Conférence donnée par Pavel Machotka, au colloque « Cezanne en tous ses ateliers » à Aix-en-Provence, le 13 septembre 2013
Les visiteurs des musées reconnaissent les toiles de Cezanne à deux de ses procédés stylistiques : les touches parallèles et les taches de couleurs. Il est aisé d’y voir une sorte d’écriture – une manière de peindre conçue pour différencier ce peintre de tous les autres sur un mur de musée. Mais un tel point de vue de la part du visiteur n’a rien de commun avec celui du peintre. Celui-ci sait que son style poursuit un objectif, qu’il constitue un moyen en vue d’une fin. Le style propose une façon de comprendre le monde tel qu’on le voit en essayant de le représenter, et il change à mesure que les objectifs du peintre évoluent et mûrissent. C’est du moins ce qui caractérise les styles des artistes authentiques ; des peintres mineurs, au contraire, risquent d’appliquer leur style de façon trop constante et déterminée, principalement pour affirmer leur individualité. Ce faisant, comme ils ne possèdent qu’une écriture, ils deviennent finalement les serviteurs de leur style . On pense à un exemple particulièrement parlant avec l’œuvre de peintres comme Bernard Buffet ou Paul Delvaux.
Cezanne a clairement utilisé ces deux procédés stylistiques de manière flexible et à des fins diverses :
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Les touches parallèles ont parfois guidé son travail dès le moment où le pinceau a touché la toile, comme dans La Route tournante à Auvers-sur-Oise [R488] où elles sont visibles dès le début, et où elles organisent toute son expérience du site et l’ensemble de ses formes et textures, qu’elles soient lisses ou floconneuses [photo du site du R488]. D’autres fois le peintre a pu démarrer son tableau
avec n’importe quel type de touche qui lui venait spontanément [R514]. Dans ce cas, il était particulièrement attentif à la structure du site, [photo du site du R514] couvrant l’ensemble de la surface, fixant la composition, et faisant en sorte que l’espace se courbe et se concentre en son milieu, comme sur la photographie – mais il a réservé une synthèse réalisée au moyen des touches parallèles pour une élaboration ultérieure.
Nous devons supposer qu’il avait de bonnes raisons d’hésiter à utiliser dans ce cas les touches parallèles, et qu’il en était conscient depuis le début. Il avait de suite compris qu’il devait s’appuyer sur sa vision ordinaire plutôt que s’engager dans la voie d’un style plein de risques. Alors, si la touche ne convenait pas au site et si Cezanne n’insistait pas pour l’utiliser, elle devenait de ce fait bien plus sa servante que sa maîtresse. Si au cours d’une période assez brève il l’a adaptée à l’intégration de sa vision sensible, il l’a transformée en une servante précieuse et unique. Je vais consacrer la première partie de mon exposé à de pareilles observations.
Dans la deuxième partie, je me centrerai sur le second procédé stylistique clairement défini de Cezanne – les taches de couleurs des paysages tardifs. Il s’agit, là aussi, d’un instrument flexible, mais son utilité était encore plus limitée ; non seulement il ne pouvait pas l’utiliser efficacement dans les portraits, mais ce style n’était pas non plus approprié pour les natures mortes. Dans ses paysages des quatre dernières années, cependant, ce procédé est presque omniprésent. Ce qui est curieux, c’est que dans le paysage – sujet le plus naturel – son utilisation s’est traduite par des difficultés nouvelles. La touche risquait de devenir sa maîtresse.
Les touches parallèles et leurs finalités
Les formes et les buts poursuivis par les touches parallèles se sont développés par degrés.Elles sont apparues dans des tableaux ayant essentiellement une intention narrative – par exemple, le travail dans les champs ou même [R282] des scènes picaresques d’origine littéraire [R239]. Les touches y sont nettement parallèles, mais elles ne visent qu’à suggérer le mouvement approprié aux événements : stables et centrées dans le premier tableau, elles confèrent un rythme vigoureux au second. Elles sont posées rapidement, avec peu ou pas de correction.
