François Chédeville et Alain Pagès
Il a été généralement admis que Cezanne a rompu avec Zola après la réception de L’Oeuvre en 1886. Or la découverte d’une lettre du premier au second datée de 1887 vient contredire absolument cette thèse. Nous présentons ici quelques pièces de ce dossier.
Une lettre de Cezanne à Zola du 28 novembre 1887, inconnue jusqu’à présent.
Cette lettre bat en brèche la thèse communément admise de la rupture définitive entre les deux amis après l’envoi de L’Oeuvre. En effet, un an et demi après la lettre du 4 avril 1886 que l’on supposait être la dernière adressée à Zola par Cezanne, voici que celui-ci, non seulement remercie Zola pour l’envoi de sa nouvelle œuvre, La Terre (achevé en août 1887), mais qu’en outre il lui annonce une visite prochaine (2e feuillet de la lettre comportant la signature, non reproduit : « Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main »). Cette lettre conduit donc à reprendre à frais nouveaux l’histoire de cette rupture et à analyser de façon plus approfondie les raisons qui ont pu conduire les deux amis à se séparer, ce qui a dû se faire de façon plus progressive que ce que nous pouvions imaginer jusqu’ici.
Le prix réalisé, au quintuple de l’estimation proposée, est amplement justifié par l’intérêt historique de cette lettre acquise par le Musée des lettres et manuscrits, Paris, qui nous a aimablement permis de reproduire l’intégralité de cette lettre.
Un grand merci à Alain Mothe qui a été le premier à repérer le passage en salle des ventes de cette missive.
Le texte de la lettre de Cezanne :
Paris, 28 9bre 1887
Mon cher Emile,
Je viens de recevoir de retour d’Aix le volume la Terre, que tu as bien voulu m’adresser. Je te remercie pour l’envoi de ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart.
Je te remercie d’accepter mes remerciements et mes plus sincères salutations.
Paul Cezanne
Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main »
Présentation faite dans la catalogue de vente de Sotheby’s
( vente du 26 novembre 2013) :
LOT 56
[ZOLA, EMILE] — PAUL CÉZANNE
LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE À EMILE ZOLA, 28 7BRE 1887.
2 p. in-8 à l’encre noire.
Cezanne le remercie du volume de La Terre qu’il a bien voulu lui adresser « ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart […] Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main ».
ESTIMATION 4,000-6,000 EUR
Lot vendu: 27,500 EUR
NOTE DE CATALOGUE
Amis depuis l’enfance, Cezanne et Zola vont être liés pendant près de quarante ans. L’écrivain n’oublie jamais son vieil ami et lui envoie chacun de ses romans dès leur parution. Chaque fois, Cezanne lui répond. A chacune de ses visites à Paris, Cezanne se rend à Médan. En mai 1883, il demande conseil à Zola au moment de la rédaction de son testament.
Il a toujours été communément admis que les deux amis se sont brouillés à la suite de la publication de L’Oeuvre, Cezanne s’étant reconnu sous les traits peu flatteurs de Claude Lantier, peintre maudit et aigri, au génie avorté. A la fin de sa lecture, il écrira une lettre (datée du 25 août 1885 par la fille de l’écrivain ; du 4 avril 1886 par Henri Mitterand), considérée par beaucoup et à tort comme la dernière du peintre au romancier, lettre qui se termine ainsi : « Tout à toi sous l’impulsion des temps écoulés ». « Pourquoi Zola n’est-il pas allé fraternellement le trouver, pourquoi ne se sont-ils jamais expliqués? À ces questions, Mme Zola m’a toujours répondu: « Tu n’as pas connu Cezanne, rien ne pouvait l’obliger à changer d’avis ». » (Zola et Cezanne, par Denise Leblond-Zola, Encyclopédie de l’Agora : agora.qc.ca).
Rectification de date par Henri Mitterand :
Cezanne évoque sa réception de La Terre. Or le volume n’a paru chez Charpentier que le 15 novembre. Zola a terminé La Terre le 18 août, la publication en feuilleton s’est achevée le 15 septembre. Le volume a du être envoyé à l’adresse parisienne de Cezanne aux alentours du 20-25 novembre.
Le 28 septembre Zola est encore à Royan, depuis le 31 août. Il reviendra de Royan à Paris le 10 octobre, et il repartira de Paris le 23 octobre pour Médan jusqu’au 10 novembre. Le 28 novembre Cezanne ignore, apparemment, que Zola est déjà rentré à Paris.
Cezanne était donc à Paris à la fin de novembre ; rien d’étonnant. Quelqu’un l’un a informé de l’absence Zola : qui, et quand ? Zola lui-même ? La lettre retrouvée laisse en tout cas penser que Zola et Cezanne ont été en relations bien après la publication de L’Oeuvre.
Une enquête à conduire, sans beaucoup d’indices — pour le moment…Bien amicalement,
« J’irai te voir pour te serrer la main… » (Alain Pagès)
Nous remercions chaleureusement M. Alain Pagès, Professeur à la Sorbonne et spécialiste reconnu de Zola, qui nous a fait le plaisir de nous confier l’article suivant comme contribution à la réflexion que ne manquera pas de susciter entre cézanniens et zoliens la découverte de la lettre de Cezanne à Zola du 28 novembre 1887.
« Mon cher Émile, / Je viens de recevoir de retour d’Aix le volume la Terre, que tu as bien voulu m’adresser. Je te remercie pour l’envoi de ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. […] Quand tu seras de retour j’irai te voir pour te serrer la main. »Ces quelques lignes de remerciement, accusant réception de l’envoi d’un roman, apparaissent, somme toute, assez banales. Mais elles font aujourd’hui l’effet d’un coup de tonnerre. À cause de la date à laquelle elles ont été écrites : le 28 novembre 1887, c’est-à-dire plus d’un an après la prétendue rupture entre Zola et Cezanne qui aurait été causée par la publication de L’Œuvre, en mars 1886…
J’ai contesté la thèse de cette rupture dans un article publié en 2012, sous le titre « Les sanglots de Cezanne » (paru dans Impressionnisme et littérature, sous la direction de Gérard Gengembre, Yvan Leclerc et Florence Naugrette, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2012, pp. 63-72). D’autres spécialistes de l’œuvre de Zola l’avaient fait avant moi, en allant dans le même sens. Mais j’avançais un argument auquel on n’avait pas songé jusque-là, fondé sur les circonstances qui ont entouré la première édition de la Correspondance de Zola, en 1907. La découverte de la lettre écrite par Cezanne, en novembre 1887, m’invite à reprendre cette démonstration. Je remercie vivement François Chédeville, Denis Coutagne et Alain Mothe de me donner la possibilité de le faire sur le site de la Société Paul Cezanne. Je les remercie aussi pour toutes les remarques qu’ils ont bien voulu m’adresser à cette occasion.
Je reprendrai donc ici l’essentiel des arguments que j’ai avancés en 2012, en les actualisant à la lumière de la découverte qui vient de se produire, et en ajoutant quelques remarques susceptibles de nourrir un dossier complexe, dont le contenu est passionnant.
Le procès fait à L’Œuvre
Commençons par rappeler le procès qui est intenté à L’Œuvre par de nombreux biographes de Cezanne. Ceux qui accusent Zola lui reprochent de n’avoir pas compris le génie de son ami et d’avoir voulu en donner une vision caricaturale : l’auteur des Rougon-Macquart, disent-ils, considérait que Cezanne était un « raté » ; il a voulu le représenter sous les traits de Claude Lantier, un artiste impuissant ; et la publication du roman, en 1886, a entraîné une rupture brutale entre les deux hommes.
Ce procès est ancien. Il a pris une forme virulente dans la biographie d’Henri Perruchot, publiée en 1956. Mais les accusations ne se sont pas affaiblies avec les années, bien au contraire. Ainsi dans sa biographie publiée en 2006, dans la collection « Folio Biographies », Bernard Fauconnier s’attache-t-il à montrer que, dès le début, l’amitié entre Zola et Cezanne reposait sur un profond malentendu qui a abouti, immanquablement, à la rupture de 1886 : Zola, au fond, n’était qu’un polémiste de talent qui a saisi d’une manière opportuniste l’occasion qui lui était offerte de défendre Manet ; mais « il ne [comprenait] pas grand-chose à la peinture » (p. 67), et il ne pouvait que rester aveugle devant le génie de Cezanne.
Auteur d’une biographie publiée quelques années plus tard, en 2010, dans la collection « Folio Essais », Marcelin Pleynet fait preuve de plus d’agressivité encore. Pour lui, Zola a voulu « détruire socialement » et « physiquement » Cezanne, en faisant du peintre un « raté » et un « fou » (p. 50) : « Zola, qui a mis avec succès son œuvre au service des vertus sociales et républicaines, comprend, confusément sans doute, mais avec force, que la sorte d’aberration, de “révolution” dans laquelle Cezanne s’est engagé, doit être dénoncée et autant que possible discréditée, détruite. Et L’Œuvre n’aura pas d’autre objectif » (p. 67). Et Pleynet en arrive à déclarer : « Il faudra un jour s’interroger sur la place que Zola occupe dans l’histoire idéologique de la littérature française, sur la vulgarité du naturalisme dont il se fait le chantre (notamment à la fin de L’Œuvre) et sur ce qui le rend aujourd’hui encore intouchable » (p. 51).
Dans cet acharnement de l’interprétation critique, un ouvrage a joué un grand rôle, au cours de ces dernières années : l’essai de Philippe Sollers, Le Paradis de Cezanne, publié en 1995, et repris ensuite en tête du recueil Éloge de l’infini, en 2001. Sollers souligne que la révolution esthétique introduite par Cezanne s’est réalisée au moment même où Rimbaud écrivait ses Illuminations : Cezanne est le contemporain de Rimbaud ; il ne peut coexister avec l’auteur des Rougon-Macquart ; son « Temps » n’est pas celui de Zola, « son ami de jeunesse, devenu, à son sujet, odieusement méprisant » (« Le Paradis de Cezanne », Éloge de l’infini, Gallimard, « Folio », 2003, p. 17).
Des conclusions sans appel ! Et pourtant la critique zolienne, depuis longtemps, tentait de développer une autre vision. Dès la fin des années 1960, plusieurs ouvrages se sont efforcés de proposer des synthèses nuancées : la thèse de doctorat de Patrick Brady (“L’Œuvre” d’Émile Zola. Roman sur les arts. Manifeste, autobiographie, roman à clef, Genève, Droz, 1968) et l’étude de Robert Niess (Zola, Cezanne and Manet. A Study of “L’Œuvre”, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1968), parues la même année, au moment où Henri Mitterand commentait, à son tour, L’Œuvre, dans le cadre de l’édition de la Pléiade (Les Rougon-Macquart, tome IV, Gallimard, « La Pléiade », 1967). Au cours des années qui ont suivi, Colette Becker s’est exprimée sur cette question lors d’une conférence donnée en 1988, à l’occasion de l’exposition proposée par le Musée d’Orsay sur « Les années de jeunesse de Cezanne » (conférence reprise dans la revue du Musée d’Orsay, Quarante-huit/Quatorze, n° 2, 1990, sous le titre : « Cezanne et Zola. Réalité et fiction romanesque »). De son côté, Henri Mitterand est revenu à deux reprises sur le sujet : en 2001, dans le deuxième tome de sa biographie consacrée à l’écrivain (Zola. L’homme de Germinal – 1871-1893, Fayard, 2001, p. 791-793) ; et, quelque temps plus tard, en 2009, dans un recueil d’essais critiques où, en dénonçant les légendes qui s’étaient accumulées, il a proposé une longue « mise au point » retraçant l’histoire des relations entre Zola et Cezanne (Zola tel qu’en lui-même, PUF, 2009, p. 171-204).
