Colloque international : « Peut-on parler d’une amitié créative entre Cezanne et Zola? »

Cezanne peint Émile Zola

Haruo Asano (Historien de l’Art)

Historien de l’art français (Japon). Ex-professeur de l’Université des arts à Okinawa. Il se spécialise en particulier dans les études sur Paul Cezanne. Il a écrit « Cezanne vu par Émile Bernard (1) », Bulletin of Okinawa Prefectural University of Arts, No. 12, 2004; « Le paysage aixois ou Bellevue vu et peint par Paul Cezanne », Bulletin of Okinawa Prefectural University of Arts, No.17, 2009. Il a traduit en japonais, « Études cézanniennes » de Jean-Claude Lebensztejn, 2009, Sangensha, Japon, etc.

 

Cezanne a peint Émile Zola plusieur fois. Il était un de ses modèles. De quelle manière Cezanne a-t-il peint son ami ?

Nous commençons notre parcour par un de ses dessins (Fig.1). Celui-ci se trouve dans une lettre de Cezanne à Zola, le 20 juin 1859. Il est possible qu’un de ces trois garçons soit Émile. Le dessin est publié dans laCorrespondancede Cezanne par John Rewald, 1978, p.112-113.

Fig.1 Cezanne, Dessin illustrant la lettre à Zola du 20 juin 1859. FWN 1802-C0038

L’image suivante (Fig.2) est une peinture à l’huile, un des premiers portraits de son ami peint par Cezanne (R.78,Portrait d’Emile Zola, 1862-64. 26 x 24cm. )

Fig. 2 Cezanne, Portrait d’Émile Zola, 1862-1864. 26 x 21 cm. Aix-en-Provence, musée Granet.
R078 – FWN 394

Ensuite, nous voyons une scène de lecture ou écriture de Zola et d’Alexis.

Il y a deux tableaux de ce sujet. Le premier, Une lecture de Paul Alexis chez Zola (Fig. 3).

Fig. 3 Cezanne, Une lecture de Paul Alexis chez Zola, 1869-70
R150 – FWN 601

Selon ce titre, la personne assise à droite, qui lis un texte, devrait être Paul Alexis. Le tableau, offert par Cezanne à Zola, a été vendu après le décès de l’écrivain, en 1902. Le catalogue d’enchères montre ce titre. Cependant, nous préférons plutôt imaginer Émile Zola dans cette personne-là. En général, on aime penser ainsi. La personne à droite lit un texte, et l’homme à gauche prend des notes. Il est naturel qu’on pense voir Émile dans l’image de lecture de son texte.

Il y a aussi un tableau ressemblant : Paul Alexis lisant à Émile Zola (Fig. 4).

Fig. 4 Cezanne, Paul Alexis lisant à Émile Zola, 1869-70.
R151 – FWN 602

Dans ce cas, Alexis assis à gauche lit un texte. Tandis que Zola, assis à droite, écoute tranquillement la lecture. Le tableau peint en 1859-60, est d’assez large taille (130 x 160 cm). Le corps de Zola, dont le visage peint pleinement, reste inachevé. Pourquoi ce tableau a-t-il été laissé incomplet ? J’ai une interprétation. Zola et Cezanne sont des amis proches depuis leur enfance. Zola va à Paris, ensuite Paul. En se rencontrant à la métropole, ils devaient discuter sur l’art et autres. De leurs conversations, Zola a appris beaucoup de chose sur la peinture. Mais concernant la littérature, il devait lui raconter ses propres idées. Ses pensées se forgeaient vers le naturalisme, la vie et le réalisme. Le tableau a été peint entre 1866 et 1878, dans la première période de son naturalisme.

Cezanne, après avoir discuté avec lui, et ayant des idées communes a peint ce tableau. En partageant des idées naturalismes ou réalismes, il voulait présenter la même manifestation artistique. Le tableau possède la taille convenable au Salon national. Mais Zola avait une autre idée. Il a chosit Édouard Manet, comme son compagnon artistique et écrit son article en 1867. Manet a peint le portrait de Zola en 1868 en montrant sa gratitude (Fig. 5).

Fig. 5 Édouard Manet (1832-1883) Portrait d’Émile Zola 1868 Huile sur toile Paris, musée d’Orsay

Cezanne n’était pas content. Bien sûr, il voulait se montrer peintre d’une même tendance que la littérature de son ami. En revanche, son ami a préféré le peintre plus talentueux, plus moderne et plus important que lui. Jaloux ? Faché ? Pas de doute. « Je ne veux plus peindre ce tableau ». Il aurait dû penser de cette façon.

Le tableau a été abandonné inachevé. Il était en colère, son visage devait être ainsi : Portrait de l’Artiste, (Fig. 6).

Fig. 6 Cezanne, Portrait de l’Artiste. c.1875.
R182 – FWN 434

La colère de Cezanne ne s’apaise pas facilement. Il arrête de peindre Zola directement. Son sentiment contre lui devient complexé. Son état d’esprit à l’égard de lui est bien représenté dans ce tableau, La tentation de Saint Antoine (Fig. 7).

