Conférence du 13 Novembre 2019
– Présentation du contexte par Antony Marschutz
En premier lieu je tiens à remercier l’Association « Culture – Arts – Voyages » grâce à laquelle nous sommes aujourd’hui réunis dans cette salle chargée d’histoire de la Mairie d’Aix-en-Provence. Merci au Président Chabert, à Jean-Marie Homet et à Michèle Einaudi.
Le voyage que nous allons effectuer maintenant ne sera pas dans l’espace mais bien dans le temps, puisque nous allons nous retrouver en 1933-34 entre Châteaunoir, Aix et Vienne en Autriche.
Notice introductive
Benoit Marchand va vous lire des extraits d’un ensemble de lettres de 1933-1934 : la totalité des échanges entre les trois personnes allant de l’été 1933 à l’été 1939 soit 6 ans de correspondances.
Il s’agit de la mise en commun de trois fonds de documents :
– les lettres retrouvées parmi les documents laissés par Léo Marchutz ;
– un ensemble de lettres que John Rewald avait confié à l’Ecole Léo Marchutz dans les années 80 ;
– une série de copies de lettres appartenant au Fonds Fritz Novotny à Vienne et communiquées par l’historienne d’art Agnès Blaha. (Thèse en 2009).
Les trois protagonistes :
– Léo Marchutz, le peintre, est natif de Nuremberg et s’installe définitivement à Châteaunoir en 1931, passionné qu’il est par l’oeuvre de Paul Cezanne.
– Fritz Novotny est un l’historien d’art autrichien, spécialiste du XIXèmesiècle. Il écrit son premier article sur Cezanne en 1929 ; suivront beaucoup d’autres écrits sur le peintre aixois. Un livre de plus de 500 pages a été publié en Autriche en 2011 contenant uniquement les écrits de Novotny sur Cezanne ainsi qu’une partie de sa correspondance sur le même sujet.
– John Rewald est un historien d’art d’origine allemande vivant à cette époque à Paris. Il vient à Aix en 1933 pour étudier l’art roman et gothique de Provence, rencontre Léo Marchutz à Aix, qui le convainc de s’intéresser plutôt à Cezanne, auquel peu d’historiens d’art s’intéressent à cette époque plutôt que de travailler sur les arts roman et gothique déjà largement documentés et commentés.
Les deux historiens préparent chacun de leur côté leurs thèses d’université : John Rewald en Sorbonne ; la thèse sera défendue et publiée en 1936 sous le titre « Cézanne et Zola » (Editions Sedrowski). Fritz Novotny défendra sa thèse à l’université de Vienne, qui sera publiée aux éditions Scholl en 1938 sous le titre « Cézanne et la fin de la perspective scientifique ». On peut dire qu’une partie des discussions contenues dans cette correspondance se trouvent « fixées » dans les textes des deux thèses.
Léo et John se voyaient assez souvent, car John Rewald passait tous ses étés à Châteaunoir, parfois même il y venait en l’hiver. Donc moins d’échanges écrits entre eux, par contre les échanges avec Fritz Novotny sont plus nombreux du fait de la distance géographique.
A l’époque il n’existait pas de catalogue raisonné et les chercheurs devaient trouver des reproductions dans les différents livres, revues, articles de presse ou catalogues d’exposition et de plus la photo en couleurs n’avait pas encore été commercialisée. Ils puisaient également dans deux fonds photographiques importants à Paris : Bernheim-Jeune et Vizzavona.
Lorsque Novotny parle de la « publication » ou de « l’essai » il s’agit de son projet de thèse alors à l’état d’ébauche.
La dernière personne qu’il convient de présenter pour une bonne compréhension des échanges est l’historien d’art italien Lionello Venturi, né en 1885. Il est l’auteur du premier catalogue raisonné des œuvres de Cézanne paru chez Paul Rosenberg en 1936. Lionello Venturi avait réuni un grand nombre de documents préparatoires à l’édition de ce Catalogue ; Léo va suggérer à John Rewald de s’appuyer sur ces documents pour son propre travail et aussi celui de Fritz Novotny : c’est l’objet notamment de plusieurs lettres de la présente correspondance, qui explicitent bien la relation du trio avec leur aîné de 20 ans.
NB. Les notes accompagnant la lecture des lettres sont d’Antony Marschutz.
– Lecture des lettres par Benoit Marchand
1933
Fritz Novotny à Léo Marchutz, Vienne, le 16 juin 1933
(…) Concernant l’aspect scientifique de la publication et plus généralement la question de la réussite de l’essai, je ne puis rien vous dire de plus que ce qui est contenu dans ma dernière lettre. Souhaiter faire plus qu’une simple publication d’images est une mission tout autant difficile que belle. Très impatient de recevoir les photos, je vous demande de me les expédier aussi rapidement que possible. Evidemment le mieux serait de pouvoir me rendre moi-même dans les paysages cézanniens, ce qui malheureusement est exclu cette année.