Les arguments avancés dans ces différents travaux ne sont pas de même nature. Mais ils ne se contredisent pas. Ils vont tous dans la même direction, qui est de réfléchir à la complexité de L’Œuvre et d’écarter toute lecture sommaire du roman : l’assimilation que l’on pourrait faire entre Claude Lantier et la personne de Cezanne apparaît abusive ; les angoisses de Zola – ses doutes sur l’existence et sur les visées de la création artistique – imprègnent autant le personnage de Lantier que celui qui lui fait face, le romancier Sandoz.
La démonstration prend en compte les sources du roman ou la genèse de son écriture. L’étude des sources permet d’affirmer que Zola s’inscrit dans une tradition littéraire, celle du roman de la vie d’artiste, et qu’il propose notamment une réécriture du roman de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu. L’analyse des clefs des personnages permet de conclure, comme le fait Patrick Brady, que Claude Lantier doit autant à Manet, à Monet ou à André Gill qu’à Cezanne ; ses tableaux, du reste, dans l’évocation qui en est faite, ne renvoient pas à l’œuvre de Cezanne. Et enfin la lecture du dossier préparatoire du roman montre quelles étaient les intentions de Zola, exprimées dès les premières lignes de l’Ébauche :
Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l’artiste contre la nature, l’effort de la création dans l’œuvre d’art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie ; toujours en bataille contre le vrai, et toujours vaincu, la lutte contre l’ange. En un mot, j’y raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux, mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s’exaspère de ne pouvoir accoucher de son génie, et qui se tue à la fin devant son œuvre irréalisée. – Ce ne sera pas un impuissant, mais un créateur à l’ambition trop large, voulant mettre toute la nature sur une toile et qui en mourra. Je lui ferai produire quelques morceaux superbes, incomplets, ignorés, et peut-être dont on se moque. Puis je lui donnerais le rêve de pages de décoration moderne immense, de fresque résumant toute l’époque ; et c’est là qu’il se brisera. Tout le drame artistique sera donc dans cette lutte du peintre contre la nature. Mais il faudra mettre cela en drame, avoir des points saillants. (C. Becker, éd., La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires. Volume VI, Honoré Champion, 2013, p. 316)
En construisant le personnage de Claude Lantier, Zola a souhaité composer l’image d’un artiste confronté aux problèmes de la création. Il a voulu représenter « la lutte de l’artiste contre la nature », comme le dit l’Ébauche du roman. La référence au mythe biblique du combat de Jacob contre l’Ange surgit dès les premières lignes du dossier préparatoire, et elle occupera ensuite une place centrale dans le récit : au chapitre ix, qui développe les réflexions de Claude sur la création artistique, et dans le chapitre final, le chapitre XII, qui met en scène le suicide du peintre devant sa toile inachevée.
Certains spécialistes de l’œuvre de Cezanne entendent ces arguments : ainsi Denis Coutagne qui défend une position très équilibrée dans son Cezanne en vérités (Actes Sud, 2006). Mais de nombreux biographes de Cezanne demeurent imperturbables, refusant de prendre en compte le raisonnement qui leur est présenté. Leur surdité trouve son origine dans un drame considéré comme une évidence absolue : la fameuse rupture de 1886. Effectivement, tous les arguments d’ordre historique ou génétique qui peuvent être élaborés s’effondrent si l’on considère que Cezanne, en lisant le roman, s’est reconnu dans le personnage de Claude Lantier et en a été profondément blessé, parce qu’il découvrait que son ami voyait en lui un artiste raté.
La lettre accusatrice
Dans le procès fait à L’Œuvre, un document a joué un rôle essentiel, la fameuse lettre du 4 avril 1886 écrite par Cezanne à Zola, peu après la parution du roman. La découverte qui vient de se produire permet aujourd’hui d’affirmer avec certitude que cette lettre, présentée par de nombreux commentateurs comme un billet de rupture, est simplement une lettre de remerciement, comparable à celle qui a suivi un an plus tard, au moment de l’envoi de La Terre.
Mais il est important, malgré tout, de revenir sur le contenu de ce texte, principale pièce accusatrice dans le procès lancé contre L’Œuvre :
Mon cher Émile,
Je viens de recevoir l’Œuvre que tu as bien voulu m’adresser. Je remercie l’auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années.
Tout à toi sous l’impression des temps écoulés.
Paul Cezanne
À Gardanne, arrondissement d’Aix.
Nous citons ce texte en suivant l’édition que vient de procurer Jean-Claude Lebensztejn (Paul Cezanne, Cinquante-trois lettres, Tusson, L’Échoppe, 2011, p. 32) à partir d’une relecture du manuscrit autographe qui permet de corriger, dans la formule finale, une erreur de transcription commise par John Rewald dans son édition de la Correspondance de Cezanne (il faut lire, en effet, « sous l’impression des temps écoulés », et non « sous l’impulsion des temps écoulés », comme le pensait Rewald).
On connaît le commentaire que John Rewald (auteur de la thèse de référence sur laquelle s’appuient toutes les études cézaniennes) a donné de ce texte. Pour lui, il n’y avait aucun doute. Cette lettre, explique-t-il, diffère des textes qui précèdent. Le ton a changé. L’emploi de la périphrase, « l’auteur des Rougon-Macquart », marque de la part de Cezanne une volonté de distance. « Cette lettre, qui contraste si singulièrement avec les autres, respire le regret et la tristesse et on peut la considérer comme une lettre d’adieu. Elle le fut effectivement, car avec elle se termine la correspondance entre Cezanne et Zola » (Cezanne, Flammarion, 1986, p. 175). On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, mais John Rewald aurait pu se demander pourquoi Zola n’avait pas détruit cette lettre et, surtout, pourquoi il n’y avait pas eu de réplique de sa part : s’il s’agissait d’un billet de rupture, le mettant gravement en cause, Zola aurait répondu à son ami. Quand des polémiques l’ont opposé à des proches, il a toujours tenu à s’expliquer et à mettre les choses au point. C’est ce qu’il a fait, par exemple, au moment de l’épisode du Manifeste des Cinq, dans une lettre adressée à Edmond de Goncourt, le 13 octobre 1887 (« Si je me décide à vous écrire, c’est que la situation n’est plus nette entre nous, et que votre dignité comme la mienne exige que nous sachions à quoi nous en tenir sur nos rapports d’amis et de confrères »).
Il était permis, en tout cas, de faire une autre lecture de la lettre du 4 avril 1886. C’est ce qu’a fait Henri Mitterand. Revenant sur l’interprétation donnée par Rewald, il a montré qu’il était difficile de voir dans ces quelques lignes une déclaration de rupture. « Mon cher Émile », « tout à toi », « ce bon témoignage de souvenir », remarque-t-il, ne sont pas « des mots de rupture » : « Cezanne employait souvent le “tout à toi” dans les lettres antérieures. Ce n’est pas la première fois qu’il remercie brièvement Zola pour l’envoi d’un de ses livres. L’emploi de la périphrase, “l’auteur des Rougon-Macquart”, le rappel des “anciennes années”, ne sont pas non plus des inédits. Il ne déteste pas les formules un peu solennelles. » (Zola tel qu’en lui-même, op. cit., p. 198-199).
Cezanne a-t-il lu l’ensemble du roman, lorsqu’il écrit sa lettre ? Il y a tout lieu de le croire. Certes, l’ouvrage vient tout juste paraître en librairie, le 31 mars. Mais il ne lui a fallu que quelques heures pour parcourir un livre dont il connaissait déjà le sujet. Paul Alexis y avait fait allusion dès 1882, dans l’étude biographique qu’il avait publiée sur Zola (Notes d’un ami, Charpentier, 1882, p. 122).
En lisant L’Œuvre, Cezanne a fait la part des choses. Il a pu se reconnaître dans le récit proposé par les six premiers chapitres, mais il a compris aussi que la dernière partie du roman ne l’impliquait pas directement. Il n’était pas naïf ; il possédait une grande culture littéraire (tous ses biographes le soulignent, à juste titre) ; il connaissait, depuis de longues années, le projet qu’avait Zola d’écrire un roman sur les milieux artistiques ; il savait quelles pouvaient être les contraintes d’une intrigue portant sur le thème de la création : il ne s’est pas mépris sur la logique narrative d’une histoire qui devait nécessairement aboutir à la mort du personnage principal, vaincu par son ambition esthétique. Soulignons la valeur de cette périphrase, « l’auteur des Rougon-Macquart », dans laquelle John Rewald voit le signe d’une prise de distance. Cezanne y tient effectivement, puisqu’il utilisera une formule comparable, le 28 novembre 1887, en félicitant son ami pour « ce nouveau rameau poussé sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart ». Mais cela veut dire, dans son esprit, que L’Œuvre ou La Terre appartiennent au domaine de la fiction, et à non à celui de l’autobiographie : en ce qui le concerne, en tout cas, il n’a rien à voir avec la « généalogie » des « Rougon-Macquart ».
Cezanne termine sa lettre par cette magnifique formule : « Tout à toi sous l’impression des temps écoulés. » Si l’on se reporte au manuscrit autographe (comme l’a fait Jean-Claude Lebensztejn), on constate qu’il avait d’abord écrit : « sous l’impression des jours écoulés ». Le mot « jours » renvoyait à la réalité des souvenirs de jeunesse et à leur quotidienneté ; il a été barré, au profit de « temps », plus synthétique. La formule a, de toute évidence, été méditée. Cezanne ne l’a pas écrite sans en évaluer le contenu. Elle n’implique de sa part aucune espèce de reproche, mais elle possède, au contraire, une connotation positive : les « temps écoulés » sont envisagés d’une manière dynamique, puisqu’ils laissent dans le souvenir une « impression » ouverte sur l’avenir.
