Zola, Cézanne et Paul Alexis

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En songeant à la continuité des relations amicales qui ont uni Zola et Cézanne, pendant tant d’années, je voudrais m’intéresser à un moment précis de leur amitié qui se situe au printemps de l’année 1870, juste avant le déclenchement de la guerre avec la Prusse. C’est-à-dire après la période de ces magnifiques discussions intellectuelles que constituent les lettres de jeunesse ; et avant le moment où commence, pour Zola, la célébrité, avec la publication de L’Assommoir, en 1877.

Sur l’amitié qui unissait Zola et Cézanne, à cette époque, alors que se termine le Second Empire, nous disposons d’un témoignage précieux. Il s’agit de deux tableaux de Cézanne qui montrent Paul Alexis, face à Zola, et lui lisant un manuscrit.

Une lecture de Paul Alexis chez Zola : ce tableau appartient à une collection particulière (FWN601-R150).

Une lecture de Paul Alexis chez Zola 69-70

Une lecture de Paul Alexis chez Zola 1869-1870

Paul Alexis lisant à Émile Zola : ce tableau est conservé aujourd’hui dans un musée de São Paulo, au Brésil (FWN602-R151).

Paul Alexis lisant à Émile Zola 69-70

Paul Alexis lisant à Émile Zola 1869-1870

Ces deux tableaux me permettront d’évoquer, à côté de Zola et de Cézanne, la figure de Paul Alexis, né à Aix-en-Provence, en 1847, et mort à Levallois-Perret, dans la banlieue parisienne, en 1901. Cet écrivain aixois, qui fut le disciple le plus fidèle d’Émile Zola, ne mérite sans doute pas l’oubli dans lequel son œuvre est tombée, aujourd’hui.

 

Les lectures de Paul Alexis

Examinons ces deux tableaux. Ils s’opposent en se complétant. Zola vu de dos, faisant face à Alexis, dans le premier des deux tableaux ; Zola vu de face et Alexis vu de profil, dans le second tableau. Une scène d’intérieur, d’une part ; une scène d’extérieur, d’autre part.

Bien que les catalogues de l’œuvre de Cézanne ne soient pas très précis sur ce point, on peut proposer une date de composition. Ces tableaux ont été peints au printemps de l’année 1870 ou au début de l’été. Plusieurs éléments permettent d’avancer une telle hypothèse, comme l’indique d’ailleurs la chronologie en ligne d’Alain Mothe : Zola a fait la connaissance d’Alexis en septembre 1869, et on peut penser que cette scène de travail est postérieure de quelques mois à la date de leur rencontre ; Cézanne se trouve à Paris entre mars et juillet 1870 ; la guerre avec la Prusse va ensuite éclater, à la mi-juillet.

Ces tableaux s’insèrent dans une série. Deux dessins ont été conservés, qui sont des esquisses du premier des deux tableaux (Une lecture de Paul Alexis). L’un des dessins se présente comme une étude d’ensemble des personnages assis ; le second cerne les éléments de la scène à venir, d’une façon plus précise. Ils portent les n°220 et 221 dans le catalogue d’Adrien Chappuis.

La Lecture chez Zola 1867-1869

La Lecture chez Zola 1867-1869

La Lecture chez Zola 1867-1869

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on adopte un point de vue génétique, on peut affirmer que la scène d’intérieur (peinte peut-être avant le début du printemps, au mois de mars) précède la scène d’extérieur (peinte au printemps ou en été) ; et que les deux esquisses préparent la scène d’intérieur. C’est donc le tableau conservé aujourd’hui à São Paulo qui représente l’aboutissement de l’effort de création poursuivi par Cézanne (bien qu’il soit inachevé, comme l’indique la tache blanche du vêtement de Zola). Dans un premier tableau Cézanne montre d’abord deux hommes qui se distinguent difficilement : les visages se confondent ; les masses semblent assez confuses. Puis, ayant franchi une étape, il parvient à un tableau très équilibré, traitant le même sujet d’une façon plus complète, représentant distinctement les deux écrivains : Alexis de profil, et Zola lui faisant face.

