Jean Arrouye
Entre nature et peinture : arbres de Cezanne
(initialement publié dans Esthétiques de l’arbre, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2010)
À l’exposition Cezanne en Provence, au Musée Granet d’Aix-en-Provence, pendant l’été 2006[i], deux tableaux se faisaient face dans la même salle, tous deux représentant un grand pin d’Alep isolé, et semblaient se répondre pour illustrer deux versants du talent du peintre. En effet le premier, Le grand pin de 1887-1889 (São Paulo, Museo de Arte), montre la capacité de Cezanne d’être un observateur perspicace de la nature, de rendre son dynamisme, de témoigner de son génie ; le second, Grand pin et terres rouges de 1890-1895 (Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage), à l’inverse, témoigne du désir de Cezanne de pratiquer une peinture qui intéresse principalement par la façon dont elle traite ce qu’elle représente, par son organisation propre, par le fait qu’elle met en scène la façon dont le tableau se constitue. Dans le premier cas tout l’art du peintre est au service de l’arbre, dans le second l’arbre n’est qu’un prétexte à peinture.
La comparaison des deux tableaux est d’autant plus tentante qu’ils sont quasiment de même dimension : 84 x 92 cm pour celui de São Paulo, 72 x 91 cm pour celui de Saint-Pétersbourg. Toutefois celui de São Paulo semble avoir été complété par une autre main que celle de Cezanne : une bande de toile d’un peu plus de sept centimètres de haut a été ajoutée en haut du tableau et est peinte de façon fort différente du reste de l’œuvre ; il est donc vraisemblable que l’on a augmenté le tableau peint par Cezanne de l’espace nécessaire pour que le pin paraisse entier et pour que l’œuvre résultante soit en conséquence une sorte de portrait d’arbre, à la façon de ceux que peignirent les peintres de Barbizon. Toutefois l’arbre ainsi achevé paraît trop aplati, sa cime étrangement horizontale. Si l’on supprime par la pensée – ou sur la reproduction du tableau avec une feuille de papier blanc – la partie rajoutée on découvre que le pin ainsi réduit paraît plus monumental et majestueux, que le déploiement en largeur du feuillage visible supposerait un développement en hauteur d’une ampleur autre que celle qui lui a été consentie par celui qui a cru compléter le tableau de Cezanne et n’a fait qu’en diminuer l’effet. Il se découvre de plus qu’ainsi ramené à ses proportions qu’on suppose d’origine, le pin de São Paulo est apparenté à celui de Saint-Pétersbourg, qui est également coupé dans son ascension, mais dont, par ailleurs, la ramure occupe toute la largeur du tableau, de sorte que dans ce cas l’arbre est aussi coupé par les bords droit et gauche du tableau. Il apparaît ainsi que dans les deux tableaux ce n’est pas une vue générale que Cezanne a voulu peindre, mais que chaque fois il a caractérisé l’arbre dans son organisation intime : densité du feuillage dont les masses se recouvrent et intrication de branches contournées dans le premier ; feuillage clairsemé habité par la lumière et étagement de branches séparées dans le second. A cinq ans de distance Cezanne semble ainsi avoir repris le même sujet pour en renouveler radicalement le traitement et illustrer deux esthétiques différentes.
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Le tableau de São Paulo représente un grand pin qui a poussé un peu en avant de la lisière d’un bois, au bord d’un chemin dont le tracé orangé court au premier plan. La lisière s’étend d’un bord à l’autre du tableau, proche, arrêtant le regard par une masse dense de feuillage de verts variés, clairs là où la lumière du soleil touche les frondaisons, sombres là où elle ne parvient pas ; on y voit quelques troncs d’arbres diversement inclinés. L’arbre solitaire, au tronc légèrement courbé, s’élève plus haut que ceux situés derrière lui ; le ciel bleu se voit à travers ses plus basses branches et en quelques endroits à travers son feuillage. Celui-ci s’arrondit à gauche puis se prolonge sur la droite, en diminuant progressivement de hauteur et d’épaisseur, presque jusqu’à la limite du tableau. La confusion prolixe des arbres de la lisière du bois et le déportement latéral de la frondaison du grand pin donnent l’impression que le monde végétal est animé d’un dynamisme interne, d’une force d’expansion que traduit le mouvement général des touches obliques qui semblent déposées de bas en haut et de gauche à droite, certaines s’incurvant pour traduire le mouvement du feuillage morphosé par le vent et se redressant en bout de rameaux.