Le point essentiel à ce stade est que ce procédé stylistique ne sert pas à unifier les perceptions sensorielles de Cezanne, comme il le fera plus tard, mais, comme le dit Gowing (Lawrence Gowing, “Notes on the development of Cezanne,” The Burlington Magazine, 1956, vol. XCVII, pp. 185-192), «à imposer une unité picturale en l’absence de sensations
directes». Mais le souci de l’unité des sensations directes ne tarde pas à venir. En 1877 Cezanne abandonne pour quelque temps la touche parallèle pour une touche compacte, qui impose au sujet un rythme bosselé , comme dans plusieurs paysages et dans le splendide portrait de Madame Cezanne à la jupe rayée [R324]. Presque en même temps il découvre un autre type de touches, encore plus radical, qu’il n’utilise qu’une seule fois dans L’Etang des Sœurs à Osny [R307], mais toujours avec l’objectif de cohésion picturale: il a été posé non pas au pinceau, mais au couteau.
Ce tableau unique incarne par sa pureté la recherche inlassable de Cezanne d’une touche capable en même temps de saisir le monde visible et de créer une toile cohérente. Nous pouvons commencer à en percevoir la nécessité grâce à une carte postale, qui représente le site probable – le parc du Château de Busagny à Pontoise découverte par M. Alain Mothe [diapo, Château de Busagny]. Pour représenter ses textures enchevêtrées et irrégulières, le peintre avait besoin d’un procédé indépendant du mouvement impressionniste, auquel il avait renoncé quelques années auparavant. Le résultat démontre qu’il y est parvenu : les aplats au couteau parviennent à représenter tout à la fois l’enchevêtrement du feuillage dense, les reflets dans l’eau et les éruptions soudaines de lumière, tout en conférant un rythme vif au tableau.
Chacune de ces toiles est un chef-d’œuvre. Il doit être évident qu’en elles tout l’effort de Cezanne tend à réaliser une unité magistrale du tableau, et non à rester attaché à une technique unique. Rien n’illustre d’une manière plus claire l’autorité de Cezanne sur ses serviteurs, dont plus d’un était à la hauteur pour accomplir les tâches indispensables.
Vers 1880 environ, il deviendra clair pour Cezanne que le style adopté –à nouveau les touches parallèles – doit servir à analyser et synthétiser ses perceptions sensorielles. Si la synthèse est assez évidente dans l’organisation des tableaux en eux-mêmes, percevoir l’aspect analytique suppose que nous disposions de témoignages sur ce que Cezanne regardait lorsqu’il peignait. Le site du tableau R442 Rochers à l’Estaque 1879-82 était, jusqu’à récemment, le meilleur exemple que nous possédions [photo du site R442]:ce tableau démontre l’attachement passionné de Cezanne à la vision et, surtout, pendant qu’il reconstruisait inlassablement ce qu’il voyait, l’application réfléchie de la technique des touches parallèles.
Le site est attrayant et peut certainement susciter le désir de peindre. Mais il pose quelques problèmes: il est trop chargé sur la gauche, et ses couleurs sont très pâles (même sous la chaude lueur du soleil de fin d’après-midi). [R442]Nous pouvons imaginer que Cezanne a immédiatement corrigé le premier problème au moment où il esquissait la composition du site, en réduisant la taille des rochers dans le coin supérieur gauche et en inclinant l’horizon vers la gauche. Pour accentuer l’unité et les résonances internes, il a souligné le parallélisme entre l’horizon et la ligne des collines à mi-distance. La deuxième difficulté, la pâleur des couleurs, exigeait une observation patiente et plus réfléchie, et bien entendu les possibilités inhérentes à la technique des touches parallèles.