On peut inclure dans cette série le tableau de La Pendule noire (FWN708-R136): cette fameuse pendule (une nature morte qui est l’un des tableaux les plus commentés de l’œuvre de Cézanne) figure dans le premier des deux tableaux.

La Pendule noire 1869-1870

La Pendule noire 1869-1870

Les trois tableaux sont liés à un lieu bien précis : la petite maison que Zola a habitée à Paris, dans le quartier des Batignolles, au 14 rue La Condamine, entre avril 1869 et avril 1874. Cette petite maison était entourée d’un jardin où Cézanne a peint la scène d’extérieur.

Regardez cette scène d’extérieur. Alexis est assis sur une chaise basse, une chaise de jardin. Zola se trouve en face de lui, assis sur le sol, en tailleur. Il se tient sur une sorte de tapis. La position qu’il adopte peut paraître surprenante. Elle possède quelque chose d’exotique, en faisant penser à une scène orientale. « Pour un peu on croirait que [Zola] va tirer sur un narghilé ou une pipe d’opium », écrit Raymond Jean[1]. Mais cette attitude n’a rien d’extraordinaire, cependant. Elle est familière au romancier. Zola « fait l’Arabe » – pour reprendre une expression qu’il employait lui-même, lorsqu’il évoquait ces journées qu’il passait dans sa mansarde, à l’époque de sa jeunesse misérable, enveloppé dans une couverture, n’ayant à manger, pour tout repas, qu’un quignon de pain et un morceau de fromage[2].

Une persienne est ouverte, repliée contre le mur. L’ouverture de la fenêtre montre une pièce de l’habitation plongée dans l’obscurité. Les personnages se trouvent, semble-t-il, à la fin de la journée – une journée chaude de printemps ou de début d’été. Zola porte un vêtement ample, peut-être la même veste d’intérieur que celle qu’il porte sur le tableau précédent, où il est enveloppé d’une sorte de vareuse rouge. Mais l’inachèvement du tableau ne nous donne pas à voir la couleur de cette veste d’intérieur[3].

Voilà donc une série cézanienne : la série de la rue La Condamine. Un objet figure dans les trois tableaux, et les relie thématiquement : l’encrier de l’écrivain. Ces tableaux nous parlent du travail de l’écrivain. Ils sont, pour Cézanne, l’équivalent de ce que Zola tentera plus tard avec L’Œuvre, en 1886 : une représentation, par le peintre, du travail du romancier.

Ces tableaux ont appartenu à Zola, jusqu’à la fin de sa vie. La Pendule noire et Une lecture de Paul Alexis ont été vendus en mars 1903, après la mort de l’écrivain. Le catalogue de la vente les désignait comme des « œuvres de première jeunesse ». La Pendule noire, qui figurait sous le n°114, s’intitulait : Nature morte : le coquillage.

Pourquoi le tableau de la seconde lecture, Paul Alexis lisant, n’a-t-il pas été vendu en 1903 ? C’est une question qui n’est guère élucidée dans les catalogues de l’œuvre de Cézanne. Elle mériterait d’être creusée. L’information que donne Lionello Venturi (et qui a été reprise, d’une manière générale, par ses successeurs) est étrange. Venturi déclare que ce tableau, « oublié dans les combles de la maison de Zola » ne fut découvert qu’en 1927. Ce tableau aurait ainsi été trouvé à Médan, en 1927, deux ans après la mort d’Alexandrine Zola, disparue en 1925. Un tableau oublié dans le grenier ! Anecdote piquante, propre à confirmer les propos, souvent cités, d’Ambroise Vollard rapportant que Zola avait enfermé dans un placard les tableaux de Cézanne et qu’on ne les voyait pas chez lui…

Ces propos ne correspondent pas à la vérité. Plusieurs témoignages les contredisent. En 1897, Saint-Georges de Bouhélier, détaillant les « tableaux de maître » qui ornent les murs du cabinet de travail de la rue de Bruxelles, énumère « le portrait à l’huile de Zola par Édouard Manet, un pastel de Madame Zola dû au même artiste, des tableaux de Cézanne, des toiles de Monet[4] ». Un témoignage de Huysmans, en 1902, va dans le même sens[5]. On sait également (par une lettre de Cézanne datant de mars 1878) que La Pendule noire était exposée, en 1878, dans la salle à manger de Zola, à Paris[6].

