(Article repris du site d’Alain Paire avec sa permission)
Sur ce lien, à propos de Cyrille Rougier, une chronique de sept minutes sur Web-Radio Zibeline.
Son nom et sa silhouette sont rarement cités. On rencontre Cyrille Rougier au moins quatre fois, dans trois des premiers livres qui évoquèrent Cézanne, parmi les anecdotes retenues par Joachim Gasquet (1873-1921) Gustave Coquiot (1865-1926) et Léo Larguier (1878-1950). Un premier fragment du texte de Joachim Gasquet éveille fortement l’attention. Pendant les dernières années de sa vie, lorsqu’il revenait des Lauves, ou bien après ses journées sur le motif, Cézanne aimait s’attarder dans l’atelier de son voisin. L’atmosphère de la forge, les ombres et les gestes des ouvriers le requéraient. Toutes proportions gardées et sans trop d’anachronisme, on peut avancer qu’avec ce nouveau voisin, Cézanne a pu éprouvrer à sa manière, rue Boulegon, ce que ressentait Héraclite : passant devant le four d’un boulanger, ce présocratique aimait dire que dans ce four, là aussi, « les dieux sont ».
« Devant son atelier de la rue Boulegon s’activait une importante ferronnerie ; il y descendait souvent le soir, s’asseyait dans un coin, à côté de la forge, et méditait, dans l’haleine du travail, devant les gestes des forgerons, suivait leurs ombres dansantes sur le mur, parfois esquissait en quelques traits une strophe surprise de l’actif poème en sueur.
« Cézanne, en se promenant sur le chemin de la Violette, qui est près de l’Hôpital, avait, un jour, au bord du chemin des Lauves (qui conduit au hameau de Puy-Ricard), découvert une cabane et un terrain à vendre: 5.000 francs.
C’était assez loin d’Aix. Là, on le laisserait en paix. Cézanne acheta la cabane et le terrain.
Puis un architecte, nommé Mourgues, reçut mission de raser la cabane et de construire un rez-de-chaussée avec, au-dessus, un atelier de huit mètres sur cinq.
Comme tous les architectes se ressemblent, le sieur Mourgues se lança dans la construction d’une villa hurluberlue, avec toit découpé et balcon de bois, enfin tout le falbala de la céramique et du bois verni. Cézanne laissait faire. Mais quand le chef-d’œuvre fut terminé et qu’il le vint voir, sa fureur éclata. Avec une telle impétuosité, qu’il fallut démolir et construire simplement une bastide provençale, avec corniche à la gênoise, et entourée d’oliviers et de figuiers. Coût: 30.000 francs.
Alors une autre comédie commença.
Rue Boulegon, j’ai déjà noté que Cézanne s’était plaint des reflets rouges d’une cheminée voisine. Voici qu’à l’atelier du chemin des Lauves, il tombe sur des reflets verts, projetés par les oliviers et les figuiers ! A son ami, M. Rougier, serrurier d’art (à qui l’on doit maintes belles œuvres dans toute la Provence), et qui l’accompagne ce jour-là, il montre ses mains: « Vous voyez ! s’écrie-t-il. Là ! ces reflets verts !» et, tout de suite, il enrage, il se traite d’imbécile et parle de repartir pour Paris. On le calme enfin, en lui disant qu’on enlèvera les arbres. »
Un second passage du texte de Gustave Coquiot établit clairement à quel point Rougier était pour Cézanne un véritable interlocuteur. Le serrurier-ferronnier avait de la finesse, de l’humour et de la culture, Cézanne lui livre quelquefois le fond de sa pensée. Il lui parle avec respect, sérieux et véhémence : « Un autre ami recherché était M. Rougier, le serrurier d’art que j’ai déjà cité, M. Rougier, son voisin de la rue Boulegon. Cézanne souvent l’arrêtait en pleine rue, et il lui formulait alors avec une terrible voix des théories picturales. Les passants, interloqués, s’arrêtaient, attendant une dispute. « Tenez, Monsieur Rougier, disait Cézanne. Vous voyez cet homme là, devant nous (il montrait un passant), eh bien ! c’est un cylindre, ses bras ne comptent pas ! Villard de Honnecourt, du reste, un ancêtre, a déjà, au treizième siècle, enfermé des personnages dans des armatures géométriques ! » Et il continuait de crier. »
La citation de Gustave Coquiot est corroborée par les archives familiales de Cyrille Rougier que j’ai pu consulter. Les deux filles de Cyrille Rougier, Rose et Jeanne ont en effet consigné quelques notes à propos de leur père. Elles retracent sa carrière, évoquent son entourage aixois. Cézanne interpellait son voisin : il souhaitait lui communiquer ses convictions. De nouveau, il lui parle géométrie : « Souvent en revenant du « motif » il venait bavarder avec mon père sur le pas de la porte de l’atelier. Moi, tout enfant, j’assistais parfois à leurs conversations auxquelles bien entendu je ne comprenais rien ; un jour par exemple en voyant venir une grosse femme qui déambulait au milieu de la rue (car à cette époque la circulation n’était pas intense et tout se passait à la bonne franquette, mon père ferrant ses portes et persiennes devant la porte de l’atelier : le rétameur était sur son trottoir ou même au milieu de la rue). Donc un de ces jours, Cézanne causait avec mon père et en voyant venir cette femme il lui dit : « vous voyez cette femme, c’est un cône ». Bien entendu, je n’avais rien compris de ce qu’il voulait dire mais j’en avais été frappée et je m’en suis toujours souvenue ».
