Un fusain d’Emperaire qu’on pourrait rapprocher de Maillol, format 23 x 29 cm, collection particulière (photo Xavier de Jauréguiberry).
Alain Paire
(Article repris du site d’Alain Paire avec sa permission)
De dix années plus âgé que Cézanne, Jean Joseph Achille Emperaire était né à Aix-en-Provence, le 16 septembre 1829. Ses parents habitaient le n°49 de la rue d’Italie ; ce fut le lieu de sa naissance. Sa mère avait pour nom de jeune fille Françoise Emilie Elisabeth Aubert. Françoise Aubert naquit à Marseille le 28 avril 1796, elle mourra à l’âge de 44 ans. Elle appartenait à une famille de négociants marseillais ; on peut supposer qu’elle était apparentée aux Aubert dont on retrouve le patronyme parmi les orfèvres qui travaillèrent à Aix pendant plusieurs générations.
Son époux, Louis Casimir Emperaire était né à Aix-en-Provence en 1795. Le jour de la naissance de son fils Achille, l’êtat-civil nous apprend qu’il était malade. C’est un docteur en chirurgie de 62 ans – vraisemblablement l’auteur de l’accouchement – Jean-Henri Arnaud qui se présenta à la mairie d’Aix pour que sa naissance soit enregistrée. Achille Emperaire fut baptisé trois jours après, le 19 septembre 1829. Achille Emperaire était le cadet d’une nichée de quatre enfants. Son aîné se prénommait Henry François Marie : il naquit le 10 août 1821 (cette année-là, les époux Emperaire étaient domiciliés au 55 du Cours Mirabeau). Ce frère aîné deviendra percepteur à Arles-sur-Tech, dans les Pyrénées orientales. Achille avait un plus jeune frère, François-Marie qui naquit le 16 juin 1832 ainsi qu’une soeur, Marie- Eugénie, née le 14 novembre 1833. Lorsque sa jeune soeur naquit, ses parents étaient domiciliés près de la Place Albertas, au n° 9 de la rue du Grand Saint-Esprit.
Deux personnes m’ont aidé pour compléter les indices réunis dans ce début de biographie d’Achille Emperaire : le conservateur du centre aixois des Archives départementales des Bouches du Rhône Jérôme Blachon et le collectionneur et historien d’art Nicolas Flippe. Leurs recherches concernent principalement l’enfance et la jeunesse d’Emperaire. Achille n’avait pas connu son grand-père Joseph Brun Emperaire qui exerça le métier de parfumeur et décéda en 1806. Avant d’occuper à la sous-préfecture un emploi de vérificateur des poids et mesures, son père fut pendant de courtes années marchand-orfèvre et graveur : il s’était associé avec son beau-frère, Joseph Gabriel Beisson qui quitta assez vite Aix-en-Provence pour Marseille où il installa un atelier de lithographie. Le musée du Vieil Aix conserve un souvenir de cette première époque de la vie professionnelle du père d’Achille, une étiquette où sont imprimés les noms de « Beisson et Emperaire, marchands orfèvres et graveurs, rue des Orfèvres, n°29 à Aix ». La rue des Orfèvres a perdu son nom de roman policier, on l’appela également la rue Droite. Elle se situe dans l’immédiate proximité de la place Richelme. Pendant l’entre-deux guerres, il fut convenu de l’appeler rue du Maréchal Foch. Au n°29, la boutique Emperaire-Beisson avait pour enseigne « A la fidélité » : on imagine son échoppe quelques mètres avant les pattes d’oie de la rue Bédarride et de la rue Aude.