Après la publication de La Terre
Que s’est-il passé au cours des années qui ont suivi ? Après ce qui est désormais la dernière lettre échangée entre Zola et Cezanne, c’est-à-dire la lettre du 28 novembre 1887 ? Il est difficile de savoir de quelle façon les relations entre les deux amis se sont poursuivies. La lettre du 28 novembre 1887 permet de trancher un nœud gordien – de ne plus parler de rupture. C’est une lettre réparatrice, en quelque sorte, qui réintègre la lettre de 1886 dans une série ouverte, en annulant la charge accusatrice que celle-ci pouvait contenir. Mais, avec ce nouveau document, on ne gagne qu’une année. Et après 1887 ? Il est probable que Zola a continué à envoyer certains de ses romans à son ami ; mais nous ne disposons pas, malheureusement, des lettres de remerciement qui ont pu suivre. Du moins pas encore, car d’autres inédits peuvent surgir, évidemment, puisque vient de sauter le verrou du 4 avril 1886, qui interdisait de penser à la continuité de relations épistolaires.
Quelles que soient les circonstances, cependant, les deux amis se sont éloignés l’un de l’autre. La vie les a séparés. Pour essayer de comprendre quels étaient les sentiments de Cezanne dans la dernière période de son existence, on ne peut s’appuyer que sur ce que nous apprennent les témoignages des quelques admirateurs qui sont venus lui rendre visite dans sa retraite provençale : le peintre Émile Bernard, l’archéologue Jules Borély, le poète Joachim Gasquet, ou encore le collectionneur allemand Karl Ernst Osthaus. S’y ajoute la biographie d’Ambroise Vollard, publiée en 1914. Ces témoignages sont contradictoires. Émile Bernard montre un Cezanne reprochant à Zola d’avoir voulu faire de lui un portrait malveillant dans L’Œuvre. Mais les propos rapportés par Joachim Gasquet, dans son Cezanne, publié en 1921, vont dans une direction opposée : « La vie ! La vie ! Je n’avais que ce mot-là à la bouche. Je voulais brûler le Louvre, pauvre couillon ! Il faut aller au Louvre par la nature et revenir à la nature par le Louvre… Mais Zola m’a très bien empoigné quand même, dans L’Œuvre, vous ne vous en souvenez peut-être pas, lorsqu’il beugle : « Ah ! la vie ! la vie ! la sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante… » (Cezanne, Éd. Cynara, 1988, p. 140-141). Gasquet remarque encore, à propos de L’Œuvre : « Les premiers chapitres du volume toujours émurent profondément celui-ci [Cezanne], il les déclarait d’une vérité à peine transposée et intimement touchante pour lui qui y retrouvait les plus belles heures de sa jeunesse. Lorsque, ensuite, le livre bifurque avec le caractère de Lantier guetté par la folie, il sentait bien qu’il n’y avait là qu’une nécessité de plan, qu’il devenait, lui, tout à fait absent de la pensée de Zola, que Zola, en somme, n’avait pas écrit ses mémoires, mais un roman et qui faisait partie d’un vaste ensemble longuement médité » (ibid., p. 79).
Comparant les témoignages d’Émile Bernard et de Joachim Gasquet, Denise Le Blond-Zola, la fille de l’écrivain, fait ce commentaire, dans une lettre adressée à Lucien Descaves, le 14 février 1931 (à la suite de la publication de son étude biographique, Émile Zola raconté par sa fille) : « Le témoignage d’Émile Bernard est sujet à caution, ce peintre de talent, symboliste mystique, de formation entièrement catholique, était certainement en 1904 averti contre Zola. Si sincère qu’il ait été, il a dû exagérer certaines boutades de Cezanne dans un sens qui lui était cher. À ses assertions on peut opposer l’opinion de Joachim Gasquet, le poète aixois, un de ceux qui ont contribué le plus à la gloire de Cezanne. Dans un livre qui a paru chez Bernheim, en 1919 [1921], Gasquet affirme précisément le contraire » (lettre inédite, coll. particulière).
Zola, de son côté, ne donne jamais l’impression, après 1886, de subir le poids d’une rupture dont il aurait été le principal responsable. Il reçoit régulièrement des nouvelles de Cezanne grâce aux informations que lui transmettent ses amis aixois. Mais nous n’avons pas la trace d’une communication directe entre les deux hommes. La publication de L’Œuvre a-t-elle, malgré tout, installé une sorte de malentendu entre les deux amis ? Une question se pose, que la découverte de la lettre de 1887, en écartant l’idée d’une rupture brutale, rend plus pressante. Pourquoi Zola n’a-t-il pas revu Cezanne à l’occasion des deux séjours qu’il a faits à Aix au début des années 1890, le premier en septembre 1892 (du 9 au 16 septembre), et le second au début du mois de novembre 1896 (du 1er au 3 novembre) ? Au cours du premier séjour, il se livre à un long pèlerinage nostalgique sur les lieux de son enfance ; il retrouve son ami Numa Coste avec qui il se promène dans la campagne aixoise (tirant de ces excursions des notes qu’il utilisera pour Le Docteur Pascal). Le second déplacement, en revanche, est plus rapide. Zola est arrivé à Marseille, le 29 octobre, pour y retrouver sa femme, Alexandrine, de retour d’un voyage en Italie qui a duré six semaines. Il passe ensuite trois jours à Aix, avant de regagner Marseille, puis Paris… Deux occasions manquées de revoir Cezanne ? Il est possible que le peintre ne se soit pas trouvé à Aix en septembre 1892, car au cours de cette période, il ne cesse d’alterner des déplacements entre Aix et Paris : c’est une hypothèse qu’avance Henri Mitterand (Zola tel qu’en lui-même, op. cit., p. 201). En novembre 1896, Zola, occupé par ses retrouvailles avec Alexandrine et dans la bousculade d’un déplacement de courte durée, n’a pas trouvé le temps de rendre visite à son ami. Mais c’est aussi une période au cours de laquelle Cezanne s’est souvent absenté d’Aix, comme le montre la lettre qu’il écrit à Gasquet de Paris, le 29 septembre 1896 (Correspondance, Grasset, 1978, p. 255). Dans sa biographie, cependant, Ambroise Vollard fait allusion à un rendez-vous manqué auquel il donne un tour dramatique : Cezanne aurait couru à l’hôtel où était descendu Zola, puis aurait renoncé à sa démarche, en apprenant de la bouche d’un camarade que l’écrivain ne manifestait aucun désir de le revoir (En écoutant Cezanne, Degas, Renoir, Grasset, 2003, p. 117-118). « À quoi bon revoir ce raté ? », aurait déclaré Zola, d’après ce que rapporte Vollard (ibid., p. 118).
Ces propos relèvent de la pure fiction. Mais si Vollard se permet de les forger, c’est parce qu’ils peuvent faire référence à un article que Zola a publié quelques mois plus tôt, dans Le Figaro du 2 mai 1896, sous le titre « Peinture ». Évoquant le dernier Salon de peinture, le romancier rappelle sa jeunesse aixoise et rend hommage à son « ami », son « frère », « Paul Cezanne », en ajoutant : « … dont on s’avise seulement aujourd’hui de découvrir les parties géniales de grand peintre avorté ». Une formule malheureuse qui a fait couler beaucoup d’encre ! L’expression a été relevée par tous les biographes de Cezanne qui n’ont pas manqué de la commenter avec indignation. « Avorté… » ? « Un mot de trop – et qui lui a coûté cher », écrit Henri Mitterand : « Impardonnable, rédhibitoire ? Annule-t-il la vibration de tous les autres, “mon ami”, “mon frère”, “génial”, “grand peintre” ? » (Zola tel qu’en lui-même, op. cit., p. 201). Ainsi une déclaration qui se voulait élogieuse se retourne-t-elle dramatiquement contre son auteur. S’il faut plaider l’indulgence, on peut faire observer que l’emploi de l’adjectif « avorté » s’explique par le fait que les notions de génie et d’inachèvement sont étroitement liées dans la pensée de Zola. Pour lui, un génie est forcément incomplet, travaillé de l’intérieur par des forces obscures qui l’empêchent d’aller jusqu’au bout de sa création. Le docteur Pascal (personnage positif dans la galerie des Rougon-Macquart, et dont on connaît le lien autobiographique qu’il possède avec la personne de l’écrivain) n’est-il pas présenté comme un savant dont les « parties de génie » sont « gâtées par une imagination trop vive » (Le Docteur Pascal, chap. II, Les Classiques de Poche, 2004, p. 86) ? « Parties géniales » dans un cas, « parties de génie » dans l’autre cas : les deux expressions sont identiques ; elles ne possèdent pas véritablement de connotation négative.
En cette même année 1896, dans un texte peu connu, enfoui dans le dossier préparatoire du roman Paris qu’il est alors en train de composer, Zola construit le personnage d’un romancier idéal qu’il représente comme un observateur attentif de la réalité sociale de son temps, parcourant la grande ville en compagnie d’un ami qui lui est cher, un peintre. Ce romancier, écrit-il, serait « un témoin, dont on rencontrerait la figure, qui apparaîtrait trois ou quatre fois comme l’enregistreur, celui qui regarde et qui peindra ». Et il ajoute ces mots :
Lui donner un ami cher, un grand peintre, avec lequel on le rencontre toujours. Un peintre de la vie moderne, n’excluant pas le rêve. Et tous deux voyageant sans cesse ensemble, sans se parler, ou en échangeant des mots qui éclaireraient la situation. Résumer en eux l’effort littéraire et artistique de Paris, le continuel regard de l’écrivain et de l’artiste ouvert sur les hommes et sur les choses. Tous les deux donnés comme de grands travailleurs, s’enfermant impitoyablement pendant des journées, un peu solitaires, à l’écart des coteries. (Dossier préparatoire de Paris, Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, Mss. 1471, f°94-95)
La fiction que Zola élabore dans le dossier préparatoire de Paris trouve son origine dans le rêve de fraternité artistique jadis forgé sur les bancs du collège d’Aix, et que l’on trouve évoqué dans cette lettre de jeunesse, adressée à Cezanne le 25 mars 1860 : « J’ai fait un rêve, l’autre jour. J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité du génie, passaient inséparables à la postérité. Ce n’est encore qu’un rêve malheureusement ». Trente-six ans plus tard, le rêve persiste, identique. Mais le texte définitif de Paris n’a pas retenu ces deux figures fraternelles. Elles n’ont pas trouvé leur place dans la construction de l’intrigue et sont demeurées enfermées dans l’avant-texte, réduites à l’état de simples notes autobiographiques que l’écriture de la fiction a choisi de ne pas reprendre.
Zola voulait, à l’évidence, réutiliser le schéma narratif qui était au centre de L’Œuvre, mais en évitant le piège dans lequel il était tombé en créant le personnage de Sandoz. Car il souhaitait donner au personnage du romancier une apparence physique qui fût distincte de la sienne : « prendre un portrait physique différent du mien », note-t-il (f° 94). L’injonction est formulée avec netteté. Pouvait-il, cependant, corriger L’Œuvre, en reprendre l’enjeu narratif, revenir en arrière, en quelque sorte, pour traiter d’une autre façon la question qu’il avait déjà abordée ? C’est sans doute la difficulté d’une telle reprise qui l’a conduit à renoncer à cette idée. Ainsi se tiendra-t-il à distancede Cezanne, incapable, quels que soient ses efforts, de se rapprocher de son ami, même au sein d’une construction imaginaire que la fiction aurait permise.
