François Chédeville
Le titre de Vieux à la casquette, donné par Joachim Gasquet, représente selon Rewald le jardinier Vallier ; il est aussi nommé « Le Marin » :
Daté de 1902-1906, c’est un tableau assez grand de 107 x 72,4 cm.
Références : FWN544-R948.
En 1921, Joachim Gasquet donne de ce tableau une interprétation originale, en faisant un témoignage à la fois de la grande générosité de Cezanne, mais aussi de la misère morale qu’il lui attribue sur la fin de sa vie :
« Le dimanche, il faisait un brin de toilette, allait à la grand’messe à la basilique, distribuait ses aumônes, une rangée de pauvres le guettant le long de Saint-Sauveur et même ayant fini par s’échelonner de la cathédrale chez lui, pour mieux l’accaparer. Il donnait tout ce qu’il avait. Vers la fin, sa sœur Marie, qu’il craignit toujours, « l’aînée », comme il l’appelait, quoiqu’elle eût deux ans de moins que lui, vieille fille acariâtre et dévote, se crut obligée d’intervenir. C’est elle qui régla avec la femme de ménage qui avait ordre de ne laisser à Cezanne que cinquante centimes sur lui, chaque fois qu’il sortait. Le chapeau à la main, alors, avec la politesse, la mansuétude d’un saint François, il s’excusait auprès du pauvre qui l’abordait. Et tous deux parfois, parmi les piailleries des enfants, au milieu de la rue, ils restaient là, en rougissant.
Il se décida à faire poser l’un d’eux, dans son atelier des Lauves, ce Vieux à la casquette [FWN544-R948] de la collection Pellerin qui fait le pendant, poignant et magnifique, à la Vieille au chapelet [FWN515-R808] de la collection Doucet. C’est dans ces deux toiles, je crois, que toute la foi, la bonté, l’âme profonde de Cezanne s’est exprimée avec le plus d’art conscient, de sincérité directe, d’émotion abandonnée. »
Quelques lignes plus tard, Joachim Gasquet continue :
« Dans sa bonté, son cœur d’homme sensible est là tout entier comme son cerveau d’artiste souffrant s’est tout entier, et très étrangement, traduit dans l’épisode du mendiant à la casquette.
Il faisait poser le vieillard. Souvent le pauvre, malade, ne venait pas. Alors Cezanne posait lui-même. Il revêtait devant un miroir les sales guenilles. Et un étrange échange ainsi, une substitution mystique, et peut-être voulue, mêla, sur la toile profonde, les traits du vieux mendiant à ceux du vieil artiste, leurs deux vies au confluent du même néant et de la même immortalité. On reconnaît, sous la loqueteuse casquette, un Cezanne désabusé, une lamentable ambition qui va sommeiller enfin au repos gagné dans le dégoût, et en même temps un cœur attendri, un regard de pauvre confiant qui voit venir à lui l’aumône fraternelle du bon riche qui peut-être l’envie. Les verts lugubres, les coulées chaudes et livides à la fois, les empâtements sordides, les vêtements encroûtés, la face ravagée et fiévreuse, toute la toile sur la misère atroce, misère d’un corps robuste que le malheur, la faim ont délabré, misère d’une âme immense que tous ses rêves, son art ont déçue… Ce Vieux à la casquette est significatif des jours crépusculaires, de l’agonie du peintre. Plus qu’une œuvre, c’est comme un testament moral. C’est là peut-être qu’il faut chercher et méditer le dernier mot que le vieux Cezanne ait dit sur la vie et sur lui-même. De ce corps, de ce visage dégradés, en leur infusant son âme il a tiré, comme Shakespeare, une espèce de roi inconscient dans sa farouche sainteté. »
Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 110-111 et 112-114
Ce texte a inspiré à Jean Colrat un commentaire d’autant plus intéressant qu’il l’applique à un autre portrait de Vallier (FWN545-R951, lequel n’a jamais figuré dans la collection Pellerin) et ouvre ainsi une piste de réflexion sur la signification de la série complète des Vallier :
« L’image de Vallier, Le Marin ou Le Jardiner Vallier vu de face derrière laquelle se tient vraisemblablement un autoportrait confirme le témoignage de Gasquet. Il devient alors troublant de reconnaître derrière cette face émaciée, squelettique, qui ne ressemble pas totalement aux autres portraits du jardinier, l’ultime autoportrait, partiel sans doute et masqué, de Cezanne, qui apparaît presque en momie. »
Colrat Jean, Cezanne : joindre les mains errantes de la nature, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2013, 518 pages, p. 58.
Ce commentaire s’appliquerait mieux, en ce qui concerne l’apparence du visage, au troisième tableau représentant le Marin (FWN543-R949) :
En réalité, seul le tableau indiqué par Joachim Gasquet rend de façon à peu près plausible le regard acéré de Cezanne, et seule la barbe indiquée sur cette toile tend vers la forme de barbiche qui est celle des dernières années, comme l’indique la photo de Cezanne prise dans son atelier devant Les grandes Baigneuses par Emile Bernard en 1904 ou celle prise par l’épouse de Karl Ernst Osthaus lors de sa visite en 1906. Les deux autres portraits sont encore beaucoup moins convaincants si l’on tient à y discerner des autoportraits.
Quant aux autres portraits de Vallier où il se présente coiffé d’un chapeau et non d’une casquette, il est difficile de leur trouver un air de ressemblance avec Cezanne, d’autant que leur caractère expressif est des plus sommaires et décourage d’y projeter quelque trait de caractère, qu’il s’agisse des deux portraits de Vallier de profil (FWN549-R954 et RW641) :
ou de la série plus connue des Jardinier Vallier vu de face, où toute expression disparaît du visage, réduit à des taches de couleur, qu’il s’agisse du dessin préludant à la série une quinzaine d’années auparavant (C1156, folio 9R du carnet Violet Moiré, le visage n’étant même pas indiqué) :
des deux aquarelles RW639 et RW640 :
ou des deux toiles FWN547-R950 et FWN548-R953 :
série à laquelle on pourrait aussi rattacher l’Homme assis (RW546-R952) où le chapeau est devenu un canotier :
Malgré l’intérêt de l’hypothèse formulée par Joachim Gasquet, il paraît donc difficile dans ces portraits de la fin de la vie de Cezanne de vouloir à toute force introduire une dimension psychologique définie ou une précision suffisante des traits du visage qui permettraient d’y discerner des autoportraits, alors que manifestement ce sont les considérations d’équilibre de la composition et d’harmonie des couleurs qui préoccupent essentiellement l’artiste. On pourrait en dire autant de pratiquement tous les portraits postérieurs à 1902, et notamment des deux derniers portraits d’Hortense (RW543 et FWN539-R898), contemporains des précédents, où toute ressemblance avec le modèle est désormais abolie. Quant à son interprétation du délabrement moral de Cezanne à la fin de sa vie, elle apparaît évidemment tout à fait caricaturale si on considère l’ensemble des informations dont nous disposons sur les dernières années du peintre à travers sa correspondance et les témoignages de ses familiers et de tous ceux qui l’ont approché.
Nous retiendrons plutôt du commentaire de Gasquet l’évocation de la générosité naturelle de Cezanne dont il nous offre ici un témoignage pittoresque et touchant.