Achille Emperaire vécut sa prime jeunesse dans un milieu qui envisageait concrètement les pratiques de l’art et de l’artisanat. Un premier deuil le frappa. Il était âgé de onze ans, sa mère mourut le 26 septembre 1840. En dépit de sa grave infortune liée à son infirmité de naissance, Emperaire n’est pas exactement un « artiste maudit ». Son père pouvait comprendre ses choix d’existence, sa passion pour la peinture. Il connut une certaine aisance : un héritage, le décès de son oncle Jean Emperaire, lui permit d’habiter comme indiqué plus haut une maison proche de la Place Albertas, entre 1832 et 1856. Nicolas Flippe précise que le père d’Achille avait d’autres capacités, plusieurs centres d’intérêt. On retrouve le nom d’Emperaire dans l’exposition aixoise de 1824 qui réunissait des artistes provençaux et des artistes parisiens. Louis Casimir publia un petit ouvrage qu’on peut consulter à la Bibliothèque de la Méjanes, un Exposé des poids et mesures du système métrique décimal à l’usage du commerce (Imprimerie Guigues. Aix, 1840). Sa vie ne fut pas tranquille : des actes notariés mentionnent qu’il connut des revers de fortune et contracta des dettes. Après le décès de sa première femme, ce père se remarie avec Marie Madeleine Emperaire dont le nom de jeune fille n’est pas précisé. Le 13 décembre 1855, il vend sa maison du 9 de la rue Grand Saint-Esprit aux époux Giraud qui en prennent possession en janvier 1857. Une description permet de mesurer que cette demeure était belle et grande : une cheminée en marbre blanc dans une chambre, un buffet avec dessus en marbre, plusieurs salons, des meubles en bois et des glaces.
Tout laisse à penser que le jeune Emperaire préféra abandonner ses deux premiers prénoms, Jean et Joseph, qui ne figurent pas dans sa signature d’artiste. Achille Emperaire avait résolu d’être peintre. Joachim Gasquet qui fut l’un de ses proches s’en souvenait volontiers : dans sa conversation, les Italiens, principalement Le Tintoret et Titien, suscitaient son admiration inconditionnelle, la flamme montante de son enthousiasme.
Pendant douze ans, entre 1844 et 1856, Achille Emperaire suivit rue Roux-Alphéran, à l’Ecole municipale de dessin d’Aix, les cours de Joseph Gibert (1806-1884) qui fut ensuite le professeur de Cézanne. L’enseignement était dispensé quatre soirs par semaine, lundi, mardi, mercredi et vendredi de six heures à huit heures pendant l’été et de dix-neuf heures à vingt et une heures pendant l’hiver. John Rewald écrivait que cet enseignement qui permettait de travailler auprès de modèles vivants masculins ou bien de quelques plâtres sculptés relevait d’une « uniformité affligeante ». En page 25 de l’un de ses volumes édités par Skira à propos de Cézanne, Rewald a reproduit deux dessins exécutés par Emperaire : une Etude d’Académie d’homme nu datée de 1846 ainsi qu’une monumentale Etude de figure d’après la ronde-bosse, torse antique, de 1847.
Vainement et à plusieurs reprises, Emperaire tenta de vivre et de s’imposer à Paris. Une première fois, en 1857 : il avait vingt-huit ans, il décida de suivre les cours de Thomas Couture (1815-1879). Une année auparavant, Edouard Manet qui estimait que son atelier était « une tombe », venait de quitter l’enseignement de Couture. Les premières années parisiennes d’Achille ne furent pas aussi difficiles que celles qui suivirent, Louis-Casimir Emperaire était vraisemblablement capable de faire face à l’essentiel des dépenses du séjour de son fils. Les biographes de Manet indiquent que pour s’inscrire à l’angle de la rue Laval et de la rue Pigalle, les élèves de Couture – pas plus de trente par classe – versaient cent vingt francs par an, payables en deux fois. En échange de quoi, ils travaillaient à partir de modèles nus et recevaient la visite du maître deux fois par semaine. Si l’on accorde foi au laissez-passer dont disposait Emperaire pour visiter les musées, son inscription chez Couture se prolongea jusqu’en 1873. Après quoi, il suivit les cours de l’académie Suisse où il croisa souvent son compatriote Cézanne.