Pour Zola, l’univers d’Aix-en-Provence s’inscrit dans un passé lointain, celui de sa jeunesse, que rien ne pourra faire revenir. C’est ce que montre ce passage d’une lettre qu’il écrit à sa femme, Alexandrine, le 29 octobre 1897, à l’occasion d’un des voyages accomplis par celle-ci en Italie. Il commente à son intention des nouvelles qu’il vient de recevoir de la part de Numa Coste : « Il [Coste] m’annonce que Cezanne a perdu sa mère. Encore un peu de mon très lointain passé qui s’en va. Coste n’a pas l’air gai, car il va peut-être quitter forcément Le Sémaphore, qui périclite. Il regrette de n’avoir pu venir cette année à Paris. Il me parle de Cezanne et de Solari, qui sont là-bas comme deux grands enfants, tels qu’ils étaient il y a quarante ans. » On le voit, aucune allusion n’est faite ici à l’idée d’une quelconque brouille. Ce qui l’emporte, c’est le sentiment d’un écart irrémédiable : la vision fugace d’une époque ancienne, habitée par de « grands enfants » sur lesquels le temps semble ne pas avoir de prise, mais qui n’est plus celle dans laquelle il se trouve.
L’édition des lettres de jeunesse
Quand on aborde la question des relations entre Zola et Cezanne, on se trouve face au dialogue épistolaire qui a marqué les années de jeunesse des deux amis. Pénétrer dans le corpus de la correspondance de Zola, c’est, d’abord, lire les lettres que l’écrivain a adressées à Cezanne. Ces lettres, écrites entre 1858 et 1862, sont parmi les plus belles de sa correspondance, par leur longueur, comme par leur richesse intellectuelle. Du côté de Cezanne, l’impression est identique. Sur les 230 lettres environ que compte la correspondance du peintre – telle qu’on la connaît aujourd’hui grâce à l’édition qu’a procurée John Rewald – les lettres à Zola forment, de loin, le corpus le plus important.
Pourquoi pouvons-nous lire, aujourd’hui, l’ensemble de cet échange épistolaire ? Cette question, toute simple, est essentielle.
En ce qui concerne les lettres de Cezanne, la réponse est simple. Zola les a conservées. Il gardait toutes les lettres qu’il recevait, les archivant avec soin, comme ses dossiers préparatoires. La partie la plus importante de ces textes a été déposée à la Bibliothèque nationale en 1932, après la mort d’Alexandrine Zola. John Rewald a pu utiliser ce corpus pour composer son recueil de la correspondance de Cezanne en 1937.
Quant aux lettres écrites par Zola à Cezanne, nous les connaissons grâce au premier volume de sa correspondance publié par Fasquelle en janvier 1907, cinq ans après la mort de l’écrivain. Sous le titre Lettres de jeunesse, le volume regroupe trois séries de lettres adressées à des amis de jeunesse : à Cezanne, ainsi qu’à Jean-Baptistin Baille et Marius Roux.
Comment ces lettres ont-elles été transmises ? Il est difficile d’apporter une réponse simple à cette question. Mais la biographie d’Ambroise Vollard fournit une indication intéressante. Elle contient le compte rendu d’un entretien que Vollard a eu avec Zola à la fin de l’année 1900 ou au début de l’année 1901. La question des lettres autrefois écrites par Zola à Cezanne surgit dans la conversation. « Ces lettres existent-elles toujours ? », demande Vollard. Et Zola lui répond ceci :
Comme vous, j’ai eu peur pour ces lettres, où je donnais le meilleur de moi-même. Mais, grâce au ciel, Cezanne, malgré son insouciance, avait su garder précieusement les moindres billets que je lui écrivais. Quand je lui redemandai ma correspondance, pensant que la publication pourrait en être utile aux jeunes artistes qui ne manqueraient pas de faire leur profit des conseils qu’un ami donnait à un ami, avec tout son cœur, il me rendit le paquet, où pas une lettre ne manquait. (En écoutant Cezanne, op. cit., p. 110-111)
Laissons de côté la façon dont Vollard reproduit les propos de Zola, qu’il veut présenter comme un personnage grotesque, imbu de sa propre personne. Mais, sur le fond, il est possible de leur accorder un certain crédit. Vollard a sans doute recueilli une remarque essentielle qui nous permet de comprendre pourquoi nous disposons aujourd’hui du corpus des lettres de jeunesse de Zola à Cezanne.
Il se trouve que Paul Alexis mentionne ces lettres dans son étude biographique sur Zola publiée en 1882. Les allusions qu’il fait à leur contenu (Notes d’un ami, op. cit., p. 38) laissent penser qu’il a lu ces textes, ou du moins certains d’entre eux. On peut donc supposer que vers la fin des années 1870, au moment où le mouvement naturaliste prenait son essor, Zola a demandé à Cezanne de lui remettre la collection de ses lettres de jeunesse, dont il avait besoin pour travailler aux essais critiques qu’il projetait. Il a sans doute adressé la même demande à Baille (car Alexis parle également de la série des lettres écrites à Baille). Et quand Alexis s’est lancé – avec son autorisation – dans le projet des Notes d’un ami, il a mis ces documents à sa disposition.
Après la mort de son mari, Alexandrine s’est intéressée à ces deux collections de lettres. Elle en a mesuré la richesse, en pensant que ces textes pouvaient former la base d’une édition de la correspondance. Il lui a suffi d’ajouter la série des lettres à Marius Roux (plus courtes et beaucoup moins nombreuses). Et c’est ce qui a donné le volume des Lettres de jeunesse publié chez Fasquelle.
Il est une scène de la vie de Cezanne sur laquelle il est nécessaire de s’attarder si l’on veut s’efforcer de saisir quelle impression le peintre conservait, à la fin de son existence, des liens d’amitié qui l’avaient uni avec Zola. Cette scène s’est déroulée au cours de la matinée du dimanche 27 mai 1906, dans l’une des salles de la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence. Soit cinq mois exactement avant la mort de Cezanne.
Ce jour-là, la municipalité d’Aix entendait rendre hommage à la mémoire de l’écrivain en procédant à l’inauguration d’un buste qui le représentait. Elle souhaitait surtout remercier sa veuve, Alexandrine, du don qu’elle venait de faire à la Bibliothèque Méjanes des manuscrits correspondant au cycle des Trois Villes (les romans Lourdes, Rome et Paris). Quelques personnalités avaient été conviées à cette cérémonie commémorative. Alexandrine était présente, en compagnie d’amis ou de proches de son mari : Numa Coste, Émile Solari (le fils du sculpteur Philippe Solari, auteur du buste) et Cezanne.
Les participants ont d’abord écouté un discours du maire d’Aix. Puis Numa Coste a pris la parole, « au nom des plus anciens amis de Zola », pour évoquer le souvenir de leur jeunesse passée et rappeler l’unité du groupe qu’ils formaient tous ensemble : « Nous allions par monts et par vaux, emportés par le courant romantique qui, pourtant, touchait à son déclin et nous chevauchions sur les strophes de Musset que nous déclamions aux étoiles par les nuits sereines, aussi bien qu’aux oiseaux sous les ombrages du Tholonet » (Compte rendu de l’inauguration du buste d’Émile Zola à la Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, Imprimerie S. Bourély, 1906, p. 22). Et se tournant vers Cezanne, il a ajouté, en faisant allusion au départ de Zola pour Paris, qui avait mis un terme à cette période idyllique : « Après que Zola eut précédé le cénacle à Paris, il adressait, à mon vieil ami Paul Cezanne, ses premiers essais, en même temps qu’il nous tenait au courant de ses espérances. Ces lettres, nous les lisions au milieu des collines, à l’ombre des chênes verts, comme on lit les bulletins d’une campagne qui commence » (ibid., p. 22-23). Pendant ce discours, Cezanne, dit-on, n’a cessé de sangloter, retrouvant cette émotion qui l’avait saisi lorsqu’il avait appris la nouvelle de la mort de Zola, quatre ans plus tôt (Vollard rapporte qu’il s’était enfermé dans son atelier pour y pleurer pendant une journée entière).
Au-delà de l’exaltation lyrique du passé, ce qui s’est joué, au cours de cette matinée, c’est la question de la conservation des manuscrits de l’écrivain. Alexandrine venait de réaliser un geste essentiel en remettant les manuscrits des Trois Villes à la Méjanes, après avoir, deux ans plus tôt, donné les manuscrits des Rougon-Macquart et des Évangiles à la Bibliothèque Nationale. Mais elle était sur le point d’accomplir une action d’une égale importance en faisant éditer, chez Fasquelle, le volume des Lettres de jeunesse.
Que l’on ne se méprenne pas sur la place qu’a occupée Cezanne au cours de cette cérémonie. Ses sanglots ne l’ont pas isolé du reste de l’assistance. Bien qu’il n’ait pas pris la parole, il en est le centre. Car il vient de donner à Alexandrine l’autorisation de publier les lettres dont il était le destinataire. Celle-ci a été dans l’obligation de lui adresser cette demande, nécessaire sur le plan juridique. Et elle a entrepris la même démarche auprès de Baille. La lettre qu’elle a écrite à Baille, datée du 13 mai 1906, a été conservée. En voici le contenu :
L’éditeur de mon cher mari, M. Fasquelle, et moi, nous préparons un volume de correspondance littéraire ; et je viens de trouver parmi les papiers de votre ancien ami des lettres qu’il vous avait écrites autrefois, les plus anciennes datent de 1859. Ne voulant rien publier sans l’autorisation de ceux à qui ces lettres étaient adressées, je me permets de vous déranger dans vos occupations, pour vous demander cette autorisation. Je m’engage à ne rien publier des passages intimes, tels que vos confidences de jeunesse auxquelles mon cher mari pouvait faire allusion, et d’ailleurs, je m’en tiendrai à ce que vous voudrez bien m’indiquer. Ce sont les critiques littéraires, tout le développement des idées de cet esprit supérieur que j’aimerais à mettre sous les yeux du public. Depuis l’épouvantable malheur qui m’a frappée en frappant l’univers entier, je ne cherche qu’à faire mieux connaître mon cher mari, en le faisant voir tel qu’il était et non tel que certains mauvais esprits l’ont fait. Je pense que vous voudrez bien, en raison de la grande affection qui réside dans ces lettres, vous associer à M. Fasquelle et à moi, pour nous laisser ajouter au livre prochain cet appoint qui ne sera certes pas des moins intéressants. (Lettre inédite, archives du « Centre Zola », Institut des Textes et Manuscrits modernes, CNRS)
Ce document est essentiel, comme on le voit. Il confirme d’abord l’indication apportée par la biographie d’Ambroise Vollard à propos des lettres de jeunesse du romancier. Il montre également que le volume projeté a d’abord été imaginé à partir du corpus des lettres à Cezanne. Alexandrine, en effet, demande à Baille la permission d’« ajouter au livre prochain » l’« appoint » que constituent les lettres qu’il a reçues : il est clair qu’au moment où cette requête est formulée, Cezanne a déjà donné son accord, pour ce qui le concerne.