Ainsi se découvre un autre acteur de la scène peinte, invisible, mais dont la présence quasi constante dans le paysage se devine à l’inclinaison des arbres de l’arrière-plan et du fût du grand pin ainsi qu’à la variation du bleu dans le ciel qui évoque un ciel de traîne : le vent. C’est lui qui est responsable du déséquilibre de la frondaison : du côté d’où souffle le vent, l’arbre se gonfle, semblant ramasser ses forces pour tenter de contrecarrer la pression du vent, et il pousse quelques pointes contre lui ; mais le feuillage doit céder : il se rebrousse et ne parvient finalement à se développer que sur la droite où ses branches s’allongeant sinueusement semblent dessiner comme un sillage, rendant manifeste par leur élongation et leur mouvement descendant la soumission générale de la végétation à la loi que lui impose le vent dominant dont le nom local, mistral, signifie le maître.
Cependant malgré que le vent a une telle influence sur le développement général de la végétation, celle-ci ne cesse de lutter contre lui. Cela est particulièrement visible dans l’apparence du grand pin : son tronc d’abord incliné dans le sens du vent (il n’a pu que s’incliner devant sa force quand il était jeune et mince) se redresse (s’est redressé) ensuite et s’incline en sens inverse pour lui tenir tête. Il a aussi lancé sa maîtresse branche en direction contraire de celle du vent dominant, vers la gauche, et cette branche maîtresse s’est ramifiée en une branche secondaire ; toutefois l’orientation de cette ramification à quatre-vingt dix degrés de la branche-mère et le fait qu’elle est dépourvue de feuillage indiquent une défaite finale. Un peu au-dessus de la fourche de la branche maîtresse, une autre branche part du tronc, qui d’abord s’oriente aussi vers la gauche ; mais, presqu’aussitôt, elle a été violemment retournée en sens inverse non sans que, en témoigne le chicot d’une ramification secondaire brisée, elle ait tenté une contre-attaque. Ainsi Cezanne a, à partir d’observations réelles, on le présume, mais en les mettant en scène selon une dramaturgie concertée, fait de ce grand pin l’équivalent d’un combattant qui exhiberait ses cicatrices pour attester de sa bravoure. Il procède à une héroïsation de son sujet qui, si elle ne reposait que sur les éléments relevés jusqu’à présent, tournerait au pathétique[ii]. Mais partout ailleurs, dans le feuillage, au plus vif et au plus vert de l’arbre, l’aveu de défaite cède à l’affirmation réitérée de la volonté de résistance maintenue. Sur la gauche, malgré le rebroussement général du feuillage, des rameaux persistent à aller à contre-vent ; sur la droite, partout, des branches qui s’inclinent s’élèvent des masses de feuillage qui redressent opiniâtrement leurs extrémités. De sorte qu’en tous lieux est visible le perpétuel conflit du vent et du végétal, l’inéluctable soumission de celui-ci et son inlassable résistance. Ce conflit, c’est la touche qui l’exprime dans son mouvement sans cesse recommencé et ses orientations multiples, et donc la couleur, dont les variations de valeur semblent transposer dans les contrastes de zones sombres et claires, dans la lutte de la clarté contre l’ombre, le conflit du vent inapaisable et du végétal à la forme toujours en devenir. Au point qu’on ne peut s’empêcher de penser que, autant que d’un spectacle de la nature, ce tableau traite du travail du peintre et que l’effort sans cesse poursuivi par le grand pin pour trouver sa forme n’est que la métaphore de celui de l’artiste qui signe une de ses lettres pictor semper virens et qui considérait que le travail du peintre cherchant à réaliser son œuvre était par principe inachevable. Par là se vérifie que vouloir que le grand pin soit visible dans son entier était commettre un contresens.