Il est impossible de savoir si une partie de ce travail remarquable a été réalisée sur le site ou après son retour à l’atelier. Je préfère penser que tout a été fait sur le site lui-même, mais je ne puis en être certain. Ce que je veux souligner, c’est que Cezanne n’a pas conformé son paysage à un style prédéfini; au contraire, ses perceptions sensorielles et son exigence aiguë d’un équilibre pictural interagissent sans cesse avec la touche elle-même. En juxtaposant trois touches brèves, il a pu représenter la grisaille de la pierre calcaire par ses composantes gris/violet, gris/marron et gris/vert ; et en disposant une longue série de touches brèves perpendiculairement à la pente de la prairie, il a pu ralentir son inclinaison excessive à droite. Les touches parallèles lui ont donné la possibilité de réaliser ce qui était presque impossible : un tableau reproduisant fidèlement le site tout en le rendant plus homogène, plus rythmé, et, disons-le, monumental et vivant par ses résonances internes. S’il m’est permis d’abuser un peu de ma métaphore, c’est comme s’il travaillait en collaboration étroite avec sa servante.
Mais il faut avouer qu’un peintre peut aussi se décider à réaliser un motif uniquement parce qu’il est susceptible d’être peint par son style . Même Cezanne n’a pu résister à cette tentation : sans la touche parallèle, je crois qu’il n’aurait pas pensé à représenter ce coin du bassin du Jas de Bouffan [site du R380].La composition offrait une vue nette en diagonale du coin du bassin avec un petit arbre lui faisant face. Cet arbrisseau pouvait fournir un « repoussoir » attrayant, mais par lui-même il ne contribuait en rien à la composition : il créait un effet de profondeur, mais pas d’équilibre. Il est très probable que Cezanne a noté les quelques feuilles qui s’opposaient au bord du bassin déséquilibrant la composition [R380],et que l’idée lui est venue qu’en les disposant toutes en parallèle, la composition peu prometteuse trouverait son équilibre. La merveille c’est que le feuillage joue son rôle presque naturellement, sans effort apparent. Le site était fait pour le style, pour ainsi dire.
Quelques années plus tard, après 1885, les touches parallèles ont à nouveau évolué ; elles étaient désormais appliquées rapidement et librement pour former un premier croquis, et elles servaient à déterminer comment les couleurs seraient liés les unes aux autres là où elles seraient jointives. À en juger par l’un de ces croquis [R574], ce procédé présentait un très net avantage: il posait fermement la composition et établissait les relations exactes entre les couleurs ; le peintre pouvait dès lors décider s’il fallait continuer de peindre ou s’arrêter.
Cette Sainte-Victoire, il faut le noter, a été poussée jusqu’à un point critique ; le peintre n’a pas été interrompu, il s’est arrêté. La composition était devenue évidente : les lignes principales convergeaient vers le bâtiment central et l’espace panoramique était contenu par la présence imposante de la montagne [photo du site du R574]. Pourtant, quelque chose ne fonctionnait pas dans la composition. Était-ce vraiment un paysage avec un bâtiment rectangulaire comme point focal, ou la vue d’un massif montagneux avec une route sinueuse et quelques bâtiments situés devant lui au premier plan ? Le croquis souligne clairement cette ambiguïté: le bâtiment et la montagne entrent en concurrence, et compte tenu de la taille de la montagne ce conflit ne pouvait être résolu. Les touches parallèles, utilisées ici pour une notation rapide des éléments essentiels du tableau, ont suffi pour révéler au peintre ce qu’il avait besoin de savoir.
Les taches de couleur et les limites de l’abstraction
Les taches de couleur, autant que les touches parallèles, ont été utilisées de manière flexible. Mais il faut avouer que, bien qu’encore plus révolutionnaires, elle constituaient une servante parfois difficile, récalcitrante. Elles n’étaient pas particulièrement adaptées aux natures mortes, dans lesquelles elles n’apparaissent que dans le fond et pas dans les objets représentés. Ainsi dans Nature morte, rideau à fleurs et fruits [R935] , les tapis et les fruits sont peints avec des contours incisifs et anguleux, mais leur intégrité et leurs contacts mutuels sont conservés. Les taches de couleurs n’étaient pas non plus appropriées pour les portraits, parce que leur degré d’abstraction aurait fait perdre au visage son identité. Si elles étaient néanmoins utilisées, c’est que soit l’identité du sujet ne devait pas être significative, comme dans Fillette à la poupée [R896] (elle n’est pas Mlle X, mais une fillette),soit le visage devait s’effacer et l’accent porter sur le contexte environnant, comme dans Le Jardinier Vallier [R950].