Pour en revenir à Paul Alexis lisant, il me paraît étrange que l’on puisse parler d’un tableau découvert à Médan en 1927, après la mort d’Alexandrine, car celle-ci avait fait don de la maison de Médan à l’Assistance publique, en 1905. Il semble plus vraisemblable de penser que ce tableau a été vendu entre 1903 et 1905. Les catalogues nous apprennent que son premier propriétaire était un certain M. Helm, habitant Le Vésinet. Alexandrine Zola a donc pu céder ce tableau à un habitant de la région de Médan, qu’elle connaissait plus ou moins.

Cela dit, j’admets que les deux tableaux représentant les lectures d’Alexis aient pu être relégués dans un coin du grenier de Médan, au lieu d’être exposés. Acceptons cette idée… Mais pas parce que Zola refusait d’exposer des œuvres de Cézanne. Une autre raison doit être avancée. À partir de 1893, Paul Alexis ne figure plus parmi les invités de Médan. Alexandrine l’a banni, car il a pris le parti de Jeanne Rozerot et qu’elle ne peut admettre, de sa part, une telle attitude. C’est donc d’un autre conflit qu’il s’agit, et ce conflit n’a rien à voir avec l’histoire des relations entre Zola et Cézanne.

 

Les amitiés aixoises

Ces deux « lectures » ne peuvent se comprendre que si on les replace dans le contexte des amitiés aixoises, si importantes pour Cézanne comme pour Zola.

Un nom doit être évoqué ici, celui d’Antony Valabrègue. Condisciple de Paul Alexis au collège d’Aix, c’est par lui qu’Alexis a découvert l’œuvre de Zola. Valabrègue est aussi l’ami de Cézanne qui a fait plusieurs portraits de lui :

Portrait d’Antony Valabrègue (printemps 1866)

Portrait d’Antony Valabrègue (printemps 1866)

  • Ou en 1869-1870, à l’époque dont nous parlons (FWN425-R147).
Portrait d'Antony Valabrègue 1869-1870

Portrait d’Antony Valabrègue 1869-1870

À Aix, Paul Alexis est l’ami de Valabrègue et de Cézanne[7]. Fils d’un notaire, il a été obligé de faire des études de droit – comme Cézanne. Mais tout ce dont il rêve, en 1869, c’est d’abandonner le droit, de quitter Aix pour monter à Paris, rencontrer Zola, faire de la littérature… Valabrègue soutient son projet et l’aide financièrement. Dans la biographie de Zola qu’il a publiée en 1882, Alexis raconte ce que fut son arrivée à Paris et sa rencontre avec Zola, en septembre 1869, rue de la Condamine. Il décrit comment il a sonné à la porte de l’habitation, en compagnie de Valabrègue, qui l’a conduit sur les lieux :

Nous voici sonnant au 14 rue de la Condamine. Le cœur me battait. Le premier mot de Zola fut celui-ci : « Ah ! voilà Alexis !… Je vous attendais. » Dès la première poignée de main, je sentis que c’était fini, que je venais de donner toute mon affection, et que je pouvais maintenant compter sur l’amitié solide d’une sorte de frère aîné[8].

Cette montée d’Alexis à Paris, c’est aussi celle que Cézanne a accomplie quelques années plus tôt, appelé par Zola. Ces jeunes gens ont tous un point commun. Ils sont nés à Aix. Mais ils savent qu’ils doivent se rendre à Paris pour accomplir leur destinée, car, dans leur province reculée, rien n’est possible.

