Denis Coutagne

Le voyageur qui arrive à Marseille, en prenant le chemin de fer, a soudain un choc, lorsque portant la tête du côté droit au sortir d’un long tunnel (le tunnel de la Nerthe), il découvre la baie de Marseille : le bleu intense de la mer le saisit malgré la vision du premier plan : entrepôts, digues, usines rivalisent de présence pour enfermer  le vieux village encore visible autour de son clocher…

L’amoureux de Cezanne n’a guère le temps de mémoriser les « tableaux » qui se succèdent, mais il reconnaît avec certitude le paysage que Cezanne a si souvent repris autour du thème « Mer à L’Estaque ». Car le peintre, quelques années avant de fixer son regard sur Sainte-Victoire paraît hypnotisé par cette mer d’un bleu étale qu’il peint avec intensité au point d’en faire une masse lourde, dont l’étendue s’impose comme une plaque de métal dur et impénétrable. Bref, Cezanne à L’Estaque dans les années qui font suite à son séjour « impressionniste » en Île de France, particulièrement à Auvers-sur-Oise et Pontoise dans les années 1872-1875, demande déjà à la peinture d’être « solide et durable comme l’art des musées » : l’eau n’est plus le lieu d’un miroitement indéfini d’une lumière fugitive dont il faut saisir l’instantané dans une décomposition des couleurs. L’eau est opaque, la lumière est stable et découpe les maisons, les rochers avec la rigueur implacable d’un couteau, chaque élément s’imposant par sa couleur intrinsèque : « C’est comme une carte à jouer : des toits rouges sur la mer bleue[1]Lettre de Cezanne à Pissarro du  2 juillet 1876.« . Du moins à L’Estaque, Cezanne donne à la peinture de paysage issue des premières expériences impressionnismes une franchise, une intensité, une force inattendue… et de fait on  ne compte pas moins de vingt-six tableaux à l’huile répertoriés comme des paysages de L’Estaque, dont une quinzaine prennent comme motif la baie de Marseille.

La question est alors de savoir ce que Cezanne cherchait à L’Estaque. On peut entendre cette question par rapport au peintre  mais aussi par rapport à l’homme.

Antérieurement à cette question, il importe de rappeler brièvement ce que représentait L’Estaque au temps où Cezanne y travailla, c’est-à-dire avant 1886….

L’Estaque, un peu d’histoire… 

L’Estaque appartient à la baie de Marseille, petit village de pêcheurs, abrité du mistral par des collines rocheuses qui tombent abruptement sur la mer. Par ailleurs, ces mêmes roches comme un immense cirque retiennent en hiver un soleil du lever au couchant. Ainsi protégé, le site s’imposait comme un site exceptionnel, moins propice au développement du fait de l’étroitesse de la bande côtière. Du moins, peut-on ainsi expliquer que le village de L’Estaque, jusqu’au milieu du XIXe siècle,  se soit tenu à l’écart du développement de Marseille.

De ce fait les atouts de l’Estaque étaient entiers au XIX ème siècle pour répondre à une double demande économique et sociale : une demande industrielle, une demande touristique. La réponse culturelle n’allait manquer de répondre à ce développement.

Une progression démographique rapide

En 1818, l’Estaque compte 328 habitants : c’est un petit village de pêcheurs.

En 1874, on compte 1287 habitants, en grande partie d’immigration italienne (du fait des tuileries). La population devient ouvrière.

En 1880, on compte 2500 habitants soit  un doublement en dix ans.

En 1902, on compte 4685 habitants, soit un doublement en vingt !

Une industrialisation à marche forcée

La première « modernité » date de  1844-1847 avec les travaux du chemin de fer Avignon-Marseille. Sous la direction de Paulin Talbot, l’ingénieur Siméon Gaduel construit à l’Estaque une gare, les deux importants viaducs de Château-Fallet, à cinq arches ogivales et de Riaux à cinq arches en plein cintre, et surtout le souterrain de la Nerthe (4 638 m). Mille sept cents ouvriers participent au chantier. En 1848 a lieu l’inauguration de la gare de Saint Charles à Marseille.

A la différence d’Aix-en-Provence qui s’accommodait d’être tenu à l’écart de tout développement du fait d’avoir refusé le chemin de fer, l’Estaque, proche de Marseille mais un peu à l’écart, bénéficiait de tous les moyens de transport du temps : la mer et le chemin de fer. Main d’œuvre, matière première : espace ouvert en direction de la mer : les conditions étaient réunis pour permettre un développement à caractère industriel dans un moment de croissance.

