François Chédeville
Localisation de Arbres et maisons (FWN218 à 220-R548 à R550, RW156)
(Cliquer sur les images pour les voir en vraie grandeur)
La bastide représentée par Cezanne sur ces œuvres a été identifiée par Denis Coutagne et Bruno Ely comme une propriété située vers l’est au bas du coteau de Bellevue au bord du chemin de Valcros. Sur le cadastre napoléonien et jusqu’à aujourd’hui, cette bastide a pour nom « La Durane », son adresse étant 1125 Route de Valcros à Aix.
Situation de La Durane
Cette bastide est donc située sous Bellevue, à l’entrée de la plaine de Valcros :
Trois tableaux et une aquarelle représentent cette bastide :
La Durane est constituée d’une bastide principale au toit à 4 pans (visible dans FWN220-R550 et RW156, partiellement dans FWN218-R549, et elle ne se laisse que deviner dans FWN219-R548 derrière les arbres de droite) et de plusieurs dépendances, dont la principale comporte un étage à 3 fenêtres bien reconnaissable sur FWN219-R548 et FWN218-R549 avec un toit à deux pans :
La bastide principale et les dépendances constituent aujourd’hui deux propriétés distinctes.
Localisation de la position de Cezanne
Le coteau séparant le plateau et la plaine de Valcros apparaît aujourd’hui fortement arboré, ce qui vraisemblablement n’était pas le cas du temps de Cezanne, si on en croit les photos aériennes du site qui montrent que cette pousse envahissante est largement postérieure aux années 1950.
En superposant la photo aérienne de 1949 avec la Fig. 1 (photo satellite contemporaine), on peut donc repérer les endroits où la végétation s’est surajoutée par rapport à la situation qu’a pu connaître Cezanne :
En hachures vertes figurent les haies et zones boisées, en marron les chemins et en noir les limites des parcelles agricoles en 1949. Les parties sombres non hachurées au flanc du coteau correspondent donc à la végétation actuelle.
Pour plus de clarté, nous pouvons reporter ces tracés sur la partie de la photo satellite actuelle qui correspond à notre site. On constate alors la densité du boisement actuel sur le talus en-dessous de la route de Valcros, qui a recouvert les parcelles agricoles encore présentes en 1949 entre la Durane et ce talus :
Pour localiser Cezanne, nous devons donc faire abstraction de cette végétation plus récente qui camoufle aujourd’hui la bastide aux regards depuis le bas de la colline de Bellevue. Une position semble dès lors très vraisemblable : le peintre a pu tout naturellement se situer au débouché du sentier qui court au bas du coteau sous Bellevue vers La Durane et s’arrête au bord du ruisseau. De là, la vue devait être parfaitement dégagée vers la bastide à la fin du XIXe siècle, comme on le voit sur la photo aérienne de 1949. La pertinence de cette position d’où on déduit l’angle de vision du peintre apparaît sur la Fig. 11 ; cet angle correspond parfaitement avec celui de FWN218-R549 :
L’angle de vision est déterminé à partir de l’axe central du tableau FWN218-R549 (Fig. 3), compte tenu du fait qu’on voit un pan du mur de gauche (mur est) de la dépendance à trois fenêtres, ce qui permet d’en apprécier l’inclinaison par rapport à la verticale sur la fig. 11.
La Fig. 12 illustre le fait qu’on ne peut plus vérifier aujourd’hui cette position du peintre, vu le développement des arbres sur les champs précédant la bastide :
Débouchant du chemin venant de Bellevue, Cezanne tombait donc sur une rangée d’arbres qui le séparait du champ précédant la bastide, lequel champ était traversé par le ruisseau. Il choisissait une position qui lui donnait la vue directe sur la dépendance à trois fenêtres et lui cachait en partie le bâtiment principal de droite :
Pour FWN219-R548 (Fig. 2), on retrouve les mêmes éléments, mais le premier arbre de droite cachant la bastide principale sur FWN218-R549 est maintenant jointif avec le mur de gauche du bâtiment à trois fenêtres : cela signifie que Cezanne se situait plus à droite par rapport à sa position pour FWN218-R549. En outre, la ligne d’arbres est maintenant séparée du peintre par un premier plan plus étoffé, et les dimensions de la bastide sont plus réduites : Cezanne se situait donc plus en arrière par rapport a sa position pour FWN218-R549.