Dans un post-scriptum, Alexandrine invitait Baille à la cérémonie de la Méjanes ; mais ce dernier, qui habitait la région parisienne, ne put se déplacer. La veuve de Zola souhaitait réunir d’une manière symbolique les deux amis d’enfance, destinataires des lettres qui allaient être rassemblées dans le volume en préparation. Il lui était malheureusement impossible d’avoir à ses côtés Marius Roux, le troisième destinataire de cette correspondance de jeunesse, car ce dernier était mort l’année précédente, en 1905.
Le geste de Joseph Gubert
L’histoire de la publication des lettres de jeunesse doit être complétée par l’évocation d’un épisode curieux qui s’est déroulé quelques années avant la mort de Zola, en juin 1894. Le 17 juin 1894, les lecteurs du Gaulois ont pu découvrir, en première page, un article intitulé « M. Zola, il y a trente-six ans », qui livrait à leur curiosité le texte d’une lettre à Cezanne, datée du 14 juin 1858. Voici comment se présentait l’article, auquel il est facile d’avoir accès, aujourd’hui, grâce à Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k528773d.r=Le%20Gaulois.langFR
L’auteur de l’article justifie son indiscrétion en évoquant la célébrité de l’auteur des Rougon-Macquart : « M. Zola a trop d’esprit pour ne pas nous pardonner cette indiscrétion, qui a son utilité puisqu’on retrouve en germe, dans la lettre de 1858, tous ses défauts comme toutes ses qualités. Peut-être même est-elle le premier document de la genèse d’un talent dont on ne conteste que l’emploi. » Il se place dans le contexte des candidatures de Zola à l’Académie française, marquées par des échecs répétés depuis le 25 octobre 1889, date de la première d’entre elles. En juin 1894, Zola en est à sa dixième candidature. Il vient encore d’être battu, le 31 mai, en se présentant au fauteuil de Maxime du Camp ; il n’a obtenu aucune voix, et c’est Paul Bourget qui a été élu.
Cette lettre du 14 juin 1858 ouvre la série des lettres de Zola à Cezanne, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Mais elle ne fait pas partie du corpus proposé dans l’édition Fasquelle de 1907. Elle ne sera recueillie dans la Correspondance du romancier qu’en 1928, dans le tome XLVIII de l’édition Bernouard des Œuvres complètes, procurée par Maurice Le Blond. Il faut donc supposer que lorsque Cezanne a remis à Zola le paquet de ses lettres reçues, il a négligé de lui donner la première d’entre elles. Pour quelle raison ? Cette lettre, située au-dessus de la pile, s’était-elle égarée dans un autre dossier ? La jugeait-il moins importante que les autres, d’une tonalité légère qui la rendait moins intéressante que les textes ultérieurs ? Il est difficile de répondre. En tout cas, – et c’est un deuxième mystère –, cette lettre, il ne l’a pas conservée, puisque, une quinzaine d’années plus tard, le correspondant du Gaulois à Draguignan, qui en est le possesseur, peut la rendre publique.
Joseph Gubert (1864-1941), le correspondant du Gaulois, était un homme de lettres qui appartenait à une famille de notables de Draguignan. Il collaborait à de nombreux journaux varois. Très actif, membre de plusieurs sociétés savantes, il exerçait son activité de journaliste parallèlement à son métier d’industriel, car il dirigeait une fabrique de savons qui appartenait à sa famille depuis le milieu du xviiie siècle (ces renseignements m’ont été aimablement fournis François Chédeville, que je remercie vivement).
Comment la lettre du 14 juin 1858 est-elle parvenue entre ses mains ? Cezanne la lui a-t-il donnée ? Étaient-ils amis ? Comme me le fait remarquer François Chédeville, nous ne possédons aucune indication montrant que les deux hommes ont entretenu de quelconques relations. Gubert a accompli une partie de sa scolarité au collège Bourbon, dont Zola et Cezanne ont été les élèves, mais il n’a pu évidemment les rencontrer dans ce cadre, puisqu’un quart de siècle le sépare de ses illustres prédécesseurs. Cependant, un lien a existé entre Gubert et Zola. Car, le 26 mars 1882, Gubert (alors âgé alors de dix-huit ans) a écrit à Zola, en se présentant comme le rédacteur d’un « petit journal d’étudiants » publié à Aix-en-Provence. Il lui exprimait son admiration et il sollicitait sa collaboration pour son journal, en lui demandant de lui envoyer « quelques lignes, un rien, un conte » : « Tout ce qui sort de votre plume est grand », ajoutait-il. Quelques jours plus tard, le 16 avril, Zola l’a remercié de sa « bonne sympathie littéraire », en regrettant de ne pouvoir accéder à sa demande, mais en l’autorisant à reproduire « tous les passages » de son œuvre qu’il lui plairait de citer. Cette lettre a été reproduite dans la Correspondance générale du romancier (Presses de l’Université de Montréal & Éditions du CNRS, t. IV, 1983, p. 290). Elle constitue la seule trace que nous ayons conservée d’un échange épistolaire entre Gubert et Zola. Mais elle montre que Gubert, au début des années 1880, adhérait aux idées de l’avant-garde littéraire, puisqu’il s’est intéressé à l’auteur des Rougon-Macquart au moment où l’esthétique naturaliste suscitait de nombreuses polémiques. Pourquoi n’aurait-il pas cherché à entrer également en relation avec Cezanne, son compatriote, et comme lui, ancien élève du collège Bourbon ? Faisons même l’hypothèse que le peintre a été séduit par l’enthousiasme communicatif du jeune homme, lorsque ce dernier est venu le voir, et qu’il lui a remis cette lettre de Zola, conservée dans ses tiroirs. Un autographe précieux pour Gubert qui, déjà possesseur de la lettre du 16 avril 1882 dont il était le destinataire, pouvait ainsi ajouter une deuxième pièce à sa collection naissante !
Comme on peut le constater, le document reproduit dans Le Gaulois supprime le nom de Cezanne dans l’adresse initiale (« Cher ami C… »). D’autres noms disparaissent plus loin, au début du huitième paragraphe de la lettre : « Que fait B. ? Que fait B. ? Que fait M. ? Que fait B. ? » En éditant cette lettre en 1928, Maurice Le Blond a rétabli deux des quatre noms : celui de Jean-Baptistin Baille et celui de Louis Marguery (condisciple de Zola et Cezanne au collège Bourbon d’Aix). Mais les deux « B. » qui subsistent demeurent pour nous des initiales mystérieuses. Dans une note de l’édition franco-canadienne de la Correspondance, Colette Becker suggère le nom de Gustave Boyer, un autre élève du collège Bourbon, et celui d’Isidore Baille, le frère cadet de Jean-Baptistin (Presses de l’Université de Montréal & Éditions du CNRS, t. I, 1978, p. 99).
L’article du Gaulois efface donc le contexte aixois. L’accent est mis sur la personnalité de Zola. Nous ne savons pas si Cezanne a été mis au courant de cette publication. Dans la mesure où son nom n’était pas divulgué, il n’avait guère de raisons de s’y opposer. Le souhaitait-il, du reste ? Le geste accompli par Joseph Gubert était conforme à la volonté de Zola, désireux que ne fût pas perdu le message de ses lettres de jeunesse. Il anticipait sur le désir que formulerait Alexandrine une dizaine d’années plus tard.
En 1906, lorsqu’il donne son accord à Alexandrine, Cezanne mesure l’importance littéraire de ces lettres. Espère-t-il qu’elles pourront, dans l’esprit des lecteurs futurs, contrebalancer le malentendu né de la publication de L’Œuvre ? Quoi qu’il en soit, il disparaîtra avec le souvenir ravivé de cette longue amitié qui l’a uni à Zola, ayant confié à la postérité le témoignage, unique entre tous, de leur dialogue épistolaire. Plutôt que celle d’un vieillard aigri, remâchant d’hypothétiques querelles, c’est cette dernière image que l’on doit conserver de lui.
Alain PAGÈS
Professeur à l’université de la Sorbonne nouvelle, directeur des Cahiers naturalistes, Alain Pagès est l’auteur de différents ouvrages qui portent sur l’histoire du mouvement naturaliste ou sur l’engagement de Zola au sein de l’affaire Dreyfus : Le Naturalisme (PUF, « Que sais-je ? », 1989), La Bataille littéraire (Séguier, 1989), Émile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus (Séguier, 1991), Émile Zola. Bilan critique (Nathan, 1993), Guide Émile Zola (Ellipses, 2002, en collaboration avec Owen Morgan), Émile Zola, de « J’accuse » au Panthéon (Éditions Souny, 2008), Une journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse » (Perrin, « Tempus », 2011). Il vient de publier Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire (Perrin, 2014, 480 p.).
Note biographique de Joseph Gubert (François Chédeville)
La provenance de la première lettre connue de Zola à Cezanne telle que Joseph Gubert l’a fait paraître n’ayant pas été élucidée, il a paru intéressant de s’interroger sur le parcours et la personnalité de cet homme pour tenter d’y trouver des réponses. Ce n’a pas été le cas pour le moment, mais les éléments ici rassemblés permettront peut-être d’aider à la recherche de la vérité. On ne sait pas pour le moment où pourrait se trouver l’original de cette lettre, s’il existe ; les petits-enfants de Joseph Gubert n’en ont jamais entendu parler.
Joseph Gubert est né le 9 janvier 1864 à Draguignan.
Il est fils de Léonce Gubert, membre de la Chambre de Commerce de Toulon et du Var, président de la Chambre consultative des Arts et Manufactures, ancien juge au Tribunal de Commerce de Draguignan (figure à l’Almanach Royal et national en 1832 et 1838).
Il est petit-fils de Pierre Jean François Gubert (né le 12 février 1753 à Draguignan, mort le 23 octobre 1855 à Cormeilles en Parisis (95)), maire de Draguignan du 20 mars 1796 au 23 mars 1797, et décoré de la Légion d’Honneur.
Sa famille est donc bien implantée depuis plusieurs générations à Draguignan. Ce sont des notables locaux de bonne bourgeoisie.
Il épouse (en 1896 ?) Mlle Marie Rose Marc (mariage évoqué par le Figaro du 27 février 1898, n° 58), dont il aura deux filles (Paillette et Simone[1]) et un garçon : Léonce Jean Henri (né le 17 janvier 1907 à Draguignan – Directeur de banque ; Directeur des Agences de Province de la Sté Générale), lequel a 6 enfants et une douzaine de petits-enfants, encore largement implantés aujourd’hui à Draguignan.
