Chemin-Cezanne

Sous-bois provençal FWN 339.

conférence donnée à Lyon le 22 mai 2018

Denis Coutagne

Conservateur en chef honoraire du patrimoine

Président de la Société Cezanne

 

 

Avec Cezanne prenons la route.

Cezanne fut un grand marcheur

Faire ce constat n’est pas seulement suggérer une donnée physique, mais une donnée picturale : marcher pour Cezanne, c’est appréhender la nature par les pieds, les jambes, le corps qui respire, avant même l’œil qui voit. Le corps entier voit.

« Je vais sur les collines promener, où je vois de beaux spectacles de panorama [1]». Certes Cezanne connaît la tentation  impressionniste  de voir et transposer sur toile des beaux paysages. Toute la question sera de transformer les panoramas en « motif ». Peindre non pas la nature comme une carte postale, mais peindre « sur nature ».

En Provence, Cezanne partait  dès sa plus grande jeunesse avec son compagnon du collège Bourbon, Emile Zola, crapahuter dans la garrigue aixoise (ils avaient 14 ans environ) : «  Les jours de congé, les jours que nous pouvions voler à l’étude, nous nous échappions en des courses folles à travers la campagne, nous avions besoin de grand air, de grand soleil, de sentiers perdus au fond des ravins,  dont nous  prenions possession en conquérants…»[2] .

Un jour qu’il manque le train pour aller de l’Estaque au Jas de Bouffan distant d’une trentaine de kilomètres, Cezanne  fait le chemin à pied : « J’ai été obligé de m’en revenir à pied à Aix, vu que le train du chemin de fer porté sur mon indicateur était faux, et il fallait que je fusse présent pour le dîner » [3]. Nul ne nous dit si la soupe était encore chaude !

 

De manière analogue Cezanne marche en Ile de France, faisant une fois le chemin de Pontoise (où habitait Pissarro) à Médan (où habitait Zola), soit environ 15 km.

On peut imaginer que Cezanne  cherchera encore des motifs du côté de Fontainebleau, comme du côté de Corbeil sur les bords de la Marne en se promenant…

On voit encore Cezanne envisager de monter au sommet de Sainte-Victoire en 1868 : « La belle expédition que l’on devait faire à Sainte-Victoire est tombée à l’eau cet été, à cause de la trop grande chaleur, et en octobre à cause des pluies ». Il fera encore une dernière tentative en 1896.

 

Donc,  avec Cezanne prenons la route

… une route qui monte,

que ce soit dans la campagne aixoise au début de sa vie  ou en région parisienne dans les dernières années,

que ce soit  dans  Paris, (comme rue des Saules sur la colline de Montmartre)

…une route qui tourne et vient souvent buter sur un obstacle.  Ainsi en est-il sur un tableau du musée de Boston (La route tournante, FWN163) : la route passe un petit pont, contourne un talus sur sa droite, et disparait dans le village de Valhermeil sans y conduire vraiment. Mieux, on a l’impression que la route nous détourne des auberges et des maisons.

Plus significatif encore est le tableau appelé  Maison Maria (FWN309).

On entrevoit là-bas la montagne Sainte-Victoire.

On imagine que le chemin nous y conduit directement. Voilà que l’on bute  sur un obstacle, en l’occurrence Château-Noir.

Exceptionnellement dans un tableau peint en Ile de France en 1888, la route paraît rectiligne menant au Château identifiable de Chantilly, mais une barrière maintient la distance FWN244, 245).

 

Il faut rappeler cependant qu’au Jas de Bouffan, où Cezanne disposait d’une allée analogue, il ne la peint jamais qu’en marge de la maison, en marge de la ferme. Il n’est qu’une seule exception vers 1870 (FWN55).

De même,  en Ile de France  le chemin, au moment de conduire au cœur du tableau,  tourne derrière un mur (FWN208)

Plus étonnant : dans les derniers mois de sa création,  la route ne conduit qu’au cœur de la peinture comme couleur… (FWN346)

Ainsi peindre pour Cezanne, c’est nous introduire dans un paysage, en Provence ou en Ile de France, chemin difficile, en nous interdisant d’y pénétrer, ascension ou détournement,  processus créateur lent, en fait le chemin de la peinture.

« Arriverai-je au but recherché si longtemps poursuivi ? »,  dira Cezanne en 1906.

N’oublions pas qu’en octobre 1906, Cezanne est retrouvé mourant sur le bord d’un chemin alors qu’il était allé à pied sur le motif au cœur de la colline des Lauves.

Marcher jusqu’au bout, mourir le pinceau à la main certes, mais en marchant…

 

C’est sur ce chemin pictural que je voudrais vous convier avec Cezanne, entre Provence et Île de France

  • sachant qu’il a fait plus de vingt fois l’aller – retour Aix-Paris entre 1861 et 1906 ;
  • sachant que ces voyages se répartissent sur toute sa vie de peintre.

Mais ne sommes-nous pas déjà en marche sur ce chemin de pierre ?

Il est temps alors de donner quelques repères, étant bien entendu qu’on  ne peut en aucun cas dire que Cezanne connait une première partie de sa vie « parisienne » et une deuxième partie « provençale », n’ayant plus rien à attendre de Paris.

