CEZANNE et l’œuvre de DELACROIX

 Alain Madeleine-Perdrillat
Juin 2022

 On connaît l’admiration que Cezanne portait à Delacroix : outre quelques témoignages de personnes qui l’ont connu, il l’a dite lui-même par écrit, une fois, dans une lettre du 12 mai 1904 à Émile Bernard : « je suis de cœur avec lui [Odilon Redon] pour sentir et admirer Delacroix. »[1]Cézanne. Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Pais, éditions Bernard Grasset, 1978, p. 301. Dans la même lettre, il évoque aussi son rêve de peindre un jour une Apothéose de Delacroix, pour laquelle il fit des esquisses mais qu’il ne réalisera jamais[2] Parmi ces esquisses, une huile sur toile (27 x 35 cm) que l’on date entre 1890 et 1894, conservée à Paris, au musée d’Orsay, déposée au musée Granet, à Aix-en-Provence, et une mine de plomb et aquarelle sur papier (20 x 22 cm) conservée dans une collection privée. John Rewald (Les aquarelles de Cézanne. Catalogue raisonné, Paris, éditions Flammarion – Arts et métiers graphiques, 1984, pp pp. 102-103) date cette aquarelle des années 1878-1880, ce qui signifierait que Cézanne reprit ce thème dix ans après l’avoir abordé..

1894 Anonyme ou Emile Bernard ? Cézanne dans son atelier parisien travaillant à son Apothéose de Delacroix  – Fonds John Rewald Washington, National Gallery of Art

Cependant, plus de trente ans auparavant, en 1870, il avait fait de Delacroix une petite copie de La barque de Dante, une œuvre qu’il avait vue au musée du Louvre,

Delacroix, La barque de Dante,1822, huile sur toile, 189 x 241,5 cm, Paris, musée du Louvre.
FWN 615 – R172 Cezanne, La Barque de Dante, d’après Delacroix, 1870.

et plus tard, vers 1880-1885, il en fera une, à l’aquarelle, de la Médée[3]La copie à l’aquarelle faite par Cezanne est conservée au Kunsthaus de Zurich ; voir sur cette aquarelle la longue notice que lui consacre John Rewald (Les aquarelles de Cézanne, op. cit., pp. 119-120). du maître : il manifesta donc toute sa vie un intérêt pour celui-ci.

Delacroix, Médée, dite aussi Médée furieuse, 1836-1838, huile sur toile, 280 x 165 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts.
FWN 1875-RW145 Cezanne, La Médée, d’après Delacroix, 1880.

On apprend encore qu’il conservait dans son atelier une aquarelle de Delacroix (un Bouquet de fleurs) que son marchand Vollard avait achetée pour lui, en 1899[4] Ambroise Vollard raconte cet épisode dans son livre En écoutant Cézanne, Degas, Renoir (paru en 1938, mais reprenant en partie, pour Cezanne, son livre Paul Cézanne publié par lui-même en 1915, en fait en 1914), Paris, éditions Grasset, 1985, pp. 62-63., et dont il fera une copie à l’huile en 1902[5] Cezanne, Bouquet de fleurs, 1902, huile sur toile, 77 x 64 cm, Moscou, musée Pouchkine..

Delacroix, Bouquet de fleurs, 1849, aquarelle, gouache et rehauts de pastel sur carton, 65 x 65,4 cm, Paris, musée du Louvre.
FWN 882 – R894 Cezanne, Bouquet de fleurs (d’après Delacroix), 1902.