Joseph fait sa scolarité au collège de Draguignan, où il reçoit le prix Claude Gay pour la littérature française[2], puis au collège Bourbon à Aix (qui assure l’ensemble des classes jusqu’au baccalauréat avant de devenir officiellement lycée Mignet, inauguré le 3 octobre 1884).
On peut donc imaginer qu’il vient à Aix dans la seconde moitié des années 70, et il est donc difficile de penser qu’il a connu personnellement Zola et Cezanne, de 25 ans plus âgés que lui, et à une époque où Cezanne vit plutôt en région parisienne et ne se lie pas particulièrement avec des jeunes, comme ce sera le cas à la fin de sa vie. En revanche, le fait que Zola soit passé par le même collège peut expliquer que Joseph Gubert le sollicite pour collaborer au journal d’étudiants dont il est rédacteur à Aix-en-Provence (cf. tome IV, lettre 213, p. 290 : le 16 avril 1882, Zola remercie J. Gubert de sa « bonne sympathie littéraire », en lui disant qu’il regrette de ne pouvoir collaborer à son journal). La date de 1882 montre que Joseph Gubert est encore à Aix à cette date, et donc qu’il doit y poursuivre ses études avant de retourner à Draguignan où l’on retrouve sa trace la même année.
De retour à Draguignan, son adresse est 35, boulevard de la Liberté, Draguignan, Tél. : 16. Il travaille alors dans l’entreprise familiale.
Il pratique l’escrime et répond à la question posée par l’édition de 1923 du « Qui êtes-vous ? » (le Who’s who de l’époque) : « Quelles sont vos distractions favorites ? » : « lecture; voyage; journalisme ».
Il collectionne les timbres et les autographes, ce qui peut expliquer qu’il semble en possession de la lettre de Zola du 14 juin 1858 qu’il fera paraître en 1894 dans Le Gaulois (voir plus bas).
Joseph Gubert est apparemment un homme très dynamique, dont l’activité se déploie en différents domaines.
Au plan professionnel, il apparaît dans divers registres en tant que « commerçant », « industriel » ou « fabricant de savons et d’huiles d’olives ». Il reprend l’entreprise familiale, créée en 1742, alors florissante.
Comme industriel, son nom figure dans la liste des exposants à l’Exposition Universelle, Internationale et Coloniale de Lyon de 1894, en tant que « membre de la Chambre de Commerce, Fabricant de savons à Draguignan ». La maison Gubert est titulaire d’une médaille d’or et de vermeil, hors concours.
Fidèle à ses racines familiales, il va multiplier ses engagements tout au long de sa carrière, comme l’indique en 1923 le « Qui êtes-vous ? » : conseiller du Commerce extérieur de la France ; membre consultant de la Chambre de Commerce de Toulon et du Var ; vice-président de la Chambre consultative des Arts et Manufactures ; président de là Chambre syndicale des Industriels et Commerçants de Draguignan ; délégué de la Fédération des Industriels et commerçants de Draguignan ; délégué de la Fédération des Industriels et commerçants français ; délégué du Comité national de l’Or et des emprunts, etc.
Il mène de nombreuses campagnes économiques dans la presse, notamment dans le Var, pendant plus de trente ans.
Malheureusement, il fait faillite et prend sa retraite vers 1925. Il se retire 6, avenue Chantal à Nice, tout en maintenant ses liens avec sa cité d’origine.
Sur le plan scientifique, il prend contact dès 1880 avec la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan, dont il devient membre honoraire en 1882 (en même temps qu’il est présenté par Ernest AUBE, avocat à Aix, à la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques (Société française d’archéologie) dirigée par M. de Caumont. Mais il n’en est pas membre en 1891). Il en sera le secrétaire et enfin le président de 1916 à 1926.
A ce titre il est l’auteur de nombreuses communications dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan (et du Var vers 1920) dont il devient assez vite rédacteur en chef, par exemple :
- lecture faite à la Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, séance du 3 février 1894 : « A travers le musée de Draguignan, à propos du catalogue de M. Octave Teissier »
- « De Draguignan à Prunières par les sous-préfectures sans chemin de fer » (1904)
- « La savonnerie à Draguignan » (1904)
- « Après « De Draguignan à Prunières »… Nos relations avec les Alpes » (1905)
Il intervient encore dans la Société en 1930, bien qu’ayant formellement quitté Draguignan.
Mais Joseph Gubert déploie également une intense activité journalistique et politique
En effet, il collabore très tôt à la presse varoise, avec de nombreux articles publiés dans Le Var (dont il deviendra directeur et rédacteur en chef); Le Gaulois ; L’Illustration ; Le Soleil illustré du Dimanche ; L’Eveil du Centre (?) ; Le Courrier du Var ; Les Tablettes de la Côte d’Azur ; il devient correspondant local du Figaro et de l’Agence Havas.
Dès 1893, il est considéré par la gauche comme un « journaliste réactionnaire notoire ». C’est ainsi que court sur son compte l’anecdote suivante :
« En 1885, Georges Clemenceau est élu dans la circonscription de Draguignan et réélu en 1889 comme radical-socialiste. Le 20 décembre 1892, Clemenceau est nommément mis en cause par le nationaliste Déroulède, à la Chambre des députés, à propos du scandale du canal de Panama pour ses relations avec Herz, qui achetait les votes de certains députés.
Déroulède : « Vous le connaissez tous, son nom est sur toutes vos lèvres ; mais pas un de vous, pourtant, ne le nommerait, car il est trois choses en lui que vous redoutez : son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien moi, je brave les trois et je le nomme : c’est M. Clemenceau ! Voilà la vérité ! » (Applaudissements à droite et sur divers bancs à l’extrémité gauche de la salle). Clemenceau : « A cette dernière accusation il n’y a qu’une réponse à faire : monsieur Paul Déroulède, vous en avez menti ! » (Applaudissements répétés à gauche) .
Ils se défient en duel le 23 décembre à Saint-Ouen. Six balles sont tirées, aucune n’atteindra sa cible !
On affirme même, au vu d’un faux, que Clemenceau est payé par l’Angleterre mais il est blanchi. Néanmoins, le mal est fait, sa réputation est entachée, la revanche de ses nombreux adversaires est en marche.
En 1893, lors de la campagne électorale, son opposition utilise abondamment la rhétorique de l’homme vendu aux puissances étrangères, de l’escroc, du parvenu. A Draguignan, une Ligue anticlémenciste a été formée. Malgré le magnifique discours qu’il prononce à Salernes, le mardi 8 août au café Augustin Sigaud devant1500 personnes :
« Après une longue épreuve, je me présente devant vous. C’est le sort des hommes politiques – je parle des hommes de combat – d’être exposés à toutes les surprises, à tous les attentats. Autrefois on les assassinait ; c’était l’âge d’or. Aujourd’hui, contre eux l’entreprise réputée infâme paraît légitime ; contre eux le mensonge est vrai ; la calomnie, louange ; la trahison, loyauté.
Dans une démocratie où tous les appétits, tous les intérêts, toutes les passions sont publiquement aux prises, quoi de plus tentant que de profiter sans scrupules de tous les incidents pour chercher à troubler l’opinion par les attaques personnelles les plus violentes ?
Et tous ceux qu’on aura pu redouter un jour seront exposés à subir ce qu’auront accumulé de sentiments inavouables, les appétits inassouvis, les intérêts menacés, les espérances trompées, les ambitions déçues. (Mouvements.)…
Attaqué de tous les côtés à la fois, insulté, vilipendé, lâché, renié ; sous les accusations les plus infamantes, je n’ai pas faibli ; et me voici debout, devant vous pour qui j’ai subi ces outrages, prêt à vous rendre des comptes. (Applaudissements)… Depuis plus de trente ans, je suis un républicain de bataille… Notre plate-forme, c’était la République par l’application de ce qui a constitué notre parti : le vieux programme républicain.
Développer l’action du suffrage universel, accroître son efficacité par la plus large diffusion de l’instruction à tous les degrés ; mieux répartir les charges publiques ; débarrasser l’individu des vieilles entraves monarchiques qui l’enserrent.
Vis-à-vis de l’église, la liberté de conscience, la sécularisation de l’état. Dans le domaine économique et social, rechercher le principe par où se résume tout le programme républicain : la Justice. (Longs applaudissements. Bravo !) Enfin, pour refaire la France vaincue, ne pas gaspiller son sang et son or dans des expéditions sans profit. Voilà ce qu’on a osé appeler une politique antipatriotique. (Applaudissements prolongés)… Parlerai-je de ma situation personnelle ? J’ai réglé mes dettes de jeunesse par un emprunt chez un notaire de Nantes. On peut y aller voir, la dette subsiste encore. Où sont les millions ? (Applaudissements.) J’ai marié ma fille sans dot. Où sont les millions ? (Applaudissements.)
Je suis installé depuis six ans dans mon domicile actuel. Le marchand de meuble et le tapissier ont été peu à peu réglés par acomptes. Je n’ai pas encore fini de les payer. Où sont les millions ? (Applaudissements répétés.)
Voici à quels aveux on réduit les serviteurs désintéressés de la République. Que la honte de cette humiliation soit sur ceux qui ont rendu cette confession nécessaire. »
Le 3 septembre 1893, au second tour des élections, Clemenceau est pourtant battu par l’avocat Joseph Jourdan, soutenu par une coalition hétéroclite de gauche et de droite. A propos de sa défaite une anecdote court.
Un stratagème aurait été monté par Adolphe Constantin, receveur principal des Postes, socialiste opposé à Clemenceau et Gubert, journaliste réactionnaire notoire (Le Var, Le Gaulois).
Recevant par télégramme les résultats électoraux de tout le département et ne devant les communiquer qu’au seul Préfet, il ne peut déroger à cette obligation. Mais si Clemenceau est battu, la tentation d’annoncer cette défaite sera trop forte.
Ils conviennent donc : en cas de perte de son siège de député, Constantin commandera une boisson précise et «joyeuse» au café proche du bureau de poste.
Le journaliste observant le receveur déguster la boisson synonyme de défaite, télégraphie à son journal : «Clemenceau battu !» bien avant que les résultats officiels ne soient proclamés. Constantin, satisfait, honnête et scrupuleux, a la conscience en paix ! Le lendemain, Clemenceau quitte Draguignan sous les huées de la foule (de l’hôtel Bertin où il était hébergé, à la gare) aux cris de « Aoh, yes! », et se retire un temps de la scène politique[3] ».