Il existe alors toute une communauté aixoise qui vit à Paris. Un autre Aixois, ami de Zola et Cézanne, Marius Roux l’évoquait, quelques années plus tôt, quand il faisait le compte rendu de La Confession de Claude (le premier roman de Zola) dans un article publié dans Le Mémorial d’Aix du 3 décembre 1865. Cet article est bien connu des biographies de Cézanne, car il s’agit du premier article où le nom du peintre est cité :

Nous sommes ici une masse d’Aixois, tous anciens camarades de collège, tous liés d’une bonne et franche amitié ; nous ne savons pas au juste ce que l’avenir nous garde, mais en attendant nous travaillons, nous luttons.

[…] M. Cézanne est un des bons élèves que notre école d’Aix a fournis à Paris. Il a laissé chez nous le souvenir d’un intrépide travailleur et d’un consciencieux élève. Ici il se posera, grâce à sa persévérance, en excellent artiste[9].

Voici encore – pour cerner ce groupe parisien des Aixois – une autre citation, empruntée, cette fois, à la correspondance de Zola. Le texte date de l’été 1866. Zola a découvert le petit village de Bennecourt, situé dans une boucle de la Seine, dont il vante les mérites, dans une lettre à Numa Coste du 26 juillet 1866 :

Nous avons, à seize lieues de Paris, une contrée inconnue encore aux Parisiens, et nous y avons établi notre petite colonie. Notre désert est traversé par la Seine ; nous y vivons en canot ; nous avons pour retraite des îles désertes, noires d’ombrages. […] Il y a trois jours, j’étais encore à Bennecourt avec Cézanne et Valabrègue. Ils y sont restés tous deux et ne reviendront qu’au commencement du mois prochain. L’endroit, je vous l’ai dit, est une véritable colonie. Nous y avons traîné Baille et Chaillan ; nous vous y traînerons à votre tour[10].

Revenons à ce printemps de l’année 1870 qui est, selon toute probabilité, l’époque où Cézanne a peint ces deux scènes de lectures. Ces œuvres sont exactement contemporaines du mariage de Zola avec Alexandrine, célébré à la mairie du XVIIe arrondissement, le 31 mai 1870. Qui sont les témoins des mariés ? Cézanne, Marius Roux, Philippe Solari (aixois lui aussi ; d’origine italienne comme Zola, il est sculpteur), et Paul Alexis.

En 1869, quand il monte à Paris, le rêve d’Alexis est de faire partie de cette « école » ou de cette « colonie » d’Aixois vivant à Paris. Quelques mois, plus tard, il a pleinement réalisé son rêve. Comme le montrent ces documents essentiels que sont l’acte de mariage de Zola et les deux tableaux de Cézanne.

 

Avant d’aller plus loin, je voudrais – pour montrer l’importance de ce groupe des Aixois – dire quelques mots de Marius Roux.

Marius Roux a été l’un des camarades de Zola à la pension Notre-Dame. De tous les amis de jeunesse, c’est celui qui connaît Zola depuis le plus longtemps. Il partage avec Cézanne le privilège – rare – de tutoyer le romancier. En 1867, Zola et Marius Roux ont adapté au théâtre Les Mystères de Marseille, un roman-feuilleton que Zola venait de publier. C’est dire s’ils sont proches.