Certes entre 1861 et 1882, sa référence est plutôt la région parisienne selon deux grands moments :

  • un moment plutôt intra muros en atelier (période, tout à la fois romantique et réaliste, que d’aucuns appellent la période « couillarde » du peintre),
  • un moment plutôt extra muros du côté d’Auvers, Pontoise puis Melun voire Médan (période que d’aucuns appellent la période « impressionniste » du peintre).

Entre ces deux moments remarquons une rupture nationale (la guerre et la commune en 1870-1871), et un changement de vie personnelle (la rencontre de  sa compagne en 1869 qui lui donne un fils en janvier 1872). Curieusement ces événements ne donnent pas lieu à une expression picturale spécifique et narrative. De même, la passion amoureuse que connait Cezanne en  1885 ne transparaît pas sous forme d’une expression spécifique : Cezanne n’est pas Picasso qui renouvelle son geste pictural  lors de chacune de ses aventures sentimentales et sexuelles.

Certes entre 1882 et 1887, le temps de Cezanne est quasiment provençal (l’Estaque, Gardanne, le Jas de Bouffan)[4], comme il le redevient après 1899 (avec la construction de l’Atelier des Lauves en 1901-1902).

Mais après 1886, alors qu’il pourrait rester en Provence (son père meurt en 1886, lui laissant un solide héritage), il revient encore à Paris 9 fois, faisant de longs séjours sur les bords de la Marne, ou du côté de Fontainebleau. …

***

Je ne vais pas développer tous ces points, mais seulement faire un bout de chemin avec Cezanne entre Provence et Ile de France autour de quelques thèmes (sans chercher à rester chronologique)

 

La première réalité rencontrée en ce chemin est la maison.

 Cezanne va aimer peindre les maisons, souvent anonymes, tant au Nord qu’au Sud, ces maisons se faisant écho.

La plus emblématique  « maison » donne lieu à un tableau qui s’appellera La Maison du Pendu (FWN81) peint à Auvers en1873, présenté à la première exposition impressionniste de 1874 (où elle sera vendue au comte Doria).

Cette toile devient la référence de la période « impressionniste »  de Cezanne puisqu’à Auvers, en ces années 1870, il découvre la modernité picturale sous sa dimension « impressionniste ».

Un mot à ce sujet est nécessaire.

L’Impressionnisme (reconnu comme un mouvement en 1874 à l’occasion d’une exposition de groupe en marge du Salon officiel chez le photographe Nadar) est  à la fois une technique picturale (peinture par petites touches séparées de couleurs presque pures) et un choix de thèmes picturaux :

  • recherche de paysages urbains (marqués par la modernité des gares, des nouveaux boulevards…) et campagnards (marqués par un développement des loisirs) essentiellement  autour de Paris, recherche d’une réception instantanée de la lumière, pour une transcription rapide sur toile,
  • expression d’une certaine joie de vivre (découverte de villages autour de Paris, grâce au train, aux guinguettes… : on y mange, on s’y baigne, on fait de la pêche… Le travail agricole est peu présent. L’industrialisation naissante est figurée marginalement (pont de chemin de fer, cheminées…etc.). On peint les danseuses à l’Opéra. On ne peint plus les « casseurs de pierre », tout au plus des quais de Seine avec ses manœuvres et chevaux.
  • Étonnamment, les toiles impressionnistes de Monet, Pissarro, Degas…etc. ne traduisent  en rien les malheurs de la guerre qui fut pourtant si proche,  ou la souffrance d’un peuple marqué par la Commune, à moins d’interpréter le choix d’une peinture heureuse comme une réaction et un défi dans la perspective de traduire une certaine identité française.

Cezanne est impressionniste certes par la qualité de lumière retenue, par les choix de paysages à Auvers, Pontoise, Valhermeil, Melun, Médan, mais Cezanne est opposé à ce mouvement par une touche picturale toujours  pugnace, un usage de la couleur à la limite de la saturation, et des thèmes parfois classiques (La Tentation de Saint Antoine), parfois violents (Orgie, Après-midi à Naples, Lutte d’amour, Eternel féminin) à caractère manifestement érotique, et provocateur. Que pouvait penser un visiteur même bien intentionné d’une toile appelée « Une Moderne Olympia », exposée en 1874  entre des peintures de paysages  somme tout bien sages… (FWN628)?

Retour à la Maison du Pendu : Le chemin nous conduit à la maison, mais encore une fois, de manière indirecte puisqu’il laisse deviner un vide en bas, au centre  du tableau avant de nous mettre en présence d’une façade austère et lumineuse. A droite, en contraste, un toit de chaume peint d’une matière épaisse, s’oppose à la clarté de la maison. Cezanne fait mémoire de toutes les masures traditionnelles d’un paysage français en région parisienne, (auberge, ferme, étable) comme en écho à celles que l’on voyait chez Hobbema ou Ruysdael au XVIIe en Hollande. La façade presque blanche, le pignon triangulaire qu’un arbre  protège en partie à gauche s’opposent à ce toit couvert de mousse, comme une expression classique… s’oppose à une expression romantique[5].