Si ce n’est pas trop vous demander, je vous serais infiniment reconnaissant de me communiquer tout renseignement sur la littérature (indications sur les reproductions) autour des œuvres de Cézanne en question. Il est fort probable, vu qu’il n’existe pas encore de Catalogue raisonné du peintre, que des œuvres importantes m’échappent. Est-ce que les vastes motifs avec la montagne Sainte Victoire au loin peuvent être fixés par la photographie? Sur ce point, depuis l’époque de Cézanne, peu de choses ont dû changer.
votre dévoué Fritz Novotny
Fritz Novotny à John Rewald, Vienne, le 2 aoüt 1933
Je joins les résultats de mon travail, à ce jour, commencé à partir des exemples comparatifs de Johnson [1]Erle Loran Johnson est un peintre américain né en 1905. Fasciné par l’oeuvre de Paul Cezanne, il se rendit à Aix-en-Provence pour visiter les motifs dès la fin des années 20. C’est alors que Léo le rencontra. Il fut le premier à comparer les tableaux de Cezanne avec la photographie du motif. Léo, et John Rewald par la suite, s’appuyèrent sur ses travaux. Johnson édita en 1943 un livre « Les compositions de Cézanne » qui devint le principal support de cours dans un grand nombre d’université américaines pour tous ceux qui souhaitaient étudier l’oeuvre de Cezanne.. C’est encore très peu, il ne s’agit que d’essais provisoires pour une préface que vraisemblablement je n’utiliserai pas sous cette forme et d’un certain nombre de notices dispersées. Vu qu’il m’apparaît que cette forme d’échanges facilite notre compréhension mutuelle – un substitut de discussion en quelque sorte – je vous en fais parvenir une copie carbone tout en vous demandant de bien considérer qu’il ne s’agit que de remarques provisoires. – Vous constaterez que mon attention a été principalement attirée par une particularité de la perspective des paysages chez Cézanne : éviter la vue en contre-plongée. Dans cette optique, je vous demanderai, lors de la réalisation des photos, de bien vérifier, comme l’a fait Johnson, si à votre avis le point de vue cézannien de légère surélévation est matériellement impossible et si, de plus, il n’était pas envisageable par Cézanne.
Comme il s’agit pour l’essentiel d’une étude sur la perspective, les tableaux présentant des lignes de perspective clairement définies, avec des maisons, des chemins, voire même des rochers, conviennent mieux que ceux qui représentent surtout des frondaisons. (…)
Avec mes meilleures salutations pour vous et Monsieur Marschutz
Votre dévoué Fritz Novotny
Fritz Novotny à Léo Marchutz, Vienne, le 5 août 1933
(…) Vous trouverez ci-joint quatre reproductions de paysages de Cézanne, qui ne sont pas présentées dans les livres que vous utilisez. Un cliché du tableau de l’Estaque conservé au Louvre serait d’un intérêt particulier, les autres motifs n’étant sans doute aujourd’hui plus identifiables. (…)
Je suis conscient de la grande difficulté d’identification de certains motifs et souhaite simplement attirer votre attention sur des points qui ne vous sont sans doute pas connus. – Mme Vieil-Noé[2]Mme Vieil-Noé Tessier était la propriétaire de Châteaunoir. C’est elle qui reçut Léo Marchutz en 1928, ce dernier lui dédia d’ailleurs, bien des années après en 1949, son ouvrage « L’Evangile selon Saint Luc ». Elle était sculptrice et avait connu Cezanne.. vous aide-t-elle par ses indications ? Elle devrait, dès le premier regard, reconnaître encore certains motifs, car elle a pu être parfois au côté de Cézanne lorsqu’il peignait. (…)
Votre dévoué Fritz Novotny
John Rewald à Fritz Novotny, Château Noir, le 8 août 33
Permettez-moi d’accuser rapidement réception de vos deux lettres, en vous remerciant chaleureusement. Les lignes qui suivent sont des réponses aux seules questions factuelles ;donner suite aux questions théoriquesnécessite un peu plus de temps. Léo Marschütz y travaille déjà depuis deux jours, en fait depuis la réception de votre Contribution à la discussion, et il espère, éventuellement dès demain, sinon dans les prochains jours, être en mesure de me dicter une réponse exhaustive et approfondie. Comme nos entretiens ne peuvent malheureusement pas avoir lieu oralement, arguments et contre-arguments demandent chaque fois une réflexion ciblée, afin d’exprimer tout ce qui est nécessaire. (…)
Les indications de notre amie Mme Vieil.-Noé au sujet des motifs sont malheureusement peu fiables et ne peuvent constituer une aide. Elle est possédée par l’ambition effrénée de situer tous les tableaux dans son parc et elle va jusqu’à affirmer que même les tableaux avec le viaduc du chemin de fer ont été peints à partir de la terrasse, ici même, et que Cézanne a ensuite intégré le viaduc comme simple embellissement. Au regard de la fréquence avec laquelle il a peint cette vue sous différents angles, il n’est même pas utile de réfuter ces chimères. Mais pour être juste, nous devons vous dire qu’elle était prête, pour la première fois depuis des années, à abattre quelques arbres qui altéraient profondément les motifs, de sorte qu’elle est à nos côtés, si ce n’est avec des conseils, tout au moins par des actes. (…)
Votre très dévoué John Rewald
John Rewald à Fritz Novotny, Château Noir, le 12 août 33
A la suite de la rapide communication que nous vous avons faite hier sur notre découverte, je souhaite maintenant vous en préciser les circonstances. Le hasard a fait que nous avions appris que le caissier de la filiale aixoise du Crédit Lyonnais avait jadis conduit Cézanne en calèche ; et effectivement il nous a donné une description assez précise du lieu et, plus important, il a aussi attiré notre attention sur des motifs nouveaux inconnus de nous. Toutefois il nous a fallu quelques heures pour trouver l’emplacement exact et ainsi nous avons découvert les motifs pour toute une série de tableaux.
En haut d’une colline appartenant au domaine de Bellevue, se trouve une futaie récente et arboré, qui conduit, lorsqu’on en sort, face à un champ de vignes. Cézanne a dû se placer presque exactement à la lisière, là où forêt et champ se rejoignent. L’endroit est – nous pouvons l’affirmer avec certitude après notre longue recherche – le seul emplacement dans toute la région d’où l’on aperçoit le viaduc, car ce dernier, si l’on descend de quelques mètres seulement, est déjà caché par les arbres de la route Aix-Marseille, qui lui est presque parallèle.
