivante, il recevait des honneurs presque égaux à ceux de Cézanne.
Le courageux Douanier n’était guère assez maître pour avoir une influence importante et durable ; néanmoins, la sincérité de sa vision et le caractère direct de sa méthode ont renforcé et même ajouté à une partie de la leçon enseignée par Cézanne ; c’est aussi lui qui, par ses tableaux, et non par sa doctrine naturellement, a orienté le choix de la jeune génération de s’intéresser aux primitifs. Telle qu’elle était, son influence était véritablement plastique, ce qui est, je pense, plus que ce que l’on peut dire pour celle de Gauguin ou de Van Gogh. Le premier a semblé excitant pendant un moment, en partie parce qu’il a aplati ses formes, conçues en deux dimensions, et peint sans clair-obscur dans des couleurs pures, mais plus encore parce qu’il avait l’air d’un rebelle. « Il nous faut les barbares » disait André Gide ; « il nous faut les barbares », répétons-nous tous. Eh bien, quelqu’un était parti vivre avec ces barbares, et avait envoyé chez lui des images passionnantes, et souvent très belles, qui pouvaient, si on le désirait, être considérées comme des défis à la civilisation européenne. Dans une large mesure, l’influence de Gauguin était littéraire, et donc négligeable à long terme. C’est cependant une erreur, sur cette base, de supposer – comme beaucoup semblent enclins à le faire – que Gauguin n’était pas un bon peintre.
Van Gogh était aussi un bon peintre, mais son influence, comme celle de Gauguin, s’est révélée négative – ce qui n’enlève rien au mérite de son travail. Il a été adapté par ses admirateurs aux tendances sociales et politiques actuelles, et couplé avec Charles-Louis Philippe en tant qu’apôtre de l’anarchie sentimentale. Des portraits sentimentaux de lavandières et d’artisans ont été comparés avec Marie Donadieu et Bubu de Montparnasse ; et par un enthousiasme indiscret, l’artiste a été dégradé au niveau d’un prédicateur. Cette dégradation n’était pas non plus inexcusable : Van Gogh était un prédicateur, et trop souvent ses œuvres d’art délicieuses et sensibles sont entachées, à leur détriment, d’une propagande tendancieuse. Au meilleur de son œuvre, cependant, il est un très grand impressionniste – un néo-impressionniste, ou expressionniste si vous voulez – mais je devrais dire un impressionniste très influencé et largement en bien, comme l’a été Gauguin, par la connaissance de Cézanne dans sa dernière phase, la plus instructive. En effet, il est clair que Gauguin et Van Gogh seraient restés loin de réaliser ce qu’ils ont réalisé, en tant que véritables peintres, s’ils n’avaient pas été parmi les premiers à prendre conscience et à utiliser cette révélation déconcertante qu’est l’art de Cézanne.
Je ne parlerai pas ici de cet art ; je ne m’intéresse qu’à son influence. Si l’on examine la chose de la façon la plus grossière et la plus simple, on peut dire que l’influence de Cézanne au cours des dix-sept dernières années s’est manifestée de la manière la plus évidente selon deux caractéristiques : sa manière directe et ce qu’on appelle la distorsion. Cézanne était direct parce qu’il s’est fixé une tâche qui n’admettait pas d’ornementation superfétatoire : la création d’une forme qui devrait être entièrement autonome et intrinsèquement significative, la possession de la forme comme ses descendants l’appellent aujourd’hui. Pour atteindre cet objectif majeur, tous les moyens étaient bons : tout ce qui n’était pas un moyen dédié à cette fin était superflu. Pour y parvenir, il était prêt à jouer les tours les plus étranges avec des formes naturelles en les déformant. Tous les grands artistes ont pratiqué les déformations ; Cézanne n’est particulier que parce qu’il l’a fait de manière plus consciente et plus approfondie que la plupart des autres. Ce qui est important dans son art, c’est bien sûr la beauté de ses conceptions et sa puissance dans la mise en œuvre : l’indifférence à la vraisemblance n’est que le signe extérieur et visible de cette grâce intérieure et spirituelle. Pour certains, cependant, bien que ce ne soit pas le cas pour la plupart de ses disciples, la distorsion telle qu’il la pratiquait avait une importance propre.
Pour les jeunes peintres de 1904 environ, Cézanne est apparu comme un libérateur : c’est lui qui avait libéré la peinture d’une foule de conventions qui, utiles autrefois, avaient vieilli, s’étaient rigidifiées et n’étaient plus que des obstacles à l’expression. Pour la plupart d’entre eux, sa principale importance – en tant qu’influence, naturellement – était qu’il avait supprimé toutes les barrières non nécessaires entre ce qu’ils ressentaient et la réalisation de ce ressenti dans la forme. C’est sa franchise qui était palpitante. Mais pour une minorité importante, les distorsions et les simplifications – la réduction des formes naturelles à la sphère, au cylindre, au cône, etc. – que Cézanne avait utilisées comme moyens étaient considérées comme étant très importantes en elles-mêmes, car potentiellement capables d’un développement fructueux. On a considéré qu’il était possible d’en déduire une théorie de l’art – une esthétique complète même. Suivant la piste toute fraîche de la pratique de Cézanne, un groupe de peintres doués et réfléchis a commencé à spéculer sur la nature de la forme et son attrait pour le sens esthétique, et non pas seulement pour spéculer, mais pour matérialiser leurs spéculations. Le plus grand d’entre eux, Picasso, a inventé le cubisme. Si j’appelle « Doctrinaires » ces artistes qui se sont forgés une théorie de la forme et l’ont utilisée comme moyen d’expression, c’est parce que pour moi ce nom n’implique rien de péjoratif et indique assez bien ce que je considère comme leur caractéristique commune ; si j’appelle « Fauves » ceux qui, sans manifester extérieurement une adhésion à une théorie abstraire (bien qu’ils aient pu intérieurement se livrer à des spéculations ou développer des systèmes privés), semblent utiliser la distorsion quand, où, et comment leur sensibilité immédiate le leur a dicté, c’est parce que le mot est passé dans trois langues, qu’il est admirablement neutre et implique l’existence d’un groupe sans pour autant spécifier une particularité propre à ce groupe. La première génération des descendants de Cézanne pourrait, j’en suis sûr, être répartie entre Doctrinaires – les Théoriciens si vous préférez ce mot – et Fauves ; la question de savoir si une telle division peut rendre service est une autre affaire. Ce dont je suis sûr, c’est que disposer de deux étiquettes de ce type utilisables quand l’occasion l’exige et auxquelles on peut aussi renoncer sans trop de scrupule, servira parfaitement mon propos, ce qui peut, ou non, être utile.
