CONCLUSION GÉNÉRALE

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Définition de l’art : « Homo additus naturae »
(l’homme ajoutant son âme à la nature)

Francis Bacon

Si le mot dessin s’écrivait autrefois dessein, c’est que tout dessin exprime un projet de l’esprit. Il en est de même des copies, dessinées ou non : copier, c’est exprimer une pensée.

Les copies de Cezanne révèlent des niveaux de préoccupation différents selon les médias copiés.

Copier des dessins, s’est essentiellement s’exercer à développer son habileté technique dans la représentation d’une forme, d’où le travail sur les lignes de contours, et dans la représentation des volumes, par le travail sur les outils graphiques mis au service du clair-obscur. Le modèle, pris comme un ensemble de solutions mises en œuvre pour faire exister un corps sur le papier, incite Cezanne à chercher et expérimenter ses propres solutions pour atteindre un résultat similaire. D’où assez souvent une certaine fidélité d’aspect dans la reproduction du modèle : il ne s’agit pas ici d’inventer, mais de peaufiner sa maîtrise de ses moyens graphiques. Il ne s’agit donc pas d’exprimer quoi que ce soit par le dessin, ni un état d‘esprit ou une émotion du personnage représenté, ni sa position particulière dans une situation donnée. Le sujet du dessin est absolument indifférent.

Copier des sculptures, c’est dépasser le souci de la technique pour pénétrer dans l’intimité des équilibres musculaires et des dynamiques d’un corps pour en faire ressentir la cohérence interne, l’aspect proprement charnel et incarné. Il s’agit de saisir l’élan vital, parfois accompagné de mouvements de l’âme (mais pas toujours ; Cezanne se garde bien de faire de la psychologie, d’où son mépris quasi général du rendu des expressions du visage) à travers les muscles en travail et les jeux de la lumière sur la peau. Contrairement à la statuaire grecque classique qui faisait passer la beauté avant l’expression, Cezanne copiant ces sculptures fait passer l’expression avant la beauté.

Copier des peintures, c’est partir d’une situation donnée par le modèle pour faire œuvre originale de création : Cezanne oblitère totalement le contexte où se meut le personnage pris comme base de départ et d’où il tirait sa signification pour le faire exister autrement, pour le transporter dans une sorte d’univers parallèle fondamentalement ambigu, où il ne peut se réduire à une explication simple de ce qu’il est. Ce faisant la copie prend son autonomie par rapport à l’original. Elle ne consiste pas à « faire la même chose autrement », mais à « faire autre chose ». Le résultat de la copie a rompu les amarres avec ses origines.

Dans les années précédant le départ à Auvers de 1872, Cezanne s’est donc construit une compétence technique de fond qu’il va pouvoir exploiter, en la raffinant à l’occasion, dans la suite de son activité de dessinateur.

Cezanne peintre de paysages mettait en avant l’importance de la perception des structures géologiques sous-jacentes pour en percevoir la logique ; la copie de sculptures lui a permis de dépasser la forme immédiatement visible pour développer une perception quasi géologique, là aussi, des forces immanentes à l’œuvre dans un corps humain. C’est de là que vient sa capacité à conférer à ses portraits, dégagés de tout psychologisme, une telle intensité de présence qui ne peut qu’interloquer tout tenant d’une représentation « réaliste » à la Ingres. Les copies de Cezanne sont lourdes d’existence, pleines d’une puissance d’existence irréfutable, celle qui a tellement fait s’extasier les phénoménologues devant l’art qu’avait Cezanne d’exprimer le caractère ontologique de ses pommes et, au delà, de la réalité ultime des choses.

La copie lui a permis d’exercer sa capacité de création non pas ex nihilo, ni à partir de l’imagination pure, mais en prenant appui sur un réel préexistant pour le réinventer. Harmonie parallèle à la nature parfois, mais aussi harmonie perpendiculaire ou oblique, très souvent impossible à interpréter simplement, produisant chez le spectateur une fascination non dénuée de malaise devant tel paysage ou tel objet représenté dont on se dit simultanément : « c’est tout à fait ça ! » et « Mais ce n’est pas ça du tout ! ».

L’essentiel de l’art de Cezanne tient à sa capacité à organiser l’espace de ses tableaux et à créer des liens entre leurs différentes parties, à en faire dialoguer les formes pour créer de l’harmonie, tout en suggérant leur position dans un espace à trois dimensions.

Il tient tout autant à sa capacité à habiller, voire à concevoir parfois cette structuration à partir de la couleur. C’est souvent ce maître coloriste que l’on admire le plus.

Sur ces deux points, la copie n’apporte rien (sauf cas exceptionnels de copies en couleurs de modèles en noir et blanc). En revanche, elle se révèle d’une grande utilité pour choisir et placer les objets à faire figurer au sein de la structure d’ensemble, soit en proposant des formes archétypales, soit en les mettant en mouvement et en les situant en profondeur, par la maîtrise du clair-obscur, du placement des zones d’ombre et de lumière : l’exercice du crayon, aux nuances infiniment plus limitées que la couleur, oblige à acquérir une grande maîtrise de cette topographie locale dont dépend la lisibilité du tableau. La copie enseigne le grand art des contrastes sur lequel repose la vie des formes.

Et dépassant sa fonction d’entraînement technique, la copie peut devenir méditation sur la nature intime des choses, sur leur poids d’existence perçu par la sensation et non l’affectivité ou l’intellect. En cela, elle peut se muer en acte de création artistique à part entière.

Ainsi, la copie est bien plus qu’une reproduction, ou une interprétation, ou une reprise de ce qu’un autre a créé : dans ce cas, elle renverrait non à ce qu’elle est, mais à son modèle. Pour Cezanne, copier c’est prendre un appui initial sur le modèle pour engendrer sa propre trajectoire, comme le plongeur quitte la planche dont la souplesse lui a conféré l’impulsion nécessaire pour que son envol se produise : mais dès qu’il s’en détache, la planche est oubliée ; il n’est plus que présence intense et sans mots aux sensations que cette trajectoire magnifie, totale présence à soi.

Pour Cezanne, copier, c’est entrer dans l’intelligence de ses sensations en ce qu’elles manifestent l’élan vital qui nous fait perdurer dans l’être singulier que nous sommes, notre « temmpérament ». Copier, c’est se faire serviteur de la voie ascétique ouverte par l’adage delphique et socratique du Γνῶθι σεαυτόν[1]Winkelmann : « L’art doit commencer, comme la sagesse, par la connaissance de nous-mêmes ». Cité par Charles Blanc, Grammaire… op. cit.. Copier, c’est naître à soi-même.

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Références

Références
1 Winkelmann : « L’art doit commencer, comme la sagesse, par la connaissance de nous-mêmes ». Cité par Charles Blanc, Grammaire… op. cit.