Un propos de Cezanne

Alain Madeleine-Perdrillat

avril-mai 2022

 (rappel : cliquer sur les images pour les agrandir)

Je voudrais revenir sur un bref propos de Cezanne rapporté par Ambroise Vollard :

« Il [Cezanne] me demanda ce que les amateurs pensaient de Rosa Bonheur. Je lui dis qu’on s’accordait généralement à trouver le Labourage nivernais très fort. « Oui, repartit Cezanne, c’est horriblement ressemblant ». »[1]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir (1938), Paris, Éditions Grasset, 1985, page 78. Le propos n’est malheureusement pas daté, mais il ne peut être antérieur à 1896, date probable de la première rencontre du peintre avec Ambroise Vollard.

Rosa Bonheur, Labourage nivernais, en 1849, huile sur toile, H. 133,0 ; L. 260,0 cm., ©RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)-Michel Urtado

Rosa Bonheur (1822-1899) était une artiste très appréciée de son temps. En 1855, dans Les beaux-arts en Europe, Théophile Gautier notait, non sans quelque condescendance : « Nous avons toujours professé une sincère estime pour le talent de mademoiselle Rosa Bonheur, avec elle, il n’y a pas besoin de galanterie ; elle fait de l’art sérieusement, et on peut la traiter en homme. La peinture n’est pas pour elle une variété de broderie au petit point. »  Et Baudelaire, dans trois lignes non datées sur la collection de M. Crabbe, à propos d’un tableau d’elle qui en faisait partie : « Le meilleur que j’aie vu, une bonhomie qui tient lieu de distinction » (où l’on devine toutefois un peu plus qu’une restriction).

Commandé par l’État en 1848, Labourage nivernais[2]Huile sur toile, 133 x 260 cm., aujourd’hui conservé au musée d’Orsay, daté de 1849, fut présenté cette année-là au Salon, au palais des Tuileries, où il obtint un grand succès. Cezanne n’avait alors que dix ans ; il faut donc croire qu’il le vit beaucoup plus tard, au musée du Luxembourg (où le tableau avait tout de suite été accroché), lors de ses premiers séjours à Paris, peut-être dès 1861, quand il y fréquente l’Académie Suisse.

Il faut noter encore que Cezanne n’avait pas de dédain a priori pour Rosa Bonheur, comme en témoigne une remarque qu’il fit plus tard à Émile Bernard : « Rosa Bonheur était une sacrée femme, elle a su se livrer toute à la peinture. »[3]Ambroise Vollard,En écoutant Cézanne…, op. cit., page 54. Mais il s’agit d’un propos sur la personne, non sur l’œuvre.

On retrouve, dans le livre d’Ambroise Vollard, un autre mot de Cezanne proche de celui sur Rosa Bonheur, mais visant cette fois un tableau de Puvis de Chavannes, Le pauvre pêcheur, encore une œuvre achetée par l’État, présentée au Salon de 1881[4]Étant établi à Pontoise cette année-là, Cezanne put voir l’œuvre au Salon, au mois de mai., et qui suscita de vives polémiques.

Puvis de Chavannes, Le pauvre pêcheur, 1881, huile sur toile. 155 x 192,5 cm, Pais, musée d’Orsay.

Selon un récit de Renoir rapporté par Vollard, Cezanne dit simplement, à propos de ce tableau : « Oui, c’est bien imité ! »[5]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne…, op. cit., page 50. On imagine aisément le ton dubitatif sur lequel fut dit ce « Oui ». Mais l’on s’étonne un peu de ces mots, dans la mesure où cette œuvre de Puvis de Chavannes ne manifeste aucune intention réaliste, mais au contraire traite synthétiquement, dans toute une gamme de gris imaginaires, le ciel, l’eau, la terre et la barque et son ombre, mis au service d’une allégorie assez lourde, presque misérabiliste, ce qui l’éloigne de l’heureux et très bien coloré Labourage nivernais de Rosa Bonheur. On peut penser que Cezanne ne se souvient alors que du dessin de l’œuvre et que son exactitude suffit à l’indisposer. Pour les deux peintres « critiqués », leur cas est expédié d’un mot, comme s’il n’y avait pas lieu de s’y attarder davantage, au moment même où justement beaucoup d’artistes et d’écrivains s’y attardaient.