En revanche, les paysages possédaient le degré de complexité pour lequel les taches de couleur ont été conçues, et c’est bien dans la peinture de paysage qu’elles ont trouvé l’utilisation la plus brillante. [R946] Le splendide Route tournante en haut du chemin des Lauves est parfaitement réalisé avec des taches de couleur sur toute sa surface – en plans lisses comme dans le ciel et la route, dans la végétation touffue de la colline de gauche, dans les objets géométriques tels que les toits au centre [R946]. Non seulement les objets représentés sont aussi convaincants que les textures, mais ils sont aussi parfaitement joints par leurs bords dans un espace tridimensionnel vraisemblable. À tout point de vue, ce tableau est superbement fini.
Par un curieux paradoxe, c’est aussi dans les paysages que les taches de couleurs ont posé à Cezanne le problème le plus difficile. Ce n’est pas un problème qui saute aux yeux de l’observateur, mais le peintre s’y est durement heurté, comme il l’a lui-même reconnu. Si « Lire la nature, c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées » (La sixième des « opinions » de Cezanne sur l’art, systématisées par Bernard à partir des remarques de Cezanne), c’était précisément cela qui posait problème : « [Ces abstractions] ne me permettent pas de couvrir ma toile, ni de poursuivre
la délimitation des objets quand les points de contact sont ténus et délicats, d’où il ressort que mon image ou tableau est incomplète »(lettre de Cezanne à Émile Bernard, 23 octobre 1905).
Il n’y a aucun doute à avoir sur la sincérité de Cezanne se plaignant de cette difficulté – une proportion surprenante des paysages tardifs sont en fait inachevés – mais tenter de l’expliquer est une tout autre affaire. Au fil des ans, un certain nombre d’hypothèses ont été proposées – y compris par moi –dont je pense qu’elles doivent être rejetées au motif qu’elles expliquent trop peu de choses. Ce n’est ni l’âge du peintre, car les dernières œuvres elles-mêmes ne révèlent aucun signe d’indécision ou de faiblesse ; ce n’est ni sa peur du contact physique, car l’œuvre de Cezanne à la fin de sa vie est presque toujours de la plus grande originalité et d’une finition irréprochable.
Il faut alors chercher dans les tableaux eux-mêmes. On a souvent cité les dernières Sainte-Victoire vues des Lauves. Parmi ces dix tableaux, deux en sont restés à un stade très précoce de leur développement et un troisième, bien plus avancé, présente pourtant de nombreuses lacunes. Un de ces tableaux à peine esquissés est La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves [R917]. Malheureusement, de mon point de vue, il m’est difficile d’imaginer quelles difficultés Cezanne aurait rencontrées après un début si prometteur.
Il jouissait d’une vue complète du site [photo Rewald] et pouvait en déduire toutes les taches de couleur nécessaires pour représenter les champs ou les bouquets d’arbres manquants [photo récente en couleurs], tout en préservant l’harmonie de tout ce qu’il avait déjà peint. L’esquisse que nous venons de voir (R917) semble avoir été abandonnée non pas à un point problématique, mais au contraire à un moment prometteur, qui invitait plutôt le peintre à poursuivre et à approfondir son travail dans le style qu’il avait choisi — peut-être pour compléter ce tableau de la manière brillante dont témoigne, par exemple, la Sainte-Victoire de Philadelphie [R911].