Les deux arbres qui délimitent si joliment le haut du tableau avec leurs branches, n’existent malheureusement plus. Ils devaient se dresser à l’orée du jeune bois actuel. La maison sur la colline à droite est malheureusement complètement masquée par des arbres et impossible à voir en particulier à partir de cet endroit. Si l’on se déplace un peu plus sur la droite, on la voit miroiter au travers des branches, mais malheureusement le viaduc est alors occulté par une avancée proéminente du bois. (…)
Le hasard a fait que le même jour dans une librairie, nous avons découvert dans un livre d’Ozenfant – onéreux – la reproduction d’un autre tableau de Cézanne qui semble lui aussi peint d’à peu près cet emplacement, mais d’où sont absentes, il est vrai, les branches et les ramures : en revanche sont reproduites différentes maisons avec encore plus de précision et de contrôle. Comme il s’agit d’une photo de Bernheim-Jeune, nous souhaitons vous demander de bien vouloir la commander, ainsi que celles de 4 autres tableaux de la région, au prix de 10 frs. Nos propres moyens ne sont pas suffisants pour un tel luxe. (…)
Enfin nous souhaitons vous faire une autre proposition. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant d’établir, à partir d’une carte géographique, un plan dans lequel les motifs que nous avons trouvés seraient indiqués, afin de donner à la publication une dimension pratique : ainsi chaque personne intéressée pourrait retrouver le lieu. Une telle chose n’existe pas encore, bien que l’intérêt en soit grand.
Nous attendons votre aimable réponse. Avec mes meilleures salutations et celles de Léo Marschütz, je reste
Votre très dévoué John Rewald
Fritz Novotny à Léo Marchutz, Vienne, le 16 août 1933
Tous mes remerciements pour votre lettre qui m’a beaucoup intéressé et réjoui! Réjoui, car vous avez remarqué que la manière d’interpréter l’art de Cézanne fait aussi référence aux idées de Bergson. Il est facile de comprendre que la lecture de mon essai vous a conforté sur ce point, car j’ai moi-même pensé à cette mise en parallèle sans vraiment l’exprimer! Il y a longtemps, bien avant d’écrire mon premier essai sur Cézanne en 1929, j’ai lu de façon assez approfondie l’Evolution créatrice ;de Bergson je connais par ailleurs aussi L’Introduction à la métaphysique, Le Rire et – en partie – Matière et mémoire : il est probable que mon essai d’interprétation de l’art de Cézanne, certes inconsciemment, soit influencé par des concepts de Bergson. Lors de la rédaction de l’essai qui vous est connu, il m’est arrivé d’envisager de réaliser une comparaison avec Bergson ; c’est surtout la formulation, citée dans votre lettre, du concept de la forme-devenirqui m’y fait penser. (…)
Mettons en parallèle les principes de Kant et ceux de Bergson : le fait que ce dernier soit quasiment contemporain de Cézanne plaide naturellement, a priori, pour une parenté plus grande entre ses idées et les modes d’expression de Cézanne ; car il existe un lien historique, alors qu’une mise en regard de Kant et de Cézanne conduit à se poser la question de la proximité de deux personnalités qu’un siècle sépare. Je n’ai absolument pas tenté de discuter cette question et ne pouvais rien affirmer d’autre que ma conviction, encore confirmée par ce cas, qu’entre différents modes d’expression, à savoir la pensée philosophique et la peinture, il n’existe pas toujours de communauté temporelle, mais que ce qui détermine leur rapport ce sont des lois beaucoup plus complexes. La raison principale pour laquelle je n’insiste pas toutefois sur une mise en parallèle avec Bergson est la suivante : les idées et les concepts bergsoniens permettent en premier lieu de faciliter l’interprétation des formes de la vision cézannienne, en deuxième lieu de justifier peut-être même d’une certaine façon le développement historique, mais il est impossible d’affirmer que Cézanne et Bergson étaient de façon générale des personnalités créatrices apparentés. Alors qu’une communauté d’esprit entre Kant et Cézanne me semble exister (…) Je pense que les deux représentent un même type de créateur et que la relation entre œuvre et vie est analogue. (…)
Ici je souhaite ajouter une remarque sur ce que vous dites au sujet de la question de la perspective chez Cézanne. Certes il n’est pas possible d’affirmer que Cézanne évite en général la vue en contre-plongée (l’exemple que vous citez de la Maison Mariale démontre), il ne s’avance jamais jusqu’à aboutir à une perspective non-naturelle et doit donc, lors de très gros plans, recourir à la vue en contre-plongée – mais la plupart du temps il la réduit et souvent la contourne. (…)
De façon générale, le problème des différents points de vue dans l’histoire de la peinture me semble également essentiel. La vue en contre-plongée semble être une forme tardive du développement historique. Je pense non seulement à la peinture de plafond de l’époque baroque, mais encore à la prédilection pour la vue en contre-plongée au Quattrocento (Mantegna). Ces idées sont peu exploitées, mais je pense que de telles recherches seraient pleines d’enseignements. (…)
Je trouve excellente votre idée de joindre à la comparaison une carte des lieux ! Le mieux serait de repérer les lieux avec un chiffre inscrit sur une carte spéciale des alentours d’Aix, sans recourir à une topographie spécifique. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler. (…)
Votre Dévoué Fritz Novotny
John Rewald à Fritz Novotny, Château Noir, le 16 septembre 33
(…) Votre déplacement ici, prévu pour le printemps prochain, est bienvenu tant pour votre article que pour notre collaboration. (…) Ma présence ici sera plus qu’incertaine, car je devrai passer l’hiver à Paris pour y préparer une thèse sur Cézanne (…) Ma présencene revêtira cependant pas une telle importance pour vous, vu qu’en tout état de causes vous rencontrerez Léo Marchutz, qui habite ici déjà depuis quelques années et qui est en fait le Spiritus Rector… De plus un hébergement bon marché est possible ici au Château, ce qui vous donnera ainsi l’occasion de discuter, dans le détail et lors d’excursions des différents motifs, des questions fondamentales qui deviennent – quand on n’en discute pas par courrier mais de visu– bien plus concrètes et sans ambiguïté. (…)
De plus nous avons appris entre-temps que R. M. Rilke s’est exprimé de façon approfondie sur l’art de Cézanne dans ses Lettres de Paris, car la forte impression que lui a faite une exposition (sans doute celle de 1906) lui a donné l’occasion de traiter ce thème. Il n’est pas impossible que l’on y trouve des remarques instructives et précieuses. Considérant que les articles sur Cézanne écrits par d’autres peintres (Klingsor, Johnson et Roger Fry) sont parmi les travaux les plus intéressants sur l’artiste, les réflexions d’un poète méritent certainement aussi qu’on s’y intéresse.