Du fait de cette composition, une échancrure de lumière s’impose au centre du tableau donnant au regard de s’échapper  jusqu’au ciel d’un bleu d’une limpidité  claire.

La maison s’appelle « maison du pendu ». Le nom semble, pour certains,  provenir de ce que cette maison appartenait à un certain breton du nom de Pen’du. D’autres veulent qu’il fasse référence à la Ballade des Pendus de Villon.

En tout cas, le titre qui s’est imposé  nous signifie que cette maison serait le lieu d’un meurtre ou d’un suicide.

N’oublions pas qu’à la même époque Cezanne  caractérise  Guillaumin par un petit pendu sur l’unique gravure que nous connaissons de ce portrait. (Guillaumin au pendu).

N’oublions pas encore que Zola (l’ami d’enfance de Cezanne devenu écrivain) lorsqu’il écrira un roman inspiré de plusieurs peintres impressionnistes, dont Cezanne,  (L’Œuvre,  publié en 1866) mettra en scène un peintre du nom de Claude Lantier, lequel se suicide par pendaison à la fin du livre. Il est vrai que ce peintre de roman s’éloigne de plus en plus de Cezanne  à proprement parler.

Enregistrons, quant à nous,  que ce titre  (La Maison du Pendu) prend alors sens : les paysages de Cezanne seront toujours dramatiquement déserts (déshabités, faudrait-il dire) alors que les traces de présence humaine sont nombreuses, à commencer par la trace d’un chemin, d’une voie de chemin de fer…

Tout se passe comme si l’humanité avait déserté les lieux, parfois tragiquement lorsqu’il est fait référence à un pendu.

Il ne reste que le paysage désolé après une catastrophe, ou ici une maison témoin d’un drame humain terrible. Cezanne n’est pas Renoir.

 

« Faire du Poussin sur nature ».

Cezanne nous met ainsi en présence d’un paysage devenu, en sa modernité, archéologique, à la manière dont Poussin nous mettait en présence d’une Arcadie perdue. « Faire du Poussin sur nature ». Cf. Les Bergers d’Arcadie dont Cezanne fait mémoire  avec de petits dessins.

Sauf qu’avec Cezanne l’archéologie est celle du monde contemporain et non d’un tombeau.

Un pont de chemin de fer tient lieu d’aqueduc antique, à tel point qu’on a donné ce nom d’aqueduc à un tableau montrant un réel viaduc.

C’était pour Cezanne,  déchiffrer au cœur de la modernité heureuse, un paysage classique (à la manière de Poussin) que les dieux ont déserté, que les hommes ont abandonné, lieu funéraire d’une certaine façon.  Le « lieu » de la peinture de Cezanne n’est pas tant un point géographiquement défini (même si on peut identifier pour chaque tableau de paysage de Cezanne l’endroit précis où il posait son chevalet, tant la fidélité du peintre à son motif était forte), qu’un lieu métaphysique. Un non-lieu.

Une certaine tristesse habite les paysages de Cezanne, un certain ennui voudrait-on dire avec Baudelaire.

Un certain Idéal  antique voire chrétien s’est effondré avec le siècle des Lumières et la Révolution française. Il n’en reste que les vestiges. Spleen et Idéal écrit Baudelaire que Cezanne aime relire.  « Et pourquoi des poètes en ce temps de détresse ?[6] » veut-on rajouter en référence à Hölderlin.

Il suffit alors de comparer le tableau de Cezanne Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue et L’Enterrement de Phocion par Poussin.

 

Quelques mois après avoir peint La Maison du Pendu, Cezanne est en Provence (1876) : il peint La Maison du Jas de Bouffan (FWN69) entre des frondaisons d’arbres épais . Autant La Maison du Pendu était  grisée, d’une clarté hivernale propre au Nord, autant le Jas est lourd d’une végétation estivale,  épaisse, dans la lumière ocrée et poussiéreuse du Sud.

Le Nord serait-il l’expression de la clarté, de la limpidité, le Sud de l’épaisseur de l’air, de la lourdeur du soleil  épaississant la nature ?

Delacroix disait que la couleur n’existait vraiment qu’au Nord du fait de la limpidité de l’air, alors que le Midi était toujours alourdi d’une lumière poussiéreuse.

Preuve ici en est faite.  Le « Midi »  devait alors être, pour Cezanne,  le lieu (« l’atelier du Midi » dira  Van Gogh), d’une  construction presque théorique, mais par la couleur devenue sensation colorante.

 

« Faire de l’impressionnisme une chose solide et durable comme l‘art des musées ».

A l’Estaque, Cezanne peint une maison (FWN152) qu’il pouvait croire être celle de Puget (peintre sculpteur marseillais du XVIIe). N’avait-il pas une fois déjà déserté Auvers pour peindre des petits tableaux pour Choquet ? N’invitait-il pas Pissarro à venir le rejoindre  sous prétexte que la nature en Provence se voulait stable, identique à elle-même, à la différence ce qu’elle pouvait être en Ile de France ?