Si le sujet du tableau – ce qui est nommable comme tel – peut n’être qu’un fragment de réalité (tout sujet est, de fait, un fragment de réalité, quand bien même il donnerait à voir une montagne à laquelle le point de vue choisi donne l’apparence d’un objet isolable), le tableau lui-même est nécessairement un tout dont les constituants sont soumis à un principe unificateur. Celui régissant ce tableau est un principe d’antagonisme entre parties illustrant la soumission de l’arbre au vent et parties montrant sa résilience. A ce principe général qui transpose dans la forme même le thème traité, s’en ajoute un autre, d’applications particulières, que l’on peut considérer comme une systématisation topologique du premier ou comme une transposition du procédé du contraposto : dans sa structure l’arbre, sur sa gauche, s’oppose au vent, sur sa droite lui cède ; pour son feuillage c’est l’inverse : à gauche il s’arrondit, cédant à la pression de l’invisible ennemi mais à droite il se rebiffe, recourbant toutes les extrémités de ses rameaux ; à l’arrière-plan nouveau renversement : sur la gauche les arbres s’épaulent pour résister de toute leur masse et leurs troncs inclinés attestent de leur résolution, sur la droite ils se débandent et fuient de façon désordonnée. Enfin le chemin tendu vers un ailleurs – un au-delà du fragment de réalité visible dans le tableau et des problèmes qui sont traités dans celui-ci – s’oppose de son élan résolu et de son ton chaud et clair aux contradictions partout instaurées dans la représentation des arbres au feuillage vert rongé d’ombre.
Or ces contrastes et ce contraposto multipliés résultent en un équilibre dynamique du tableau. Le grand pin est situé en son centre ; plus précisément l’endroit où s’infléchit le tronc est sur la médiane. Mais par ailleurs l’extension des branches sur la droite crée une tension, un appel du regard dans cette direction, d’autant plus fort que la plus longue des branches, qui est aussi la plus basse, atteint le bord du tableau et— imaginairement — se prolonge au-delà. Le chemin aussi et l’arrière-plan boisé continuent au-delà de ce qu’on en voit. Qui plus est cette branche basse, détachée sur le ciel et donc de forte présence visuelle, est inclinée vers le bas et semble dans son prolongement imaginaire vouloir aller à la rencontre du chemin qui est incliné vers le haut et qui, pour raison de coloris, lui, se distingue aussi de son environnement. La conduite du regard vers l’extérieur du tableau qui en résulte et cette rencontre, inexistante et impossible évidemment, mais imaginairement prégnante, déstabiliseraient le tableau si Cezanne n’avait pas incliné vers la gauche le grand pin, ne l’avait doté de ce côté-là du double contrepoids d’un feuillage dense et de fortes branches et n’avait incliné aussi toute la masse des arbres de l’arrière-plan gauche, renforçant leur contre-pesée visuelle de deux obliques claires de troncs d’arbres, dont les prolongements imaginaires se rencontrent sur le côté gauche du tableau, s’arrimant à lui à hauteur de l’endroit où le tronc du grand pin se divise en branches multiples et se perd dans le feuillage. On voit à ces coïncidences calculées que l’observation attentive de la nature par le peintre et le juste rendu de son spectacle ne sont pas exclusifs de quelques subtils aménagements de son apparence pour mieux en caractériser le génie.