J’ai travaillé entre-temps comme bûcheron ici dans la forêt, car Mme Tessier m’a amicalement permis de réduire dans la mesure du possible les frondaisons gênantes, de telle manière que les photos des motifs de notre parc soient parmi les plus nettes ; en effet dans quelques cas l’état antérieur a pu être totalement restitué. (…)
Vous transmettant les meilleures salutations de Léo Marschütz, je reste
Votre très dévoué
John Rewald
Fritz Novotny à John Rewald, Vienne, le 7 octobre 1933
(…) Je souhaite mettre à nouveau l’accent sur un point important, sans craindre de répéter ad nauseam quelque chose allant de soi : pour tout cliché, le point de loin le plus important est l’adéquation la plus précise possible du positionnement entre photo et tableau. Elle constitue l’alpha et l’oméga et la condition préalable à toute recherche.
Enfin je souhaite encore évoquer la délicate question de la distance focale, qui depuis longtemps est devenu aussi un problème pour vous, mais pour laquelle vous avez certainement plus de compétences que moi! (…) La comparaison ne peut être prise en considération que lorsqu’il existe une différence marquée entre la perspective du tableau et la perspective scientifique. Ce qui par exemple serait absolument impossible à réaliser avec des photographies dans le cas des paysages de Caspar David Friedrich. (…)
La question de la lumière est très difficile, bien que moins essentielle. Evidemment les tableaux révèlent un certain éclairage, mais souvent une lumière totalement neutre est la plus appropriée. Elle ne peut absolument pas constituer l’objet de la recherche et il s’agit naturellement d’un type d’éclairage qui permet de reconnaître tous les objets avec le maximum de clarté.(…)
J’attends avec impatience les clichés.
Votre dévoué
Fritz Novotny
Léo Marchutz et John Rewald à Fritz Novotny, Le Tholonet, le 19 octobre 33
En réponse à votre lettre du 7 octobre nous souhaitons vous dire ceci: en premier lieu il ne nous est encore jamais arrivé de ne pas pouvoir photographier un motif parce que le point de vue ne pouvait être repéré avec exactitude, car Cézanne ne déterminait pas un cadrage exact de l’espace, comme vous écrivez. En revanche nous avons connaissance d’un cas (il s’agit du tableau du pigeonnier, dont nous reparlerons plus loin), pour lequel le tableau est peint à partir de deux emplacements différents, mais faciles à préciser. Si un motif ne peut être photographié, la raison en est l’autre cas que vous supposez, à savoir «que l’emplacement est aujourd’hui impossible à identifier.» (…)
En tout état de cause, nous avons cependant décidé de vous livrer pour tous les tableaux, pour autant que cela puisse se faire, une description précise de l’emplacement, qui mette en avant non seulement la distance et les caractéristiques particulières, mais qui prenne également en compte les modifications isolées et vous indique quels ont été les règles retenues pour obtenir la plus grande exactitude : si nous étions à genoux ou debout pour prendre la photo, avec quelle lumière et tout ce qui peut vous paraître utile de connaître.
Nous venons de décider que je passerai à nouveau le mois de mars prochain ici, pour prendre des clichés en hiver, qui seront certainement plus réussis dans la clarté d’un soleil de printemps. J’espère que vous ne serez pas fâché de devoir patienter jusque-là pour les autres photos, et que votre travail n’en pâtira pas.(…)
Avec nos meilleures salutations nous restons
Vos dévoués
Léo Marschütz et John Rewald.