Je n’insisterais pas trop fortement sur cette division ; au début, elle n’a certainement pas été perçue comme tranchée. Beaucoup de Fauves ont fait leur affaire de théoriser, tandis que certains théoriciens sont parmi les plus sensibles de l’époque. Ce sur quoi j’insiste – parce que cela explique et excuse le caractère de mon livre – c’est qu’à cette époque la théorie a joué un rôle si central, pratiquement aucun artiste d’importance n’échappant à son influence, qu’on ne peut imaginer qu’un critique se proposant de rendre compte de la peinture depuis Cézanne aurait pu en faire l’impasse : certains, c’est clair, peuvent même être considérés comme en ayant abusé de façon indécente.Je disais que la division entre Fauves et théoriciens n’était pas tranchée au début ; néanmoins, parce qu’elle était réelle, dans la première génération de descendants de Cézanne déjà, les germes des deux écoles avaient été semés. Déjà en 1910, les deux tendances sont visiblement distinctes mais jusqu’en 1914, bien qu’il y ait divergence, il n’y a pas, je pense, d’antipathie entre elles – je ne parle pas des antipathies entre les individus. La solidarité au sein de la jeune génération lui a été imposée par l’hostilité virulente et peu scrupuleuse de la génération précédente ; c’était l’union sacrée face à l’ennemi. Et tout comme les alliés politiques sont susceptibles de devenir pleinement conscients de la divergence de leurs objectifs et de leurs ambitions une fois assurée leur position par la victoire, ce n’est que lorsque le nouveau mouvement artistique a été reconnu par tous les gens instruits comme représentatif et dominant que les Fauves se sont sentis enclins à donner libre cours à leur aversion inévitable pour les Doctrinaires.
Prises dans leur ensemble, les quatorze premières années du siècle, que mon ami malicieux Jean Cocteau appelle parfois l’époque héroïque, possédaient la plupart des vertus et des vices qu’on peut attendre d’une telle époque. Elle était riche en bons artistes, et ces artistes étaient bellement prolifiques. L’époque était expérimentale, et passionnée dans ses expériences. Elle était admirablement désintéressée. En partie du fait de la pression de l’opposition, en partie parce que les caractéristiques familiales des cézanniens sont évidentes, elle a acquis une apparence d’homogénéité plutôt trompeuse. Elle était encline à accepter des recrues sans examiner de près leurs titres de compétence, mais il faut se rappeler qu’elle a gardé une faculté critique suffisamment pointue pour rejeter les Futuristes tout en accueillant les Cubistes. Je ne peux pas nier que dans ce moment d’enthousiasme et de solidarité, nous étions plutôt disposés à trouver des mérites extraordinaires à des peintres ordinaires. Nous savions assez bien qu’un disciple mauvais et incompétent de Cézanne ne valait pas plus qu’un disciple faible et incompétent de quelqu’un d’autre – mais notre postulant était-il si faible après tout ? En outre, nous aimions à soutenir que l’influence libératrice de Cézanne avait permis à un artiste médiocre d’exprimer un soupçon d’obscure vertu qui, sous un autre système, aurait dû rester cachée pour toujours. Je doute que nous ayons exagéré. Nous avons été beaucoup trop gentils, j’imagine, pour un certain nombre de jeunes gens parfaitement banals, et nous avons dit un certain nombre de choses insensées à leur sujet. Pire encore, nous étions injustes envers le passé. C’était inévitable. La férocité intempestive de l’opposition nous a poussés vers le protestantisme, et le protestantisme est toujours injuste. Elle nous a rendus étroits, peu enclins à accorder du crédit à des gens de l’extérieur ayant du mérite, et grossièrement indulgents envers des gens de l’intérieur n’en ayant que peu ou pas du tout. Certes, nous avons apprécié les Orientaux, les Primitifs et l’art sauvage comme jamais auparavant, mais nous avons sous-estimé l’art de la Renaissance et des XVIIIe et XIXe siècles.
Aussi, parce que nous attachions beaucoup d’importance à nos théories et recherchions leurs applications partout, nous avons revendiqué une parenté avec le mouvement littéraire avec lequel, en fait, nous n’avions rien en commun. Charles-Louis Philippe et les Unanimistes n’auraient jamais dû être comparés aux descendants de Cézanne. Heureusement, lorsqu’il s’est agi d’accaparer le Tolstoïsme, et même le Dostoïevskysme, et de faire du mouvement quelque chose de presque moral et politique, le lien fut perçu comme ridicule et fut dûment coupé.