Fig. 7. Cezanne, La tentation de Saint Antoine. c.1870. 57 x 76 cm.
R167 – FWN 611

Le tableau, chargé de plusieurs images de la vie de l’artiste, est très étonnant. Premièrement, Saint-Antoine debout à l’extrême gauche possède le visage de Paul Cezanne. Deuxièment la femme opulente qui se trouve au milieu, reprèsente Hortense Fiquet, maîtresse de l’artiste. Ces interprétations ne seraient pas tellement étonnantes. Mais, si nous trouvons le visage de Zola dans la femme nue, plus gracieuse qu’Hortense, qui se trouve à droite, allongée à côté du feu, ce ne serait pas une chose normale. Cezanne a peint son ami comme un hermaphrodite. (Fig.7-2.)

 

Fig.7-2 Image de Zola dans La tentation de Saint Antoine. c.1870.

C’est l’idée montrée par Mary Louise Krumrine. Nous sommes d’accord avec elle. Cezanne utilisait le portrait de son ami (Fig. 2). Cezanne a ainsi montré son ironie. Nous y trouvons quelque nuance d’homosexualité entre deux hommes.

Le tableau suivant. Faîtes attention, il possède plus de complicités que d’autres et le degré de difficulté monte un peu. En général ce tableau est nommé Le Jugement de Paris (Fig. 8; R.457; c.1880).

 

Fig.8. Cezanne, Le Jugement de Paris (Le berger amoureux?). C.1880.
R457 – FWN 658-TA

Cependant l’image dans celui-ci ne nous donne pas complétement celle du Jugement. Meyer Schapiro en y faisant attention, avec ses connaissances de la littérature latine, a montré une nouvelle interprétation. Selon lui, le titre du tableau devrait être Le berger amoureux, parce que la toile représente un berger qui gagne l’amour d’une vierge en lui offrant des pommes, comme un conte de Propertius.

Mais l’interprétation de Schapiro n’était pas parfaite et il reste encore des parties inéxpliquées par ses idées. De ce point de vue, Sidney Geist a osé critiquer Schapiro, et il a presenté une idée extrêmement originale et intéressante de ce tableau qui, selon lui, montre symboliquement ou psychanalytiquement la vie de Cezanne.

Permettez-moi de vous parler un peu sur cela. Il pense que ce tableau contient deux scènes différentes entre la droite et la gauche du toile. La scène de gauche (de notre point de vue), représente l’image de la vie de Paul à Aix-en-Provence, et celle de droite montre la vie parisienne. Par exemple on peut voir une image de la Vénus de Milo dans la partie droite, et une petite figure du Panthéon de Paris au pied du berger.(Fig. 8-2)

Fig. 8-2 Des images de Vénus de Milo

Ce qui est étonnant c’est son interprétation de ce berger comme Zola. En plus, la partie gauche du tableau est interprétée plus curieusement avec plus d’originalité que la partie droite. On y trouve trois femmes et si c’était vraiment une scène du Jugement de Paris, elles devraient être Athéna, Aphrodite et Héra. Mais Geist ne l’accepte pas. Il pense que ces trois femmes représentent celles de la famille cézannienne : la mère de Paul, Paul lui-même ou elle-même (représentée comme une femme), et une autre (Geiste ne la nomme pas) pourrait être Marie ou Rose (soeurs de Paul).

Paul Cezanne a secouru Émile Zola quand son ami était taquiné par ses camarades à l’époque de leur jeunesse. Et le lendemain, peut-être, Zola lui a présenté une corbeille de pommes pour exprimer sa gratitude. Dans ce tableau le berger (Zola) donne à une fille des pommes de deux bras. Cela signifierait que la fille qui reçoit les fruits soit Paule, Paul féminine.

L’interprétation de Sidney Geist est très originale et manque d’objectivité. Mais je ne le critique pas aujourd’hui, et je ne vous montre qu’un seul fait; il y a une opinion personnelle qui voudrait que l’image du berger dans ce tableau soit celle de Zola.

De toute façon, nous pensons en général que Cezanne ne peint plus son ami Zola directement après environ 1880. Cependant, en même temps, l’image de Zola aurait-elle pu plonger dans la mer de l’inconscience. Ce sont des idées d’historiens d’art mineurs. Voilà pourquoi j’aimerais vous présenter ma propre idée peu banale.

Voici un dessin de Cezanne, Portrait of Emile Zola (Fig.9; Ch.624). Je pense que ce dessin représente son ami Zola, comme ainsi pensait-il Adrien Chappuis. Il montre certainement Zola qui écrit ou lit dans son cabinet de travail à Médan. Chappuis pense que ce dessin exécuté entre 1881 et 1885.

Fig. 9 Cezanne, Portrait of Émile Zola, détail C0624 – FWN 3000-14a

Quand on pense à la maison de Médan, on se souvient d’un dessin bien connu, celui qui y est conservé (Fig.10).