Achille Emperaire persévéra. Irrémédiablement nain, il rêvait de gloire et de grandeur. Il s’obstina, effectua plusieurs séjours, des aller et retour entre la Provence et la capitale. Il souhaita rencontrer Victor Hugo qu’il vénérait. Son amitié avec Cézanne conut des hauts et des bas. Un moment, comme le rappelle une lettre citée par John Rewald, il s’inquiéta de la solitude vécue par le peintre du Jas de Bouffan, après 1870. Depuis Paris, Emperaire écrit à ce propos à ses amis aixois : « Je l’ai trouvé délaissé de tous. Il n’a plus un seul ami intelligent ou affectueux. Les Zola, les Solari et autres, il n’en est plus question ».
Plus tard, Cézanne lui offrit de l’héberger pendant quelques jours (lettre du 26 janvier 1872) : « Vous ne serez pas très bien chez moi, mais je vous offre très volontiers le partage de mon réduit … J’irai vous attendre avec une voiture à bras et je vous apporterai vos bagages jusqu’à la maison ». Cet hébergement au 45 de la rue Jussieu fut bref, Emperaire comprit que son ami aixois avait « une nature rugueuse, indécise, inquiète sans raison ». Pendant une brève année, grâce à l’appui d’Emile Zola qui effectua des démarches en sa faveur, Emperaire obtiendra en 1881 un emploi maigrichon : il fut receveur-délégué à la Société libre des artistes français.
De guerre lasse, parce qu’il était esseulé et désargenté, puisque les Salons, les ministères, les marchands de couleur et les galeries n’étaient pas accueillants pour son oeuvre, Achille Emperaire décida la cinquantaine passée, de rentrer définitivement dans sa ville natale. En 1882, il habite le retrait d’un étage d’un hôtel particulier, au 2 de la place des Prêcheurs qu’on aperçoit aujourd’hui « esquiché » entre un magazin d’optique et la brasserie de la Madeleine. Son dernier domicile fut le grenier d’un modeste immeuble situé au 15 de la rue Emeric David. Il se raconte qu’Emperaire avait installé dans son ultime demeure la barre d’un trapèze, des agrès : poursuivant depuis toujours le rêve d’accroître sa minuscule taille, il effectuait quotidiennement des étirements. La mémoire orale n’est pas tendre pour les dernières années de sa vie : parce qu’il était bossu, les aixois qui l’apercevaient sans savoir qui il pouvait être, l’appelaient Lagardère.
Souvent citée, une phrase d’André Gouirand qui rédigea les chapitres artistiques de l’Encyclopédie départementale des Bouches du Rhône, signale que les Aixois avaient à propos d’Achille Emperaire « le souvenir d’un homme de petite taille, un peu bossu, avec une tête de mousquetaire de Louis XIII, la moustache teinte à la terre de canel, et qui s’en allait dans la vie avec une canne ou un parapluie placés sous son pardessus, par derrière, à la façon d’une épée ».
L’un des sauveurs de l’atelier des Lauves, l’érudit Marcel Joannon dit Marcel Provence (1892-1951) avait autrefois rassemblé quelques lettres, des fragments de correspondances que John Rewald avait pour partie transcrits et publiés en 1938 dans un cahier de la revue L’Amour de l’Art. D’autres extraits de ses courriers figurent dans la plaquette éditée pendant l’été de 1953 par Victor Nicollas qui fut pendant l’après-Seconde Guerre mondiale, le président de la société aixoise des Amis des arts. Les propos épistoliers d’Achille Emperaire ne sont pas toujours cohérents : on l’imagine pris par l’amertume, assailli par toutes sortes d’inquiétudes et de tourments. Maintes fois cité, l’un des extraits de son courrier affirme qu’à ses yeux, « Paris est un vaste tombeau, un simple et terrible mirage ». Sa précarité et son infortune s’aggravèrent : pour poursuivre ses recherches, il exécutait quelques-unes de ses toiles et dessins au recto ainsi qu’au verso. Sur le tard dans sa vie, Emperaire eut l’occasion de présenter quelques-uns de ses travaux dans des expositions collectives qui se déroulèrent à Aix-en-Provence. On trouve mention d’Achille Emperaire dans le catalogue de l’exposition du quatrième centenaire de la réunion de la Provence à la France. L’exposition fut programmée en 1887 dans l’ancien Prieuré de Malte qui deviendra le musée Granet : Emperaire expose les numéros 72, 73 et 74 (Suzanne au bain, Portrait de l’auteur et Promenade) ainsi que les numéros 267, 268 et 269 (Portrait, Hirondelle et Amazone). Son nom figure non loin de Cézanne, dans les premiers catalogues de la Société des Amis des Arts d’Aix qui organisa sa toute première exposition en décembre 1895, au 2 bis de l’avenue Victor Hugo.