Pour FWN220-R550 (Fig.4), la lisibilité de la bastide est moins bonne (fenêtres à peine esquissées notamment). C’est maintenant le rebord droit de la bastide principale qui est au centre du tableau, la dépendance aux trois fenêtres à gauche étant cachée en partie par un arbre. Toute la partie droite du tableau est consacrée à la végétation avec l’esquisse le la colline en arrière-plan. Si le tableau représente La Durane, cette colline ne peut être que le rebord du plateau de Valcros, comme le montre l’étude des cotes du terrain autour de la bastide :
A droite en rouge, la crête qui sépare la plaine de Valcros du plateau : elle surplombe d’environ 25 m. la petite vallée (en vert) où se situe La Durane. Pour qu’elle soit visible derrière la bastide, il faut que Cezanne se soit déplacé vers la gauche depuis sa position pour FWN219-R548, ait franchi le petit ruisseau pour se déplacer le long de la haie située sur la ligne de cote 144-146-148. Sa position entre les points 146 et 148 environ lui permet alors de voir le versant de la colline directement, ce qui explique aussi qu’il ne représente pas le mur est de la bastide devenu invisible, et qu’on perçoive mieux le décrochement vers l’arrière par rapport à elle du bâtiment annexe à trois fenêtres. En positionnant Cezanne au point à la cote 148, on constate que le flanc de la colline se situe bien de la gauche à la droite de l’arrière-plan du tableau :
Quelques vues en perspective permettent de confirmer cette position :
Pour RW156 (Fig.5), l’angle de vision s’élargit un peu à droite, et la position de Cezanne est sensiblement la même que celle définie pour FWN220-R550.
Bien entendu, en l’absence d’une vision totalement sûre de l’état de la végétation contemporaine de Cezanne, la localisation du peintre ne peut prétendre à une précision au mètre près. Mais compte tenu de la configuration du terrain, du fait que le paysage entre la fin du XIXe siècle et les années 1950-60 n’a connu que très peu de modifications, on peut considérer que l’analyse précédente est valable à une dizaine de mètres près, ce qui est amplement suffisant pour permettre une analyse des œuvres en question confrontées au site qui les a inspirées.
Cependant, comme on constate des différences assez importantes entre les bâtiments représentés par Cezanne et ceux qui existent aujourd’hui, il importe de vérifier si ces différences sont interprétables comme des modifications acceptables du site. En effet, si ce n’était pas le cas, cela remettrait en cause l’identification même de La Durane comme étant la bastide peinte par Cezanne – ou impliquerait que Cezanne « invente » des éléments absents de la réalité, ce dont on n’a aucun témoignage dans ses autres tableaux de paysages. S’il ne représente pas tout, il n’ajoute jamais à l’existant.
Modifications de la bastide depuis l’époque de Cezanne
Le plan de La Durane donné par le cadastre napoléonien de 1829 indique bien la présence de deux constructions (cadastrées 1792 et 1794), mais dont le plan est assez différent de la construction qui s’est élevée ensuite sur le site :
Ceci n’est pas incompatible avec la modification possible du site entre 1829 et 1880 à partir de ces deux constructions préalables, ce dont pour le moment nous n’avons pas d’autre témoignage. On ne peut rien en conclure quant à la morphologie des lieux du temps de Cezanne.
De même, dans les trois tableaux, la dépendance à trois fenêtres à l’étage présente une différence importante avec celle représentée par Cezanne, qui lui accole une extension en rez de chaussée à deux fenêtres :
Or cette extension n’existe pas aujourd’hui :
On ne peut pas non plus considérer que cette extension n’est en fait que le bâtiment en retrait marqué A sur la photo suivante, parce que l’angle de vision du peintre interdirait de voir ce bâtiment dans la continuité de la façade de la dépendance aux trois fenêtres, comme le représente Cezanne :
Nous n’avons pas trouvé à ce jour de document témoignant de la démolition de cette extension qui a pu intervenir depuis l’époque où Cezanne a peint cette maison. Cette absence n’est cependant pas incompatible avec l’identification du site, bien qu’elle la fragilise un peu.