Sous le second Empire, tuileries, briquetteries, fabriques de carreaux ou tommettes, surtout artisanales, sont implantées de Séon-Saint-André à L’Estaque avec comme centre Séon-Saint-Henri. La concentration de ces fabriques est impressionnante :

En 1855, soixante cinq fabriques recensées emploient environ huit cents ouvriers.

En 1857, c’est l’installation dans le vallon de la Nerthe d’une fabrique de chaux et de ciments hydrauliques.

En 1860, la construction de l’église dans le village de l’Estaque est achevée.

En 1877-1878, Saurel note que dorénavant  on compte alors cent deux fabriques dont une vingtaine à L’Estaque proprement dit employant 1925 ouvriers qui « produisent  en moyenne 1500 carreaux, briques ou tuiles par jour[2]Saurel, Dictionnaire des villes, villages,… tome 1 Marseille, 1877 p. 295, tome 2, Marseille, 1878, p.80 »

En 1881, a lieu l’installation de la grande industrie chimique, la Compagnie d’exploitation des minerais de Rio-Tinto  dans le vallon de Riaux : « son usine(…) bâtie en amphithéâtre, très pittoresque et imposante à voir de loin (était) comme accrochée aux pentes des collines de la Nerthe qui bordent la mer de falaises abruptes : elle (entra) en plein fonctionnement vers la fin de 1885« [3]Paul Masson, Les Bouches du Rhône, Encyclopédie départementale, tome VIII, « le mouvement économique: l’Industrie », Paris, Marseille 1926, p. 314.

En 1872, il y a prolongement du chemin du littoral afin d’améliorer les conditions de transport des matériaux destinés à l’exportation.

Bien entendu, le développement industriel de L’Estaque se poursuit au delà du temps cézannien. On sait que le peintre ne viendra plus en ce lieu de villégiature en ce lieu après 1886. Les raisons nous en échappent à moins qu’il ne faille comprendre que cette modernisation du village le choquait, lui qui tout de même a su intégrer danses tableaux les cheminées des briquetteries ! « Je me souviens parfaitement de l’Establon et des bords autrefois pittoresques du rivage de l’Estaque. Malheureusement ce qu’on appelle le progrès n’est que l’invasion des bipèdes, qui n’ont de cesse qu’ils n’aient tout transformé en odieux quais avec des becs de gaz et – ce qui est pis encore- avec  l’éclairage électrique. En quel temps vivions-nous ! [4]Lettre de Cezanne à mademoiselle Paule Conil, nièce de l’artiste, le 1er septembre 1902.» (Lettre de Cézanne à mademoiselle Paule Conil, nièce de l’artiste, le 1er septembre 1902).

On conclura ce rappel historique par ce jugement de  H. Barré, en date de 1900 : « L’Estaque, ancien hameau de pêcheurs est aujourd’hui à la fois un centre industriel et un lieu de villégiature célèbre dans le monde des gourmets marseillais. Le tramway électrique s’arrête sur une plage conquise sur la mer et bordé de restaurants, de cafés, de bars, qui se suivent sans interruption pendant plus d’un demi kilomètres » (H. Barré, Guide pratique de Marseille et de sa région, collections des Guides Pol, s.d. vers 1900 p. 66. ) L.  Jasmin, p. 139)

Une station balnéaire et touristique

La deuxième moitié du XIXe siècle connaît un fort développement touristique : une clientèle aisée recherche des lieux de villégiature dans le Midi pendant la période d’hiver. Bien entendu la démocratisation du transport que permet le chemin de fer favorise ce mouvement.  L’impératrice Eugénie à Biarritz donne l’exemple. L’Estaque, à l’écart, disposant d’un panorama exceptionnel, rattaché à Marseille par le tram en 1872 appartenait à ces sites de la côte méditerranéenne prisée par une certaine élite.

En 1845 c’est l’apparition de la première auberge digne de ce nom, celle de Château-Fallet[5]H. Barré, Guide pratique de Marseille et de sa région, collections des Guides Pol, s.d. vers 1900 p. 66.  L.  Jasmin, p. 139.