Dans un article publié en 1989 dans le n° 3 d’Impressions du musée Granet, article principalement consacré à Philippe Solari et Paul Cézanne – « L’un était sculpteur, l’autre peintre » , texte où il est également question d’Emperaire, modèle possible pour les figures soumises au travail d’une « Barbiere » – Bruno Ely estime très justement qu' »au soir de leurs vies », un bienheureux infléchissement, un peu de rémission survint entre ces trois personnes. Cézanne, Solari et Emperaire se voyaient volontiers : « leur amitié, malgré les caractères difficiles de ces trois hommes, sera sans faille. Il serait intéressant d’approfondir le pourquoi de cette indéfectibilité qui doit trouver son point de départ dans leurs origines, leurs jeunesses, leurs passions communes. Cézanne, si fragile par ailleurs, a souvent été le soutien matériel de ses deux amis, leur procurant de quoi créer ou encore de quoi manger. Avec ces deux artistes qui « n’avaient pas eu de chance », comme il disait, Cézanne se trouvait à son aise. Ces deux hommes étaient trop fiers pour demander, leurs conversations étaient désintéressées, ils ne voulaient pas « lui mettre le grappin dessus » comme Cézanne disait encore. »
Il avait 68 ans. Achille Emperaire mourut pendant un jour d’hiver, « à trois heures du soir », le 8 janvier 1898. Les signatures qui apparaissent pour témoigner sur son acte de décès sont celles d’ « Auguste Cortes, marchand d’huile rue d’Italie, soixante-neuf ans » et de « Joachim Gasquet, sans profession, vingt-quatre ans ». Au cimetière Saint-Pierre d’Aix, sa tombe est située en contrebas de celle de Cézanne : allée 4, emplacement 1519, une tombe qui n’est pas entretenue, où l’on aperçoit uniquement en lettres capitales, et sans plus de détails, la mention « Famille Emperaire ». Au cimetière Saint-Pierre, il y a des escaliers élimés, de très beaux cèdres et de grands pins, certaines allées sont verdoyantes. Une gardienne du cimetière m’a dit : « Celui-là, on ne nous demande pas souvent quel est son emplacement … »
« L’écrasement des êtres, l’abandon de tous les habiles ».
Ses relations avec Cézanne ne furent pas simples. On se souvient que dans un autre contexte, Brancusi avait très vite quitté Rodin, il disait qu’ « il ne pousse rien à l’ombre des grands arbres ». Au terme de diverses éclipses, brouilles et réconciliations, Cézanne fut tout de même l’un de ses meilleurs compagnons. Leur différence d’âge et le respect qu’ils se portaient l’un l’autre, impliquèrent qu’entre eux le vouvoiement se maintint. Emperaire n’était pas un grand plein-airiste, il leur arriva pourant de peindre ensemble sur le motif. Dans les biographies de Cézanne, il est mentionné qu’en janvier 1872, suite à la naissance rue de Jussieu, à Paris, de son fils Paul, Cézanne « charge son ami Achille Emperaire de transmettre une lettre à sa mère, probablement pour lui annoncer la nouvelle ». Le 8 novembre 1895, il est indique par Solari que « Cézanne, Emperaire et son fils Emile font une excursion à Bibémus. Ils déjeunent à Saint-Marc et dînent le soir au Tholonet ».