John Rewald à Léo Marchutz, Paris, le 13 décembre 33
Cette fois-ci vous allez recevoir une lettre purement d’un historien de l’artqui se substituera à un entretien oral, de plus sous forme d’une simple copie carbone (…)
Ainsi j’ai tout d’abord découvert un merveilleux petit écrit Le Salon d’automne de 1904 de Jean-Pascal. Puvis de Chavanne ainsi que Renoir y sont particulièrement célébrés, (…) mais le plus bel extrait est celui sur Cézanne que pour cette raison je cite in extenso: “Cézanne doit sa réputation à Emile Zola, de qui il fut à Aix-en-Provence, le compagnon d’études et de jeux; il est représenté par 31 tableaux appartenant, pour la plupart, à des marchands. Evidemment Cézanne, en qui l’on trouve la gaucherie ingénue des primitifs, n’a pas réalisé ses visions. Il eut ce grand tort, partagé avec beaucoup d’artistes de son école, de présenter toutes ses études pour des tableaux. Mauvais dessinateur, il a peine à établir une composition ; ses figures sont, le plus souvent, mal construites ou même déformées. A l’encontre de Gauguin, qu’il cherche à rejoindre, Cézanne n’a pas le don de la couleur ; sa palette est pauvre et ne peut suffire à masquer les incorrections du dessin. On se demande, par suite de quelle erreur singulière des gens de goût, des artistes en sont arrivés à l’estimer un peintre remarquable…»
Commentaire en fait superflu, mais cet extrait me fait un tel plaisir que je trouve qu’il devrait être cité en exergue de tout livre sur Cézanne ou Gauguin. (…)
Je trouve en revanche l’ouvrage Les Impressionnistesde Meier-Graefe[3]Julius Meier-Graefe, historien d’art et écrivain, a publié la première biographie en allemand de Cezanne en 1910, mais aussi des biographies de Van Gogh, Renoir et Manet. particulièrement stimulant. (…) Il écrit par exemple : « Les figures de Cézanne ne ressemblent pas à des figures, ses arbres ne sont pas des arbres, car, prisonnier du rythme de sa vision, il voit devant lui des complexes plus grands que ce que le cadre du tableau permet, et il ne tombe pas dans l’informel pour la bonne raison que cette relation, désobéissant au tableau, obéit d’autant plus à la nature. (…)
La grandeur de Cézanne consiste dans la création d’une forme propre réduite à l’extrême pour rendre les valeurs picturales de la nature.» (…)
Je ne m’attends pas à une réponse plongeant jusqu’au plus profond des problèmes pour retirer les perles rares de Bergson, Kant et Hegel, car l’éclat de tels joyaux m’éblouit trop pour pouvoir les contempler. (…) Je préfère une opinion brièvement esquissée sur le sujet, après en avoir parlé au petit déjeuner avec Anna[4]Anna Kraus était la première épouse de Léo Marchutz, c’est elle, qui travaillant dans une galerie à Berlin a vendu un tableau de Cezanne et avec l’argent de la commission a accompagné Léo lors de son premier voyage à Aix en 1928. et Laves[5]Werner Laves est un peintre berlinois, membre de la communauté artistique du Châteaunoir.. Si toutefois vous pensez que cela est impossible, alors réservons-nous pour le mois de mars, lorsque quatre personnes seront à nouveau assises autour de la table du petit déjeuner comme je l’ai dit, ce à quoi j’aspire ardemment.
Je confirme m’être maintenant vraiment mis au travail. Matin et après-midi à la bibliothèque. Il s’agit d’abord de rassembler toute la littérature, ce qui est rudement difficile et laborieux.
Le matin à huit heures et quart le petit déjeuner m’est impitoyablement apporté au lit. J’ai horreur de déjeuner au lit sans avoir fait ma toilette (ce que beaucoup ressentent comme le comble de la jouissance et un début de journée des plus merveilleux). Moi, en revanche… – mais je ne souhaite pas une fois de plus me mettre à parler de la table du petit déjeuner au Château Noir. La salle de bain est à ma disposition jusqu’à neuf heures. Vers neuf heures et demi je suis prêt et le travail peut commencer – 10 minutes d’autobus jusqu’à la Bibliothèque Nationale. Au fond je suis très content d’être obligé de me lever, car sinon j’aurais passé la plus grande partie de la matinée au lit comme jadis (à Paris mais pas en Provence), et plus de temps pour les affaire courantes.
Le soir à la maison je lis, raccommode, écris des lettres, range mes notes, etc…
John Rewald
1934
Fritz Novotny à Léo Marchutz, Vienne, le 20 janvier 1934
Votre deuxième lettre exhaustive m’a un peu – ou plutôt, pour être exact, beaucoup – décontenancé, car vous y contestez pour l’essentiel l’opinion que je m’étais faite sur la question du cadrage du tableau que j’avais consignée dans mes notes. Bien que les paysages vous soient familiers par vision immédiate et que vous ne soyez pas tributaire de la laborieuse reconstruction photographique, cause de ces délicats problèmes, je ne puis cependant laisser vos constatations sans réponse, car je pense que sur certains points essentiels nous ne nous sommes pas bien compris. (…)
Je trouve qu’il existe une opposition très importante, dans le cas des vastes paysages, entre un cadrage relativement étroit du tableau et la grandeur et l’immensité de ce paysage lorsqu’il est photographié. J’estime qu’il est possible d’assimiler l’angle de vue de la photo à l’angle d’une vue à peu près normale. (…) J’estime néanmoins que vous commettez une erreur lorsque vous dites : « … lorsque l’oeil reste fixe, les marges du cadrage de Cézanne sont incertaines, indistinctes…». C’est certes exact, mais en parlant de la norme d’un regard porté sur le lointainje n’évoquais pas un regard fixé sur un point et projeté vers le centre de l’image, mais bien un regard circulaire. (…)
Evidemment on peut débattre sur ce qui fait l’essentield’un paysage, mais là encore je pense aux caractéristiques les plus grossières, telles que l’étendue en profondeur d’une plaine, l’éloignement et la hauteur d’une chaîne de montagnes. (…) Faire la recherche sur ces critères aux différentes époques serait un travail qui n’a pas encore été entrepris, on peut dire cependant de façon très générale que le XVIIèmesiècle des peintres hollandais peut être considéré comme tel. Lorsque dans les représentations de plaines de Van Cuyp, Van Goyen ou Ruysdaël beaucoup de ciel et une vaste mais étroite partie de plaine remplissent la surface de la toile, il s’ensuit un principe de cadrage du tableau, qui correspond à la vision neutreet normaled’une partie de paysage. Il en va de même d’un grand nombre d’oeuvres du début du XIXèmesiècle avec les toiles de l’Ecole de Barbizon, de Waldmüller ou de Caspar David Friedrich. (…)
30 janvier
La suite viendra bientôt, ainsi, espérons-le, qu’une réponse à votre confrontation Bergson/Cézanne, à laquelle je n’ai pas pu me consacrer en profondeur à cause de la grande quantité de travaux désagréables et urgents ici.