Encore un autre exemple, toujours dans le livre de Vollard, d’un rejet par Cezanne d’un certain type d’exécution très « réaliste » : il dit d’un tableau d’Édouard Dubufe, Le prisonnier de Chillon, qu’il était « affreusement bien fait »[6]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, …op. cit., page 54. La copie par Cezanne de ce tableau conservé au musée Granet figure dans le Catalogue raisonné de son œuvre (The Paintings of Paul Cézanne. Londres, éditions Thames and Hudson, 1996, R 13) établi par John Rewald, ainsi que dans le catalogue en ligne (FWN 571-TA). Elle n’est connue que par une reproduction en noir et blanc, et sa localisation reste aujourd’hui inconnue., et l’on est d’autant plus surpris par une telle remarque que, dans sa jeunesse, il copia lui-même cette œuvre vers 1860, ce que Vollard ignorait certainement.

Claude-Marie Paul Dubufe (1819-1883)- Le Prisonnier de Chillon, 1846, huile sur toile,Musée Granet, Aix-en-Provence

À première vue, il semble que, pour Cezanne, la peinture ne doive jamais chercher à imiter quelque modèle que ce soit, qu’il s’agisse de la nature, de figures ou d’objets, et quand l’imitation est particulièrement réussie, l’œuvre est d’autant moins intéressante, mais aussi d’autant plus « dangereuse » qu’il est difficile de ne pas reconnaître (et admirer ?) en elle le savoir-faire du peintre. À cet égard, le fait que, pour parler de ces tableaux qu’il rejette, Cezanne utilise deux adverbes que l’on peut juger excessifs, « horriblement » et « affreusement », traduit sans doute le besoin de repousser avec vigueur quelque chose qui pourrait plaire, malgré tout. En réalité, la position du peintre est plus mesurée, plus subtile, comme le montre ce qu’il dit un jour à Émile Bernard (des mots qui sont rarement cités) : « […] car il faut de l’imitation et même un peu de trompe-l’œil, cela ne nuit pas si l’art y est. »[7]Émile Bernard,Souvenirs sur Paul Cézanne (1907), repris dans Conversations avec Cézanne. Édition critique présentée par Michael Doran, Paris, Éditions Macula, 1978, page 79. Si la notion inattendue d’« un peu de trompe-l’œil » paraît paradoxale en elle-même, puisque l’on comprend mal qu’un trompe-l’œil puisse plus ou moins tromper, cette difficulté exprime bien celle que Cezanne rencontre avec cette question de l’imitation.

Il ne fait pas de doute qu’il appréciait les œuvres de maîtres capables de rendre très fidèlement la réalité, ainsi les portraits peints par Ingres, sans même parler de celles d’artistes du passé qu’il révérait, comme Raphaël, Titien ou Holbein. Il n’aurait bien sûr jamais pu dire que le Portrait de Granet par Ingres, qu’il put à loisir admirer au musée de sa ville natale, était « horriblement ressemblant », ou « affreusement bien fait ». L’idée vient alors que ce que Cezanne reproche à ces trois œuvres, et qui constitue leur point commun, est qu’elles racontent quelque chose, ici une scène de la vie des paysans, avec ce que cela suppose d’idéalisation par contraste avec la vie dans les villes, là un moment de méditation religieuse d’un pêcheur (au double sens du terme), là encore l’illustration d’un passage mélodramatique d’un poème de Lord Byron. On sait que Cezanne – tous les témoignages des personnes qui le connurent concordent sur ce point – s’opposait fermement à l’immixtion de toute espèce de littérature dans son art : il déclare clairement ainsi à Léo Larguier que « L’artiste doit fuir la littérature en art » et à Joachim Gasquet : « Je n’aime pas la peinture littéraire. »[8]Léo Larguier, Le Dimanche avec Paul Cézanne (1925, dans Conversations avec Cézanne, op. cit., page 14. Joachim Gasquet, Cézanne (1926), Grenoble, Éditions Cynara, 1988, page 144. Autre exemple dans la lettre du 12 mai 1904 de Cezanne à Émile Bernard : l’artiste « doit redouter l’esprit littérateur ». 