Quant à FWN220-R550, outre le problème précédent, on a déjà signalé le fait que les bâtiments sont représentés de façon beaucoup plus schématique que dans les trois autres œuvres, notamment la bastide principale : fenêtres absentes, mais surtout apparemment un seul étage. Ceci ne s’explique que si on suppose que ce qui a surtout intéressé Cezanne dans ce tableau, c’est de rendre la luxuriance de la végétation, les bâtiments n’étant là que sous forme d’esquisse pour donner un effet de profondeur (d’où leur limitation à la moitié gauche du tableau, contrairement aux deux autres toiles). En effet, les troncs et les branches des arbres au premier plan sont particulièrement soignés, et surtout les frondaisons (qui occupent pratiquement toute la moitié supérieure du tableau) font assaut de couleurs variées appliquées sous forme de taches mêlées à quelques touches parallèles (nous ne sommes plus en hiver comme dans les trois autres œuvres) avec un usage subtil des réserves aérant l’ensemble. Le sol lui-même est traité de façon complexe dans sa polychromie et s’harmonise avec les frondaisons. On peut noter d’ailleurs que l’usage de touches jaunes et ocre-rouge permet de mettre en relief les frondaisons qui se détachent sur le versant du plateau de Valcros situé à l’arrière à droite.
Si cette lecture est juste, on peut alors considérer que malgré le problème posé par la représentation des bâtiments, nous sommes bien tout de même en présence de La Durane.
RW156 (Fig. 5) pose aussi quelques problèmes :
- la partie gauche de l’aquarelle est assez peu lisible : on n’y voit pas vraiment la trace de la dépendance à trois fenêtres, ce qui est peu explicable. On distingue aussi plus à gauche la présence d’une petite maison absente des trois tableaux (sauf peut-être dans FWN219-R548 – petite tache violette -, son absence étant cependant justifiée par le cadrage dans FWN218-R549 et FWN220-R550), mais qui peut correspondre avec celle qu’on trouve aujourd’hui en bas à gauche dans l’alignement de la bastide principale et de la dépendance à trois fenêtres sur la Fig. 19 ;
- à droite de la bastide principale, on distingue un muret et une sorte de poterne pouvant donner sur le chemin de Valcros, l’ensemble constituant une sorte de terrasse de plain pied avec la bastide. Or il ne semble pas qu’il y ait trace de ces éléments aujourd’hui bien qu’une visite sur place montre que ceci a pu exister.
C’est donc plutôt la parenté évidente de la composition et du style général de cette aquarelle qui nous pousse à l’associer à la série des trois tableaux précédents et à considérer avec un haut degré de certitude tout de même que le site représenté est bien celui de La Durane.
Compte tenu de l’identification précise de cette bastide, nous proposons d’adopter les titres suivants :
FWN219-R548 La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros II
FWN218-R549 La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros III
FWN220-R550 La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros I
RW156 La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros
La Maison au toit rouge (le Jas de Bouffan) (FWN241-R603)
On a là un exemple assez frappant de « faux ami », c’est-à-dire d’une identification qui a priori semble convaincante, jusqu’à ce qu’on analyse plus précisément le tableau (et qu’on en revienne à la conclusion de Rewald, à savoir qu’il s’agit en réalité du Jas de Bouffan).
En effet, un des arguments mis en avant par l’agence ayant récemment vendu la bastide est qu’elle était représentée sur ce tableau, comme en témoignait la photo censée la représenter :
On y retrouve en effet le chemin d’accès bordé par une rangée d’arbres à gauche et quelques arbres au premier plan à droite, la bastide s’enlevant sur fond de grands peupliers en arrière-fond.
En réalité, la rangée d’arbres de droite est beaucoup plus régulière sur le tableau (on sait qu’il s’agit de la rangée des grands marronniers du Jas de Bouffan) alors qu’à la Durane cette haie est plus irrégulière, avec des manques (cf. photo aérienne de 1949).
En outre, le chemin sur le tableau semble beaucoup mieux tracé, plus défini et robuste que celui de la photographie qui n’est qu’un chemin de terre bordant une parcelle autrefois agricole et vraisemblablement assez récent (il ne figure pas sur la photo aérienne de 1949).
La bastide elle-même est située sur une terrasse en surplomb d’environ 2 m du pré qui lui fait face au Jas de Bouffan, comme le montre le tableau, ce qui n’est pas le cas de La Durane qui est pratiquement de plain pied avec son propre pré, comme on le voit sur place et sur la photo.
Enfin, la configuration de la façade diffère du tableau à la photo : le Jas de Bouffan présente 5 fenêtres aux premier et second étages, comme le montre le tableau, alors que la Durane n’en comporte que quatre (dont une plus petite que les autres au second étage).
Il est donc impossible d’accepter l’identification de la maison au toit rouge avec La Durane.