Émile Bernard raconte : « Ce que je vis de beau dans cette chambre ce fut une aquarelle de fleurs de Delacroix, qu’il avait acquise de Vollard après la vente Chocquet. Il l’avait toujours admirée chez son vieil ami le collectionneur, et il y avait souvent puisé de bonnes leçons d’harmonie. Il entourait cette aquarelle de très grands soins ; elle était encadrée, et pour éviter la décoloration de la lumière, il la tenait face au mur, à portée de la main. »[6]Conversations avec Cézanne. Textes présentés et annotés par Michael Doran, traduits de l’anglais par Ann Hindry, Paris, éditions Macula, 2011, p. 125. En outre, Gasquet note la présence d’au moins deux reproductions d’œuvres de Delacroix[7] Vollard parle de plusieurs Delacroix, sans préciser lesquels : Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… ,  op. cit., p. 47. : une grande gravure de La mort de Sardanapale, un autre tableau présenté au Louvre, et, sans plus de précision, un Chasseur. Émile Bernard et Gasquet parlent aussi d’un petit tableau de Delacroix, Agar au désert, vu dans l’atelier du peintre, accroché au mur selon Bernard[8] Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 114. La copie de l’Agar au désert de Delacroix faite par Cezanne est conservée dans une collection privée ; elle figure dans le catalogue raisonné de John Rewald, The paintings of Paul Cézanne, Londres, éditions Thames and Hudson, 1996, tome I, no 745, p. 457., et, selon Gasquet : « Dans un écrin de velours rouge, à terre, sur la petite table à pinceaux, sur une chaise, mais toujours fermé à clef, la petite toile, richement encadrée, de Delacroix, l’Agar au désert, dont il a fait une copie »[9] Joachim Gasquet, Cézanne, Grenoble, éditions Cynara, 1988, p. 107. Cezanne aurait fait de cette œuvre de Delacroix une copie à l’aquarelle et au crayon sur papier, et une gravure, vers 1894. La première édition du livre de Gasquet est de 1921, soit quinze ans après la mort du peintre, ce qui peut faire craindre certaines interprétations et « enrichissements », par l’auteur, de souvenirs déjà anciens..

FWN 677 – R745 Cezanne, Agar dans le désert, d’après Delacroix, 1890-1894, huile sur toile

Cezanne a-t-il vraiment possédé ce Delacroix ? Et n’est-il pas plutôt imaginable que le tableau que les deux visiteurs virent était la copie qu’en avait fait Cezanne, car il n’est fait état nulle part ailleurs de l’acquisition d’un original de Delacroix par Cezanne ? Au reste, on voit mal celui-ci conserver un tableau, et a fortiori l’un des siens, dans un coffret. Quant à Ambroise Vollard, il raconte qu’un jour, chez Cezanne avec Victor Chocquet, après que le peintre eut affirmé : « J’adore Delacroix, nous regarderons ensemble ce que je possède de lui », ils s’agenouillèrent et « se passaient les Delacroix » qu’ils avaient déposés à terre pour les admirer[10] Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne…, op. cit., p. 31.. On aimerait savoir lesquels.

Ce qui paraît presque certain, c’est que Cezanne s’intéressa d’abord à l’œuvre de Delacroix grâce au collectionneur Victor Chocquet (qui avait défendu les œuvres de celui-ci comme il allait défendre celles du maître d’Aix) et plus encore aux écrits de Baudelaire, qu’il lisait assidûment[11]L’année de sa mort encore, dans une lettre à son fils du 28 septembre 1906, Cezanne écrit : « Je lis de Baudelaire les appréciations qu’il a écrites sur l’œuvre de Delacroix », Cézanne. Correspondance, op. cit., p. 329. Et Gasquet cite ce propos du peintre : « Il n’y a que Baudelaire qui ait parlé proprement de Delacroix et de Constantin Guys » (l’ajout du nom de Constantin Guys étonne un peu ici), Gasquet. Cézanne, op. cit., p. 161. Et Gasquet écrit : « Son Baudelaire, débroché, en loques, traînait toujours là, à portée de la main. » Gasquet, Cézanne, op. cit., p.107. Léo Larguier décrit aussi l’exemplaire que lui offrit le peintre (« La couverture est éclaboussée de peinture, elle porte quelques taches rouges et brunes, peut-être aussi l’empreinte d’un doigt qui s’était appuyé contre la palette ») et il indique les poèmes des Fleurs du mal que Cezanne préférait : Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 39. : ses Salons de 1845 et 1846, son texte sur l’Exposition universelle de 1855, et son essai L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix paru en 1863. Si ce n’est dans cet essai tardif, le poète parle précisément, et avec enthousiasme, de La barque de Dante, un tableau sur lequel un article de Thiers lui avait ouvert les yeux et dont il se plaît à citer des passages entiers. Cette insistance dut frapper Cezanne et l’amener à courir voir l’œuvre au Louvre.