Je n’ai certes pas besoin de vous dire expressément comme je vous suis reconnaissant de débattre de façon exhaustive de toutes ces – oh combien ! – délicates questions ! Vous êtes indispensable pour mon essai.
Votre dévoué Fritz Novotny
Fritz Novotny à Léo Marchutz, Vienne, le 10 février 1934
Je vous remercie infiniment pour votre dernière lettre! Elle contient quelques remarques importantes. Le concept de concentrationtel que vous le présentez me paraît très pertinent[6]« Rapprocher ce qui est loin et éloigner ce qui est près » constitue ce que nos trois protagonistes appellent dans cette correspondance la concentration, assurant une plus grande unité du tableau.. Ainsi, suivant vos constatations (et celles de M. Rewald) sur la vision photographique comparé à celle du réel, le degré de concentration dans la peinture de paysages de Cézanne serait relativement proche d’une impression visuelle normale ; par ailleurs il s’agit également d’une exagération de certains objets dominants, en premier lieu la Sainte Victoire, ce qui est déjà exprimé dans le concept de concentration. Mais ne doit-on pas pouvoir mesurer ce degré de concentration à l’aune de la neutralité d’un regard porté au loin, ce qui justement me pose de nombreuses difficultés ? Je pense que c’est une nécessité et ainsi le véritable objectif de la recherche sur la question du cadrage.
Vos remarques sur la grande importance de la lumière du soleil dans les paysages de Cézanne m’ont particulièrement plu. Vous mettez l’accent de la sorte sur le fait, si important pour la connaissance du contenu réel et de l’emploi des couleurs dans la peinture de paysage de Cézanne, fait qu’à mon avis Johnson a été le tout premier à soulever.
Meilleurs sentiments.
Votre dévoué Fritz Novotny.
Léo Marchutz à John Rewald, 9 mai 1934
… Or je tiens à vous rappeler ce qui m’a à l’origine amené à rechercher les motifs : il s’agissait du plaisir de la découverte inhérente à mes yeux de la vision conjointe de la photo du tableau de Cézanne (à défaut de l’original) et du motif. Partant de là, je suis arrivé à confier le soin de la publication à Novotny, estimant que d’autres pourraient aussi y trouver plaisir et peut-être une utilité. En vous occupant de ce matériau, vous êtes parvenu, ce qui se comprend, à mûrir l’idée de travailler vous-même sur Cézanne et si possible de publier une série de ces photos et motifs, avec l’idée certes fondée, que cela susciterait quelque intérêt. Vous vous en êtes ouvert à Novotny, qui vous a répondu, me semble-t-il, que vous ne devriez par vous sentir gêné dans vos recherches par le travail que lui-même envisageait. En revanche, je crois que vous allez trop loin en visant une exhaustivité impossible à atteindre : quelques motifs bien choisis et inédits seront suffisants (…) Je ne vois pas comment on pourrait inciter Venturi à abandonner son matériel : il a réuni les photos et s’il devait s’adresser à moi, pour que je l’aide, dans la mesure du possible, à rechercher des motifs, je devrais le faire de la même manière que pour Novotny, pour vous ou quiconque m’apporterait des photos de Cézanne.(…)
Léo Marchutz à John Rewald, 11 mai 1934
… Je m’empresse de répondre aussi exhaustivement que possible à votre lettre. (…)
Votre idée d’une publication autour des copies réalisées au Louvre me paraît excellente, idée séduisante apte à susciter l’intérêt de n’importe quelle revue. Il faut absolument le faire et tout de suite. Vous valorisez par là même grandement votre travail ultérieur et aurez ainsi un accès plus facile aux collections particulières, etc… Je me rends compte à ce propos de l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. Il faut étudier de plus près les compositions de Cézanne[7]Léo Marchutz appelle « composition » toute œuvre qui n’est pas une représentation visuelle directe de la nature ou d’un modèle (le motif), mais une œuvre réalisée à partir d’une autre œuvre, d’une sculpture, d’une peinture ou d’une illustration de revue, etc., si possible collecter des reproductions ou réaliser des calques et ensuite tenter de trouver les modèles aussi bien pour les figures isolées que pour les groupes. Cézanne n’ayant que rarement travaillé d’après modèles et sachant par exemple que la figure masculine souvent représentée debout et de dos est redevable à Signorellii (Cézanne possédait dans son atelier une reproduction d’un dessin berlinois de Signorelli), on devrait identifier les modèles de nombreuses figures, que ce soit celles de Poussin, Tintoret, Signorelli ou n’importe qui d’autre. Vous devez consulter en premier lieu les Livres-Blanc, farfouiller au Louvre, Rubens et ses œuvres en Belgique, etc… (…)
Les compositions de Cézanne n’ont encore jamais été étudiées, pour votre travail il s’agirait là d’un important enrichissement. On peut affirmer avec certitude que les figures cézanniennes ont une origine de seconde main (on raconte qu’il aurait également eu recours à de vieux dessins de nus du temps de l’Académie Suisse), des statues, des reliefs, etc… ont été également mis à contribution. Vérifier en premier lieu chez Poussin? Un travail de romain, et même si le résultat s’avérait mince, vous gagnerez beaucoup par la recherche en elle-même. (…)