Marius Roux a écrit plusieurs romans – des études de mœurs composées dans la veine réaliste et naturaliste de cette époque. Au sein de cette production romanesque, un titre mérite d’être retenu. Il s’agit d’un roman paru en 1878, qu’il est bien difficile de lire aujourd’hui, car il en existe très peu d’exemplaires dans les bibliothèques publiques (la BnF ne le possède pas ; on ne le trouve pas sur Gallica). Ce roman s’intitule La Proie et l’ombre. Il date de 1878. Voici la couverture de l’exemplaire que possède la Bibliothèque Méjanes :

proie-et-lombre

Pourquoi parler de ce roman ? Après Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1831), après Manette Salomon des Goncourt (1867), et avant L’Œuvre de Zola (1886), La Proie et l’ombre s’inscrit dans la longue série des romans de l’artiste. Marius Roux y raconte l’histoire d’un peintre impressionniste, Germain Rambert, dont certains traits sont empruntés à Cézanne. Ce personnage, issu d’une petite ville de Provence, Aigues-les-Tours (dans laquelle il n’est pas difficile de reconnaître Aix-en-Provence[11]), veut faire carrière à Paris. À Paris, au café Bruno (qui fait penser au café Guerbois), il fréquente un groupe d’artistes et de peintres impressionnistes. Mais c’est un médiocre, un velléitaire, incapable de mener à bien ses projets ; il échoue dans ses différentes tentatives, et, après toutes sortes de péripéties, il finit misérablement. Les dernières pages du roman le montrent, errant le long des rives de la Seine, abandonné de tous. L’intrigue possède, par ailleurs, une forte dimension mélodramatique. Germain Rambert vit avec une jeune femme, Caroline, dont il a un enfant, mais qu’il abandonne d’une façon odieuse, en refusant de l’épouser. Son frère, Philippe (peintre également, mais auteur d’une œuvre académique) aime la jeune femme. Il l’épouse et reconnaît l’enfant, mais cela n’empêche pas Caroline de mourir, minée par le chagrin.

Le contraste entre les deux frères est flagrant : au mauvais peintre, représentant le courant impressionniste, s’oppose le bon peintre, incarnant la tradition académique, à qui tout réussit, et qui est couronné par un prix de Rome.

Cézanne a lu avec attention le roman de son ami Marius Roux. Il a bien vu qu’il était, en partie, le modèle de Germain Rambert. Et dans une lettre à Roux (écrite en 1878, peu après la parution du livre), il a cette remarque :

J’espère que tu voudras bien disjoindre ma petite personnalité de peintre impressionniste de l’homme et que tu voudras ne te ressouvenir que du camarade. Donc ce n’est point l’auteur de l’Ombre et la Proie que j’invoque, mais l’Aquasixtain sous le même soleil duquel j’ai vu le jour[12].

Cézanne inverse, d’une manière ironique, les deux mots qui composent le titre du roman. La formule qu’il emploie est d’une grande netteté : « disjoindre ma petite personnalité de peintre impressionniste de l’homme… ». Il ne se plaint pas d’avoir été caricaturé sous les traits de Germain Rambert. Il en sourit même. Car il est parfaitement capable de comprendre la logique des romans sur la création artistique, fondés sur des personnages qui rassemblent des traits composites, empruntés à différentes sources. Pourquoi aurait-il réagi différemment au moment de la publication de L’Œuvre, en 1886 ?

 

Une scène littéraire

Les deux tableaux appartiennent à la catégorie des scènes de genre qui sont si nombreuses dans l’œuvre de Cézanne. Dans son étude sur La figure humaine dans l’œuvre de Cézanne, François Chédeville montre qu’elles portent sur les sujets les plus divers : la vie de famille, la vie sociale, la diversité des métiers, les questions de l’érotisme ou de la mort.

Ces deux tableaux, je les vois – d’une certaine façon – comme une anticipation, en 1870, du schéma qui fondera la série des joueurs de cartes, dans les années 1893-1896. Ils montrent des personnages se faisant face, comme dans les joueurs de cartes (FWN685-R710).

Les Joueurs de cartes 1892-1893 (FWN685-R710)

Les Joueurs de cartes 1892-1893 (FWN685-R710)

Les personnages sont assis. Comme les joueurs de cartes, Zola et Alexis poursuivent un échange[13]. Ils tiennent en main les cartes de la lecture et de l’écriture – de littérature en train de s’écrire. La lecture n’est-elle pas un jeu ? C’est une métaphore que l’on peut employer pour analyser son fonctionnement. De nombreux critiques l’ont utilisée.