Les protagonistes de l’époque héroïque (1904-1914) étaient Matisse et Picasso. Dans la peinture européenne moderne, Picasso demeure l’influence primordiale ; cependant, Derain est le leader de la peinture française moderne ; tandis que Matisse, qui est peut-être encore le meilleur peintre vivant, n’a guère d’influence. En ces premiers jours, Derain, considérablement plus jeune que Matisse et moins précoce que Picasso, était moins connu que l’un ou l’autre ; pourtant, il occupait toujours une position particulière et éminente, avec son intellect apte aux énigmes théoriques, une sensibilité en accord avec celle de tout peintre Fauve et son génie personnel dominant ces deux qualités. Sur le plus connu des compagnons de Matisse – car ils n’étaient d’aucune façon ses disciples– je devrais citer Friesz, Vlaminck, Laprade, Chabaud, Marquet, Manguin, Puy, Delaunay, Rouault, Girieud, Flandrin. Je pense que je ne me trompe pas en les situant comme des Fauves, à l’exception, peut-être, de Girieud et Flandrin ; Il est certain que tous les ont décrits ainsi. Au tout début, Maurice Denis était considéré par certains comme un leader, presque l’égal de Matisse, mais à cause d’une certaine négligence, il est tombé dans la futilité, et il a maintenant tout à fait abandonné la peinture. Friesz, d’autre part, est allé de l’avant, et fait aujourd’hui partie de la demi-douzaine de dirigeants : j’aurai beaucoup à dire à son sujet dans une partie ultérieure de ce livre. Il y a quelques années, Vlaminck a eu la malchance d’apprendre une recette pour faire des tableaux attrayants et étincelants ; il est maintenant, je crois le comprendre, en retrait, en train d’essayer de la désapprendre. Rouault est un artiste très intéressant dont on voit peu de choses ; d’après ce que j’ai vu, j’ai tendance à craindre qu’il souffre trop souvent d’un goût pour le romantisme et le drame capable d’étouffer son remarquable don pour la peinture. Marquet, avec des dons égaux pour presque n’importe quoi, se contente, semble-t-il, de rester un impressionniste brillant mais superficiel. Puy est un artiste tout à fait solide, et Manguin l’est d’une manière plus limitée. Qu’est devenu Chabaud, un peu trop malin, un peu vulgaire même ? Et qu’en est-il de Delaunay ? Et de Flandrin – qu’est-il advenu de lui ? Quelque chose d’assez intéressant, en tout cas, pour mériter qu’un critique, même pressé, s’y arrête. Son nom ne doit pas être banalisé. Flandrin a été parmi les premiers à se rebeller contre l’impressionnisme 一j’entends contre l’impressionnisme qui est resté implicite dans le post-impressionnisme.Résolument, il s’oppose à l’habitude dominante d’exprimer un seul aspect des choses, et s’efforce de faire un tableau. Jusqu’à présent, il a imparfaitement réussi : mais il essaie toujours.
D’un artiste qui n’est certainement pas un Doctrinaire, ni, je pense, un Fauve, mais qui a été influencé par Cézanne, je me ferai ici l’honneur de prononcer le nom : Aristide Maillol est si manifestement le meilleur sculpteur vivant que pour les gens familiers de son travail, il y a quelque chose de comique dans ces discussions dans lesquelles sont examinés les mérites respectifs de Mestrovic et Epstein, Archipenko et Bourdelle. Ceux-ci ont leurs mérites ; mais Maillol est un grand artiste. Il travaille dans la tradition classique, modifiée par Cézanne, en grande partie grâce auquel, j’imagine, il s’est libéré de l’impressionnisme de Rodin – avec son agitation et son emphase lassantes. Il n’a pas fondé d’école, mais un de ses élèves, Gimon, un très jeune sculpteur, mérite d’être considéré. De la doctrine est née une petite mais intéressante école de sculpture : Laurens, un artiste de sensibilité et de pouvoir, et Lipsitz en sont les représentants les plus admirés. Chez nous (ndt : en Angleterre), nous avons Epstein et Dobson ; tous deux sont passés par l’école sévère de la construction abstraite, et Epstein a émergé comme le pasticheurvivant le plus brillant.
Brancuzi (un bohème[4]ndt : ou un natif de Bohême ? ) est, ce me semble, par tempérament plus Fauve que Doctrinaire. Plus âgé que la plupart des descendants de Cézanne, il a néanmoins été profondément influencé par le maître ; mais il n’a appris de personne la délicatesse de son toucher – une de ces choses qu’on n’enseigne pas -, qui donne parfois à son modelage presque la qualité de la sculpture de Wei. Gaudier-Brzeska, jeune sculpteur français très prometteur, a été tué dans les premiers mois de la guerre. Il avait vécu en Angleterre, où son travail, probablement en raison de sa supériorité manifeste par rapport à la plupart des oeuvres qu’on avait pu voir à proximité, a acquis une réputation exagérée. La promesse était indiscutable ; mais, après avoir vu l’exposition de la galerie de Leicester, je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à en attendre. En effet, ses dessins trahissaient souvent une telle facilité, un tel tour de dextérité calligraphique, que l’on commençait à se demander si, même en espérant beaucoup pour l’avenir, on n’avait pas été trop optimiste. La réputation extravagante dont jouit Gaudier dans ce pays traversera peut-être l’esprit de tous ceux qui lisent mon essai sur le Wilcoxisme : les oies du pays, ou même celles qui y résident, ressemblent rarement à des cygnes pour ceux qui les observent sur place : pour les voir telles qu’elles sont, il faut les voir de l’étranger.