Cyrille Mistral annonce en 1880 son  hôtel-restaurant dans l’indicateur marseillais, Guide de Commerce[6]Annuaire des Bouches du Rhône, Marseille, 1880, p. 1045.. A partir de 1883,  l’indicateur offre sur plusieurs pages une « liste générale des villages et Hameaux de la banlieue de Marseille » : on compte à l’Estaque quatre restaurateurs outre l’hôtel des Bains de Cyrille Mistral

Voilà que l’Estaque est cité alors dans les meilleurs guides. Retenons deux citations :

« La côte de l’Estaque est renommée à Marseille  par l’excellence de ses poissons et surtout de ses oursins…le village  [de l’Estaque] se recommande par plusieurs restaurants et des établissements de bains de mer[7]Alfred Saurel,  Dictionnaire des villes, villages et hameaux des Bouches du Rhône, tome 2, Marseille 1878 (p.80)« .

« Les habitants de l’Estaque sont sobres et aiment le travail. Malgré leur rapprochement de Marseille, ils tiennent, comme on dit, à leur clocher, et savent trouver chez eux des distractions qui leur seraient peut-être plus onéreuses s’ils allaient les chercher ailleurs, et nous sommes parfaitement de leur avis ». Il parle encore d’un «  rivage tout bordé de nageurs et de gais soupers…[8]Félix Vérany, Notice historique sur L’Estaque (village de la banlieue de Marseille) Marseille, 1874, p.36, 37,»

Un lieu « paradisiaque »

D’une certaine façon l’Estaque fait la synthèse de deux mondes, le monde du progrès, lié à l’industrialisation, et le monde des loisirs, le tout devant un panorama exceptionnel : la baie de Marseille. Les rêves d’âges d’or associant le progrès social et le rêve d’une utopie paradisiaque se réalisent là. L’Estaque, c’est l’association d’usines (cheminées) signifiant la  modernité industrielle, et de plages (Matisse s’en souviendra ne peignant « Luxe, Calme et Volupté »..) Mais Puvis de Chavanne préparant sa fresque sur la musées du musée Longchamp pour signifier la fondation de Marseille par les grecs choisit un panorama retenu à l’Estaque… Cézanne n’a pas tout-à-fait innové en venant à L’Estaque d’autant plus que Guigou avait déjà dans les années 1860 peint des « mers à l’Estaque », sans oublier que Loubon choisit un panorama dominant L’Estque, au dessus de l’actuel gare pour son tableau de  1853 « Vue de Marseille vue des Aygalades un jour de marché ».

Ici, les témoignages de quelques personnalités des arts s’imposent :

Renoir fait un passage à l’Estaque, revenant d’Italie  en janvier 1882. Il peindra quelques morceaux de la falaise intérieure en compagnie de Cézanne. Signalons que tombé malade, il se fera servir et cajoler par Cézanne lui-même :  »  Le plus beau pays du monde, c’est ici : on a l’Italie, la Grèce et les Batignolles réunis à la mer… [9]Lettre à Berthe Morisot, avril 1894 ».

Zola vient à l’Estaque à plusieurs reprises indépendamment de Cézanne. Une fois en 1870 (avant un repli à Bordeaux), une autre fois en 1877 : à cette époque, l’écrivain écrit Une Page d’Amour. Ce séjour lui inspire encore une nouvelle  Naïs Micoulin dont l’action se passe à l’Estaque. Ce qui nous vaut la description suivante : «  Le pays est superbe. Des deux côtés du golfe, des bras de rochers s’avancent, tandis que les îles, au large, semblent barrer l’horizon ; et la mer n’est plus qu’un vaste bassin, un lac d’un bleu intense par les beaux temps. Au pied des montagnes, au fond, Marseille étage ses maisons sur des collines basses. Quand l’air est limpide on aperçoit de l’Estaque, la jetée grise de la Joliette, avec les fines mâtures des vaisseaux dans le port : puis, derrière, des façades se montrent au milieu des massifs d’arbres, la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde blanchit sur une hauteur, en plein ciel. Et la côte part de Marseille, s’arrondit, se creuse en larges échancrures avant d’arriver à l’Estaque  bordées d’usine qui lâchent par moments de hauts panaches de fumée. Lorsque le soleil est d’aplomb, la mer presque noire est comme endormie entre deux promontoires de rochers, dont la blancheur se chauffe de jaune et de brun. Les pins tachent de vert sombre les terres rougeâtres. C’est un vaste tableau, un coin entrevu de l’Orient s’enlevant dans la vibration aveugle du jour ».