« Il faut que je vous dise que votre lettre m’est venue surprendre à L’Estaque, au bord de la mer. Je ne suis plus à Aix depuis un mois. J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer, pour Monsieur Chocquet, qui m’en avait parlé. – C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue…. Il y a des motifs qui demanderaient trois ou quatre mois de travail, qu’on pourrait trouver, car la végétation n’y change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles. Le soleil est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouette non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé »[7].

Ainsi, déjà au temps de l’Impressionnisme, Cezanne veut une solidité de la lumière, dans le cadre d’une nature aussi stable que possible : les oliviers varient moins que les peupliers.

La Méditerranée n’a rien des colorations subtiles de la Manche : l’eau s’y révèle comme une plaque bleue presque métallique.

Le tableau précédent du Jas traduisait une épaisseur lourde  au moyen d’une touche  colorée non moins épaisse voire pesante. La couleur n’est jamais un vernis posé sur les choses préalablement dessinées : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ».

La leçon de l’Impressionnisme n’était pas encore acquise : celle qui donne au peintre de travailler par touches successives. Une technique appelée le divisionnisme. A l’Estaque, Cezanne s’approprie cette technique, pour lui donner une force nouvelle : elle n’exprime pas la variation atmosphérique visible sur les maisons et les arbres…

…elle permet une construction par la couleur aussi forte que celle donnée antérieurement par des constructions de géométrie euclidienne.

Déjà à Paris, travaillant auprès de Guillaumin, Cezanne  reprend la composition d’un tableau de ce dernier, le copie pourrait-on dire. Quelle différence : Guillaumin est véritablement impressionniste ; il peint la fluidité de l’air, la subtilité atmosphérique à propos d’une scène industrielle, quai de Bercy. Cezanne donne volume et solidité à l’eau, aux nuages pour ne pas parler des chevaux, des barges (FWN104)…

 

C’est ainsi que Cezanne deviendra le « primitif d’un art nouveau ».

Loin de traduire la vibration de l’air, l’émotion illusoirement instantanée devant un effet de lumière, la touche impressionniste devient chez Cezanne l’occasion d’une structuration des plans, des masses.  Il ne s’agit pas de transcrire une sensation rétinienne. La couleur comme ce qui donne à voir.

L’herbe devient aussi solide que le rocher qui affleure, que les murs découpant  l’ombre et la lumière (cf FWN152).

Certains critiques et historiens de l’art (comme Elie Faure, Klingsor  en 1923, voire Dorival en 1949), affirmeront que Cezanne  ne disposait pas  d’un don inné pour le dessin (le peintre n’est ni Ingres, ni Picasso), qu’il était maladroit même (il suffirait de voir ses « baigneuses » ou son « Eternel féminin » !). N’ayant pu faire d’Ecole des Beaux-Arts, Cezanne se serait donné une maîtresse (en peinture) : la Provence…

La Provence alors censée lui enseigner la forme et la couleur, la forme par la couleur…

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ».

Cezanne n’a que faire de rechercher en atelier un paysage historique de référence classique à la manière de Valencienne ou Michallon. Il n’a que faire non plus de reproduire  un joli point de vue, comme s’il suffisait d’ouvrir la fenêtre, de chercher le cadrage le plus convenable. Et de voir la nature plus ou moins humanisée se donner d’emblée  comme une composition classique. Une seule question resterait  alors à se poser : si la vérité de la peinture se révèle au peintre simplement en ouvrant les yeux sur des paysages en soi poussinesques (ceux du Sud et non ceux du Nord),  pourquoi tous les précurseurs de Cezanne (qui ont vu les mêmes paysages) n’ont-ils pas réalisé les mêmes tableaux avec le même génie, puisqu’en l’occurrence le « génie » serait donné par le paysage plus que par le peintre ?

Cezanne soupçonne bien sûr qu’il faut autre chose que simplement « copier » un paysage pour être classiquement génial lorsqu’il écrit en 1886 : « il y aurait des trésors à emporter de ce pays-ci, qui n’a pas trouvé encore un interprète à la hauteur des richesses qu’il déploie » [8].

 

C’est donc que Cezanne est irréductible à tout autre peintre, et qu’il met en œuvre un génie à nul autre comparable dans un  rapport Nord/Sud qui lui est personnel.

 

La maison du Jas de Bouffan

Je n’en veux pour preuve qu’un tableau de 1886 : La Maison du Jas de Bouffa ( FWN238).

Tout à l’heure, la maison était comme étouffée par les arbres, et se cachant. A moins qu’elle restât hors champs, se détournant du regard.

Cezanne jusque là, lorsqu’il était au Jas de Bouffan,  fixait son regard sur la ferme. Voilà qu’il affronte enfin le motif essentiel du Jas de Bouffan, la maison de maître dans laquelle il y a ce fameux Grand Salon où il a peint pratiquement la totalité des murs.

Une fois n’est pas coutume, il pose son chevalet dans l’axe de la maison de maître. Il n’y reviendra plus.

Le divisionnisme de la touche cède le pas à des masses colorées presque fauves.

Le toit forme une triangulation  d’un rouge presqu’uni.

Le champ d’herbe au premier plan  permet un étalement unifié d’un vert  presqu’agressif. « Le vert étant une couleur des plus gaies et qui fait le plus de bien aux yeux » dit Cezanne à l’époque où il peint ce tableau[9].