Bonnard et Vuillard, contrairement à Aristide Maillol, bien qu’étant des artistes sensibles et intelligents capables de tirer le meilleur parti de ce qui leur est utile dans l’atmosphère dans laquelle ils travaillent, peuvent à peine être comptés parmi les descendants de Cézanne. Ils sont plutôt les enfants des grands impressionnistes qui, contrairement à la majorité de leurs frères et sœurs survivants qui ont avalé la doctrine impressionniste dans son ensemble, comme le font les peintres officiels, l’ont modifiée avec charme pour l’adapter à leurs tempéraments particuliers. N’ayant pas « avalé le tisonnier », ils n’ont aucune de ces habitudes rigides et statiques qui caractérisent les générations ultérieures de leur famille. Ils sont libres et divers ; et Bonnard est l’un des plus grands peintres vivants. On suppose par erreur qu’il a influencé Duncan Grant ; mais Duncan Grant, à l’époque où il peignait des tableaux qui semblent avoir certaines affinités avec ceux de Bonnard, n’était pas du tout familier avec l’œuvre de ce maître. D’autre part, il semble possible que Vuillard ait influencé une autre peintre anglaise, Miss Ethel Sands : mais en cherchant à attribuer une influence d’un peintre sur un autre on n’est jamais trop prudent. En ce qui concerne les affiliations directes, en particulier, comme ce cas l’illustre bien, il ne faut jamais être affirmatif. Il est aussi probable que Mlle Sands a été plus influencée par Sickert, qui a beaucoup en commun avec Vuillard, que par Vuillard lui-même et ce qui est encore le plus probable, peut-être, c’est que tous trois ont hérité d’un ancêtre commun quelque chose que chacun a développé et cultivé de la façon qui lui semblait la meilleure. La recherche de la paternité a toujours été un passe-temps passionnant mais hasardeux : si Bonnard et Vuillard, à leur tour, sont revendiqués, comme ils le sont parfois, pour les descendants de Renoir, de façon tout aussi appropriée Sickert peut être revendiqué pour hériter de Degas. Et il est peut-être intéressant de noter, comme un fait curieux, qu’à l’heure actuelle on peut autant affirmer l’influence de l’un que de l’autre. Renoir et Degas ont bien vécu jusqu’à la période que j’analyse ici, mais bien que tous deux aient été admirés, et le premier immensément, ni l’un ni l’autre jusqu’à présent n’a pourtant eu beaucoup d’influence directe sur la peinture contemporaine.
A partir de 1908 – je choisis cette année-là pour éviter tout risque d’antidater les faits— les Fauves et une école de peintres théoriciens existaient côte à côte, et apparemment en alliance. J’ai parlé ailleurs du cubisme : si j’ai des doutes quant à savoir si, en tant que théorie complète de la peinture, elle a un avenir, je n’en ai aucun concernant le fait que ce qu’elle a déjà accompli est remarquable. Je reconnais également son importance en tant qu’école vouée aux expériences, dont certaines porteront certainement leurs fruits et marqueront l’histoire. Je ne dis rien des mérites de beaucoup de ses professeurs, parce qu’ils sont manifestes et admis. Picasso se démarque : c’est l’inventeur et le plus éminent représentant de ce courant, mais je refuse de l’appeler cubiste parce qu’il est tellement plus que cela.
Braque, qui à présent se limite aux abstractions, et qui au goût et à la sensibilité ajoute la puissance créative, est dans mon esprit le meilleur du groupe : tandis que Léger, Gris, Gleizes et Metzinger sont quatre peintres qui, s’ils ne se limitaient pas à un moyen d’expression qui, pour la plupart des gens, les laisse encore perplexes voire leur semble désagréable, seraient universellement reconnus pour ce qu’ils sont : quatre artistes exceptionnellement inventifs, chacun possédant son propre sens particulier et précieux de la couleur et du design.
Mais en plus de ces doctrinaires purs, il y avait un bon nombre de peintres qui, sans réduire leurs formes à des abstractions géométriques, en les modifiant selon la théorie cubiste, ont donné une cohérence nouvelle et impressionnante à leurs compositions. Le plus connu d’entre eux, en Angleterre en tout cas, est Jean Marchand, dont l’admirable travail s’est embourbé ici depuis l’exposition des Grafton Galleries de 1912. Dernièrement, il s’est éloigné du cubisme, mais n’en reste pas moins un doctrinaire. En effet, si l’on veut trouver un défaut à son art grave et magistral, c’est qu’il manque un peu parfois de sensibilité et d’inspiration. Marchand est tellement déterminé à peindre logiquement et sérieusement qu’il semble un peu oublier que dans le plus grand art il y a plus que la logique et la bonne peinture. Il est étrange de se rappeler que Lhote, qui depuis la guerre a été salué par une bande de jeunes peintres (pas français pour la plupart, je crois) comme chef d’une nouvelle école profondément doctrinaire visant à réconcilier le cubisme avec la grande tradition, était rendu à cette époque à peu près au même point que là où en était Marchand. Ses dons indéniables, qui ne lui ont pas fait défaut depuis lors, ont été consacrés à combiner les qualités amusantes des imagiers(graveurs populaires) avec les nouvelles découvertes. Les résultats ont toujours été satisfaisants ; et j’avoue ici que, bien que je n’aime pas plus certaines de ses propositions ultérieures qu’il n’aime les miennes, ce que Lhote produit en peinture ne manque jamais de m’arrêter et très rarement de ne pas me charmer. Herbin, qui était aussi l’un de ceux qui, vers 1910, modifiaient les formes naturelles en soumission à la théorie cubiste, s’est depuis lors engagé dans la direction de l’abstraction pure : son art n’en vaut pas mieux. Vallotton, d’aussi loin que je me souvienne, en était à peu près rendu au même point qu’Herbin. Maintenant, apparemment, il vise le grand tragique, un objectif qui manque rarement de conduire ceux qui l’ont choisi vers la grande peinture académique. Peut-être que de telles aspirations ne peuvent s’exprimer que dans les formules consacrées de la rhétorique traditionnelle ; en tout cas, le dernier tableau que j’ai vu de Vallotton était furieusement classique[5]Ses expositions au Salon d’automne de 1921, cependant, suggèrent qu’il en a rabattu.. Et à cause de tout cela il demeure ce qu’il était au début, un illustrateur.