Davantage même, il pense que l’imagination est un grave défaut pour un peintre et dit aussi au même Gasquet, à propos de sa méthode : « La mienne, je n’en ai jamais eu d’autre, c’est la haine de l’imaginatif. »[9]Joachim Gasquet,Cézanne, op. cit., page 155. On peut s’étonner que Cezanne, grand admirateur de Delacroix, ne lui fasse jamais reproche d’accorder une assez large place à « l’imaginatif » dans son œuvre. Comment comprendre ces propos véhéments, tenus par un homme qui appréciait la littérature, affectionnait les œuvres de Balzac, Flaubert et Baudelaire ? Sans doute par le fait que la peinture est pour lui une affaire de regard arrêté porté sur le monde, et nullement de récit introduisant par nécessité une dimension temporelle. Hormis plusieurs de ses tableaux de jeunesse et les Baigneurs et Baigneuses qu’il peint toute sa vie – et qu’il faut peut-être penser dans cette perspective comme une réponse à un besoin refoulé –, Cezanne ne cherche pas à rendre la vie, il ne peint pas de scènes, aucune histoire, mais des êtres, des objets et des paysages immobiles, il ne raconte jamais rien, et quand il exige de ses modèles la plus grande immobilité possible[10]On cite toujours l’anecdote du peintre demandant à Ambroise Vollard, quand il faisait son portrait, de rester immobile comme une pomme : Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., pages 56-57., il faut prendre très au sérieux cette exigence. Pour lui, pour exister vraiment, la peinture doit approfondir ce que l’on voit, ne pas chercher à imiter la vie, ce à quoi un tableau ne pourra de toute façon jamais parvenir, et cet approfondissement ne peut s’accomplir qu’en observant longuement chaque chose du monde ; aussi une montagne est-elle un motif idéal pour lui. Quand il critique sévèrement Rosa Bonheur et Puvis de Chavannes, il ne s’en prend pas à leur savoir-faire ni à leurs (bonnes) intentions, mais à l’illusion que l’une et l’autre cultivent de restituer la vie, de l’imiter, en y ajoutant de plus un « message », qui n’a rien à voir avec la peinture : pour lui, leur art se ramène à produire des images, et non des tableaux.

On comprend mieux dès lors l’intérêt qu’il porta à la photographie quand on pourrait aisément imaginer que cette technique encore jeune (on date communément son invention de 1839, l’année de la naissance du peintre) lui parut la pire des choses eu égard à ses recherches, à toutes ses conceptions de l’art. Or, non seulement il n’en dit jamais aucun mal, mais il l’utilisa à l’occasion, comme Émile Bernard en témoigne : « Cézanne n’était pas, à mon grand étonnement, ennemi qu’un peintre s’en servît [de la photographie] ; mais pour lui il fallait interpréter cette reproduction exacte comme on interprète la nature. »[11]Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne, op. cit., page 69. Pour quelques-unes de ces œuvres, paysages ou portraits, le peintre s’est clairement servi lui-même d’une photographie, ainsi pour Neige fondante à Fontainebleau et pour un Portrait de Victor Chocquet[12]Cezanne, Neige fondante à Fontainebleau, 1879 ou 1880, huile sur toile, 76,6 x 100,8 cm, New York, The Museum of Modern Art ; Cezanne, Portrait de Victor Chocquet, entre 1880 et 1885, huile sur toile, 45 x 36,7 cm, Vaduz, Fondation Socindec. Pour ces deux œuvres, voir John Rewald, The Paintings of Paul Cézanne. A Catalogue Raisonné I (The Texts), Londres, Éditions Thames and Hudson, 1996, page 273 et page 311, où les photographies utilisées par Cezanne sont reproduites.. D’autres fois, et c’est Vollard qui en témoigne, il arrivait au peintre de se rabattre sur les images du Magasin Pittoresque[13]Ambroise VollardEn écoutant Cézanne … , op. cit., page 61., sans se préoccuper de la « vérité » de ces images. Reste à savoir si Cezanne reconnût une qualité proprement artistique aux photographies ; c’est peu probable. Sans doute avaient-elles pour lui cette qualité essentielle d’être des images fixes.