Qu’a voulu faire Cézanne ? Il a souhaité reprendre le célèbre tableau de Manet, exposé au Salon de 1868 :

Edouard Manet - Emile Zola 1868, Paris, musée d'Orsay

Edouard Manet – Emile Zola, 1868, Paris, musée d’Orsay

Zola est montré de profil, assis sur une chaise. Il regarde devant lui, dans une attitude un peu raide, au milieu du bric-à-brac qui encombre l’atelier. Une revue est ouverte sur ses genoux ; d’autres ouvrages sont étalés, à côté de lui, posés sur une table, dont la brochure publiée sur Manet, à côté de l’encrier en faïence blanche dans lequel est fichée une plume.

Rien à voir avec ce que montre Cézanne dans ses propres tableaux. Cézanne souligne, au contraire, le processus de la création littéraire : deux écrivains pris dans la dynamique de leur travail, chez eux, vêtus de vêtements amples qui les laissent libres de leurs mouvements.

L’encrier et la plume constituent le point commun entre tous ces tableaux, l’élément de dialogue qui les relie. Les lectures d’Alexis constituent une réponse de Cézanne à Manet. Cette réponse, on la trouve, sous une autre forme, dans d’autres tableaux de Cézanne qui a, comme on le sait, beaucoup médité sur l’œuvre de son prédécesseur : dans Une moderne Olympia (FWN614-R171 en 1870, et FWN628-R225 en 1873-1874), ou dans La Partie de campagne, intitulée aussi Le Déjeuner sur l’herbe (FWN640-R287 en 1876-1877).

R171 Une moderne Olympia - Le Pacha c70

Une moderne Olympia – Le Pacha 1870

Une moderne Olympia 1873-1874

Une moderne Olympia 1873-1874

Le Déjeuner sur l'herbe 1876-1877

Le Déjeuner sur l’herbe 1876-1877

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rien à voir, non plus, avec ces photographies de l’écrivain à sa table de travail que nous aurons plus tard. Voici trois exemples :

  • Zola photographié par Paul Nadar en 1890, à l’âge de cinquante ans (l’arrière-plan est celui de l’atelier de Nadar).

zola_nadar

  • Zola d’après Le Monde illustré du 5 avril 1890 (vous remarquerez le décor surchargé de la pièce, la table de travail, immense, les objets autour du romancier, dont il a besoin pour écrire).

monde-illustre-1890-5-avril

  • Zola d’après La Vie illustrée du 22 juin 1892 (avec un décor semblable).

vie-illustree-1892-22-juin

Dans ces photographies Zola est seul, figé dans son personnage d’écrivain. Il prend la pose, comme dans le tableau de Manet. De quoi s’agit-il, en revanche, dans la scène que représente Cézanne ? D’une lecture. D’un dialogue entre deux romanciers autour d’un texte littéraire. Ces lectures constituent alors une pratique courante. Alexis, par exemple, raconte ainsi le déroulement de sa première soirée avec Zola, lors de son arrivée à Paris, en septembre 1869 :

Quand le thé eut été servi, étant allé sur ma demande chercher son manuscrit, il me lut les premières pages de la Fortune des Rougon, toute cette description de « l’aire Saint-Mittre » à Plassans, à ce Plassans que je reconnus, puisque j’arrivais d’Aix-en-Provence. Inoubliable soirée qui ouvrait un large champ aux réflexions du débutant homme de lettres, du provincial frais débarqué que j’étais alors. Soirée comme j’en ai passé depuis tant d’autres, pendant lesquelles j’ai vu pousser de près cette végétation des Rougon-Macquart qui alors sortait de terre[14].