Pour moi, ces artistes semblent tous appartenir à la première génération des descendants de Cézanne. En ce qui concerne la datation de l’un ou l’autre, cependant, je me trompe peut-être ; et il en est de même lorsque je suppose qu’une demi-douzaine d’autres peintres dont j’ai appris l’existence un peu plus tard – un an ou deux avant la guerre, en fait – sont d’une couvée un peu plus tardive. Par exemple, ce doit être à la fin de 1912, ou au début de 1913, que j’ai entendu parler pour la première fois de Modigliani, Utrillo,Marie Laurencin, Luc-Albert Moreau et Kisling, bien que sans doute à Paris tous ont été connus plus tôt par les initiés. Aucun d’entre eux ne peut être décrit comme doctrinaire : à cette époque, un artiste qui avait un goût prononcé pour l’abstraction s’est presque naturellement tourné vers le cubisme. Tous doivent beaucoup à Cézanne 一 c’est moins le cas d’Utrillo ; Modigliani et Marie Laurencin doivent beaucoup à la période bleue de Picasso ; tandis que Luc-Albert Moreau doit quelque chose à Segonzac. Des deux premiers, Modigliani est mort et Utrillo est si malade qu’il est peu susceptible de peindre à nouveau[6] C’est avec grand plaisir que j’infirme cette remarque : aux dernières nouvelles, Utrillo est si bien guéri qu’il pourrait bientôt se remettre à peindre.. Un artiste étrange, Utrillo, assez personnel, comme Modigliani était assez charmant, pour satisfaire les exigences du mélodrame le plus romantique, avec une touche de folie et une étrange passion nostalgique – s’exprimant dans un blanc inimitable – pour l’humidité et la saleté de la grisaille et des misérables constructions de la banlieue parisienne. Vers la fin, alors qu’il était déjà très malade, il a commencé à concocter une formule pour traiter ces scènes mélancoliques qui auraient pu être sa perte. Sa carrière n’a duré que quelques années, mais ces années ont été prolifiques ; en commençant dans un style impressionniste plutôt démodé, il a rapidement trouvé sa place avec celui qu’il a rendu célèbre. Juger son art dans son ensemble est difficile : en partie parce que ses premières productions ne sont pas seulement inégales par rapport à ce qu’il a réalisé plus tard, mais aussi parce que de nombreux Utrillo, excessivement abondants à Paris, ont été peints par d’autres.
Dans ce lot, Segonzac est peut-être le plus intéressant, bien que ni le plus surprenant ni le plus séduisant. Comme tout ce qu’il y a de meilleur dans la nature, il mûrit lentement et devient un peu plus mûr tous les jours, donc, comme il est déjà un très bon peintre, comme le nègre de Saint-Cyr, il n’a qu’à persister dans sa voie. Devant la nature, ou plutôt la culture, avec ses champs labourés couleur chocolat et ses arbres vert vif, comme devant les splendeurs somptueuses d’un corps nu, sa réaction est manifestement vibrante et lyrique. Il aurait pu être un rhapsode bucolique si sa sensibilité n’avait pas été sous le contrôle d’une tête aussi saine que celle que vous vous attendez à trouver sur les épaules d’un gentleman de Gascogne. Ses émotions sont maintenues sévèrement à leur place par une concentration rigoureuse sur l’art de la peinture. Néanmoins, certains critiques se plaignent de ce que ses compositions ont encore tendance à manquer d’organisation et de définition des formes. Et peut-être est-ce parfois le cas : seulement dans ces domaines, comme dans d’autres, son art s’améliore régulièrement[7] Salon d’automne, 1921 : il a de nouveau fait un grand pas en avant. Segonzac est aujourd’hui l’un des meilleurs peintres de France..
« Sa peinture a un petit côté vicieux qui est adorable » – J’ai entendu cette phrase si souvent que je ne peux que la répéter. La peinture de Marie Laurencin est adorable ; on ne l’aimera jamais assez d’aimer aussi bien sa propre féminité, et de montrer tout son talent plein de charme au lieu de l’étouffer dans un effort pour peindre comme un homme ; mais elle n’est pas une grande artiste – elle n’est même pas la meilleure femme peintre vivante. Elle est à peine aussi bonne que Dufy (un contemporaine de Picasso à moins que je ne me trompe, mais pendant de nombreuses années connu plutôt comme décorateur et illustrateur que comme peintre à l’huile) qui, tant qu’il s’est limité à dessiner pour les tapissiers et à faire des » images » était en effet très bon. Ses peintures à l’huile sont une autre affaire. Dufy a une formule pour faire des images ; il a un cliché pour un arbre, une maison, une cheminée, même pour la fumée qui sort d’une cheminée. De cette façon, il peut être sûr de produire un joli article, et, qui plus est, un article que le public aime.
L’art de Kisling est très différent. Il est rare qu’il produise une de ces images tellement appétissantes qu’on les imagine bonnes à manger. Ce que vous trouverez dans son travail, en plus d’une bonne peinture, c’est une préoccupation sérieuse par rapport au problème de la traduction dans une forme d’une expérience esthétique. Et comme, après tout, c’est là la fin de l’art, son travail est traité avec respect par les meilleurs peintres et les critiques les plus compréhensifs, bien qu’il n’ait pas encore remporté un succès populaire. « Kisling ne triche pas », dit André Salmon.