       La relation de Cezanne avec ses motifs est donc pour le moins complexe : d’une part, il ne peut s’en passer et prône inlassablement, jusqu’à la fin, la nécessité pour le peintre de travailler « sur le motif », qu’il s’agisse de la nature, de portraits ou d’objets (ou de fleurs) ; d’autre part, il n’exige pas que son motif soit « naturel », aussi peint-il des bouquets en utilisant des fleurs en papier[14]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., pages 41 et 61., et utilise-t-il à l’occasion des photographies qui, non seulement immobilisent la vie, comme les tableaux, mais, dépourvues de couleurs, ne l’imitent pas. De même, lui qui se méfie tant de l’imagination, ne craint pas d’inventer la mise en scène, la plupart du temps peu réaliste, de ses baigneuses et baigneurs, pour lesquels, en outre, il ne se sert, pour les représenter, que de curieux modèles : « un vieil invalide », dit-il à Karl Ernst Osthaus[15]Karl Ernst Osthaus, « Une visite à Paul Cézanne » (1906), dans Conversations avec Cézanne, op. cit., page 99., et à Gasquet : « des soldats qui se baignent »[16]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 55. Mais il reconnaît dans ce cas que « ça ne peut rien [lui] donner pour [ses] bonnes femmes … ».. Vollard raconte aussi que Cezanne voulut une fois peindre une femme nue en faisant poser « une très vieille carne »[17]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne … , op. cit., page 59.. Certes, la question de l’« horriblement ressemblant » était habilement évitée ici. Mais ce qui importe d’abord dans ses baigneurs et baigneuses, c’est de constater que l’imagination qu’il condamnait partout ailleurs, prévaut, et avec elle le mouvement, comme s’il cherchait ainsi, malgré tout, une voie qu’il ne laissait pas d’écarter partout ailleurs.

Tous ces exemples amènent à s’interroger sur ce que fut vraiment le modèle ou le motif pour Cezanne. En tout cas, rien qui fût à copier, à imiter. Alors quoi ? D’abord des motifs que l’artiste connaissait parfaitement, qui n’exigeaient de lui, en termes d’invention et d’imagination, qu’un travail assez simple de composition (sauf donc, et surtout à la fin, pour ses baigneuses et baigneurs), et l’on observe ainsi dans ses natures mortes une disposition presque toujours frontale des objets et des fruits, sans fantaisie particulière, suivant en cela les modèles que lui fournissait la tradition, celle de grands maîtres comme Chardin, Courbet ou Manet. De même ses tardives représentations de la Sainte-Victoire sont-elles faites à partir d’un même point de vue, Cezanne revenant chaque fois à peu près au même endroit pour les peindre, sans en chercher un plus proche ou plus lointain (comme dans ses Sainte-Victoire antérieures, des années 1885-1890). Ce qui, au-delà du besoin de resserrer le motif, revient à lui accorder une moindre importance qu’au travail sur la peinture elle-même, laquelle exige une attention d’autant plus soutenue de l’artiste, et par suite la solitude et le silence : « Toute sa volonté doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. »[18]Joachim Gasquet, Cézanne , op. cit., page 131. Mais il faut encore se souvenir d’une autre nécessité que le peintre a souvent indiquée à ses interlocuteurs : il importe que l’artiste dispose d‘un véritable « tempérament »[19]Cezanne est très ferme sur ce point : « Il n’y a que la force initiale id est, le tempérament, qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre » (lettre du 22 février 1903 à Charles Camoin, cf. Cézanne, Correspondance (Nouvelle édition complète et définitive, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris éditions Grasset, 1978, page 293). Cezanne utilise plusieurs fois ailleurs le mot dans sa correspondance : lettre de 1878 à Émile Bernard, lettre du 23 janvier 1905 à Roger Marx, deux lettres de 1905 à Émile Bernard, lettre du 22 septembre 1906 à son fils. Les exemples rapportés d’emploi de ce mot par le peintre sont multiples, aussi bien dans le livre de Gasquet (op. cit., pages 67, 75, 134, 153) que dans celui de Vollard (op. cit., pages 20, 33, 67, 78). , soit de quelque chose qui ne s’apprend pas, et qui ne se réduit pas à une originalité particulière, mais implique une certaine capacité d’emportement[20]Cet emportement a bien sûr une connotation sexuelle : « Je n’admets pas la peinture de châtré », dit-il à Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., page 50. Mais il convenait de le maîtriser, ce que Cezanne n’avait pas fait dans sa dans période de jeunesse dite « couillarde », ce qu’il reconnaissait, sans la condamner pour autant., telle celle qu’il se plaisait à reconnaître à Puget[21]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 191 : « Il y a du mistral dans Puget, c’est lui qui agite le marbre. », et sans nul doute à Rubens et à Delacroix, notamment, mais ni à Ingres ni même à Degas. D’un côté donc, une exigence de silence et de concentration ; et de l’autre, mais liée à celle-ci, la reconnaissance pour soi, à des moments, du rôle d’une certaine brusquerie : il y a toujours ainsi, sous-jacente, cette contradiction chez Cezanne, que ses amis, curieusement, ne semblent pas avoir remarquée, quand elle explique, pour une part, avec sa timidité, ses soudains coups de colère et l’impression d’étrangeté, sinon de déséquilibre, qu’il produisait parfois sur ses visiteurs.