Pourtant, un certain nombre de faits amènent à s’interroger sur le contenu précis de cette admiration, qui ne paraît pas avoir été complète. Et d’abord cette constatation que, hormis dans un long passage bavard du Cézanne de Gasquet, où l’on reconnaît un peu trop la main de celui-ci[12]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 178-179., les témoignages des personnes qui ont approché le peintre laissent penser qu’il n’évoquait qu’assez rarement Delacroix, et ne mentionnait que quelques-uns de ses tableaux, alors qu’il parlait souvent de Rubens et des grands maîtres Vénitiens (Tintoret et Véronèse, en particulier), et parfois des Espagnols (dont il ne put pourtant voir que peu de choses étant donné leur maigre présence dans les collections du Louvre). Et ce n’est donc que dans le témoignage « incertain » de Gasquet qu’il évoque quelques chefs-d’œuvre de Delacroix – une seule fois d’un mot, un seul, la magnifique chapelle des Saints-Anges, dans l’église Saint-Sulpice, quand Baudelaire lui avait consacré un long article en 1861, dans la Revue fantaisiste, et quelques-uns de ses grands tableaux historiques, l’Entrée des Croisés à Constantinople notamment, conservé au Louvre dès 1885.

Delacroix, L’entrée des Croisés à Constantinople, 1840, huile sur toile, 410 x 498 cm, Paris, musée du Louvre.

En outre, Cezanne ne chercha jamais, lors de ses fréquents passages à Paris, à approcher Delacroix (qui meurt en 1863, quand lui a vingt-quatre ans), mais il est vrai que son caractère plutôt sauvage ne l’engageait pas à risquer une telle démarche auprès d’une personne qui n’était pas d’un abord facile.

En fait, ce que retient surtout Cezanne chez Delacroix, c’est un usage brillant et audacieux de la couleur. On le voit dans des propos que Gasquet rapporte de lui sur deux tableaux considéréscomme deux des chefs-d’œuvre du maître. Sur Femmes d’Alger, au Louvre : « Nous y sommes tous dans ce Delacroix. Quand je vous parle de la joie des couleurs pour les couleurs, tenez, c’est cela que je veux dire… » ;

Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834, huile sur toile,180 x 229 cm,  Musée du Louvre.

et sur L’entrée des Croisés à Constantinople, également au Louvre, pour regretter que les couleurs du tableau perdissent peu à peu de leur intensité : « J’ai, vu, moi qui vous parle, mourir, pâlir, s’en aller ce tableau… C’est à pleurer… De dix ans en dix ans, il s’en va… Il n’en restera, un jour, plus rien… Si vous aviez vu la mer verte, le ciel vert. Intenses. » Plus loin, c’est encore la couleur verte qu’il célèbre dans un tableau de Delacroix qui avait enthousiasmé Baudelaire lors de sa présentation au Salon de 1845[13]« Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris », écrit Baudelaire dans son Salon de 1845 : Baudelaire, Œuvres Complètes II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 354., La mort de Marc-Aurèle, dit aussi Les dernières paroles de l’empereur Marc-Aurèle (aujourd’hui conservé au musée des Beaux-Arts deLyon) : « Quel vert il y a là… Le manteau vert ! Voilà Delacroix. »[14] Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 178, 179 et 180.

Et cette couleur verte compte parmi celles qui le touchent le plus : « le vert étant une couleur des plus gaies, écrit-il, et qui fait le plus de bien aux yeux. »[15] Cezanne, lettre du 11 mai 1886 à Victor Chocquet, Cézanne. Correspondance, op. cit. p. 227. Mais cette expression « Voilà Delacroix », qui rappelle celle de Baudelaire, « Nous sommes ici en plein Delacroix »[16] Baudelaire, Salon de de 1845, in Œuvres complètes II, op. cit., p. 355., et que reprend Gasquet[17]Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p.180., peut en un sens être lue d’une façon restrictive, signifiant que Delacroix n’était que la couleur, comme pour lui Monet n’était qu’un œil, « mais, bon Dieu, quel œil ! »[18] Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., p.55.