Car ainsi le grand arbre paraît tendu comme un arc bandé – et donc plus seulement arc-bouté pour résister à la poussée du vent – et cette branche basse qui s’étend jusqu’à la limite du tableau est comme une flèche tirée vers l’espace libre sur la droite ou, disons plutôt, elle est, dans sa rectitude, comme la trace visible du vouloir de l’arbre, qui est de conquérir — en dépit du maître mistral — un espace de liberté. D’un côté il se ramasse, se densifie, se noue contre le vent, de l’autre il s’allonge, se déploie, se multiplie en branches rivalisant d’extension, tirant parti du vent lui-même pour mieux s’emparer de l’espace. Si l’on supprime la bande ajoutée au tableau et la calotte sombre dont le gauche pasticheur à coiffé l’arbre, on découvre que tout son feuillage se dispose aussi en une longue courbe composée de masses arrondies de feuillage dont la succession lui confère un rythme interne. Cette courbe, repliée sur elle-même à son commencement, côté vent, est en libre expansion sur la droite où à son aboutissement elle se relève légèrement : elle est comme le schème du dynamisme de l’arbre, de son victorieux effort de contention pour se protéger du vent d’abord et en utiliser la force à son profit ensuite. En son entier l’arbre se ramène structurellement à l’équilibre de ces deux arcs, celui, sombre, du tronc, déporté sur la gauche pour équilibrer le départ sur la droite de l’autre, l’arc clair du feuillage, caressé par le soleil sur toute sa longueur. Le soleil fait donc alliance avec le fils de la terre pour faire pièce à Borée. Cezanne voulait, si l’on en croit Joachim Gasquet, qui le fréquenta longuement, faire sentir dans ses paysages de la Sainte-Victoire les mouvements telluriques qui l’avaient constituée ; ici il fait découvrir les forces de la nature à l’œuvre dans la formation d’un arbre, le pin, auquel, comme le montre sa correspondance, l’attachaient, ainsi qu’à la montagne Sainte-Victoire [iii], des souvenirs de jeunesse heureux.
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Il suffit d’un coup d’œil pour constater que dans le tableau de Saint-Pétersbourg le génie de la peinture l’emporte sur le génie de la nature. Car le pin que l’on ne voit qu’en partie, coupé qu’il est par le bord supérieur du cadre, est assujetti au format du tableau. Son tronc est situé à la proportion d’or sur la largeur de l’œuvre et la plus basse de ses branches, sur la droite, s’étend irréalistement jusqu’au coin inférieur droit du tableau. A y regarder de près on s’aperçoit qu’également sur la gauche une branche, la seconde à partir du bas, imaginairement prolongée, aboutirait au coin supérieur gauche, et, sur la droite, une autre branche, l’avant-dernière en haut, prolongée de même, au coin supérieur droit. Ainsi rattaché de façon insistante au cadre et harmoniquement situé dans le rectangle de la toile, le pin, bien que son implantation au cinquième de la hauteur du tableau le situe dans la profondeur du paysage, semble, quand on n’observe que sa ramure, s’établir sur la surface de l’œuvre : ses branches nombreuses, bien que certaines passent par-desssus ou dessous leurs voisines, parce que toutes de tonalité proche, brun et ocre clair entremêlés, y instituent comme une réticulation. A cela s’ajoute le fait que, sur le côté gauche du tableau, le mince tronc d’un jeune arbre monte quasi verticalement à très proche distance du bord de la toile : il semble en conséquence situé au premier plan alors que, à son départ, Cezanne a fait croiser son tronc de celui d’un autre arbre, de minceur semblable, qui se situe devant lui et le repousse en profondeur. Il en est donc de cet arbre latéral de même que du pin principal : à leur base tous deux sont nettement situés dans la profondeur du paysage (l’arbre jeune à moindre distance que le pin) mais dès que le regard les accompagne dans leur élévation, le sentiment de leur éloignement se perd. Il devient alors évident que ce tableau est une œuvre dans laquelle Cezanne cherche un nouvel équilibre entre picturalité et figuration qui met en crise la représentation traditionnelle de la troisième dimension.