L’acharnement au travail dont fait preuve Cezanne, lié à l’attention passionnée qu’il porte au motif, le conduit à une « découverte » qu’il ne cesse plus de dire à la fin de sa vie, avec simplicité : « Or, la nature, pour nous autres hommes, écrit-il à Émile, est plus en profondeur qu’en surface. »[22]Lettre du 15 avril 1904. Le propos se retrouve sous une forme simplifiée (« la nature est en profondeur ») parmi ceux confiés par le fils de Cezanne à Léo Larguier, et reprise dans le livre de Gasquet, op. cit., pages 140, 147 et 150. Sous ce que l’on voit, qui se révèle fait d’apparences, il y aurait donc une « vérité »[23]Cezanne utilise au moins un fois le mot : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai » (lettre du 23 octobre 1905 à Émile Bernard)., que c’est la tâche même du peintre de rendre sensible. De  même y aurait-il, sous les traits visibles du visage d’un être, une intériorité qu’il lui faut suggérer, d’où ce caractère impersonnel que Cezanne donne souvent aux portraits qu’il peint, soucieux de rendre perceptible cette intériorité en évitant qu’on ne la réduise à de banals aspects psychologiques, et qui rend parfois, surtout quand il s’agit de personnes les plus proches de lui (Hortense son épouse, en particulier), leurs visages inexpressifs alors que d’autres des portraits qu’il peint, notamment ceux de Gustave Geffroy et d’Henri Gasquet, restent liés à la description psychologique.

Or, cette « découverte » se révèle fondamentale, plus importante que les propos du peintre, si rebattus plus tard, sur l’usage de formes géométriques – le cylindre, la sphère et le cône – réputées nécessaires pour traiter la nature[24]Cezanne, lettre du 15 avril 1904 à Émile Bernard. Il est à noter en passant que le cube ne figure pas parmi les formes géométriques qu’il cite.. Des mots dont les Cubistes feront leur miel, en se détournant bien vite du motif, ou en le traitant avec une grande indifférence, que l’on mesure aisément en rapprochant les dernières vues de L’Estaque peintes par Cezanne dans les années 1886-1890, de celles peintes par Braque en 1907, qui auraient très bien pu être faites ailleurs. Ailleurs et sans s’inquiéter davantage de l’attachement au motif que leur maître proclamait pourtant si vivement qu’il dut bien avoir une importance sinon essentielle à ses yeux, du moins aussi grande que les fameux cylindres, sphères et cônes (dont, à vrai dire, on distingue assez mal le rôle exact dans ses œuvres).