Henri Loyrette pense qu’Achille Emperaire fut à Cézanne ce qu’Evariste de Valernes fut à Degas : « une sorte de double pitoyable…, ce que ces deux grands peintres auraient pu devenir s’ils n’avaient eu le génie ». Le Père Tanguy expliquait à Emile Bernard qu' »Emperaire avait résolu le difficile problème de vivre à Paris à raison de cinquante centimes par jour ». Le sachant presque sans ressources, Paul Cézanne essayait de lui rendre service (Paris, janvier 1872) : « Si vous avez besoin de quelques tubes, je puis vous les envoyer ». Il écrivait aussi, dans une lettre de recommandation expédiée vers Zola (L’Estaque, été 1878) : « Si tu peux donc quelque chose pour lui, veuille le faire, tu sais combien il le mérite, c’est un brave homme, subissant l’écrasement des êtres et l’abandon de tous les habiles ». John Rewald estimait que Cézanne pensait de nouveau à Emperaire dans cet autre extrait d’une lettre à Joachim Gasquet (30 avril 1896) : « J’ai encore un brave ami de ce temps-là, eh bien, il n’est pas arrivé, n’empêche qu’il était bougrement plus peintre que tous les galvaudeux à médailles et à décorations que c’est à faire suer ».
Quelques-unes des oeuvres d’Achille Emperaire sont conservées en musée, au Cabinet des dessins du Louvre, au musée Granet ainsi qu’à la Fondation Jean Planque. En très grande majorité, son oeuvre se trouve en collections privées : dans Aix, on peut avoir la joie de rencontrer trois collectionneurs remarquablement fervents, chacun d’eux possède une belle vingtaine de petits formats, quelques toiles ainsi que des dessins en plus grand nombre. Déterioré par les intempéries, entassé dans le désordre d’un cabanon qu’il possédait au Vallon des Gardes, sur la route du Tholonet, un ensemble de ses peintures, dessins et sanguines aurait pu disparaître après la mort d’Emperaire. Un irascible personnage, l’un de ses neveux, avait jugé nécessaire d’y mettre le feu. Ce geste criminel fut arrêté par un proche voisin, le fils du peintre Joseph Ravaisou.
On raconte que Clémentine était le nom de la modèle qui posa pour ses dessins et ses fusains. Achille Emperaire peignit principalement des nus féminins qu’on peut trouver obsessionnels, des portraits, des Amazones et des mousquetaires juchés sur des chevaux qui traversent d’obscurs sous-bois, des paysages avec des cabanons et des natures mortes ; l’une de ces dernières figurait dans une maison de la rue Cardinale, elle appartenait à l’un des principaux rédacteurs de la revue Le Feu, Louis Giniès (1885-1965). Depuis quelques années, on n’aperçoit plus au musée Granet Le duel qui faisait les délices et la fierté de l’ancien conservateur de l’établissement, Louis Malbos (1911-1984). S’y trouvaient joints à côté d’une sensuelle Baigneuse, un auto-portrait en sanguine, un Buste de femme en bleu, plusieurs natures mortes, une Vanité et des Pêches sur un plat de terre brune, ainsi qu’un Paysage de la campagne aixoise, une huile marouflée sur carton offerte au musée en 1949 par l’antiquaire aixois de la rue Sallier, Raphaël Chiappetta.