Une Idée me vient soudain, que je souhaite bien vous soumettre même si au premier abord elle vous paraîtra absurde. Je ne sais si le plus opportun ne serait pas de vous mettre à la disposition de Venturi, en trouvant un accord avec lui qui vous engage à réaliser les recherches d’identification des tableaux et tout ce qui va avec. L’objectif serait que Venturi prenne en charge évidemment vos séjours ici, à Pontoise, à Auvers, etc… ainsi que tous les autres frais, ce qu’il ferait volontiers, je pense. (…)
L’histoire de l’art, pour laquelle vous écrivez en fin de compte votre thèse, vous sera d’autant plus redevable si vous identifiez les modèles des compositions cézanniennes et si vous parvenez peut-être même à prouver que toutes les compositions sont pour ainsi dire des fantaisies à partir d’oeuvres d’art. (…) Si vous êtes décidé à mettre en œuvre ce bouleversement, ce à quoi je vous invite vivement, contactez Venturi et dites lui ceci : vous avez décidé d’abandonner votre travail sur Cézanne tel que vous l’aviez initialement envisagé et vous seriez prêt à mettre à sa disposition votre savoir, votre matériel et vos capacités. (…) Faites-moi rapidement part de votre avis…
Léo Marchutz à John Rewald, 15 mai 1934
Je me réjouis que vous acceptiez avec sympathie l’idée: je souhaite en premier lieu esquisser rapidement mon point de vue sur la réalisation de ce travail. Il n’est pas nécessaire que vous renonciez à la juxtaposition, bien au contraire, la différence de traitement de Cézanne dans ses compositions saute aux yeux, lorsqu’il est démontré justement combien la nature le submergeait lorsqu’il peignait des paysages. Les copies de dessins provenant du Louvre, qu’il a réalisées d’après le Magasin Pittoresque(Greco, etc… ) sont fondamentales. Ensuite les compositions dont les éléments (…) sont juxtaposés différemment, reflètent un monde pictural singulier, auquel Cézanne curieusement tenait beaucoup, mais qui ne donne pour ainsi dire pas de résultat évaluable comme pour ses paysages, natures mortes, portraits et groupe de portraits (joueurs). Pourquoi ? Absence de contact avec la nature (ce qui resterait en premier lieu encore à démontrer par la recherche des modèles de ses figures) ou, si contact avec la nature il y a, le mode d’expression de Cézanne reste en deçà du mode d’expression de ses paysages, etc… Cela concerne il est vrai un domaine, objet aujourd’hui de toutes les hypothèses ; ce qui semble pourtant sûr, c’est que Cézanne, face au modèle humain, ne pouvait procéder comme face au paysage ou même à la nature morte.
Léo Marchutz à John Rewald, Aix-en-Provence, le 3 juin 1934
(…) Vendredi après-midi j’étais en ville pour faire des courses, soudain j’ai entendu bruyamment souffler derrière moi, c’était Venturi. Il me dit être depuis longtemps à Marseille (l’Estaque!). Mais Felheim l’a déjà vu mercredi à Aix, pour autant qu’il s’en souvienne. Hier après-midi vers 2 heures Venturi est venu ici, aujourd’hui il repart. Il avait les petites photos avec lui que nous avons regardées ensemble, je lui ai indiqué ce que je savais, pas davantage. Lorsqu’il m’apparaissait qu’on pourrait retrouver le motif, je le lui ai dit, mais il n’a pas vraiment donné suite, par timidité ou indifférence, je ne sais. C’était tout. (…) Il part bientôt pour l’Allemagne, la Suisse, la Russie et ensuite l’Amérique. (…)
Meilleurs sentiments
votre Léo
John Rewald à Léo Marchutz, Paris, le 27 octobre 34.
J’ai appris quelque chose de [très] intéressant du fils Perls. Ses parents sont à présent – et chacun pour soi – marchands d’art. Il est en bonnes relations avec eux. Tous deux s’efforcent en ce moment d’acquérir 3 ou 4 carnets d’esquisses de Cézanne. L’affaire pourrait se conclure dans les prochains jours avec l’une des deux équipes. (…)
Je me suis rendu ensuite chez Venturi pour discuter avec Garosci[8]Garosci est le secrétaire particulier de Venturi.. Venturi en personne était présent, arrivé le jour-même de Bâle, et prêt à se rendre dans quatre jours en Amérique. Ma demande concernait en premier lieu les photos. Je lui en ai rapidement montré deux (une pour lui, l’autre pour moi). Evidemment, avec ses remerciements, il m’a donné les pleins pouvoirs pour photographier tout ce que je pourrais découvrir. Garosci mettra tout en œuvre. En plus des 5 copies pour mes clients je pourrais naturellement en garder quelques-unes pour moi, etc…
Bon. Il m’a ensuite questionné sur les photos de Vollard pour mon article. Bien entendu il me confiera toutes les photos que je désire, mais il ne peut m’accorder les droits de publication, raison pour laquelle je dois parler à Vollard en personne ; cela devrait cependant être certainement possible, je peux facilement me recommander de lui.
Adieux grandioses… Je reste dans la pièce avec le secrétaire. Venturi revient, passe la tête par la porte : hello, hello, hello ! à tout moment il est disposé à publier l’article dans sa revue «l’Arte». Puis il disparaît. (…)
Garosci me montre les nouvelles photos. Des merveilles : entre autres une image de la carrière tout en finesse avec un petit bonhomme au milieu, un tableau avec une cabane de chasse ronde et des meurtrières, une toile de Bellevue en vue frontale, c’est à dire la façade de la maison avec la tour à droite. (…)
Je me suis entre-temps installé ici et j’ai retiré tous les tableaux des murs pour y accrocher mes nouvelles acquisitions. Cela s’est passé ce matin. Mon intérieur est maintenant grandiose et Paris me plaît encore plus.