L’Estaque dans la Correspondance de Cézanne

Quatre lettres font référence à l’Estaque.  une première lettre correspondant au retour de Cézanne à Aix après l’échec quant à sa participation à la troisième exposition impressionniste est certainement la plus explicite sur l’enjeu de ce site pour la création :

« Je me figure que le pays où je suis vous serait à merveille […]. Cette année-ci, il pleut toutes les semaines deux jours sur sept. C’est ahurissant dans le Midi. – ça ne s’était jamais vu.

Il faut que je vous dise que votre lettre m’est venue surprendre à L’Estaque, au bord de la mer. Je ne suis plus à Aix depuis un mois. J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer, pour Monsieur Chocquet, qui m’en avait parlé. – C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue…. Il y a des motifs qui demanderaient trois ou quatre mois de travail, qu’on pourrait trouver, car la végétation n’y change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles. Le soleil est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouette non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé [10]Lettre à  Pissarro, 2 juillet 1876 ».

La Mer à l'Estque, 1876, 42x39cm, N279, coll. part.

La Mer à l’Estaque, 1876, 42x39cm, FWN97-R279, coll. part.

Les autres lettres répètent combien le peintre apprécie le panorama que la baie de L’Estaque offre à son regard :

  • « Comme tu le dis, il y a ici quelques aspects fort beaux. Ce serait de les rendre, car ce n’est guère mon fait, j’ai commencé à voir la nature un peu tard, ce qui ne laisse pas que d’être plein d’intérêt cependant[11]Lettre à Zola, 19 décembre 1878».
  •  «  J’ai loué une petite maison avec jardin juste au dessus de la gare et au pied de la colline où les rochers commencent derrière moi avec les pins. Je m’occupe toujours de la peinture. J’ai ici de beaux points de vue, mais ça ne fait pas tout à fait motif. Néanmoins au soleil couchant , en montant sur les hauteurs, on a le beau panorama du fond de Marseille et les îles, le tout enveloppé sur le soir d’un motif très décoratif[12]Lettre à Zola, 24 mai 1883 ».
  • « je vais sur les collines promener, où je vois de beaux spectacles de panorama[13]Lettre à Zola, 11 mars 1885».

 

L’enjeu pictural que représente l’Estaque

L’Estaque, entre le Jas de Bouffan et Gardanne : un lieu ouvert…

L'Estaque, les toits rouges NR

L’Estaque, les toits rouges FWN192-R517

Parmi les lieux cézanniens du pays d’Aix, l’Estaque occupe une place privilégiée. Cézanne y vient dans les premières années de sa vie picturale, sans doute du fait d’une opportunité familiale, sa mère disposant d’un « pied à terre » près de l’église. Ainsi, on sait Cézanne en séjour à l’Estaque vers 1865, peut-être 1967, certainement 1869, il y multiplie les séjours dans les années 1876-1885. On rappellera que pour des raisons d’isolement, il préfère l’Estaque au Jas de Bouffan particulièrement dans le temps où, ayant femme et enfant auprès de lui, il veut échapper à son père censé ignorer sa vie privée!

Ainsi des raisons d’ordre familial et personnel ont pu contraindre Cézanne à venir à l’Estaque, mais indéniablement l’enjeu de ces séjours est avant tout d’ordre pictural : ayant appris à peindre en plein-air dans le contexte impressionniste des années qui font suite à la guerre de 1870 en compagnie de Pissarro (du côté d’Auvers sur Oise et de Pontoise), Cézanne éprouve le besoin de revenir en Provence : « J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer, pour Monsieur Chocquet, qui m’en avait parlé, – C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue ». Ainsi Cézanne répond-il ici à une commande d’un collectionneur-mécène parisien soucieux de posséder des tableaux méditerranéens.

L'Estaque, NR390, Paris, Musée d'Orsay

L’Estaque, FWN120-R390, Paris, Musée d’Orsay

Vue du point de vue choisi par Cézanne pour le tableau NR (photo DC 2013)

Vue du point de vue choisi par Cézanne pour le tableau FWN120-R390 (photo DC 2013)

Cézanne ne manque pas dans cette même lettre de souhaiter la venue de ses amis impressionnistes auprès de lui, comme s’il pensait que L’Estaque ou Auvers ne font pas de différence. Mais déjà, dans le même temps, il reconnaît que ce lieu lui convient parfaitement : «  ..il y a des motifs qui demanderaient trois ou quatre mois de travail, qu’on pourrait trouver, car la végétation n’y change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles »  Ainsi, de l’aveu même de Cézanne, le paysage de l’Estaque a une valeur supérieure à celui du Nord, valeur fondée sur la permanence des formes et couleurs : Cézanne prendrait-il alors si tôt conscience que sa recherche ne peut se poursuivre en Île de France et nécessite le passage par la Provence ?