La guerre n’a pas tué le mouvement artistique : nul autre qu’un fou aurait pu supposer que ce serait le cas. Néanmoins, elle a eu un effet épouvantable sur la peinture contemporaine. Quand je suis revenu à Paris à l’automne 1919, j’ai trouvé que les peintres que j’avais connus avant la guerre se développaient plus ou moins banalement, et produisaient des œuvres qui n’étaient pas à la hauteur de ce que l’on attendait d’eux. J’ai vu tout ce qu’il y avait à voir ; j’admirais ; puis j’ai interrogé quelqu’un dont le style et la réputation étaient déjà établis avant guerre 一J’ai interrogé Friesz, je pense – « Et les jeunes ? » « Nous sommes les jeunes » fut sa réponse. Ces jeunes peintres français qui auraient dû sortir de la mêlée des étudiants en art entre 1914 et 1919 avaient soit été tués, soit détournés de leur carrière, soit gravement retardés. Ce n’est que maintenant que la jeunesse commence à donner des signes de vitalité ; c’est seulement aujourd’hui qu’une nouvelle récolte émerge ; aussi, je prends avec témérité le risque de prononcer les noms de quelques-uns de ceux qui me semblent avoir donné la preuve d’un talent indéniable – Gabriel-Fournier, Favory, Lotiron, Soutine, Corneau, Durey, Monzain, Richard, Guindet, Togores, Gromaire, Alix, Halicka. Je ne puis affirmer qu’ils ont tous moins de trente ans, ou qu’aucun d’entre eux n’était connu des amateurs avertis avant la guerre, ou en tout cas dans ses premières années. Certes, l’œuvre de Gabriel Fournier, Favory, Soutine, et je pense à Corneau, m’était connue par le biais de photographies avant la signature de l’armistice. Mais je pense qu’il est certain que tous sont d’une récolte plus tardive que Segonzac, Marie Laurencin, Luc-Albert Moreau, etc. , alors que Monzain, Richard, Togores, Gromaire, Alix, Guindet et Halicka sont très jeunes. Voici donc une douzaine de peintres – pour la plupart peu connus à l’heure actuelle en dehors d’un petit cercle d’artistes, de critiques et d’amateurs curieux – qui semblent prometteurs d’excellence : parmi eux, je suis enclin à chercher les maîtres d’un âge à venir[8]Il y a douze ans, j’ai dressé une liste de jeunes ou de jeunes peintres – des hommes d’une trentaine d’années environ – de qui il me semblait raisonnable d’attendre de grandes choses. Elle comprenait des noms tels que Derain, Picasso, Vlaminck, Marchand, Friesz, Maillol, Duncan Grant : il n’est pas nécessaire d’être laudator temporis acti pour sentir que les hommes de la nouvelle génération sont à plus petite échelle. Cela ne fait que confirmer ma conviction souvent exprimée que la décennie 1875-85 a produit une prodigieuse quantité de bébés très doués. D’autre part, si par comparaison avec le salon d’automne de 1911 celui de 1921 semble peu excitant, il ne faut pas manquer de rendre justice au niveau extraordinairement élevé de la peinture qui est maintenant atteint. Et cela confirme une autre de mes théories favorites – que nous vivons dans un âge comparable (pour ce qui est de la peinture) au Quattrocento. Les œuvres des plus petits artistes de cette époque nous enchantent aujourd’hui, car à cette époque tout homme de talent pouvait faire une image ; mais sans doute à l’époque les critiques et les amateurs soupiraient au souvenir des premières années passionnantes du mouvement – pour les découvertes de Masaccio et Donatello – et étaient tout à fait prêts à accueillir les nouveautés de la haute renaissance lorsqu’elles sont arrivées. Le monde bouge plus vite de nos jours ; déjà, nous regrettons de ne pouvoir revenir à l’époque où Matisse et Picasso lançaient le mouvement, mais une autre grande renaissance pourrait être plus proche que nous ne le supposons..
A cette liste, j’ajouterais, sans paradoxe, deux noms qui, à première vue, doivent apparaître singulièrement hors de propos : Camoin et Guérin. Tous deux étaient à l’œuvre avant que le mouvement contemporain – le mouvement de Cézanne – ne naisse ou, en tout cas, ne soit lancé ; tous deux ont longtemps semblé s’y opposer ; tous deux ont dormi pendant quelques années dans un état de chrysalide dont a émergé récemment une paire de peintres très intéressants. Le Camoin et le Guérin qui m’intéressent sont apparus depuis la guerre ; ils peuvent, bien sûr, faire une rechute dans leur ancienne condition : le temps le montrera. Apparemment, ce n’est qu’il y a trois ou quatre ans que Camoin s’est rendu compte que Matisse – son contemporain – était le maître dont il pouvait tirer cette nourriture qu’un bon artiste peut très légitimement tirer d’un autre. Ainsi nourri, il semble avoir pris un nouveau départ ; en tout cas, son œuvre a maintenant une fraîcheur et une vivacité qu’il n’a jamais pu transmettre dans sa jeunesse. Le cas de Guérin est encore plus étrange. Passionné d’admiration pour Watteau, il semble s’être enfermé dans une dévotion plutôt stérile envers le maître du XVIIIe siècle. Il faut supposer qu’il y avait quelque chose de mort dans son appréciation, quelque chose de reconnu intellectuellement mais non ressenti, et donc pas vraiment compris. Cette mort a déteint sur son travail. Manquant d’inspiration authentique, luttant en conséquence pour donner la vie par des tours et des conventions, il s’est parfois laissé tomber dans la vulgarité pure et simple. Soudain, et sans renoncer à toute loyauté à sa pratique ancienne, il est revenu à la vie. C’est Watteau qui l’inspire encore ; mais le Watteau essentiel – Watteau le peintre – non pas le Watteau superficiel qui est plus ou moins familier à tout copieur, qu’il soit illustrateur ou calligraphe, qui batifole dans les allées du XVIIIe siècle. Comme il est amusant de penser que la juste admiration aujourd’hui ressentie pour le génie de Watteau par les descendants de Cézanne, qui l’avaient autrefois mésestimé, a mis Guérin lui-même sur la voie de devenir intime avec un art qu’il avait autrefois vénéré sans l’avoir pénétré !