Encore une fois, il n’est personne. Certes les volets sont ouverts mais aucune vie humaine n’est signifiée.

La maison se fait tombeau.

Il faut dire qu’en 1886, date de ce tableau, Louis-Auguste Cezanne, père de l’artiste, meurt.

 

Il fallait peut-être que le peintre attende cette disparition pour oser s’approprier picturalement la maison du père… et faire de la peinture sa demeure.

Ce faisant, il s’approprie définitivement toutes ses recherches picturales antérieures, frappe comme un grand coup de cymbale dans l’orchestration ici maîtrisée des rouges et des verts, des ocres et des bleus, des lignes droites et anguleuses, des courbes et des obliques.

Remontons au Nord ; sautons une dizaine d’années encore : nous sommes en 1894. Monet a invité Cezanne à Giverny. Cezanne ébauche un tableau figurant l’hôtel Baudy où il séjourne (FWN299).

On est loin des pratiques post-impressionnistes d’un Monet hanté de nymphéas, de vibrations de la lumière sur la cathédrale de Rouen ou les Meules de Normandie, un tableau appelant immédiatement un autre parce que la lumière a changé, d’où l’idée de séries.

Ce tableau n’est vraisemblablement qu’une esquisse, un premier jet.

Un tableau que Cezanne a oublié et abandonné dans l’hôtel.

Il nous fascine d’autant plus :

Tous les plans sont d’emblée ébauchés.

La maison s’impose selon une  géométrie simple. Un arbre tient le pignon à distance comme c’était le cas avec la Maison du Pendu.

Les couleurs du Sud sont devenues des tons presque « pastels » au Nord.

Une douce mélancolie imprègne un tableau  pourtant rigoureux voire abrupt.

Tout n’est que gris : gris ocré, gris bleuté, gris vert.

La musique était tout à l’heure en majeur, elle est ici en tonalité mineure.

De nouveau Cezanne retient du Nord une certaine douceur, cherche des rapports de tons en demi-teinte, sans rien perdre de la force constructiviste qu’il a acquise.

Cezanne revient en Provence. Il abandonne les plaines du Jas de Bouffan, cherche un territoire plus chaotique après 1890.

Quelle étrange maison que ce Château-Noir : une bastide inachevée construite au milieu du XIX siècle, intégrant des formes ogivales à la « Viollet le Duc » (cf. FWN359-360-361).

Son propriétaire (et constructeur)  l’aurait un temps badigeonnée de noir animal  (d’où le titre Château-Noir) à moins que, un peu alchimiste, il ait élaboré quelques liqueurs un peu sataniques dans son laboratoire souterrain.

 

Le nom « Château-Noir » nous interpelle en tout cas autant que celui donné à une maison de village à Auvers : La Maison du Pendu. Ici Château-Noir !

Toujours est-il que cette demeure insolite en Provence (médiévale[10], comme ces châteaux hantés des contes nordiques, mais d’une tonalité ocrée propre aux mas régionaux), devient l’expression d’une structuration provençale indéniable :

  • plan vertical et horizontal  définissant des lignes de forces que Mondrian n’oubliera pas,
  • projection d’une végétation tourmentée buissonneuse, mais en laquelle chaque touche, large, maçonne les formes, ce qu’un Kandinsky reconnaîtra.
  • ciel lui-même peint d’un chromatisme savamment orchestré  où des vert-émeraude, violets, bleu-turquoise ou bleus d’outre-mer s’entremêlent, annonçant le Fauvisme.

 

Je termine cette référence aux maisons avec ce tableau (Le Cabanon de Jourdan FWN380), peut être celui qu’il peignait lorsqu’il fut saisi par un orage glacé le 15 octobre 1906 : l’architecture ocrée permet des lignes géométriques solides à gauche alors que des branches et des ramures menacent d’envahir l’espace.

L’ordre à  gauche résiste au désordre à droite.

Le bleu du ciel est celui que l’on retrouve dans l’embrasure de la porte ouverte, parce que  le ciel est devenu intérieur à la maison.

« Je crois être impénétrable »   n’a pas manqué d’écrire Cezanne à son fils le matin de ce jour terrible.

 

La route de Cezanne est encore une route bordée d’arbres.

L’arbre est un thème ancestral que les impressionnistes, après les peintres de l’école de Fontainebleau, après Courbet (on songe au chêne de Flagey), se sont appropriés

Cezanne avant même son expérience impressionniste exploite ce thème en peignant l’Allée des marronniers au Jas de Bouffan (cf FWN55). La touche est encore épaisse, la construction du tableau appliquée. Déjà la couleur se veut contrastée.

C’est sans doute auprès de Guillaumin que Cezanne peint le tableau Auvers-sur-Oise vue des environs (FWN79) : les arbres forment un cadre élancé, la lumière vibre dans le feuillage.

Dans le tableau précédent, le centre de la peinture était chargé de feuillage, obscurci. Ici le regard s’échappe vers la plaine étincelante.

En hiver, s’inspirant d’une photographie tant il fait froid dehors, Cezanne définit l’espace autour d’un seul tronc duquel les branches et ramures se dispersent (FWN145).