Autre témoignage… Celui d’Alexandrine Zola dans un entretien qu’elle a accordé à un journaliste de L’Aurore, en mars 1905 (trois ans après la mort de Zola). Elle vient de faire don de la maison de Médan à l’Assistance publique, et elle évoque devant le journaliste une époque disparue, celle des « Soirées de Médan », les années 1878-1880 :

Alexis était de tous le plus paisible. Il n’aimait pas la hâte, la bousculade, et nous amusait beaucoup par l’impossibilité où il était d’être exact aux heures des repas. Mon mari le grondait quelquefois de sa nonchalance. Pendant les longs séjours qu’Alexis faisait à Médan, il lui permettait, par une exception qu’il n’a jamais renouvelée pour personne, d’écrire auprès de lui, sur la grande table de l’atelier. Il espérait l’exciter au travail par son exemple. Car il agissait ainsi avec une sollicitude toute paternelle avec ses amis, qui étaient pour la plupart plus jeunes que lui d’une dizaine d’années[15].

Paul Alexis, disciple privilégié, est le seul à être admis à la table de travail de Zola (vous noterez qu’Alexandrine emploie le mot « atelier » pour désigner le cabinet de travail de Zola). C’est cette intimité intellectuelle si particulière que représente Cézanne.

Dans les tableaux de Cézanne, Alexis se trouve en position de lecteur. Il ne s’agit donc pas de la scène de septembre 1869, celle au cours de laquelle Zola a lu à Alexis le début de La Fortune des Rougon, mais d’une scène ultérieure qui se déroule quelques mois plus tard. Une scène au cours de laquelle Alexis est devenu le disciple de Zola. Son élève. Il lit à Zola un de ses manuscrits. Zola l’écoute. Il l’encourage.

Que font-ils exactement ? S’agit-il d’une lecture de textes dans leur état final ? Non. Ils sont, l’un et l’autre, face à des brouillons, des « avant-textes ». On peut supposer qu’Alexis lit une esquisse, un plan. Et Zola le conseille. Pour reprendre le mot d’Alexandrine, Alexis travaille dans « l’atelier » de Zola.

L’esquisse ? Le peintre et le romancier ont ceci en commun qu’ils passent par des « ébauches ». Le terme d’ébauche (emprunté au langage de la peinture) est celui que Zola emploie pour désigner ce texte préparatoire qu’il écrit avant chaque roman et dans lequel il définit les lignes directrices de l’œuvre, commence à imaginer l’intrigue et les personnages, avant d’approfondir son analyse dans plusieurs plans successifs. En représentant Zola et Alexis, Cézanne réfléchit aussi au processus de sa propre création, au travail nécessaire du dessin, de l’esquisse[16].

 

Je terminerai par une dernière observation. Ces deux tableaux me permettent d’imaginer une autre scène, une autre lecture… Une lecture qui s’est peut-être produite, au cours de l’été 1885, pendant que Zola écrivait L’Œuvre à Médan. Cézanne est venu à Médan, au cours de cet été, on le sait. La correspondance entre les deux hommes nous l’apprend. Il se peut que Zola ait lu alors à Cézanne les premiers chapitres de L’Œuvre. C’est ce qu’affirme Joachim Gasquet :

Cézanne vint à Médan. Il y passa tout le mois de juillet. Zola écrivait l’Œuvre. Il dut sûrement beaucoup causer du livre et en lire d’importants fragments à Cézanne. Les premiers chapitres du volume toujours émurent profondément celui-ci, il les déclarait d’une vérité à peine transposée et infiniment touchante pour lui qui y retrouvait les plus belles heures de sa jeunesse[17].

Dans la biographie de Cézanne qu’il a publiée en 1955, Jean de Beucken reprend cette idée[18]. Pourquoi ne pas l’admettre également ?

Les tableaux de 1870 anticipent donc sur une autre lecture, décisive – celle de Zola lisant L’Œuvre à Cézanne au cours de l’été 1885.