En effet, si la couleur de Delacroix émerveille Cezanne, il ne fait, au contraire de Baudelaire, aucune remarque élogieuse sur le dessin ou la composition des œuvres du maître. On peut aussi être certain que le caractère littéraire de beaucoup de celles-ci, que Baudelaire souligne en écrivant  « Une autre qualité très grande, très vaste, du talent de M. Delacroix, et qui fait de lui le peintre aimé des poètes, c’est qu’il est essentiellement littéraire »[19] Baudelaire, Exposition universelle (1855), in Œuvres Complètes II, op. cit., p. 596. En fait, Baudelaire sentit qu’il y avait là une véritable difficulté, comme en témoigne ce passage inattendu du Salon de 1859 où il évoque « un certain défaut, horriblement difficile à définir, que j’appellerai, faute de mieux, le défaut de tous les littératisants. Je désire qu’un artiste soit lettré, mais je souffre quand je le vois cherchant à capter l’imagination par des ressources situées aux extrêmes limites, sinon au-delà de son art. »  Baudelaire, Salon de 1859, in Œuvres Complètes II, op. cit., p. 647. Delacroix n’est-il pas, à des moments,littératisant ?, ce caractère dut déplaire à Cezanne, car c’est là un point sur lequel son opinion était très arrêtée et ne varia pas : l’artiste « doit, écrit-il encore à la fin de sa vie, redouter l’esprit littérateur qui fait si souvent le peintre s’écarter de sa vraie voie – l’étude concrète de la nature – pour se perdre trop longtemps dans des spéculations intangibles. »[20] Cezanne, lettre du 12 mai 1904 à Émile Bernard, Cézanne. Correspondance, op. cit., pp.301-302. Léo Larguier et Gasquet rapportent aussi ces propos du peintre : « L’artiste doit fuir la littérature en art »[21]Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 39.et « Je n’aime pas la peinture littéraire »[22] Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 144., comme s’il ne songeait plus un instant alors à Delacroix. Mais, quand il y songe, ailleurs, sa critique se fait précise : « Et quand Delacroix a voulu de force ficher son Shakespeare dans ses toiles, il a eu tort, il s’y est cassé le nez », et plus loin : « Delacroix, c’est le romantisme peut-être. Il s’est trop gorgé de Shakespeare et de Dante, il a trop feuilleté Faust »[23] Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 172 et 180.. Ce sont là les seuls témoignages de paroles critiques de Cezanne sur Delacroix, qu’il faut sans doute comprendre à la lumière de l’intérêt que le peintre d’Aix put porter lui-même à ces textes au début de sa carrière d’artiste, comme s’il avait été tenté alors par une vivacité en eux que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres de cette période qu’il a dite « couillarde ». À plusieurs reprises dans sa correspondance, Cezanne exige que les artistes aient du tempérament[24]Dans une lettre à Charles Camoin du 22 février 1903 : « Il n’y a que la force initiale id est, le tempérament, qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre », et dans une lettre à Émile Bernard du 25 juillet 1904 : « Avec un petit tempérament on peut être très peintre. » Cézanne. Correspondance, op. cit., pp. 293 et 305. Il est remarquable que l’on retrouve ce mot dans le chapitre « Le gouvernement de l’imagination » du Salon de 1859 de Baudelaire : « Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus ou moins par le tempérament varié des artistes. » Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 626 ; et dans son texte sur l’Exposition universelle (1855), à propos d’Ingres, qui « serait dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie », op. cit., p. 588., ce dont ne manquent certes pas les œuvres de Dante ou de Shakespeare. On peut imaginer que sa connaissance de l’œuvre de Delacroix, tout au moins de ses œuvres les plus animées, La mort de Sardanapale ou L’entrée des Croisés à Constantinople,  en particulier, l’a aidé à comprendre le peu d’importance des « sujets » dans les œuvres, leur peu d’importance et plus encore la distraction qu’ils suscitent fâcheusement en contribuant à faire négliger sinon oublier le travail de la peinture elle-même, matériellement pourrait-on dire, essentielle à ses yeux, – et le fait est qu’il ne s’arrête jamais à commenter autre chose, dans les tableaux de Delacroix, que la qualité de leurs couleurs.