J’ai failli oublier Novotny. J’ai bien trouvé sa lettre en arrivant et ainsi j’ai passé toute la première journée à Paris à lui répondre, à classer les photos et à collecter tout ce qui doit lui être envoyé. Ensuite j’ai dû dactylographier notre article, afin de pouvoir lui joindre une copie carbone. Et à présent : la réponse, l’article sur le Château, l’article sur Le Greco ; les photos et les fichiers correspondants de la cartothèque sont à tel point lourds que la lettre recommandée coûte 13 Frs. Il devra attendre le début du mois prochain, il ne me reste que 4 Frs. (…)
Trois portraits de Cézanne sont exposés chez Bernheim-Jeune, je n’ai pas encore pu y aller car l’entrée est payante. (…)
Pour aujourd’hui tous mes meilleurs sentiments à vous tous John Rewald
John Rewald à Fritz Novotny, Paris, le 1erdécembre 1934
Revenons à votre lettre. Nos informations sur les propriétaires des toiles du Château sont fondées pour une petite partie sur des informations que Léo Marschutz et moi-même avons recueillies plus ou moins au hasard, pour une plus grande partie, comme d’ailleurs les photos de nombreuses peintures, sur le témoignage de Lionello Venturi. Tout en réclamant la plus grande discrétion, je souhaite vous communiquer à cette occasion que Venturi travaille à son catalogue raisonné, qui contrairement aux autres catalogues similaires préparés ça et là, se démarque par le fait qu’il est quasiment terminé et qu’il paraîtra dans tous les cas l’année prochaine.
Depuis que j’ai fait la connaissance de M. Venturi, nous avons à plusieurs reprises échangé du matériel et il m’a généreusement communiqué toutes ses photos – qui s’élèvent bien à 1400-1500 – en me donnant partiellement des copies, etc… C’est seulement dernièrement qu’entre autres j’ai pu lui rendre la pareille d’une manière involontaire. Je possède en effet 114 esquisses inédites contenues dans trois carnets découverts chez un marchand parisien connu (qui paraîtront dans le Catalogue Raisonné).(…)
Ces esquisses sont pour la plupart des études de copies faites au Louvre et au musée d’Aix. Comme je travaille depuis un certain temps sur un article concernant les copies que Cézanne a réalisées au Louvre, l’article gagne en importance de par l’iconographie, en partie surprenante, que je pourrais y ajouter.
A propos de découvertes, je souhaite également vous indiquer que j’ai reçu de la fille d’Emile Zola copies de 75 lettres inédites de Cézanne à Zola. Il s’agit, avec quelques interruptions importantes, des premières lettres d’Aix adressées à Zola parti faire ses études à Paris, pleines de vers, de sottises, et en partie déjà de propos clairement équivoques. Viennent ensuite des lettres qui décrivent de façon détaillée les difficultés de sa vie familiale, contenant de nombreuses remarques brèves sur les livres de Zola, que ce dernier lui adressait régulièrement. Cette correspondance s’interrompt brutalement en 1886 avec des remerciements secset forcés pour l’envoi de l’Oeuvre, la seule lettre non-naturelle et non chaleureuse, qui confirme bien – contre toute attente – l’hypothèse que les deux amis s’éloignaient l’un de l’autre à cause de ce livre.
En ce moment je m’efforce ici, par l’intermédiaire d’amis qui possèdent de nombreuses relations, d’intéresser une maison d’édition à la publication de ces lettres accompagnées de toutes celles parues ailleurs, une édition pour laquelle j’écrirai une préface et des commentaires. L’affaire semble prometteuse et réalisable. (…)
Avec mes meilleurs sentiments
votre très dévoué
John Rewald
Cette correspondance – ou plutôt les extraits qui viennent de vous être lus – se termine de façon assez abrupte, car elle ne constitue qu’une faible partie émergée de « l’iceberg ». La suite pour un prochain numéro (Antony Marschutz).
Références
↑1 | Erle Loran Johnson est un peintre américain né en 1905. Fasciné par l’oeuvre de Paul Cezanne, il se rendit à Aix-en-Provence pour visiter les motifs dès la fin des années 20. C’est alors que Léo le rencontra. Il fut le premier à comparer les tableaux de Cezanne avec la photographie du motif. Léo, et John Rewald par la suite, s’appuyèrent sur ses travaux. Johnson édita en 1943 un livre « Les compositions de Cézanne » qui devint le principal support de cours dans un grand nombre d’université américaines pour tous ceux qui souhaitaient étudier l’oeuvre de Cezanne. |
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↑2 | Mme Vieil-Noé Tessier était la propriétaire de Châteaunoir. C’est elle qui reçut Léo Marchutz en 1928, ce dernier lui dédia d’ailleurs, bien des années après en 1949, son ouvrage « L’Evangile selon Saint Luc ». Elle était sculptrice et avait connu Cezanne. |
↑3 | Julius Meier-Graefe, historien d’art et écrivain, a publié la première biographie en allemand de Cezanne en 1910, mais aussi des biographies de Van Gogh, Renoir et Manet. |
↑4 | Anna Kraus était la première épouse de Léo Marchutz, c’est elle, qui travaillant dans une galerie à Berlin a vendu un tableau de Cezanne et avec l’argent de la commission a accompagné Léo lors de son premier voyage à Aix en 1928. |
↑5 | Werner Laves est un peintre berlinois, membre de la communauté artistique du Châteaunoir. |
↑6 | « Rapprocher ce qui est loin et éloigner ce qui est près » constitue ce que nos trois protagonistes appellent dans cette correspondance la concentration, assurant une plus grande unité du tableau. |
↑7 | Léo Marchutz appelle « composition » toute œuvre qui n’est pas une représentation visuelle directe de la nature ou d’un modèle (le motif), mais une œuvre réalisée à partir d’une autre œuvre, d’une sculpture, d’une peinture ou d’une illustration de revue, etc. |
↑8 | Garosci est le secrétaire particulier de Venturi. |