Quant à la nature, à l’au-delà de ses apparences, autre chose est à considérer, qui intervient dans la relation entre Cezanne et son motif, et que l’on néglige trop souvent dans l’analyse de ses œuvres, quand on en trouve de nombreux signes dans sa correspondance : l’importance qu’il accorde à la mémoire[25]On lira sur cette question l’admirable texte de Jean-Claude Lebensztejn, dont je m’inspire ici : « Persistance de la mémoire », dans Études cézanniennes, Paris, éditions Flammarion, 2006, pp. 25-44. Ce texte avait d’abord paru dans la revue Critique en août-septembre 1993.. Laquelle explique pour une part son attachement à sa région natale et son peu de goût pour les voyages (c’est l’un des seuls maîtres de son époque qui ne se rende pas en Italie, pourtant si proche de la Provence). Puis ces « sensations colorantes » qu’il ne cesse d’évoquer dans ses dernières lettres, ne procèdent pas d’un talent particulier de l’artiste, mais d’un regard qu’il veut plus attentif, plus approfondi, porté à ce qu’il aime depuis son enfance, depuis toujours ; là encore il pressent qu’une vérité s’y trouve, qu’il lui faut comprendre, presque exhumer et restituer, de même que le sens d’un paysage ne se révèle que dans la connaissance de son passé, fût-il très lointain. Et l’on peut penser un instant à Marcel Proust, qui écrit les premières pages de la Recherche du temps perdu au moment où Cezanne meurt ; « Il est impossible, écrit ce dernier, que l’émotion ne nous vienne en pensant à tout ce beau temps écoulé, à cette atmosphère qu’on a respirée sans s’en douter […] »[26]Lettre du 23 décembre 1898 à Henri Gasquet, cf. Cézanne, Correspondance, op. cit., page 267. Or, ces sensations, qui assurent l’attachement au motif, constituent aussi une distance pour le peintre, qui, précise-t-il, doit être rendue « par une somme suffisante de bleutés »[27]Lettre du 15 avril 1904 à Émile Bernard, cf. Cezanne, Correspondance, op. cit., page 300. qui suggère l’éloignement.

Cezanne cherche même explicitement, tout un temps, à saisir l’intériorité de la nature dans ses « assises (ou ses bases) géologiques »[28]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pages 135 et 136., dit-il à Joachim Gasquet, et ailleurs : « Moi, je vous le disais ce matin, j’ai besoin de connaître la géologie, comment Sainte-Victoire s’enracine, la couleur géologique des terres, tout cela m’émeut, me rend meilleur. »[29]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 150. On sent là, dans la transcription que l’écrivain fait des paroles du peintre, qu’il ne les comprend pas bien et leur ajoute, en les inventant sans doute, ces platitudes : « cela m’émeut, me rend meilleur », comme si Cezanne s’était jamais soucié d’« être meilleur ». Ce qui explique l’importance de la dizaine de tableaux qu’il consacra, en 1888-1890, aux carrières de Bibémus, toutes proches de la Sainte-Victoire, qui constituent pour lui autre chose qu’un motif parmi d’autres (on peut regretter qu’il n’aborde jamais ce point dans les lettres que l’on a conservées de lui, peut-être parce qu’il lui était plus difficile de le faire comprendre que de répondre aux questions « théoriques » d’Émile Bernard). Dans le même ordre d’idées et d’une manière surprenante, Cezanne parle de couleur « biologique »[30]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 145 : « La couleur est biologique, si je puis dire. La couleur est vivante, rend seule les choses vivantes » (sous- entendu : quand l’art les immobilise nécessairement). Cette notion de couleur « géologique » ou « biologique » ne laisse pas de surprendre., ce qui signifie que chaque couleur a une vie, une intériorité propre, avec lesquelles le peintre doit compter dès lors qu’il les perçoit. Si bien que l’on peut comprendre que les « sensations colorantes » dont il parle si souvent à la fin de sa vie[31]Cézanne, Correspondance, op. cit., pages 305, 308, 315, 318., sont étroitement liées à cette intériorité qu’il découvre des couleurs, et pas seulement à l’apparence qu’elles prennent dans la nature. Ces sensations viennent du monde, de ses couleurs, mais, « colorantes » elles-mêmes, elles y retournent dans ses représentations, l’artiste assurant ainsi, si l’on peut dire, le rôle d’intermédiaire. Il n’est pas seulement un regard porté sur la nature, pour en capter aussi finement que possible les couleurs, en les « copiant », car elles ne sont pas arrêtées, immobiles, à la disposition du peintre, elles ont leurs exigences propres qu’il doit savoir reconnaître et avec lesquelles il doit compter. En ce sens, la liberté du peintre ne saurait être illimitée (elle le deviendra bientôt après lui), et non pas par un choix souverain, mais en raison d’une de ces exigences des couleurs, sans lesquelles toute sorte d’expérience « abstraite », seulement conceptuelle ou onirique, devient évidemment possible, et dangereuse aux yeux de Cezanne. D’où cet attachement au motif qu’il ne cesse de réaffirmer alors, quand il est clair qu’il pourrait très bien s’en passer désormais tant ses œuvres s’éloignent de toute description. Ainsi, quand il n’hésite pas à peindre un ciel vert, quasi irréel, derrière la Sainte-Victoire[32]Cezanne, La montagne Sainte-Victoire,1904-1906, huile sur toile, 60 x 72 cm, Bâle, Kunstmuseum., il s’agit moins de réaliser un bel accord chromatique, que de saisir et rendre sensible dans les bleus une action intérieure, tension tendant vers la couleur verte. Mais en tout cas, rien d’arbitraire (au contraire des Fauves, qui brusqueront les couleurs, parfois très lourdement, souvent avec talent). On comprend aussi, dans les quelques œuvres inachevées de Cezanne, Le jardin des Lauves du musée de Washington notamment[33]Cezanne, Le jardin des Lauves, vers 1906, huile sur toile, 65, 5 x 81, 3 cm, Washington D. C., The Phillips Collection., que cette recherche procède par tâtonnements, en évitant toujours les grands aplats de couleur assurés, et en dispersant les touches laisse venir les couleurs à elles-mêmes, écarte la tentation au fond assez facile de « copier », ce que la photographie peut déjà très bien faire, ou, en peinture, de s’en tenir à l’« horriblement ressemblant ».