Retour en Provence : l’arbre prend une position centrale, impose sa présence, au point d’occulter la ferme du Jas. Un chemin tourne entre les troncs noirs (FWN202).

L’arbre comme motif unique devient l’objet d’une célébration. Cezanne choisit le pin d’alep, arbre méditerranéen et aixois s’il en est.  L’arbre se développe d’un seul élan, d’un  geste ample qui envahit toute la toile au même titre que les frondaisons envahissent le ciel,  sous l’effet d’un mistral violent (FWN236).

Le vent a sculpté l’arbre pendant des années. Rien à voir avec un chêne  qui impose sa force dans l’immobilité de sa masse, ou les peupliers leur fragilité.

Dans les années 1885-1890, Cezanne  garde encore en mémoire la leçon impressionniste et donne à son modèle une qualité de vibration  dans une lumière  a priori printanière (FWN221).

Il revient quelques années plus tard  devant le même arbre (FWN274).  Tout change. On reconnaît le mouvement des branches autour du tronc devenu central. Voilà que les ramures s’écartent lourdement sur les côtés laissant deviner la plaine brûlée de soleil au centre.

Mais le tronc fait obstacle au regard. Il devient lui-même incandescent comme incendié. Sauf que le feu qui le dévore  n’est que peinture.

 

Cezanne peut alors traiter la nature  selon une technique picturale qui lui devient totalement personnelle : les cubistes aussi bien que les maîtres de l’abstraction se reconnaîtront dans ce travail pictural fondé sur la couleur, appliquée par larges touches selon un ordre géométrique dépassant toute théorie.

 

Le thème Sainte-Victoire

Le chemin de Cezanne devient victoire, victoire sur lui-même, victoire sur  les impressionnistes, victoire sur son père…

Le thème Sainte-Victoire mérite une attention  privilégiée dans ce parcours exclusivement consacré au paysage.

Je cite Cezanne : « En allant à Marseille, je me suis accompagné avec monsieur Gibert. Ces gens-là voient bien, mais ils ont des yeux de professeurs. En passant par le chemin de fer près la campagne d’Alexis, un motif étourdissant se développe du côté du levant : Ste Victoire et les roches qui dominent Beaurecueil. J’ai dit : « quel beau motif » ; il a répondu : les lignes se balancent trop »[11].

Ce sera la seule référence écrite de Cezanne sur la montagne Sainte-Victoire alors qu’une quarantaine de tableaux à l’huile et autant d’aquarelles la prennent comme motif essentiel.

Plus étonnant : lorsque Cezanne écrit ces lignes, la montagne n’est pas encore un sujet  majeur pour lui.

Il l’aura fait figurer précédemment sur un tableau représentant la Tranchée et la montagne Sainte-Victoire en 1870 (FWN54), à trois reprises pour une même composition répétée sur le thème de quatre  Baigneurs au repos (FWN924, 925, 926).

Il y a urgence à comprendre comment un thème aussi magistral (à tel point qu’on fait couramment de Cezanne le peintre des pommes et des Sainte-Victoire) s’est construit dans le processus créateur de l’artiste.

La question est d’autant plus importante que ce thème correspond à un lieu chargé d’histoire, depuis longtemps rentré en religion et littérature. Cezanne ne pouvait ignorer ce fait culturel. De là notre propre démarche consistant à immédiatement prendre en compte l’histoire et le sens de cette montagne, du moins de dire ce qu’elle était du temps de Cezanne, comme mémoire et symbole.

Sainte-Victoire : le nom

 

Jusqu’au XVIIe siècle il n’est question que de Sancte Venture ou sancte Venturie : la dite sainte est inconnue dans l’hagiographie officielle.

De là vient l’hypothèse de Camille Jullian en 1899 d’un toponyme qui  viendrait « d’un mot celtique ou ligure comme Ventur, Venturius ou quelque chose d’approchant ».

Le nom du mont Ventoux (appelé Ventour) pourrait avoir alors la même origine.

La référence à une « Victoire » n’apparaît alors qu’au XVIIe siècle : on parle alors d’une Notre-Dame-de-la-Victoire, correspondant à un sanctuaire situé sur la montagne, sans que l’on puisse affirmer si la « victoire » ainsi honorée est celle de la Chrétienté contre les Turcs à Lépante, ou celle de Louis XIII contre le protestantisme à l’occasion de son vœu à la Vierge.

Au même moment où le nom de la montagne se cherche ainsi, l’érudition provençale entend trouver le lieu d’une vraie bataille qui opposa C. Marius aux Cimbres et Teutons en 102 avant Jésus Christ. Il faudra, en fait, attendre 1814 pour que Fauris-de-Saint-Vincens établisse comme historique que la bataille recherchée a eu lieu au pied de la montagne. Et l’auteur d’affirmer : «  On consacra alors au culte chrétien un temple que Marius avait fait élever au sommet de cette montagne et Sainte-Victoire fut nommée la patronne de ce temple ».