La version de Zurich, plus avancée mais encore inachevée, n’explique pas non plus cette difficulté [R916]. Étant plus proche de l’achèvement, les petites réserves restantes présentent davantage le caractère d’une limite ressentie plutôt que d’une généreuse invitation à poursuivre l’œuvre, comme dans R917. Est-ce que Cezanne a ressenti l’obligation d’achever ce qui était déjà si proche de son terme — et simultanément éprouvé une résistance à le faire ? Nous ne le saurons jamais, certes, mais cela ne me semble pas probable. Y manque-t-il quelque chose, y a-t-il quelque chose à regretter ? À nos yeux, familiarisés avec les innovations de Cezanne, cela semble également peu probable. Ce tableau est déjà puissamment organisé en larges paraboles descendantes vers la droite pour équilibrer le surgissement de l’arête de la montagne, et la suggestion des forces en travail nous semble suffisante. Il reste deux paysages tardif un troisième
tableau illustre plusieurs de ces points, mais de façon moins évidente). Il s’agit de R928 Le Mont du Cengle 1904-06) qui, après examen prolongé, semblent à la fois inviter à les achever et, de façon identique, à s’y opposer. Notre incapacité à imaginer ce que serait leur pleine réalisation met en lumière les contradictions du style tardif de Cezanne, ce qui les rend, à mon avis, d’une importance inestimable. Ils témoignent juste assez d’une inflexion dans la technique de Cezanne pour suggérer que la nouvelle direction qu’il avait prise était aussi frustrante qu’elle était prometteuse.
Paysage au bord d’une rivière est l’un de ces tableaux [R922]. Il représente une berge avec une composition ancrée dans un coin, un peu comme dans Bords d’une rivière de l’École de Design de Rhode Island [R920], qui constitue une image satisfaisante et complète. Le paysage est d’une tonalité sombre, avec des verts profonds, des bleus sombres et des rouges/bruns discrets [R922, détail]. L’innovation la plus importante réside dans les taches de couleurs : elles sont plates, appliquées dans toutes les directions possibles, et sensiblement de même taille. Parfois elles restent isolées, d’autres fois elles se touchent. Elles ne suggèrent ni le volume, ni l’espace, mais au contraire s’étalent sur le même plan – presque comme si le peintre avait fait tout son possible pour éviter de les joindre pour susciter la forme. Nous ne connaissons pas les intentions de Cezanne, mais nous pouvons voir que la forme ainsi choisie pour les taches de couleurs – leur planéité et leur uniformité –condamnait à l’échec toute nouvelle tentative d’intégration.
Le second tableau, Le Jardin des Lauves, est le plus important des deux [R926]. Les taches de couleurs sont reliées entre elles par des contrastes de couleurs audacieux. On sent que les couleurs s’apparient en quelque sorte et ont été choisies dans ce but, les bleus et violets aux tonalités froides complétant et contenant les tonalités chaudes des oranges, les verts foncés et les jaune-verts complétant et équilibrant les rouges corail. Nous sommes portés à nous focaliser intensément sur les rouges situés à gauche du centre. Même avant de tenter de comprendre ce que ce tableau représente, nous le percevons comme lumineux, bien composé et intégré.
La question cruciale est, bien entendu, de savoir si Cezanne avait finalement l’intention de rendre son sujet pleinement reconnaissable. À première vue, nous ne reconnaissons que le muret et la branche d’arbre en surplomb; entre les deux, sur la gauche, nous discernons une référence indistincte à la tour de la Cathédrale St-Sauveur par une ligne verticale. Mais cette simple référence, ainsi que l’indépendance et l’autosuffisance des taches de couleur ne répondent pas à la question posée.
Ce qui est essentiel, par contre, c’est que nous pouvons voir par nous-mêmes que son désir d’enregistrer ses sensations colorantes [R926, détail] – quelle que soit par ailleurs leur beauté et leur équilibre exquis – se trouvait en contradiction avec la nécessité de rendre l’intégrité des formes représentées. Cezanne avait commencé par des sensations indépendantes, de forme simple et autosuffisante ; leur intégration n’aurait-elle pas exigé un sacrifice majeur, inacceptable pour lui ? Dès lors que ses sensations liées à la couleur jouaient un rôle crucial dans ses tableaux, elles ne pouvaient pas être subordonnées à l’intégrité de la forme. C’était un problème que seuls ceux qui l’ont suivi ont pu résoudre de façon radicale – en abandonnant la couleur en tant qu’aspect de la forme. Ce fut la solution intuitive adoptée par les premiers peintres Cubistes.
Mais en ce faisant, ils n’ont fait que congédier une servante qui n’a donné qu’une trop grande satisfaction à Cezanne. Cezanne préférait la retenir, bien qu’elle provoquât des conflits avec le majordome.