L’esthétique de Cezanne, au contraire de ce qui fut, après lui, inlassablement répété, ne tient pas à des considérations théoriques, plus ou moins liées à des formes géométriques de base, mais à un souci constant d’approfondir le motif, ses formes et ses couleurs, comme si le temps était venu de le défendre contre toutes les tentations d’abstraction qui déjà le menaçaient, et que le peintre devait confusément percevoir. Aussi y a-t-il quelque chose de très émouvant à voir ce vieil homme vouloir à tout prix se rendre encore auprès de son motif, vouloir à tout prix ne jamais le perdre de vue et moins encore l’oublier. Par là peut-être faut-il reconnaître en lui, plutôt qu’un merveilleux novateur, comme on le célèbre à l’envi, un lutteur cherchant à sauver une très longue tradition « réaliste » désormais essoufflée, en voie de se perdre dans un flux d’idées ou dans un pauvre savoir-faire descriptif.

Références

Références
1 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir (1938), Paris, Éditions Grasset, 1985, page 78. Le propos n’est malheureusement pas daté, mais il ne peut être antérieur à 1896, date probable de la première rencontre du peintre avec Ambroise Vollard.
2 Huile sur toile, 133 x 260 cm.
3 Ambroise Vollard,En écoutant Cézanne…, op. cit., page 54.
4 Étant établi à Pontoise cette année-là, Cezanne put voir l’œuvre au Salon, au mois de mai.
5 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne…, op. cit., page 50.
6 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, …op. cit., page 54. La copie par Cezanne de ce tableau conservé au musée Granet figure dans le Catalogue raisonné de son œuvre (The Paintings of Paul Cézanne. Londres, éditions Thames and Hudson, 1996, R 13) établi par John Rewald, ainsi que dans le catalogue en ligne (FWN 571-TA). Elle n’est connue que par une reproduction en noir et blanc, et sa localisation reste aujourd’hui inconnue.
7 Émile Bernard,Souvenirs sur Paul Cézanne (1907), repris dans Conversations avec Cézanne. Édition critique présentée par Michael Doran, Paris, Éditions Macula, 1978, page 79.
8 Léo Larguier, Le Dimanche avec Paul Cézanne (1925, dans Conversations avec Cézanne, op. cit., page 14. Joachim Gasquet, Cézanne (1926), Grenoble, Éditions Cynara, 1988, page 144. Autre exemple dans la lettre du 12 mai 1904 de Cezanne à Émile Bernard : l’artiste « doit redouter l’esprit littérateur ». 
9 Joachim Gasquet,Cézanne, op. cit., page 155. On peut s’étonner que Cezanne, grand admirateur de Delacroix, ne lui fasse jamais reproche d’accorder une assez large place à « l’imaginatif » dans son œuvre.
10 On cite toujours l’anecdote du peintre demandant à Ambroise Vollard, quand il faisait son portrait, de rester immobile comme une pomme : Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., pages 56-57.
11 Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne, op. cit., page 69.
12 Cezanne, Neige fondante à Fontainebleau, 1879 ou 1880, huile sur toile, 76,6 x 100,8 cm, New York, The Museum of Modern Art ; Cezanne, Portrait de Victor Chocquet, entre 1880 et 1885, huile sur toile, 45 x 36,7 cm, Vaduz, Fondation Socindec. Pour ces deux œuvres, voir John Rewald, The Paintings of Paul Cézanne. A Catalogue Raisonné I (The Texts), Londres, Éditions Thames and Hudson, 1996, page 273 et page 311, où les photographies utilisées par Cezanne sont reproduites.
13 Ambroise VollardEn écoutant Cézanne … , op. cit., page 61.
14 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., pages 41 et 61.
15 Karl Ernst Osthaus, « Une visite à Paul Cézanne » (1906), dans Conversations avec Cézanne, op. cit., page 99.