C’est l’année suivante que Gubert envoie au Gaulois la lettre de Zola à Cezanne du 14 juin 1858, qui paraît le 17 juin 1898[4]. On peut se demander comment elle est venue en sa possession : il est peu vraisemblable que Cezanne la lui ait donnée, puisque rien n’indique qu’ils se connaissaient ni que Gubert ait gardé quelques relations à Aix après ses études. Seule sa passion de collectionneur d’autographes peut expliquer qu’il la possède, mais on ne peut imaginer qui la lui a cédée. Si malgré tout c’était Cezanne lui-même, il est possible qu’effectivement, comme le suggère Alain Pagès, cette publication constitue « un signe amical de Cezanne à l’attention de son ancien camarade, indiquant que les souvenirs de leur jeunesse commune comptent pour lui ». Mais si ce n’est pas le cas, il est assez vraisemblable, vu le contexte politique, que compte tenu des opinions de Joseph Gubert et du journal Le Gaulois, cette lettre soit un moyen détourné d’écorner quelque peu, comme en passant, la gloire de Zola, en mettant en balance « tous ses défauts » (donc il en a beaucoup…) et ses qualités, et en saisissant cette occasion de contester l’emploi qu’il fait de son talent : « cette indiscrétion (…) a son utilité puisqu’on retrouve en germes, dans la lettre de 1858, tous ses défauts comme toutes ses qualités. Peut-être même est-elle le premier document de la genèse d’un talent dont on ne conteste que l’emploi »[5]. Quand on sait que l’affaire Dreyfus démarrera très bientôt, on peut ressentir cette note liminaire comme un signe avant-coureur de la position que prendra Joseph Gubert et qui ne va pas tarder à se manifester.
En effet, en juillet 1900, Joseph Gubert rend compte pour Le Figaro du procès fait à Max Régis pour antisémitisme : à la suite des violentes manifestations antijuives qui se déroulèrent à Alger en 1898 et 1899, Max Régis, ancien maire d’Alger, fondateur de L’Antijuif et ami du député Édouard Drumont, fut accusé de plusieurs meurtres et traduit devant la Cour d’assises de Draguignan ; il fut acquitté le 26 juillet 1900. On est alors en pleine affaire Dreyfus, le « J’Accuse ! » de Zola ayant provoqué un séisme qui ne s’apaisera qu’en 1906, et Joseph Gubert a choisi son camp.
En 1904, Joseph Gubert fonde un nouveau journal, L’Eveil Dracénois, conservateur, anti-collectiviste, pour soutenir son activité politique. Il s’appuie sur son implantation locale en jouant d’effets caustiques en provençal. Ce journal de droite donne régulièrement un large écho aux idées régionalistes et décentralisatrices développées par La Freirié Prouvençalo, qui regroupe les félibres provençaux actifs.
Ce journal va jouer sa partition lors de la crise viticole de 1907 qui secoue tout le Midi[6]. Le mouvement naît d’une désespérance économique ; avec le refus de l’impôt, la demande de démission des municipalités, il se retourne contre l’Etat. En 1906 le Bloc de Gauche a obtenu les quatre sièges de députés (trois socialistes, un radical-socialiste), et un nouvel hebdomadaire socialiste, Le Cri du Var, a célébré cette victoire.
Mais le mouvement de 1907 mêle “Rouges” et “Blancs”, la gauche comme la droite étant divisée. A droite, la presse hésite : encouragement, quand elle est sur le terrain (Le Progrès Républicain de Brignoles, l’Eveil Dracénois), peur sociale qui amène à Toulon La République du Var à ménager le gouvernement de Clemenceau. A gauche, Le Petit Var, socialiste anti-Clemenceau, s’exprime peu sur le fond au début. Certes Reuter y appelle les vignerons au refus de l’impôt, “en dignes fils de la Révolution”, et lie leur lutte à celle de tous les exploités contre le capitalisme (9 mai). Mais en page 2, le prudent Vigne, député socialiste (et viticulteur !), n’y intervient pas : il préfère tenir le terrain de sa circonscription de Brignoles, d’où le mouvement est parti. Les députés socialistes Allard (Draguignan) et Ferrero (Toulon) ne donnent pas leurs éditoriaux habituels. Soutenir les viticulteurs contre Clémenceau ferait éclater le Bloc de Gauche et sa suprématie électorale, et briserait les profitables réseaux d’influence clémencistes.
L’Eveil Dracénois, si ouvert à l’expression provençale, et plus que jamais à droite dans le soutien au mouvement, publie “la Marseillaise des Viticulteurs” de P. Arnaud, mais sans nom d’auteur (15 juin 1907) :
“Vignerons des monts et des plaines
Levons-nous contre les fraudeurs :
Clamons nos douleurs et nos peines
A la fraude à ses protecteurs, (bis)
Soyons sans haine et toujours dignes
Demandons des Lois d’équité,
Qu’on nous donne la liberté
De vivre en travaillant nos vignes.
Refrain : Debout, Viticulteurs,
Combattons les fraudeurs,
Marchons, crions,
Nous avons faim !
Et nous voulons du pain !
…
Ouvriers des champs et des villes
Unissons-nous dans nos malheurs
…
Car nul ne doit mourir de faim
Sous le beau ciel de notre France”.
L’Eveil Dracénois dénonce une fois de plus le centralisme parisien, et pense que les Provençaux veulent “vivre leur vie régionale en hommes libres, traitant eux-mêmes de leurs affaires dans leurs comices” (13-7-07). Quant au Petit Var, il se livre à la dénonciation de Clémenceau, qui a trahi ses électeurs, prône l’union avec les ouvriers, les commerçants et tous ceux qui gagnent leur vie en travaillant, et surtout le nécessaire contrôle des élus : que le peuple soit le maître, et non ceux qu’il nomme pour le représenter.
En 1908, profitant de l’élan que lui a donné la crise viticole avec l’appui de son journal, Joseph Guibert se présente aux élections municipales, mais il est battu.
Il vise alors la députation en 1910, et L’Éveil Dracénois, qui le présente comme le “candidat républicain libéral anticollectiviste”, joue à nouveau l’implantation locale en soulignant que Gubert parle provençal. Un plus pour le dracénois face aux “étrangers”. L’Eveil Dracénois du 6 mai 1910 dénonce “cette horde d’étrangers venus de Tours (Allard), de Rouen ou de Montpellier (Fourment), pour implanter dans notre beau pays le collectivisme allemand”. Qu’ils retournent chez eux, “le Var appartient aux Varois”.
Son adversaire direct, Gustave Fourment, professeur de philosophie estimé à Draguignan, est responsable du journal concurrent Le Cri du Var et rassemble autour de lui un grand nombre de travailleurs dracénois. Membre du parti SFIO. depuis sa création en 1905, il a accepté de se présenter dans la circonscription de Draguignan, et est confortablement élu au second tour avec 8.443 voix sur 14.852 contre 5.892 à Gubert. Il sera député du Var jusqu’en 1919, puis sénateur de 1920 à 1940. En outre, au grand dam de Joseph Gubert, il conquerra la mairie qu’il occupera de 1912 à 1919. On peut imaginer que ces échecs successifs expliquent ce qui semble être dès lors un retrait de la vie politique active de la part de Joseph Gubert qui se consacre dès lors à la présidence de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan et du Var, tout en poursuivant son activité journalistique.
Durant sa retraite et jusqu’à sa mort en 1940, il trouvera aussi un nouveau terrain où employer son énergie en participant à des œuvres charitables.
La façon dont Joseph Gubert a pu se procurer la première lettre identifiée de Zola à Cezanne demeure donc inconnue.
S’il a rencontré Cezanne (ce qui semble peu probable et dont on n’a actuellement aucun indice), c’est forcément après la fin des années 1870 compte tenu de leur différence d’âge et de la date de publication de la lettre en question, donc après que Cezanne ait confié à Zola toutes ses autres lettres de jeunesse. Cela supposerait qu’il ait gardé celle-ci par devers lui, et on ne voit pas quelle pourrait en être la raison. Si c’était le cas, il aurait pu la lui donner ou lui en communiquer le contenu, bien qu’on ne voit pas pourquoi (sauf dans l’hypothèse formulée par Alain Pagès, d’un signe en direction de Zola par presse interposée). Ou un familier de la famille Cezanne aurait pu avoir accès à cette lettre (Maxime Conil ?, un ami de Cezanne à qui il l’aurait montrée ?) et la confier à Joseph Gubert pour une raison inconnue, mais là aussi, nous n’avons pu découvrir pour l’instant un indice étayant cette hypothèse. Le mystère reste entier.
Notes
[1] Faire-part de naissance de Paillette dans Le Figaro du 25/11/1899, N° 329 et de Simone dans La Vedette (Marseille) le 18 janvier 1902.
[2] Claude Gay, ancien élève du collège de Draguignan, lui a laissé à sa mort un legs important : « Je lègue une rente de 1 000 francs-or au collège de Draguignan pour fonder trois prix annuels : un prix de littérature française, un prix de littérature latine, un prix de sciences mathématiques ou physiques. Les prix seront alloués aux élèves qui auront obtenu les premières places dans leurs classes ». Les prix furent décernés pour la première fois en 1879. En 1924, Joseph Gubert est cité comme le doyen des récipiendaires dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan.
[3] Il reviendra à Draguignan le 6 avril 1902 pour les élections sénatoriales puis en janvier 1903, en octobre 1908 et enfin en janvier 1920. Récit de Maurice Mistre dans L’Écho de Salernes, bulletin municipal de juin 2013, p. 38.
[4] Cette lettre, la première connue de Zola (et donc la première connue destinée à Cezanne) a été publiée pour la première fois en 1928-1929 par Maurice Le Blond dans la Correspondance de Zola. On peut donc supposer qu’il l’a trouvée dans Le Gaulois.
[5] Il se peut aussi que cette publication soit tout simplement le résultat de la fierté ou de la vanité d’un collectionneur voulant faire admirer la valeur d’une pièce unique de sa collection – ce qui pourrait d’ailleurs faire penser qu’il l’a acquise récemment.
[6] Nous empruntons les éléments relatifs à la crise de 1907 à une étude très approfondie de René Merle sur l’utilisation du provençal dans la presse varoise entre 1876 et 1912.
La lente érosion d’une amitié de jeunesse (Denis Coutagne)
L’article que le site Societe-Cezanne.fr a publié ci-dessous le 16 novembre 2013 demande une réajustement important. Une lettre de Cezanne à Zola en date du 28 novembre 1887 a été récemment découverte. D’ores et déjà nous barrons ce qui demande à être repris.