En tout et pour tout, trois expositions posthumes furent consacrées à Achille Emperaire : en 1998, personne ne semble avoir sérieusement songé à fêter le centenaire de sa disparition. Une première rétrospective fut programmée au musée Granet en mai 1942, sur l’initiative de son conservateur, le peintre Marcel Arnaud (1877-1956). La galerie des Amis des Arts d’Aix lui réserva ses espaces du cours Mirabeau pendant l’été de 1953, le catalogue rédigé par Victor Nicollas fut préfacé par Jean Leymarie qui salua « ce mystérieux Achille Emperaire, dont l’âme ardente et fière dans un corps dévasté et le nom cruellement triomphant n’appelaient point l’oubli ». Simultanément, du 9 juin au 15 septembre 1953, se déroulait à l’Orangerie des Tuileries l’exposition imaginée par Germain Bazin Monticelli et le Baroque provençal. Le portrait d’Achille Emperaire par Cézanne y figurait en compagnie d’une vingtaine de toiles du Maître d’Aix. Ce fut sans doute son plus beau moment de gloire posthume : non loin des tableaux de Cézanne, on pouvait voir quatre travaux d’Emperaire, une Amazone sur carton prêtée par Marcel Arnaud, la toile d’une Etude de femme nue et deux dessins, des sanguines sur papier. Pour revenir aux expositions individuelles et posthumes d’Emperaire on mentionnera que du 15 au 30 septembre 2001, le château de Bouc-Bel-Air avait brièvement réuni des huiles et des dessins ; rédigé par Daniel Chol, un catalogue de petit format fut édité. Une rue Achille Emperaire fut tardivement baptisée : on l’aperçoit sur ce plan en Zac du Jas de Bouffan, en proximité avec le Centre des Impôts et l’Auberge de Jeunesse.
Les souvenirs de Joachim Gasquet
Pour clore cette évocation, on peut se rémémorer l’indispensable témoignage de Joachim Gasquet (1873-1921), l’écrivain, collectionneur et critique d’art. Son portrait par Cézanne ( 65 x 54 cm) figure depuis 1923 en République Tchèque, dans la galerie Narodni. On l’avait contemplé au Grand Palais en 1995, on aimerait revoir plus fréquemment le liseré fleuri du paravent du Jas de Bouffan devant lequel il se tient, sa silhouette de jeune homme avec habit et cravate sombres, son buste étrangement rejeté vers l’arrière. Sa pose devant le pinceau de Cézanne a quelque chose de somnambulique : on l’imagine habité par toutes sortes de réflexions, obligé de combattre un bien étrange vertige. A propos de ce tableau, l’une des rares personnes que Cézanne fréquentait volontiers, le professeur de philosophie du lycée Mignet, Georges Dumesnil (1855-1916) avait exprimé sa surprise et son admiration : « Joachim, je ne vous connaissais qu’à demi avant d’avoir vu ce que Cézanne a fait de vous ».
Relisant sa biographie de Cézanne, il faut volontiers admettre que le témoignage de Gasquet synthétise remarquablement le peu de choses que l’on sait à propos d’Achille Emperaire. Par son père le boulanger Henri Gasquet dont Cézanne fit un portrait, Joachim avait depuis son enfance entendu parler d’Emperaire (dédicacée à Henri Gasquet, une sanguine d’Emperaire est précisément datée de 1876).
Je recopie la quasi-totalité du feuillet que Joachim Gasquet lui avait consacré, j’omets uniquement le passage qui décrit le grand portrait du musée d’Orsay : « C’est à l’atelier Suisse qu’il connut Emperaire, un autre aixois. Un nain, mais une tête de cavalier magnifique, à la Van Dyck, une âme brûlante, des nerfs d’acier, un orgueil de fer dans un corps contrefait, une flamme de génie dans un foyer déjeté, un mélange de Don Quichotte et de Prométhée. Comme Cézanne, dont il me parla souvent et me rapporta les propos, il est venu mourir à Aix, très vieux, mais croyant toujours à la beauté du monde, à son génie, à son art ; à soixante et dix ans, crevant de faim, mais dans son galetas se pendant encore à un trapèze, une heure par jour, dans une obstination enragée d’allonger et de vivre. Il a laissé de très belles sanguines, et chez un gargotier du passage Agard une amazone monticellesque et deux natures mortes, une surtout, hallucinante, tragique, du gibier, un perdreau, un canard d’un gros bol de sang, et qu’aimait Cézanne au point d’aller parfois manger la ratatouille infâme du restaurant où elles étaient accrochées pour pouvoir les mieux contempler à son aise. Il aurait voulu les acheter, mais n’avait pas osé, me confia-t-il, le jour où, le restaurateur ayant fait faillite, le fonds fut vendu sans que le vieux maître en eût été averti.