16 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 55. Mais il reconnaît dans ce cas que « ça ne peut rien [lui] donner pour [ses] bonnes femmes … ».
17 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne … , op. cit., page 59.
18 Joachim Gasquet, Cézanne , op. cit., page 131.
19 Cezanne est très ferme sur ce point : « Il n’y a que la force initiale id est, le tempérament, qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre » (lettre du 22 février 1903 à Charles Camoin, cf. Cézanne, Correspondance (Nouvelle édition complète et définitive, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris éditions Grasset, 1978, page 293). Cezanne utilise plusieurs fois ailleurs le mot dans sa correspondance : lettre de 1878 à Émile Bernard, lettre du 23 janvier 1905 à Roger Marx, deux lettres de 1905 à Émile Bernard, lettre du 22 septembre 1906 à son fils. Les exemples rapportés d’emploi de ce mot par le peintre sont multiples, aussi bien dans le livre de Gasquet (op. cit., pages 67, 75, 134, 153) que dans celui de Vollard (op. cit., pages 20, 33, 67, 78).
20 Cet emportement a bien sûr une connotation sexuelle : « Je n’admets pas la peinture de châtré », dit-il à Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., page 50. Mais il convenait de le maîtriser, ce que Cezanne n’avait pas fait dans sa dans période de jeunesse dite « couillarde », ce qu’il reconnaissait, sans la condamner pour autant.
21 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 191 : « Il y a du mistral dans Puget, c’est lui qui agite le marbre. »
22 Lettre du 15 avril 1904. Le propos se retrouve sous une forme simplifiée (« la nature est en profondeur ») parmi ceux confiés par le fils de Cezanne à Léo Larguier, et reprise dans le livre de Gasquet, op. cit., pages 140, 147 et 150.
23 Cezanne utilise au moins un fois le mot : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai » (lettre du 23 octobre 1905 à Émile Bernard).
24 Cezanne, lettre du 15 avril 1904 à Émile Bernard. Il est à noter en passant que le cube ne figure pas parmi les formes géométriques qu’il cite.
25 On lira sur cette question l’admirable texte de Jean-Claude Lebensztejn, dont je m’inspire ici : « Persistance de la mémoire », dans Études cézanniennes, Paris, éditions Flammarion, 2006, pp. 25-44. Ce texte avait d’abord paru dans la revue Critique en août-septembre 1993.
26 Lettre du 23 décembre 1898 à Henri Gasquet, cf. Cézanne, Correspondance, op. cit., page 267.
27 Lettre du 15 avril 1904 à Émile Bernard, cf. Cezanne, Correspondance, op. cit., page 300.
28 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pages 135 et 136.
29 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 150. On sent là, dans la transcription que l’écrivain fait des paroles du peintre, qu’il ne les comprend pas bien et leur ajoute, en les inventant sans doute, ces platitudes : « cela m’émeut, me rend meilleur », comme si Cezanne s’était jamais soucié d’« être meilleur ».
30 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., page 145 : « La couleur est biologique, si je puis dire. La couleur est vivante, rend seule les choses vivantes » (sous- entendu : quand l’art les immobilise nécessairement). Cette notion de couleur « géologique » ou « biologique » ne laisse pas de surprendre.
31 Cézanne, Correspondance, op. cit., pages 305, 308, 315, 318.
32 Cezanne, La montagne Sainte-Victoire,1904-1906, huile sur toile, 60 x 72 cm, Bâle, Kunstmuseum.
33 Cezanne, Le jardin des Lauves, vers 1906, huile sur toile, 65, 5 x 81, 3 cm, Washington D. C., The Phillips Collection.