Évoquant, en 1882, ce que serait L’Œuvre, Alexis déclarait que le roman développerait « la psychologie épouvantable de l’impuissance artistique ». Il mettrait en scène, disait-il, une diversité de personnages gravitant « autour de l’homme de génie central », « les uns ratant leur affaire, les autres réussissant plus ou moins bien », mais tous malades « de la grande névrose actuelle ». Alexis ajoutait que Zola serait inévitablement « forcé de mettre à contribution ses amis, de recueillir leurs traits les plus typiques ». Et il précisait : « Si je m’y trouve, pour ma part, et même si je n’y suis point flatté, je m’engage à ne pas lui faire un procès[19]. »

Comme Paul Alexis, Cézanne savait qu’il n’avait aucune raison de faire un « procès » à Zola.

 

Alain PAGÈS

(Sorbonne nouvelle / ITEM, CNRS)

[1] Raymond Jean, Cézanne et Zola se rencontrent, Actes Sud, 1994, p. 56 (voir aussi Cézanne, la vie, l’espace, Éd. du Seuil, 1986, p. 53).

[2] Voir Paul Alexis, Émile Zola. Notes d’un ami, Charpentier, 1882, p. 52.

[3] À moins qu’il ne s’agisse d’une couverture, si Zola « fait l’Arabe »…

[4] Saint-Georges de Bouhélier, Le Printemps d’une génération, Nagel, 1946, p. 287.

[5] Voir son interview donnée au Matin du 30 septembre 1902 (Interviews, éd. J.-M. Seillan, Champion, 2002, p. 357).

[6] Dans son appartement de la rue Ballu : voir la Correspondance de Cézanne, Grasset, 1978, p. 162.

[7] Alexis sera proche de Cézanne jusqu’à la fin de sa vie. « Une vive amitié liait Cézanne à Alexis », rapporte Denise Le Blond-Zola (Émile Zola raconté par sa fille, Fasquelle, 1931, p. 163).

[8] Paul Alexis, Émile Zola. Notes d’un ami, Charpentier, 1882, p. 91.

[9] Texte cité par J. Rewald, Cézanne, Flammarion, 1986, p. 46.

[10] Lettre à Numa Coste du 26 juillet 1866, Correspondance, t. I, Presses de l’Université de Montréal / Éditions du CNRS, 1978, p. 453.

[11] À l’instar de Zola, qui choisit le nom de Plassans, Marius Roux refuse de désigner, d’une façon explicite, Aix-en-Provence.

[12] Correspondance, Grasset, 1978, p. 178. – Sur La Proie et l’ombre, on se reportera à l’édition critique procurée par Paul Smith (The Substance and the Shadow, Penn State University Press, 2007).

[13] Analysant les joueurs de cartes, John House voit dans le personnage du fumeur de pipe une représentation de Zola lui-même (voir Cézanne’s Cardplayers, Londres, Courthauld Art Gallery, 2010). – Je remercie Robert Lethbridge de m’avoir communiqué cette information.

[14] Notes d’un ami, op. cit., p. 92.

[15] A. Souberbielle, « Souvenirs de Médan », L’Aurore, 11 mars 1905.

[16] Un point commun encore, entre Zola et Cézanne : le fameux « nulla dies sine linea ». Cette formule célèbre qui est inscrite dans le bureau de Médan est une formule de peintre. Le cabinet de travail de Médan est, d’ailleurs, avec sa large baie vitrée s’ouvrant sur la Seine, un atelier de peintre. La formule provient du peintre grec Apelle ; elle remonte aux origines de la peinture, au IVe siècle av. J.-C. Elle signifie : « pas un jour sans tracer une ligne, au pinceau ».

[17] J. Gasquet, Cézanne, Ed. Bernheim jeune, 1926, p. 79. – Voir aussi p. 29 (Gasquet note que Cézanne était alors à Médan en compagnie de Paul Alexis).

[18] Voir Jean de Beucken, Un portrait de Cézanne, Gallimard, 1955, p. 202.

[19] Notes d’un ami, op. cit., p. 122.