Traditionnellement les historiens établissent la rupture de Zola et Cezanne en 1886, à l’occasion de la publication par Zola d’un roman L’Œuvre dans la série des Rougon-Macquart. Il est vrai que ce roman s’attache au personnage de Claude Lantier, artiste peintre et, nous montre dans le courant de la peinture impressionniste des année 1860-70, un homme incapable de faire aboutir son oeuvre, une toile immense devant représenter symboliquement Paris sous les traits d’une femme nue…Certainement Zola avait-il en tête le roman de Balzac qui sous le titre Le chef d’œuvre inconnu met en scène un peintre Frenhoffer incapable de réaliser le chef d’eouvre espéré, c’est à dire à une toile qui imiterait si bien la nature qu’on la confondrait avec elle. Echec du peintre chez Zola qui se traduira par son suicide. On veut que Cezanne se soit reconnu sous les traits de Claude Lantier et n’ait pas accepté cette manière qu’a eu son meilleur ami de le « mettre à mort »… On connaît les mots réservés que Cezanne adresse à son ami d’enfance le 4 avril 1886 depuis Gardanne « Je viens de recevoir L’Œuvre que tu as bien voulu m’adresser. Je remercie l’auteur de Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années. Tout à toi sous l’impulsion des temps écoulés, Paul Cezanne.« . De fait, plus significatif encore : lorsque Zola viendra Aix en Provence en 1896 (rendant visite à Numa Coste) , il ne verra pas Cezanne pourtant présent ! Mais faut-il vraiment ramener la rupture de Zola et Cezanne à une susceptibilité de l’un d’eux, en l’occurrence Cezanne blessé de se voir si maltraité dans le roman en question ? Et d’abord, Claude Lantier était-il Cezanne ? Certes les premiers chapitres du roman reprennent les aventures communes qui furent celles de deux élèves du collège Bourbon à Aix-en-Provence dans les années 1850 : promenades dans la garrigue, baignade, lectures de poésie dans la nature, nuit à la belle étoile et surtout rêve commun de gloire. Qu’il suffise de rappeler ces lignes enflammées que Zola adresse à Cezanne le 25 Mars 1860 : « J’ai fait un rêve, l’autre jour. J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparable à la postérité. » Claude Lantier, personnage de roman, obéit à la logique des Rougon-Maquart : il est raté parce que, fils de Gervaise, il porte un héritage génétique et social qui l’apparente aux Rougon. Il aurait pu être raté sous les traits d’un médecin, d’un homme politique. Zola a choisi d’en faire un peintre. Certes le choix du romancier est significatif ! Mais le peintre, il faut le reconnaître, ne ressemble guère à Cezanne, mis à part les références faites à sa jeunesse, et à son caractère. Claude Lantier échoue dans une entreprise picturale qui a peu à voir avec ce que Cezanne poursuivait, car en 1886 Cezanne est vraiment Cezanne : pommes, baigneuses, et déjà Sainte-Victoire composent une oeuvre forte et structurée… Et nul ne pouvait décemment identifier Claude Lantier à Cezanne. D’ailleurs Monet, lui-même réservé sur ce livre, se contentera d’une lettre à Zola pour regretter un possible rapprochement de Claude Lantier avec Manet, et plus largement des artistes décrits dans le roman avec le groupe des impressionnistes… Ainsi, la rupture de Zola et Cezanne ne peut s’expliquer par le seul roman L’Œuvre. Je ne veux pas dire que ce livre n’ait pas sa part dans la distance entre les deux hommes mais, si distance il y a eu, elle doit s’expliquer plus en profondeur. Il y eut d’abord une amitié intense. Zola âgé de 12 ans se voit un jour bousculé par ses camarades d’école. Le jeune Paul Cezanne, plus costaud, d’un an son aîné, prend la défense de ce fils d’immigré italien. Les deux garçons scellent leur amitié autour de quelques pommes que Zola offre en remerciement à son camarade d’Aix (Du moins si l’on garde le texte de Gasquet comme une référence historique). On a voulu que le thème de la pomme chez Cezanne soit une célébration de cette amitié, ce qui laisserait entendre que Cezanne n’a jamais rompu le pacte d’enfance…En tout cas Cezanne et Zola jouent ensemble dans la fanfare (clarinette et piston), courent se baigner dans l’Arc, grimpent vers Sainte-Victoire. La campagne d’Aix n’a aucun secret pour eux. Et passionnés de littérature, ils lisent ensemble Vigny, Victor Hugo, Musset. Baudelaire sera leur dieu… Et Cezanne qui ne craint d’écrire des vers se propose de commencer une tragédie en alexandrins…. Zola monte à Paris, sûr de devenir célèbre par la littérature. Il presse Paul de venir le rejoindre, et ce contre la volonté paternelle qu’exerce le tout puissant Louis Auguste Cezanne, banquier à Aix en Provence, lequel veut pour son fils une carrière similaire à la sienne. Cezanne-fils doit faire son droit. Finalement Zola gagne, et Cezanne viendra dans la capitale. Les premiers mois se soldent par un échec (1861). Et Cezanne reviendra à Aix. Mais le jeune homme, retenu à la banque paternelle, reprend sa versification : Cezanne le banquier ne voit pas sans frémir Derrière le comptoir naître un peintre à venir
Il reprendra le chemin de Paris en 1862, cette fois certain de sa vocation. Plus rien ne viendra entraver son chemin, quand bien même il ne sait pas où ce chemin le conduit… Zola par contre établit très tôt un « plan de carrière » et organise sa vie pour composer une suite de plusieurs romans, ayant la volonté de peindre une grande fresque historique. Lorsqu’il découvrira en 1895 la chapelle Sixtine, Michel Ange l’éblouira : voilà un peintre capable d’une immense fresque en plusieurs morceaux, un peintre dont le « tempérament », la force personnelle s’accorde parfaitement avec une représentation de l’humanité, une vision de la nature…N’oublions pas qu’en 1866, Zola, critique d’art, avait proclamé que « L’œuvre d’art est un coin de la création vue à travers un tempérament ». On aura compris le sentiment qui est le mien : la rupture de Cezanne et Zola ne se fera pas sur une image romanesque d’un peintre raté, fût-il inspiré pour certains traits de caractère pris chez Cezanne. La rupture est bien plutôt une incompréhension réciproque du fait de deux démarches artistiques profondément différentes… Cezanne est peintre et Zola est romancier. La rupture ne proviendrait-elle pas d’une différence inéluctable entre ces expressions artistiques ?
On ne saurait oublier combien leur amitié fut forte, Cezanne ne manquant de louer les romans de Zola, de participer aux soirée qu’organise son ami. On peut même penser que certains tableaux de Cezanne font un écho direct à certains livres de Zola. Ainsi, après la publication de Nana, il fut fabriqué une bouteille de champagne en hommage à ce le livre ( Le Champagne Nana). Cezanne s’inspira directement de l’étiquette de cette bouteille pour figurer une jeune femme nue sur un canapé une coupe à la main ( dessin à Philadelphie. Nous devons à Jean Claude Lebensztejn cette découverte, cf. Etudes cezanniennes, Flammarion 2006) . De ce dessin Cezanne partira pour peindre deux tableaux sur le thème de Léda. Dans le tableau de 1880 ( Leda et le Cygne, NR 447), le verre de champagne est transformé en bec de Cygne. Reprenant ce thème en 1885-86 (NR590), Cezanne supprime le cygne et situe deux poires. A remarquer qu’avant 1882, On voit le peintre de nombreuses fois à Médan où Zola s’est acheté une maison (Il y passe encore rapidement en 1885 !).
Lorsque le jeune Zola prend la défense des futurs impressionnistes, ce que les premiers chapitres du roman L’Œuvre racontent, il est question de combat, de lutte, de prise de position. Il s’agit de gagner un terrain contre l’ennemi, de planter le drapeau de la victoire… Et plus que d’expression picturale, Zola parle d’aventure humaine. Plus qu’un tableau, il cherche un « homme ». Certes, cette démarche donne à Zola d’être un découvreur, un provocateur (plus que Baudelaire qui s’attache aux peintres reconnus au Salon). Zola restera ainsi l’un des premiers à avoir pris fait et causes pour les impressionnistes. Mais il y a une ambiguïté : les « Gare de saint-Lazare » de Monet n’ont pas grand chose à voir avec La Bête humaine. Le cas « Cezanne » ne pouvait d’aucune façon correspondre à la vision littéraire de Zola. Ecrire (et donc peindre), c’est prendre à bras le corps une société, décrire ses laideurs, ses inégalités en vue d’un progrès dont les sciences, les avancées techniques sont une expression. Le génie de Zola pouvait alors parfaitement s’accorder avec la défense de Dreyfus. De son côté Cezanne peintre ne se préoccupait guère de justice sociale. Toute son énergie se concentrait sur le rapport d’un rouge et d’un bleu, sur l’émergence d’une montagne, sur la présence d’une roche et d’un arbre dans des carrières abandonnées, sur la manière dont trois baigneuses, puis quatre, puis cinq se situent les unes par rapport aux autres dans l’espace d’une clairière… et ce faisant Cezanne n’entendait poursuivre que des « études ». Mais ce faisant encore, Cezanne révolutionnait la peinture par une nouvelle approche de l’espace, des rapports entre dessin et couleurs… Plus encore il touchait, par ces questions apparemment internes à la peinture, à l’ordre même du monde, à notre capacité fondamentale de le décrire, de le figurer et pour tout dire de l’habiter. En ce sens les questions d’un peintre, dont le milieu de vie était traditionnellement antidreyfusard et conventionnel, dans une petite ville provinciale bien tranquille, devaient révolutionner le monde bien au delà des références politiques et sociales. (Cezanne ne dit strictement rien de l’Affaire Dreyfus). Un écrivain comme Zola ne pouvait soupçonner ce bouleversement tranquille. Un poète par contre pouvait en avoir l’intuition. Rilke reculera un voyage qu’il devait faire à Venise en 1907 parce qu’il vient de découvrir au Salon d’Automne un peintre du nom de Cezanne, et les bleus de ce peintre le retiennent, les bleus mais encore la présence de ces pommes qui ne sont plus là comme des représentations de fruits comestibles mais comme des entités, des absolus, « des fruits en peinture ». Cezanne ne devait-il pas écrire à Emile Bernard en 1904 : « Les causeries sur l’art sont presque inutiles« . Peut-être se rappelait-il avec douleur de l’amitié si forte qui l’avait lié à Zola, et sinon de la rupture brutale en tout cas de la lente dissolution d’une amitié apparemment indéfectible, et qui n’avait duré que dans la mesure où, lui Cezanne, avait eu besoin de Zola : financièrement parce que son père lui avait coupé en grande partie les vivres, affectivement, parce que Cezanne a eu besoin d’un appui, d’un confident au moment où une passion amoureuse paraissait le déstabiliser. En 1886, Cezanne épouse son modèle Hortense Fiquet et met un point final à la passion qui le trouble. En 1886, il se réconcilie avec son père qui, mourant cette année là, met Cezanne à l’abri de tout besoin. Ah, oui ! 1886, Zola publie aussi L’Œuvre. Mais déjà Cezanne a compris qu’il n’a plus besoin non plus de dépendre d’un maître à penser, surtout en matière d’art. Bien entendu la douleur a dû être forte de perdre un ami, mais n’était-il pas perdu depuis longtemps déjà, et le temps où les deux collégiens refaisaient le monde sur les bords de l’Arc et dans quelques cafés parisiens avant 1866 n’étaient-ils pas bien révolus ? Lorsque Cezanne apprend la mort de Zola en 1902, il pleure.
Sur la relation Cezanne-Zola, nous recommandons l’analyse que fait Henri Mitterand dans l’édition des Œuvres complètes de Zola dans la collection de La Pléiade (Gallimard). Nous recommandons encore le texte que le même Henri Mitterand a écrit dans le catalogue Cezanne et Paris RMN 2011.