Les notes des enfants de Cyrille Rougier rapportent un autre détail : Cézanne utilisa plusieurs fois le feu de la forge lorsqu’il préféra faire disparaître des toiles qu’il considérait comme mauvaises. « Lorsque Cézanne fit construire le pavillon qui était situé montée des Lauves où il établit son atelier de peinture, au cours du déménagement, il voulut détruire des toiles dont il n’était pas satisfait, il en fit un lot qu’il descendit brûler.
Cyrille Rougier réalisa deux grandes grilles d’entrée pour l’hôtel de Luppé à Arles : Edouard Aude (1868-1941), le conservateur de la bibliothèque de la Méjanes, à Aix-en-Provence, avait signalé au marquis de Luppé les qualités du travail de Rougier. Le projet de la grille basse de cet Hôtel fut dessiné par Jean-Amédée Gibert (1869-1945), le conservateur du musée Longchamp de Marseille En août 1908, Frédéric Mistral passa commande du pilastre de la rampe du grand escalier du Musée Arlaten qu’il finança avec l’argent du Prix Nobel qu’on venait de lui décerner, quatre années auparavant. On doit également à Rougier la fabrication de trois panneaux destinés à l’Orphelinat laïque départemental des Bouches-du-Rhône à Marseille : ces trois fers forgés qui représentaient des grappes de vignes et des gerbes de blé furent présentés à Paris en 1925, pendant l’exposition internationale des Arts décoratifs et Industriels Modernes, dans le cadre de la « Maison provençale ».
Dans un article publié le 15 septembre 1919, en première page de sa revue Le Feu, Joseph D’Arbaud (1874-1950) saluait « sa persévérance et sa haute volonté » . Pour caractériser la démarche de Rougier, d’Arbaud expliquait que pour « chaque forme nouvelle qu’il traite, chaque motif nouveau qui anime sa composition, Rougier doit inventer un nouvel outil approprié. Il étudie, il adapte et c’est seulement lorsqu’il a dégagé la courbe nécessaire et créé l’instrument, qu’il peut songer à plier la brute matière« . Dans un autre texte, Jules Bernex indique que Rougier avait l’habitude de recevoir ses visiteurs à côté de sa forge, dans « sa petite pièce d’étude de l’entresol » où il avait rassemblé des photographies de ses créations, réalisées par le studio Henry Ely.
L’article rédigé par Joseph D’Arbaud complète ce début d’inventaire : il mentionne « les grilles des portes vitrées à caducées exécutées pour la Chambre de Commerce de Marseille ainsi que deux couronnes mortuaires consacrées, l’une à la mémoire d’un marin, l’autre à celle d’un soldat mort pour la patrie ». A quoi s’ajoutent des commandes privées d’objets qui pouvaient figurer à l’intérieur d’une maison : des lustres avec des motifs de lézards et de chèvrefeuilles, des suspensions avec des feuilles de mûrier en appliques et des vers à soie comme celle faite pour le maire d’Aix Joseph Cabassol, ainsi qu’une console décorée avec des fleurs et des fruits conservée dans une collection privée. Une très haute grille forgée par Cyrille Rougier captait autrefois les regards, route de Celony, devant l’entrée du domaine de La Chevalière. Elle fut démontée et puis réinstallée dans une grande propriété du Var.
Les commandes et les récompenses dont il bénéficia, les relations qu’il entretenait avec des hommes de premier plan comme Joachim Gasquet, Frédéric Mistral, Edouard Aude ou Joseph d’Arbaud font comprendre qu’en dépit de sa modeste situation de départ, Cyrille Rougier était parfaitement admis au sein élites aixoises, notamment à l’intérieur du micro-milieu que formaient à l’orée du vingtième siècle « Les petits maîtres d’Aix ». On entrevoit le profil du ferronnier sur la photographie qui illustre la couverture de la première édition du livre de Franck Baille (1981, imprimerie Paul Roubaud). La photographie fut réalisée le 6 avril 1902, dans un jardin du château de La Barben. Sur cette image on reconnait le photographe Claude Gondran, Henri Dobler, le propriétaire du Pavillon de Vendôme ainsi qu’Henri Pontier (1842-1926), le peintre et conservateur du musée d’Aix dont on connaît trop bien la fâcheuse réplique : « Moi vivant, aucun tableau de Cézanne n’entrera au musée ».
On aperçoit Cyrille Rougier : c’est le deuxième personnage sur la droite de cette photographie. Il porte veste et cravate. Il s’est coiffé d’un chapeau d’été, son regard est tourné vers la statue au centre de l’image. Les deux artistes qui sont debout à ses côtés sont Henri Pontier et Joseph Millon. Last but not least, il faut tout de même rappeler que plusieurs absences réduisent gravement l’intérêt de ce rassemblement. Achille Emperaire avait quitté le monde des vivants quatre années auparavant. Cézanne n’était pas présent parmi ceux qu’il lui arrivait de qualifier de « goîtreux ».Louise Germain, Joseph Ravaisou et Philippe Solari ne semblent pas avoir été conviés. Parmi cette poignée de petits maîtres et de notables aixois, la seule personne qui ait véritablement bénéficié de la confiance, de l’estime et de l’amitié de Paul Cézanne, c’était Cyrille Rougier.
Alain Paire
Je remercie vivement Dominique Barkaté, l’arrière petite-fille de Cyrille Rougier qui m’a renseigné et donné accès aux archives de sa famille.