Il s’y livre simultanément à une expérimentation systématique de la façon de peindre : on peut en effet distinguer dans ce tableau cinq façons de peindre utilisées concurremment et complémentairement,
La plus traditionnelle combine dessin et couleur pour représenter la charpente de l’arbre et, logiquement, maintient, semble-t-il à première vue, le modelé. Toutefois le dessin épais du contour des branches tourne au cerne et le modelé n’est qu’approximatif : sur le tronc la partie convexe est claire comme il se doit, mais les deux côtés du tronc sont sombres, comme s’ils étaient tous deux dans l’ombre, ce qui est impossible. Plus haut la couleur sombre gagne et sur le fond du ciel l’arbre paraît — paraîtrait si l’on était vraiment dans une pratique traditionnelle de la répartition des lumières et des ombres — en contre-jour, tandis que sur les branches des parties claires et sombres se succèdent sans logique « naturelle »: il apparaît donc finalement que Cezanne cherche seulement à rendre la structure de l’arbre — ce pour quoi l’usage du cerne est efficace — et s a matière — l’association d’un ocre-brun rougeoyant et de bruns noirs lui permettant de restituer l’apparence de l’écorce du pin — mais non à transcrire les volumes arrondis du tronc et des branches. Il choisit parmi les apparences de la réalité ce qu’il veut en garder et néglige le reste. Il simplifie et élague : il recherche le monumental (cela était déjà sensible dans Le Grand Pin de São Paulo) et privilégie l’effet de présence au détriment de l’effet de réel ; ce qui n’est pas contradictoire avec la recherche de variations et d’effets de contraste, comme on peut le constater à comparer la partie gauche de l’arbre où trois branches, qui paraissent de prime abord presque parallèles mais sont en fait alternativement divergentes et convergentes, esquissent une relation qui est quelque chose comme un rythme qui se perd ou un effet de consonance se changeant en dissonance, et la partie droite où deux groupes de branches (la plus basse chaque fois incurvée de façon analogue) se répondent comme la reprise d’un même motif dans une fugue, de part et d’autre de la plus grande des branches qui elle-même se divise en deux.
La seconde manière de peindre est celle utilisée pour le feuillage du pin. Il y a longtemps que Cezanne utilise ce staccato de touches juxtaposées, orientées diversement, souvent appelées touches constructives, propres à rendre simultanément le volume et la couleur des objets peints, procédé propice notamment à la transcription du frémissement des feuilles ou, quand il s’agit de pin, comme ici, de l’épaisseur variable des ensembles d’aiguilles éclairées.de façon changeante. En haut du tableau, le feuillage s’étend latéralement en zones successives laissant voir le ciel dans leurs intervalles, jusqu’aux coins du tableau où le feuillage est particulièrement dense ; or, plus — ou au moins autant — que les alternances de vert clair et de vert foncé traduisant les différences de densité et d’éclairage des masses de feuillage, est sensible la permanence de la facture (les touches en tous lieux de même hauteur) qui, elle, produit un effet d’aplatissement général. Une tension naît alors de cette équivoque entre tridimensionnalité suggérée par les contrastes de valeur et effet de surface produit par l’égalité de facture, tension qui est un effet purement pictural, mobilisant l’intérêt du spectateur au profit de la façon immanente de peindre de l’artiste et non plus de son art de représenter un lieu préexistant.
La troisième est celle qui consiste à juxtaposer des ensembles, le plus souvent rectangulaires, de touches verticales serrées, d’un même ton, de sorte que d’un ensemble à l’autre et d’un ton à un autre, par accords ou désaccords relatifs qui les rapprochent ou les éloignent, l’espace et le volume soient restitués, non plus dans le détail et la particularité des choses, mais en fonction des « sensations colorantes », ainsi que dit Cezanne, que les divers constituants du paysage font éprouver au peintre, chacune de ces sensations étant rendue par un de ces ensembles de touches. Cette manière, qu’ailleurs Cezanne généralisera, n’est ici utilisée que dans la partie inférieure du tableau. Vers le milieu de la toile, à droite du pin, de verts sombres et de bleus en verts clairs et en verts jaunes, l’espace se creuse en effet et, au tout premier plan un chemin ocre orangé se faufile obliquement. Cependant, sur la gauche, des ensembles nombreux de touches de verts plus ou moins sombres mêlés de quelques bleus s’étagent sans qu’on puisse apprécier l’éloignement de ce qu’ils transcrivent et ils viennent finalement se confondre avec la notation biaise du feuillage de l’arbre. Sur la droite c’est à l’inverse cette description abréviative du feuillage des branches basses de l’arbre descendant jusqu’au bas du tableau qui vient se confondre avec la notation de sensations. C’est que de l’une à l’autre manière de peindre le paysage il n’y a qu’une différence de degré dans l’importance relative accordée à la restitution objective des faits observés et à leur transcription subjective. Le but recherché reste le même, « réaliser », ainsi que l’écrit à maintes reprises Cezanne, une œuvre « d’après nature », et dans les deux cas la logique de l’œuvre, de l’organisation de la surface à peindre, pousse à restreindre la profondeur tandis que la fidélité aux « sensations » éprouvées devant la nature oblige à la maintenir allusivement.