Fig. 10 Fernand Desmoulin, Cabinet de travail de Médan, 1887.

C’est le dessin à la plume de Fernand Desmoulin, ami d’Emile Zola. On y voit sa signature et l’année 1887 en bas et à droite. J’avais une idée de la possibilité de l’influence de ce dessin sur Cezanne. Ce dessin aurait-il pu lui donner l’inspiration de son oeuvre Les Joueurs de cartes ? (Fig. 11)

Fig. 11 Cezanne, Les Joueurs de cartes, 1890-92, 135 x 181,5 cm.
R706 – FWN 681

Voilà, quelle ressemblance y a-t-il ? Vous le voyez très bien. Cependant, je me suis heurté à un problème. Puisqu’il y avait l’opinion courante selon laquelle la relation entre Cezanne et Zola se termine en 1886. C’est à dire un an avant ce desssin de Desmoulin. John Rewald, chercheur représentatif, avait une idée que les amitiés entre les deux hommes se terminent après la publication de L’Oeuvre de Zola. Et pourtant, ce dessin, devenu gravure, est montré dans une revue Paris illustré, en avril 1884. Cezanne pouvait le voir, même s’il ne rencontrait pas son ami après 1886.

Ce qui est décisif, c’est la découverte d’une de ses lettres adréssée à Zola, dont la date est 28 novembre (ou bien septembre) 1887. Une découverte à Sotherby’s à Paris, toute récente, en novembre 2013. Dorénavant, nous pouvons supposer la possibilité de leur rencontre en 1887, 1888, etc. Donc, Cezanne pouvait voir le dessin de Desmoulin. Si cela était arrivé, l’image de ce dessin resterait longtemps dans le cerveu du peintre, puisque cela montre le visage de Zola une dernière fois….

Voilà, à partir d’ici, mon raisonnement se développe comme celui de Monsieur Poirot. Quand Émile Zola a créé le personnage de Claude Lantier, peintre original, il a utilisé ses souvenirs de Cezanne. Il n’était pas son unique modèle évidemment, mais Manet, ou bien Zola lui-même aussi un des modèles de Lantier. En revanche, Cezanne était un modèle important. C’est la raison pour laquelle, moi aussi, moi Paul lui-même, aura le droit d’utiliser l’image d’Emile pour mon tableau.

Bien sûr, Cezanne n’était pas si maladroit. Il ne peint pas directement son ami. On change la pièce du cabinet de travail en une scène de café campagnard. De l’image de l’écriture d’un écrivain à celui des joueurs de cartes. De Zola vieux à un jeune homme. Ainsi est-il impossible de deviner le modèle de son tableau. Cela signifie le camouflage cézannien.

Maintenant, vous avez bien compris que le joueur au centre des Joueurs de cartes—dans les tableaux de quatre ou cinq personnages, les deux qui se trouvent aux Etats-Unis—montre l’image d’Émile Zola. Un de ses modèles.

Cependant, vous n’êtes pas naïf, et vous êtes méfiant. On a le doit de douter de ma proposition. Et pourtant il y a un tableau pour vous, vous qui êtes soupçonneux. C’est le tableau Joueur de cartes du musée de Worcester, Massachusetts, aux Etats-Unis (Fig.12).

Fig. 12 Cezanne, Le joueur de cartes, 1890-1892
R708 – FWN 679

Ce tableau est une étude pour le joueur central des Joueurs de cartes de Cezanne. A mon avis, l’image de cette oeuvre nous évoque clairement Émile Zola. Mais ce n’est pas Zola vieux, gonflé amplement comme un ours en peluche, proie de la caricature de l’époque. Non, non, c’est le jeune Zola, ami de Cezanne et le témoin de leur jeunesse.

On peut y trouver un jeune homme, peut-être adolescent. Sans barbe, il représente un des rêves de la période d’Arcadia du Midi. (Fig. 13)

Fig. 13 Métamorphose d’Émile Zola, ou un des exemples d’amitié créative entre Cezanne et Zola.

Quand Cezanne peignait ce tableau (Fig.12), un homme était assit devant le peintre. Il était le modèle réel, peut-être un homme qui travaillait à Jas de Bouffan. En le peignant, Cezanne se souvenait de son ami de jeunesse. Ses mémoirs se caractérisaient dans ce tableau qui représente magnifiquement et éternellement l’amitié entre Cezanne et Zola.

Abréviations :
Cxxxx : Adrien Chappuis, The Drawings of Paul Cezanne: A Catalogue Raisonné, 2 vols. Greenwich Coon., and London : New York Graphic Society, 1973.

Rxxx: John Rewald, The Paintings of Paul Cezanne, A Catalogue Raisonné, Harry N. Abrams, Inc., New York, 2 vols., 1996.

FWN xxxx : Catalogue en ligne The Paintings, Watercolors and Drawings of Paul Cezanne