Sainte Victoire vue du Tholonet, 1897 (R796 – FWN314)
Histoire d’un tableau
Philippe Cezanne
Cette peinture à peine exécutée fut donnée par le peintre à sa sœur Marie[1], presque contre son gré. Elle la conserva accrochée dans sa salle à manger jusqu’à son décès en 1921. Son neveu Paul junior en hérite et l’installe dans son appartement parisien où elle reste présente sur les murs jusqu’en 1936. Pour le trentenaire du décès du peintre, elle est exposée galerie Bignou à New York. En 1937 elle est présentée au Detroit Institute of Art, Michigan puis à Londres chez Reid and Lefevre. En 1938 elle figure au Stedelijk museum d’Amsterdam. Enfin en 1939 pour le Centenaire de la naissance du peintre, elle est présentée au Salon des Indépendants et à l’automne elle est accrochée au Musée des Beaux Arts de Lyon[2]avec une reproduction au catalogue et toujours la mention : Collection Paul Cezanne fils.
Le tableau revint chez Paul au début 1940. La période est trouble, les Allemands envahissent les pays limitrophes et se dirigent vers la France. Pour se prévenir des risques,les trois fils Renoir : Pierre, Jean et Claude ainsi que leur ami Paul Cezanne louent conjointement une chambre forte dans une banque près de l’Opéra à Paris pour y entreposer les œuvres des deux successions.
Depuis cette date aucune trace du tableau, jusqu’à la découverte de l’œuvre en 2014 dans un appartement de Salzbourg en Autriche appartenant à Cornélius Gurlitt, fils d’Hildebrandt Gurlitt qui fut un des marchands travaillant pour le gouvernement du troisième Reich. Il vendit pour leur compte l’Art dit « Dégénéré » figurant dans les musées ainsi que de nombreuses œuvres volées à des familles juives ou non. La toile, sans châssis, fut trouvée cachée entre deux cartons. A son décès Cornélius Gurlitt donna par testament sa collection au Kunstmuseum de Berne.
Cette collection posant de nombreux problèmes quant àl’origine des œuvres, une « Task Force » fut nommée en Allemagne pour rechercher les provenances douteuses et étudier les demandes de restitution des héritiers lésés. C’est pourquoi les héritiers Cezanne déposèrent une demande acceptée par la « Task Force ». Pendant près de 4 ans les deux parties cherchèrent les raisons de cette disparition.
Du côté Cezanne, il n’y a aucune trace écrite de vente ni de transmission orale sur ce sujet. Aucune trace d’une vente ne figure dans les livres de comptes des deux marchands proches de Paul Cezanne. Par contre ce que l’on sait :
Jean-Pierre Cezanne, le fils de Paul junior, a épousé Marjorie Koppenhague d’origine juive, en juin 1940. Puis toute la famille est partie immédiatement dans le Gard pour se mettre en sécurité et permettre à Marjorie d’accoucher sereinement de son premier enfant, Philippe, l’auteur de ces lignes. En 1941, Paul et Renée Cezanne, désirant retourner avec leurs enfants dans leur propriété de Fontainebleau, n’ont eu de cesse pendant de longs mois d’obtenir un « ausweis » pour rejoindre la zone occupée par les Allemands, mais n’eurent en retour qu’un refus systématique des autorités françaises et allemandes à cause des origines juives de Marjorie.
Nous savons que Göring a demandé qu’un inventaire des œuvres présentes dans la chambre forte louée par les Renoir et les Cezanne soit dressé, mais il n’y aurait pas eu de saisie à cette occasion. A la suite de cette perquisition, le tableau a-t-il été volé ? A-t-il fait l’objet d’une transaction avec les autorités pour protéger Jean-Pierre, Marjorie et votre serviteur ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’à peine la guerre terminée, Paul Cezanne fils décède en 1947 sans avoir eu éventuellement le temps d’engager une quelconque procédure en spoliation.
Du côté de Gurlitt, ce tableau fait son apparition en 1948 quand Hildebrandt Gurlitt s’installe à Dusseldorf ; en 1949 sa cousine Gitta est chargée dans la plus grande discrétion de le restaurer. Un industriel, Bernhard Kohler, est à la recherche de sa Sainte-Victoire volée pendant la guerre (R762 – C295)[3]. Celui-ci voulant faire intervenir la police criminelle, Hildebrandt Gurlitt se manifesta et réussit à convaincre son interlocuteur que ce n’était pas la sienne sans la lui montrer ni donner de provenance. Depuis, la peinture resta semble-t-il cachée, sans cadre ni châssis entre deux cartons, jusqu’en 2014. D’autre part cette œuvre ne figure pas dans les livres de comptes d’Hildebrandt Gurlitt : on ne peut donc pas connaitre l’origine de sa possession.
Devant ce mur d’interrogations bien évidemment sans réponse jusqu’à ce jour, les deux parties, la famille Cezanne et le Kustmuseum après avoir consulté leurs avocats, ont décidé d’un commun accord de faire abstraction de la valeur vénale de la peinture pour ne conserver que l’émotion de retrouver un tel chef d’œuvre que l’on pourrait montrer à un grand public.
Il a donc été décidé par contrat que le Kunstmuseum de Berne, tout en gardant la propriété de l’œuvre donnée par testament, prêtera pour des périodes à définir et pendant trente ans renouvelables le tableau au Musée Granet d’Aix-en-Provence, ville natale du peintre, pour y être exposée.
3 Juillet 2018
Philippe Cezanne
3 juillet 2018
[1]Cf. Gustave Coquiot ; Cezanne, librairie Orllendorf, pages 157 – 159
[2][2]L’exposition aurait du avoir lieu à Aix en Provence, mais devant le refus de la mairie elle fut présentée à Lyon
[3]Meike Hoffmann et Nicola Kuhn auteur d’une biographie de Gurlitt