Au cœur du tableau, au plus proche du lieu où la dynamique ascensionnelle du tronc vertical va se doubler de la dynamique d’expansion latérale des branches, Cezanne reprend une de ses manières de peindre précédemment exploitée dans ses paysages (notamment ses vues de la Sainte-Victoire au-dessus de la vallée de l’Arc), qui consiste à rendre l’étendue par la succession, dans la largeur comme dans la hauteur du tableau, de longues touches horizontales de couleur ou de valeur voisine dont chacune peut passer pour la notation d’une variation locale de l’apparence de la terre, et à disposer dans cette étendue quelques constructions (deux ici, une de chaque côté de l’arbre) dont l’élévation verticale, la blancheur des murs et le rouge du toit attirent le regard et l’obligent à prendre la mesure du monde réel. Par effet de récession par rapport au pin, c’est là que l’espace se creuse le plus, que le tableau paraît le plus figuratif.
Mais réciproquement, au niveau même, pour ne pas dire au contact, des deux bâtisses blanches donnant la mesure de la profondeur, le pin est valorisé dans sa double dimension dynamique, d’ascension verticale et d’expansion latérale, qui fait de lui un être proliférant qui paraît avoir vocation d’occuper toute la surface de représentation, de la charpenter par la disposition de ses branches et de l’animer par les masses éparses de son feuillage. Ainsi à nouveau dans ce tableau, l’arbre acquiert une dimension symbolique : la façon dont il est représenté et dont à la fois il favorise et restreint l’effet de profondeur semble constituer l’équivalent d’une déclaration d’esthétique (un art poétique) en acte.
La dernière façon de peindre est celle utilisée pour le ciel. La peinture ea été déposée dans les intervalles entre les branches après que celles-ci ont été peintes. La façon dont la couleur a été passée est partout perceptible et cette présence de la facture, comme en tous les autres lieux où la facture est visible, produit un effet de surface. De plus le bleu du ciel est par endroits mêlé d’ocre orangé, ce qui le rattache aussi bien aux champs distants de la zone centrale qu’au chemin qui naît tout au premier plan ; il l’est aussi à la zone peinte par ensembles de touches juxtaposées car, un peu partout, du bleu y est épars. Ces apparentements chromatiques, renforçant l’effet produit par la facture, empèchent que le ciel puisse paraître un espace qui se creuse jusqu’à l’infini, ce qu’il est habituellement en peinture quand il est vide de nuages.
Enfin, désinvolture qui n’est pas rare dans les tableaux de la fin de la vie de Cezanne, il est un lieu où la façon dont est passée la couleur – celle du ciel encore – ne peut en rien se justifier référentiellement : c’est sur la gauche du tableau une longue bande verticale de bleu qui, à son plus haut, correspond au ciel aperçu sous le feuillage du pin, mais perd cette justification quand elle se prolonge plus bas, très largement en dessous de l’horizon. On ne peut pas non plus reconnaître dans ce bleu la transposition d’une « sensation colorée » du peintre car partout ailleurs dans le tableau la notation de telles sensations conserve une relation d’analogie chromatique avec ce qui les a suscitées. La seule explication de la présence de ce bleu est qu’il sert à récuser le creusement que, s’il n’était pas là, produirait la succession de trois masses de verdure différenciées qui s’échelonnent de bas en haut du tableau. Le bleu nie leur espacement, que biffe aussi le tronc d’arbre qui s’élève parallèlement au bord du tableau.