… Il en parlait souvent, il ne tarissait pas d’anecdotes sur lui, il le trouvait « très fort ». Un jeudi, Cézanne et moi, nous le rencontrâmes au musée d’Aix et en parcourûmes ensemble les galeries. Rien ne fut plus touchant que de voir Cézanne abordant le petit bonhomme, lui prodiguant les attentions affectueuses, épousant tout de suite ses imaginations de vieillard, ses illusions de nabot illuminé, lui donnant une grande heure de joie à lui faire toucher, vivre comme réalisé, son rêve de maîtrise inconnue et de gloire qui pousse au soleil de la mort. « Il y a du Frenhofer en lui », me souffla-t-il dans l’oreille. Emperaire était radieux.
Je n’oserais l’affirmer, mais je crois que, plus âgé, plus informé aussi à cette époque, il eut, à l’atelier Suisse, une certaine influence, non sur l’art, mais sur les théories de Cézanne. En tout cas, je lui ai souvent entendu développer, sur les Vénitiens et Rubens notamment, des vues très proches parentes de celles de Cézanne et en des termes presque analogues. Ce qui, par contre, devait indigner Cézanne, il détestait Delacroix qu’il écrasait sous Tintoret, mais il avait sur l’héroïsme naturel des grandes nudités de Titien ou de Giorgione, sur l’aisance princière de Véronèse, sur le ronsardisme de Rubens, des mots qui sûrement ont dû ravir le vieux maître du Jas de Bouffan ».
Alain Paire
Du 5 au 30 décembre 2013, pour sa dernière exposition, la galerie du 30 de la rue du Puits-Neuf rassemblait plusieurs oeuvres inédites de ce vieil ami de Cézanne, tout en programmant un Hommage à Achille Emperaire de trois artistes d’aujourd’hui : Don Jacques Ciccolini, Alain Fleischer et Georges Guye. Simultanément, à l’initiative de Michel Fraisset, l’Atelier Cézanne présente plusieurs dessins et toiles d’Emperaire du 3 décembre 2013 au 25 janvier 2014. Un catalogue de 64 pages doté d’une soixantaine de reproductions garde mémoire de cette double exposition, maquette de Virginie Scuitto (prix 12 euros).
Le vendredi 17 janvier 2014, à 18 h 30, Conférence sur la vie et l’oeuvre d’Achille Emperaire par Michel Fraisset et Alain Paire dans le grand Salon de la Bastide du Jas de Bouffan, 17 route de Galice, Aix-en-Provence.
A propos d’Achille Emperaire trois chroniques disponibles en podcast sur le site de Radio Zibeline.
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Michea Jacobi qui est un magnifique monteur d’images et de son, pas uniquement un écrivain et chroniqueur, a su évoquer à sa manière la mémoire et les traces d’Achille Emperaire. A suivre sur ces deux liens : un montage avec un extrait de Léo Ferré qui chante Aragon « Tout le monde n’est pas Cézanne/ Nous nous contenterons de peu / On pleure, on rit comme on peut / Dans cet univers de tisanes », sur un premier lien et puis une succession de portraits d’Emperaire sur cet autre lien.
A partir de ce lien, on retrouve sur le blog de Florence Laude, Images en têtes, des photographies des oeuvres d’Achille Emperaire à l’Atelier Cézanne et des images du vernissage 30 rue du Puits Neuf.
Un autre article d’Alain Madeleine-Perdrillat, une lecture du portrait d’Emperaire par Cézanne sur ce lien. A propos de l’exposition d’Achille Emperaire en juillet 1953, cf sur ce lien un autre article du site de la galerie. Sur cet autre lien, un article à propos d’un document inédit, « Achille Emperaire, l’énigme d’un télégramme ». La biographie de Joachim Gasquet à propos de Cézanne est disponible aux éditions Encre marine.
Dimanche 15 décembre 2013 , dans le quotidien La Provence, parution d’un article de Guénael Lemouée et de photographies de Serge Mercier.