L’idée s’impose alors comme évidente, et nul, depuis lors, ne doute que la montagne, témoin de la victoire romaine contre les Barbares, ait été appelée Victoire,  aussitôt pour devenir « Sainte-Victoire » lors de l’évangélisation de la Provence. De là, rappelant ainsi la victoire de Marius contre les Cimbres et les Teutons, la montagne s’était mise à  symboliser la victoire de l’ordre romain contre la barbarie, voire de la vertu contre le mal, bref de tout Ordre contre tout Désordre.

D’ « historique », la montagne devenait « métaphysique », puisque signifiant ce processus d’ordonnancement du monde, elle participait comme « moteur » d’une capacité à donner « forme » à la « matière » (cf. le « premier moteur » chez Aristote).

Bien entendu, la montagne signifiait alors la Victoire du peintre contre tous ses détracteurs… à commencer par lui-même.

 

La première représentation de la montagne chez Cezanne date de 1870.

Tranchée (FWN54),

Il quitte Paris, il craint la guerre. Il donne une figuration douloureuse d’un paysage comme s’il chargeait son motif d’une violence meurtrière. Voilà que, de l’intérieur même de la propriété du Jas de Bouffan, Cezanne peint cette tranchée correspondant à des travaux liés à la création toute récente de la ligne de chemin fer Aix-Rognac.

Cezanne s’approprie un motif inattendu : quel intérêt à peindre une tranchée ? Un peintre de paysage cherche de préférence des lieux dont la composition naturelle appelle d’emblée l’admiration : une clairière, un bord de mer, mais  une tranchée ? Et pourquoi pas des carrières abandonnées?

Voilà que le peintre dépasse d’un coup toutes ses études antérieures, impose une œuvre magistrale dont la force restera inégalée (par lui) plusieurs années encore.

La tranchée, blessure faite dans la chair qu’est la terre, s’exprime comme une plaie. Cezanne choisit une pâte colorée rouge sombre pour signifier cet évidement de terrain dans le paysage.

A droite, la montagne Sainte-Victoire apparaît pour la première fois dans l’horizon du peintre comme une promesse lointaine[12].

Elle est bleutée presque transparente, répondant  dans son émergence tranquille à la béance de la terre.

Le premier plan comprend des taches de verdures devant le mur qui établit une distance entre le spectateur-peintre et le drame qui se joue entre la tranchée et la montagne.

Cezanne garde ici la violence empâtée de sa période romantique mais affirme une force colorée, ne craignant pas des à-plats presque fauves.

C’est dire qu’en cette année 1870, au Jas, toutes les audaces sont permises : le peintre impose une toile d’une composition à la fois simple et puissante, à la fois classique et romantique.

Il lui faudra peut-être une quinzaine d’années pour retrouver une œuvre aussi forte au Jas lorsqu’il peindra la masure au toit rouge déjà montrée !

A gauche une maisonnette, celle-là (qui figurera dans l’axe du tableau du Bassin du Jas en hiver, quelques années plus tard) veille comme une sentinelle.

Un autre tableau peint quelque quinze ans plus tard attire le regard : Sainte-Victoire vue à travers les arbres de l’allée de marronniers en hiver (FWN216) : C’est donc du Jas, (et de la colline de Bellevue toute proche) qu’il revient vers ce motif en 1885 (FWN184, 185, 234, 235 …etc).

On ne saurait, dans le tableau ici commenté, écarter cette idée que Sainte-Victoire, inaccessible parce qu’au delà de la barrière des branches, des troncs et du mur, est un appel.

Entre la ferme (ici simplifiée et rendue sage) et la maison sur la colline, voilà Cezanne cette fois, installé dans la propriété familiale, regardant dehors, comme il l’avait fait en 1870. Ici, la violence romantique des années de jeunesse est apaisée : à la violence « ocre rouge foncé » de la tranchée répond le plan incliné (un triangle vert) descendant lentement vers la montagne bleutée ; seules les branchages traduisent une violence intérieure, en rupture avec les couleurs et les formes douces du paysage retenu.

Les « Sainte-Victoire » peintes en ces années 1884-1887 correspondent à la colline de Bellevue, tout proche. La montagne reste lointaine, sereine car légèrement évasée comme un vieux volcan éteint. Elle est si lointaine que sa structure rocailleuse s’oublie et que Cezanne peut l’intégrer à la plaine verdoyante qui s’étend de lui à elle.

Quelques arbres accompagnent le mouvement de la montagne d’un jeu de troncs, de ramures voire de branches d’un parfait équilibre. Le proche et le lointain se rejoignent alors dans l’émergence du massif ainsi donné.

Ici un constat s’impose : la montagne manifestée une première fois dans l’œuvre de Cezanne en 1870 réapparaît comme motif essentiel du paysage quelque quinze ans plus tard.

Il fallait l’expérience impressionniste déjà décrite. Il fallait surtout vouloir la dépasser.

Dorénavant il fallait que le peintre s’approprie la montagne. Encore une fois il faut prendre la route, la route se détourne, passe un pont. Une auberge nous attend comme un relais ; la montagne reste encore invisible, inaccessible (FWN228)…

 

Mais au médian de sa vie, Cezanne entend être « victorieux ».