Or sur la droite du tableau un semblable effet de planéité est obtenu par le fait que, de haut en bas, le feuillage de l’arbre est de même ton et de même facture et donc paraît rester en surface. Il en va à peu près de même le long du bord supérieur du tableau. En bas le premier plan est, par situation, nécessairement contigu à la surface de la toile. Si l’on remarque de plus que les branches du pin, curieusement, discrétionnairement, se déploient uniquement parallèlement au plan du tableau – aucune ne vient vers l’avant ou ne s’éloigne vers le lointain – puis disparaissent dans ces feuillages qui, sur les trois côtés restent obstinément en surface, on ne peut que conclure que c’est bien là l’effet d’une recherche délibérée pour faire percevoir l’arbre comme situé en surface, du moins dans les deux tiers supérieurs du tableau car, plus bas, à son pied nettement situé au-delà du chemin ocre-orangé, la profondeur est indubitablement afffirmée. La façon d’user de la couleur et de la facture confirme donc ce qu’on avait déduit de la façon de composer et de négliger le modelé. Cezanne ne veut pas ramener tout le tableau au plan mais éprouver les bénéfices pratiques qu’il peut tirer de l’usage simultané de traitements divers de l’apparence : par endroits il s’en sert pour creuser l’espace par contraste, là où, par exemple, on aperçoit les champs ocre-orangé et les maisons blanches et rouges à travers les branches de l’arbre ; ailleurs pour neutraliser la profondeur quand, par exemple, le ciel n’est visible que par fragments enchassés dans la grille des branchages et du feuillage comme les verres d’un vitrail dans leurs plombs. Il en résulte que cette œuvre pose une question théorique cruciale, celle de la définition du tableau, surface à couvrir ou illusion à organiser ?
La réponse à cette question est dans le tableau lui-même qui montre que la peinture pour Cezanne n’est ni recherche d’une beauté idéale qui serait cachée dans la nature ni redoublement illusoire du réel ; elle est interprétation personnelle d’un spectacle observé et invention d’une cohérence esthétique propre à chaque tableau, de sorte que le peintre peut reprendre indéfiniment le même sujet, pommes, montagne ou arbre, et en tirer chaque fois une œuvre originale,. Ce qui signifie que la peinture est désormais une activité réflexive. Ces deux pins si différents illustrent cette capacité de renouvellement et de réinvention propre à la peinture selon Cezanne. Dans le premier tableau le peintre fait porter sa réflexion sur la spécificité de son sujet, tentant d’en dégager le caractère essentiel et élaborant les moyens voulus pour en rendre compte avec la plus juste force expressive. Dans le second sa réflexion porte sur les moyens dont dispose la peinture et sur la finalité de celle-ci. Il réalise ce qu’on pourrait appeler une œuvre carrefour dans laquelle il confronte plusieurs façons de peindre (il est de nombreuses autres œuvres carrefour où semblablement Cezanne met à l’épreuve comparativement plusieurs façons de traiter un sujet) et spécule sur ce qu’est l’essence de la peinture : mimesis ou poïesis. Dans les deux œuvres la réponse aux questions posées passe par une schématisation de l’arbre, structuration dynamique dans le premier cas, mise à plat emblématique dans le second, inventions propres à exprimer le génie de la nature là, celui de la peinture ici, illustrant le fait qu’un tableau peut représenter aussi bien un spectacle observé que l’acte de le peindre.
Le pin d’Alep convient aussi bien pour faire œuvre de mimesis que de poïesis. Car s’il est un arbre au port pittoresque représentatif de la Provence ensoleillée, il est aussi un arbre qui pousse sur les sols épuisés et reconquiert les terres dévastées : il était donc symboliquement approprié à l’entreprise cézanienne de rénovation d’une peinture lasse de sa séculaire sujétion à la perspective.
[i] Cezanne en Provence, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2006.
[ii] Selon la distinction que fait en 1708 Roger de Piles dans son Cours de peinture par principes (Paris, Gallimard, 1989), où il disserte longuement sur la façon de peindre les arbres et distingue le « style héroïque » du « style champêtre », l’arbre de Sao Paulo appartient au premier.
[iii] Cezanne, « À Émile Zola, Aix, le 9 avril 1858 » et « À Numa Coste, [Aix], Vers les premiers jours de juillet [18]68 », Correspondance, Paris, Grasset, 2011.