Bien que la guerre n’ait pas tué ou même paralysé le mouvement, depuis la guerre, il y a eu un changement, ou, en tout cas, un changement est devenu apparent. Pour commencer, Picasso a, dans un sens, pris sa retraite de la vie publique一je veux dire de la vie des cafés et des ateliers – et dans l’isolement travaille sur ces problèmes qui se présentent sans cesse à son cerveau enfiévré. Le splendide fruit de sa solitude, nous l’avons vu l’été dernier chez Paul Rosenberg. De temps en temps Picasso peint encore un tableau cubiste – pour rester en contact – mais on peut difficilement le reconnaître comme un cubiste, et certainement pas un pur cubiste. De cette école, qui est encore florissante (exposant à la Section d’Or ou rue de la Baume l’œuvre de Braque, Gleizes, Léger, Metzinger, Gris, Laurens, Lipsitz, Marcoussis,Henry Hayden, et la brillante Irène Lagut), Picasso est l’inspirateur, peut-être, mais pas le leader. Son influence dans le monde occidental et sur les peintres étrangers à Paris est plus grande que jamais, mais les Français, un peu vexés peut-être d’avoir accepté si longtemps le leadership d’un Espagnol, montrent des signes de retour vers leur tradition nationale. Ainsi, bien que Picasso reste l’animateur de l’école ou des écoles doctrinaires, Lhote peut devenir le nouveau maître. C’est la mode, je sais, de ne pas prendre son influence au sérieux. Aussi intelligent qu’il soit, Lhote – dit-on – n’est pas un peintre assez grand pour être leader. Il se peut qu’il en soit ainsi – je le soupçonne moi-même – mais il ne faut pas oublier qu’en plus d’être intelligent et capable de tirer des conclusions plus ou moins plausibles des prémisses de son propre choix, Lhote fait montre d’une pratique qui n’a rien de méprisable. Pour le reste, il est l’apôtre de la logique et de la discipline, et trouve donc beaucoup à approuver dans la doctrine cubiste et la tradition française de Poussin à David. Je ne sais pas si Bissière doit être classé parmi ses disciples – je ne le pense pas – mais Bissière, l’artiste le plus séduisant, est peut-être le plus significatif de la nouvelle tendance en ce sens qu’il a choisi d’exprimer un tempérament capricieux en termes de science première. En ce qui concerne la science de l’image, comme l’appelle le directeur du Musée des beaux-arts du Canada, il a peu de choses à apprendre. Il connaît les maîtres, les Primitifs en particulier, et a une façon, à la fois logique et imaginative, de jouer avec leurs motifs qui donne parfois les meilleurs résultats. Bissière est trop fantaisiste et trop étrange pour être un chef d’école ou même être représentatif ; mais le fait même qu’étant ce qu’il est, il ait choisi ce moyen d’expression est symptomatique.
Ainsi, le côté doctrinaire du mouvement persiste, animé par Picasso et, dans une certaine mesure, par Lhote. Le courant principal, cependant, a trouvé un autre canal ; et, à moins que je me trompe, nous sommes déjà dans la deuxième phase du mouvement, une phase dans laquelle les révélations de Cézanne et Seurat et les élaborations de leurs descendants immédiats seront modifiées et revitalisées par la pression et l’esprit de la grande tradition. Le leader a déjà été choisi. Derain est le chef de la nouvelle école française, une école manifestement moins cosmopolite que la préccédente. La tendance au nationalisme partout dans le monde est indubitablement une conséquence de la guerre, je suppose. Il est inutile de déplorer le fait ou de s’en réjouir : on ne peut que l’accepter comme on accepte le temps. Même l’Angleterre n’y a pas échappé ; et il est à noter que notre meilleur peintre, Duncan Grant, un descendant de Cézanne qui a fait toute la gamme des expériences abstraites, s’installe, sans pour autant renier son maître, pour exploiter le patrimoine français, les pieds dans la tradition anglaise de Gainsborough et Constable. En France, où la tradition est beaucoup plus riche, son poids limitera plus étroitement et dirigera plus intensément le nouvel esprit. Une nouvelle tendance – celle qui insiste plus passionnément que jamais sur l’ordre et l’organisation – ne fait que poursuivre l’élan donné par Cézanne et reçu par tous ses disciples ; mais une autre, plus vague, tendant vers quelque chose que j’appelle plutôt humanisme qu’humanité, implique, je pense, une rupture certaine avec le cubisme et les doctrinaires austères. Ce n’est pas le drame, l’anecdote, le sentiment ou le symbolisme que cette évolution rendra aux arts plastiques, mais plutôt cette qualité mystérieuse mais reconnaissable dans laquelle l’art de Raphaël excelle – un souci tranquille, désintéressé et professionnel de la signification de la vie telle qu‘elle se révèle directement dans la forme, un désir secret, peut-être, d’émouvoir par une image, un bâtiment ou un simple objet d’utilisation courante quelque curieuse manifestation de notre sens esthétique. Au plus profond de leur quête de cette beauté frontalière commune à la vie et à l’art, les peintres français sont à nouveau profondément concernés par la vie : pour emprunter une idée à mon prochain essai, ils ont choisi un nouveau problème artistique. Pour eux, cependant, » vie » ne signifie pas ce que cela signifie pour les sentimentalistes ou les mélodramatistes, ni même précisément ce que cela signifiait pour les impressionnistes. La peinture française d’aujourd’hui n’a aucun goût pour l’actualité contemporaine. Par » vie « , il faut entendre, non ce qui se passe dans la rue, mais – ce qui est certain, c’est que ce qui se passe là se passe partout – c’est ce que les poètes appelaient » l’étincelle animée « . A propos de la vie, comprise dans ce sens, les peintres de la nouvelle génération auront quelque chose à dire. Ils y viendront, non pas par le drame, l’anecdote ou le symbole, mais, comme tous les artistes authentiques s’en sont toujours remis à ce qui possédait leur imagination, par l’expression plastique, ou – si vous aimez les expressions anciennes – par la création d’une forme significative. Ils rechercheront le principe vital dans toutes sortes d’objets et le traduiront sous toutes sortes de formes. Cette beauté humaine après laquelle Derain s’efforce,on la trouve, dis-je, dans Raphaël : elle se trouve aussi dans le Parthénon.