Si Cezanne fait donc l’éloge de la couleur dans les œuvres de Delacroix, sans aucunement s’attacher à ce qu’elles représentent, on peut penser qu’il attribue surtout à ce peintre le mérite de ne pas en user pour copier les apparences, ce qui revient à un désir plus ou moins conscient de la traiter pour elle-même, ce que Baudelaire observe ainsi : « Il semble que cette couleur […] pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille »[25] Baudelaire, Exposition universelle (1855), op. cit., p. 595., et l’on songe à la notation que fera Signac à propos des œuvres de la chapelle des Saints-Anges : « La couleur pour la couleur, sans autre prétexte ! »[26] Signac, « Apport de Delacroix », chapitre II de D’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Paris, H. Floury, Libraire-Editeur, 1911, p. 43 : « Il [Delacroix] compose ses teintes de tous les éléments qui doivent les rehausser et les vivifier sans souci d’imiter les apparences ou les colorations naturelles. La couleur pour la couleur, sans autre prétexte ! » On retrouve ici l’expression « la couleur pour la couleur » utilisée, selon Gasquet, par Cezanne : « la joie des couleurs pour les couleurs », cf. supra p. 4, Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 178. Gasquet s’est-il ici « inspiré » de Signac ?, une expression qui paraît en l’occurrence excessive et que Delacroix sans doute n’aurait pas faite sienne. Quant à Cezanne, pour admiratif qu’il soit de l’artiste qui a su éloigner la couleur du mimétisme, cette idée d’en user librement lui est étrangère en ce sens que pour lui, la couleur doit rester tributaire de « la sensation forte de la nature » qu’il éprouve, c’est-à-dire de ces « sensations colorantes » dont il parle plusieurs fois à la fin de sa vie, dans ses lettres à Émile Bernard. Non pas une inspiration causée par ceci ou cela (souvent un récit ou un événement pour Delacroix), ou par les vertus ou beautés de telle ou telle couleur, mais de véritables sensations causées par la nature, par des visages ou des choses, pour autant que l’artiste s’attache à les percevoir et à saisir, surprendre en elles l’appel de justes couleurs, selon un processus d’échange qui n’a rien de libre. Cezanne dit ainsi qu’il faut regarder longtemps le motif, longtemps, intensément, dans le silence, et autant de fois que nécessaire, ce qui signifie qu’il ne faut pas oublier ni négliger les apparences des choses, car derrière elles, il y a un ordre profond – le peintre parle même d’une vérité de la peinture[27]Lettre à Émile Bernard du 23 octobre 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. » Cézanne. Correspondance, op. cit., p.315. –, le secret d’une harmonie profonde qu’elles ne donnent pas d’abord, certes, mais qu’elles seules permettent d’approcher, même si elles ne suscitent d’abord qu’un désir de possession, que comble la ressemblance. D’où la nécessité du travail, dont il parle souvent aussi, pour parvenir à se détacher des habitudes du regard comme de ce désir de possession, quand il ne dit jamais qu’il faudrait s’abandonner au plaisir que peut procurer telle ou telle couleur « indépendamment des objets ». Pour Cezanne, et au-delà des « simples » harmonies que Delacroix sait saisir magnifiquement, il y a quelque chose entre un traitement lié à l’imitation du motif et un traitement libre, où l’artiste se détache du motif. Et s’il y a ainsi quelque chose à attendre du motif (de la nature, d’un simple objet, d’un visage… ) et à chercher à atteindre en lui, cette visée sans fin implique une sorte d’acharnement au travail qui reste toujours, malgré tout, plus ou moins décevant : « Mon âge et ma santé ne me permettront jamais de réaliser le rêve d’art que j’ai poursuivi toute ma vie. »[28] Cezanne, lettre du 23 janvier 1905 à Roger Marx, Cézanne. Correspondance, op. cit., pp.311-312.