Par ailleurs l’épistolier continue : « Le soleil y est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouette non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé ».

Voilà Cézanne soucieux dorénavant de construire ses tableaux par la couleur quasiment pure. Indéniablement les toits rouges et la mer bleue lui donne « sur nature » ce contraste de couleur recherché.

Voilà Cézanne en quête de motifs correspondants à sa recherche de compositions solidement construites sans perdre l’émotion donnée par la couleur.

Les tableaux les plus célèbres qui viennent à l’esprit correspondent de fait à ces grands tableaux exécutés des

Le Golfe de Marseille, vu de l'Estaque, 1885, 75x100cm, NR625, New York Metropolitan museum of art

Le Golfe de Marseille, vu de l’Estaque, 1885, 75x100cm, FWN196-R625, New York Metropolitan museum of art

L Golfe de Marseille vu de l'Estaque, 1885, 80,éx100,6cm, NR626 Chicago, Fine arts museum

L Golfe de Marseille vu de l’Estaque, 1885, 80,2×100,6cm, FWN197-R626
Chicago, Fine arts museum

 

 

 

 

 

 

 

 

hauteurs de l’Estaque (derrière la gare, par delà les usines), d’où le regard pouvait embrasser l’ensemble de la baie de Marseille visible avec Notre-Dame-de-la-Garde (nouvellement construite par Espérandieu) jusqu’aux rochers de Martigues : Cézanne ici s’inscrit dans une volonté de peindre des vues panoramiques, sans trop s’attacher à l’urbanisme, aux usines, encore moins aux ouvriers, pêcheurs et touristes présents en contre-bas. Tout au plus retient-il les cheminées, les formes des ateliers de fabrication comme des motifs architecturaux permettant triangles, cylindres… etc. L’Estaque permet curieusement à l’artiste d’initier une recherche de formes structurelles simples dans des compositions d’une amplitude inattendue : quelle puissance orchestrée dans les bleus intenses et presqu’unis que sont ces mers exposées en triangle dynamique ! Les montagnes lointaines sont rapprochées composant une barrière rocheuse interdisant au regard d’imaginer une mer ouvert vers l’infini : seul le tableau doit révéler cet infini qui habite intérieurement le peintre !

Une géographie cézannienne de l’Estaque

Il faut d’abord enregistrer que Cézanne, à la différence de Guigou qui le précède, de Braque qui le suit, ne peint pas le bord de mer. Un seul tableau de jeunesse nous le montre posant son chevalet sur la rive (FWN 60-R170). Il ne s’intéresse que rarement à l’intérieur du village sauf à trois reprises lorsque, derrière l’église, il installe son chevalet pour

Villag des pêcherus à l'Estaque, vers 1870, 42x55cm, NR 134, Philadelphie, Fine art Museum

Village des pêcheurs à l’Estaque, vers 1870, 42x55cm, FWN49-R134, Philadelphie, Fine art Museum

peindre trois tableaux : une fois le regard du peintre se dirige vers l’église et la mer (Le village des pêcheurs à l’EstaqueFWN 49-R134), deux autres fois mais à l’écart, il se tourne vers la voie de chemin de fer pour peindre le même lieu, une fois en hiver dans la neige (La neige fondue à l’Estaque, FWN53-R157), une autre fois en belle saison (Le Viaduc à l’Estaque, FWN151-R439). Cezanne habituellement monte dans les hauteurs. Ce n’est pas pour rien qu’il habite derrière la gare traverse Bovis (le lieu existe toujours), car il peut aussitôt dominer le village et la baie : les grands tableaux de mer à l’Estaque de Philadelphie (Saint Henri et le Golfe de Marseille, FWN190-R515), Chicago (Le Golfe de Marseille vu de l’Estaque, FWN196-R626) et New York (Le Golfe de Marseille vu de l’Estaque, FWN195-R625) correspondent à ce point d’ancrage du peintre.