Je pense que cet essai préliminaire devrait se terminer, comme il a commencé, sur une note d’humilité et avec une explication. Il y a vingt ans, lorsque j’étais étudiant de premier cycle, je me souviens d’avoir lu, juste après sa publication, le petit livre de M. Camille Mauclair sur les impressionnistes. Il y a longtemps que j’ai cessé d’admirer les écrits de M. Mauclair : ses théories et sa pseudo-science me paraissent aujourd’hui ridicules, et ses jugements semblent manquer de perspicacité. Mais quoi que j’en pense maintenant, je n’oublierai pas ce que je dois à ce livre. Même à Cambridge, l’esprit de l’époque, dont on dit qu’il imprègne l’air comme une peste, m’avait infecté ; et je me suis mis en route lors de ma première visite à Paris, plein de curiosité pour ce qui était alors le mouvement contemporain – rendu à son dernier souffle. Mon guide était M. Mauclair ; son livre, c’est lui qui m’a fait entrer dans la bonne voie. Car en me faisant connaître les théories et les réputations de l’époque, et en provoquant en moi une attente fiévreuse, il a amené ma sensibilité esthétique jusqu’à un point où elle a réagi rapidement et généreusement aux images elles-mêmes. Ceci, comme je l’expliquerai dans un autre essai, est, à mon sens, la fonction propre de la critique. Je n’oublierai jamais mes premières visites à la collection Caillebotte ; et dans le frisson inoubliable de ces premières visites la mauvaise science de M. Mauclair et son jugement erratique ont compté pour quelque chose 一trop peut-être. Ils m’ont introduit dans une atmosphère d’attente sympathique ; et une telle atmosphère est, même pour les personnes très sensibles, souvent un préalable indispensable à l’appréciation esthétique. Il y a ceux à qui il faut faire ressentir quelque chose avant qu’ils ne puissent commencer à ressentir par eux-mêmes – croyez moi,ils ne sont pas les moins sensibles ou les moins authentiques des amateurs : ce ne sont que les plus honnêtes. J’aimerais beaucoup faire pour l’un d’entre eux ce que M. Mauclair a fait pour moi. Il me serait agréable de croire qu’en l’intoduisant dans ce chemin de la meilleure peinture moderne et des théories connexes – théories qui, semble-t-il, pour certains la rendent plus intelligible – je lui faisais faire un jogging utile à sa sensibilité. Chacun, je le sais, doit voir de ses propres yeux et sentir à travers ses propres nerfs ; personne ne peut prêter ses yeux ou ses émotions à d’autres : néanmoins, on peut désigner et gesticuler et, ce faisant, exciter. Si j’ai réussi cela, j’en serai content. Je présume que dans vingt ans ceux qui lisent aujourd’hui mes écrits parleront d’eux comme j’ai parlé de M. Mauclair. Cette perspective ne m’angoisse pas. Je ne suis pas assez auteur pour être peiné par la certitude que dans dix ans, ce livre sera obsolète. Comme celui de M. Mauclair, il aura servi à son tour ; et je ne doute pas qu’il y aura quelqu’un tout disposé à en écrire un autre poursuivant le même but et, espérons-le, plus propre dans l’exécution.
Références
↑1 | Pour ce mot qui, je pense, suggère très heureusement le rôle de Picasso dans la peinture contemporaine, je suis redevable à mon ami M. André Salmon |
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↑2 | Il travaillait déjà, cependant, en 1906, et peut-être plus tôt. |
↑3 | Le peintre irlandais O’Conor et le Canadien Morrice sont tous deux connus et respectés à Paris ; mais parce qu’ils y ont vécu et n’ont connu que le français, ils sont rarement considérés comme britanniques. Dans une moindre mesure, on pourrait dire la même chose de cet admirable peintre George Barne. |
↑4 | ndt : ou un natif de Bohême ? |
↑5 | Ses expositions au Salon d’automne de 1921, cependant, suggèrent qu’il en a rabattu. |
↑6 | C’est avec grand plaisir que j’infirme cette remarque : aux dernières nouvelles, Utrillo est si bien guéri qu’il pourrait bientôt se remettre à peindre. |
↑7 | Salon d’automne, 1921 : il a de nouveau fait un grand pas en avant. Segonzac est aujourd’hui l’un des meilleurs peintres de France. |
↑8 | Il y a douze ans, j’ai dressé une liste de jeunes ou de jeunes peintres – des hommes d’une trentaine d’années environ – de qui il me semblait raisonnable d’attendre de grandes choses. Elle comprenait des noms tels que Derain, Picasso, Vlaminck, Marchand, Friesz, Maillol, Duncan Grant : il n’est pas nécessaire d’être laudator temporis acti pour sentir que les hommes de la nouvelle génération sont à plus petite échelle. Cela ne fait que confirmer ma conviction souvent exprimée que la décennie 1875-85 a produit une prodigieuse quantité de bébés très doués. D’autre part, si par comparaison avec le salon d’automne de 1911 celui de 1921 semble peu excitant, il ne faut pas manquer de rendre justice au niveau extraordinairement élevé de la peinture qui est maintenant atteint. Et cela confirme une autre de mes théories favorites – que nous vivons dans un âge comparable (pour ce qui est de la peinture) au Quattrocento. Les œuvres des plus petits artistes de cette époque nous enchantent aujourd’hui, car à cette époque tout homme de talent pouvait faire une image ; mais sans doute à l’époque les critiques et les amateurs soupiraient au souvenir des premières années passionnantes du mouvement – pour les découvertes de Masaccio et Donatello – et étaient tout à fait prêts à accueillir les nouveautés de la haute renaissance lorsqu’elles sont arrivées. Le monde bouge plus vite de nos jours ; déjà, nous regrettons de ne pouvoir revenir à l’époque où Matisse et Picasso lançaient le mouvement, mais une autre grande renaissance pourrait être plus proche que nous ne le supposons. |