  • victorieux d’une passion qui aurait pu le déstabiliser totalement en 1885,
  • victorieux vis-à-vis de Zola qui voit en lui un peintre toujours en recherche, sans avoir su prendre le rôle de chef d’école qu’il projetait pour lui,
  • victorieux de ses amis impressionnistes qui ne comprennent pas l’aixois retourné en son pays natal,
  • victorieux vis-à-vis de son père qui accepte son mariage avant de mourir,
  • victorieux vis-à-vis de lui même : il devient Cezanne.

Alors, cette montagne qui lui était comme une barrière et une limite à Gardanne, il peut l’approcher.

Il prend la route qui conduit vers elle et, sur la route du Tholonet, la peint du bord du chemin (FWN349, 350):

Le chemin tourne, se détourne, car on n’accède pas aussi simplement que cela vers elle. A tel point que Cezanne s’y prendra à deux fois. Mais cette fois la montagne devient majestueuse. Alors il s’en approche.

Dans les carrières de Bibémus, il la voit dominatrice au dessus du chaos des roches incandescentes (FWN315). Il joue alors au nouveau Moïse qu’il est, frappant la toile de son pinceau pour faire sourdre la vie en fixant du regard la montagne régulatrice d’un ordre[13]. Cezanne ne s’était-il pas comparé au chef des Hébreux inquiet de savoir si, monté sur la montagne, il pourra rejoindre la terre promise (lettre à Vollard de janvier 1903) ?

La montagne est à lui ( FWN351 à 368). Il trouve enfin le point de vue absolu qui convient à sa saisie artistique : le point de vue de la Marguerite au dessus de l’atelier des Lauves. Et là se déplaçant de quelques mètres tout au plus, il peint ces fameuses Sainte-Victoire : le massif, résumé à un fronton triangulaire, domine la plaine.

Ce choix d’une composition simple, voire simpliste, dit bien l’enjeu de la création picturale.

Cet enjeu n’est pas la composition complexe d’un paysage classique, ce qu’il recherchait à Bellevue. Ici les touches colorées sont souvent épaisses et larges, dispersées sans ordre apparent : on ne distingue qu’avec peine une maison, un arbre, une clairière.

La montagne surgit d’un mouvement de lumière et de peinture, intégrant les coloris de la terre.

La montagne absolument identifiable tant Cezanne s’attache à des structures, à des limites, à des formes, est à la fois un événement pictural, une représentation réaliste, une expression symbolique.

 

Corrélative des recherches sur les Grandes Baigneuses et le Jardinier Vallier, elle touche un des moments de la création picturale comme il en existe très peu dans l’histoire de l’art.

Car la montagne en sa présence picturale s’impose à notre regard d’une manière jamais donnée auparavant : ici la complexité atteint une élaboration inattendue.

Qu’il s’agisse des rapports de tons et de couleurs, des superpositions de touches, des gestes visibles du pinceau sur la toile, des épaisseurs de matière granuleuses ou lisses dispersées,  une liberté inégalée se conjugue à une rigueur non moins absolue.

Car à regarder chacune de ces « Sainte-Victoire » on reste étonné de la force intérieure qui s’impose dans un apparent chaos.

La peinture ici change de nature : elle n’est pas le lieu d’une représentation, fût-elle transposée d’un paysage donné, elle ouvre dans l’espace du tableau un espace au delà de la toile, du mur sur lequel le tableau est accroché.

Certes le tableau garde mémoire d’un lieu reconnaissable à tel point que l’on sait où Cezanne se tenait pour peindre. Mais le tableau se donne pour le lieu d’advenue de la montagne en son surgissement.

Là, dans l’espace du tableau, m’est donnée le motif montagneux en tant qu’il apparaît, non pas tel que je peux le voir quotidiennement, mais tel qu’il monte à l’existence dans le silence d’un jour sans fin.

Le tableau crève l’écran, au sens où il nous fait passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la visibilité apparente.

Ce que sur un autre  registre expriment les tout derniers portraits de Cezanne (FWN543, 544)

 

 

 

 

 

 

[1] Lettre de Cezanne  à Zola de l’Estaque le 11 mars 1885.

[2] Zola, La Confession de Claude, 1866.

[3] Lettre de Cezanne à Zola le 4 avril 1878.

[4] si l’on excepte une escapade tourmentée à Médan, La Roche Guyon, Paris au printemps 1885.

[5] Jeann Colrat fait une étude approfondie, fort pertinente,  de ce tableau dans son livre : « Les Mains errantes de la peinture ».

[6] Hölderlin, Le pain et le vin.

[7] Cezanne, lettre à Pissarro du 2 juillet 1876.

[8] Cezanne, lettre à Chocquet 11 mai 1886.

[9] Cezanne, lettre à Chocquet 11 mai 1886.

[10] Attention : son caractère médiéval est propre au XIXème siècle, le château n’étant construit qu’après 1830 !

[11] Cezanne, lettre à Zola 14 avril 1878.

[12] Le tableau L’Enlèvement de 1866  n’exclut pas la montagne comme une promesse  lointaine, un autel en l’occurrence, vers lequel l’homme marche portant une femme cadavérique ( Déjà Sainte-Victoire ?).

[13] Le Sinaï, ne l’oublions pas, était le lieu où Yahvé donna les tables de la Loi.