Une autre série nous montre un Cézanne installé non loin de la maison dite de Puget

Maison en Provnce, La Vallée de Riaux à l'Estaque (dite parfois Maison Puget), 1879-82, 64,èx81,écm, Washington National Gallery of Art

Maison en Provence, La Vallée de Riaux à l’Estaque (dite parfois Maison Puget), 1879-82, 64,7×81,2cm, FWN152-R438, Washington National Gallery of Art

(Maison en Provence, FWN152-R438). Cezanne retrouve un point de vue en hauteur qui apparente l’actuel tableau d’Orsay (Le Golfe de Marseille vu de l’Estaque, FWN119-R390) aux tableaux de New York et Chicago.

 

 

De là Cézanne pouvait s’échapper vers l’intérieur. Le tableau Rochers à l’Estaque de Sao Paolo (FWN153-R442) a été peint au fond du vallon appelé chemin du marinier. Choix surprenant quand on connaît l’éloignement de ce site, la difficulté d’accès dans des garrigues, et le risque d’installer un chevalet sur une toute petite esplanade naturelle sur un terrain de caillasse fort pentu au demeurant ! Certes, Cézanne ne risquait pas d’être dérangé, mais il n’empêche : les difficultés d’accès et de transport de matériel nous laissent perplexes pour expliquer la démarche de Cézanne. Le site en tout cas est inchangé !

Rochers à l'Estaque, 1879-1882, 73x91cm, NR442, Sao Paolo, Museo de arte Assis Chateaubriand

Rochers à l’Estaque, 1879-1882, 73x91cm, FWN153-R442, Sao Paolo, Museo de arte Assis Chateaubriand .

 

Aucune nature morte au poisson, aucun marin, aucun bateau amarré ! Mais de magnifiques panoramas inspirés de la baie de Marseille ! Si Cézanne ne cherche pas du regard à se perdre vers l’horizon comme appelé vers l’infini, il n’en ouvre pas moins son esprit vers des espaces larges et bleutés : Au Jas l’espace pictural était retenu par les murs ou les arbres de la propriété, ici le regard, sans se perdre, prend en compte un lieu ouvert dans toutes les directions.

A L’Estaque Cézanne entend prolonger l’expérience acquise en Ile de France auprès des Impressionnistes, particulièrement de Pissarro : il découvre une mer qui n’est pas celle de Sainte-Adresse, une lumière d’une limpidité ciselante, des rochers et des arbres  tumultueux devant une mer d’un bleu intense : la nature lui permet ici de dépasser l’impressionnisme, de découvrir que son besoin de structuration, de composition peut se réaliser par la couleur ; bref qu’il invente un nouveau classicisme à travers le traitement d’un paysage proprement méditerranéen. Aussi L’Estaque va apparaître chez de nombreux critiques comme le lieu où Cézanne devient Cézanne, voire le lieu où Cézanne a été le meilleur. : « Ce n’est qu’ici en Provence qu’il se débarrassera de ce romantisme qui le disperse. Il peint devant la mer classique » ( Gasquet , Cézanne 1926,  p. 63).

Références

Références
1 Lettre de Cezanne à Pissarro du  2 juillet 1876.
2 Saurel, Dictionnaire des villes, villages,… tome 1 Marseille, 1877 p. 295, tome 2, Marseille, 1878, p.80
3 Paul Masson, Les Bouches du Rhône, Encyclopédie départementale, tome VIII, « le mouvement économique: l’Industrie », Paris, Marseille 1926, p. 314
4 Lettre de Cezanne à mademoiselle Paule Conil, nièce de l’artiste, le 1er septembre 1902.
5 H. Barré, Guide pratique de Marseille et de sa région, collections des Guides Pol, s.d. vers 1900 p. 66.  L.  Jasmin, p. 139
6 Annuaire des Bouches du Rhône, Marseille, 1880, p. 1045.
7 Alfred Saurel,  Dictionnaire des villes, villages et hameaux des Bouches du Rhône, tome 2, Marseille 1878 (p.80
8 Félix Vérany, Notice historique sur L’Estaque (village de la banlieue de Marseille) Marseille, 1874, p.36, 37,
9 Lettre à Berthe Morisot, avril 1894
10 Lettre à  Pissarro, 2 juillet 1876
11 Lettre à Zola, 19 décembre 1878
12 Lettre à Zola, 24 mai 1883
13 Lettre à Zola, 11 mars 1885