Dès lors, on comprend que la question de l’imagination est sans doute celle qui éloigne le plus Cezanne de Delacroix. Le peintre d’Aix n’utilise d’ailleurs jamais ce mot, notamment dans ses lettres des dernières années où il s’efforce, à la demande d’Émile Bernard, d’expliquer ce qu’est la peinture pour lui, – et l’on aimerait savoir ce qu’il put bien penser en lisant les pages que Baudelaire a consacrées au « gouvernement de l’imagination », cette « reine des facultés »[29] Baudelaire, Salon de 1859, chapitres III et IV : « La Reine des facultés » et « Le gouvernement de l’imagination », in Œuvres Complètes II, op. cit., pp. 619-628., et s’il n’y vit pas un effet de cet esprit littérateur qu’il ne cessa de condamner. Ceci étant, la question est plus compliquée en ce sens que Baudelaire ne comprend pas l’imagination comme on le fait souvent, une source de fantaisie gratuite, une sorte de rêverie de peu de conséquence, mais y découvre le principe général actif qui conduit l’artiste à rejeter l’idée de copier la nature en se détournant de ce qu’il y a de nécessairement personnel dans la vision, la perception qu’il en a : « Il doit être réellement fidèle à sa propre nature »[30]Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 620., écrit le poète, et cet italique signifie que la véritable réalité est là, et non dans l’imitation. Toutes idées que Cezanne accepterait volontiers pour autant qu’elles ne se confondent pas avec la capacité d’inventer ou de reprendre, ou d’embellir, des histoires. D’une certaine façon, le fait d’avoir reconnu en lui de singulières « sensations colorantes » dont personne n’avait parlé jusqu’à lui, rencontre sinon recoupe la définition que Baudelaire donne de l’imagination. Puis, si l’on songe aux multiples baigneurs et baigneuses qu’il a peints toute sa vie, sans les tirer d’une quelconque mythologie ou histoire, sans même l’aide de véritables modèles, selon une inspiration entièrement personnelle difficile à rattacher à des maîtres du passé, on retrouve là des œuvres qui répondent exactement à cette définition du poète.

« Évidemment, l’Enterrement à Ornans, c’est une fichue page, et l’Entrée des Croisés et le Plafond d’Apollon[31]Delacroix, Apollon vainqueur du serpent Python, huile sur toile marouflée, 800 x 750 cm, Paris, musée du Louvre, plafond au milieu de la galerie d’Apollon., mais devant ça ou devant le Paradis du Tintoret[32]Tintoret, Le couronnement de la Vierge, dit aussi Le Paradis, peint au cours du quatrième quart du XVIe siècle, huile sur toile, 143 x 362 cm, Paris, musée du Louvre., quelque chose chez les modernes flanche »[33]Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 168. : c’est la seule fois où Cezanne critique, en passant, une œuvre précise de Delacroix.

Delacroix, Apollon vainqueur du serpent Python, huile sur toile marouflée, 800 x 750 cm, Paris, musée du Louvre, plafond au milieu de la galerie d’Apollon.
Tintoret, Le couronnement de la Vierge, dit aussi Le Paradis, peint au cours du quatrième quart du XVIe siècle, huile sur toile, 143 x 362 cm, Paris, musée du Louvre.

Mais qu’entend-il exactement par « flancher » ? On ne peut imaginer qu’il lui reproche un manque de « tempérament » (pas plus qu’à Courbet), cette qualité innée qui lui paraît indispensable à l’artiste[34]Cf. supra note 27 – ce qui d’ailleurs veut dire que le travail ne saurait suffire –, pas plus qu’un manque de savoir-faire ou des faiblesses d’exécution. C’est donc qu’il vise dans ce propos une ambition déclinante de la peinture en général, une prudence regrettable, qu’il avait cherché à bousculer dans sa jeunesse, comme s’il sentait désormais, obscurément, que le temps où le regard s’attachait au monde, ce réalisme personnel dont parle Baudelaire, touchait à sa fin.

Références

Références
1 Cézanne. Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Pais, éditions Bernard Grasset, 1978, p. 301.
2 Parmi ces esquisses, une huile sur toile (27 x 35 cm) que l’on date entre 1890 et 1894, conservée à Paris, au musée d’Orsay, déposée au musée Granet, à Aix-en-Provence, et une mine de plomb et aquarelle sur papier (20 x 22 cm) conservée dans une collection privée. John Rewald (Les aquarelles de Cézanne. Catalogue raisonné, Paris, éditions Flammarion – Arts et métiers graphiques, 1984, pp pp. 102-103) date cette aquarelle des années 1878-1880, ce qui signifierait que Cézanne reprit ce thème dix ans après l’avoir abordé.
3 La copie à l’aquarelle faite par Cezanne est conservée au Kunsthaus de Zurich ; voir sur cette aquarelle la longue notice que lui consacre John Rewald (Les aquarelles de Cézanne, op. cit., pp. 119-120).
4 Ambroise Vollard raconte cet épisode dans son livre En écoutant Cézanne, Degas, Renoir (paru en 1938, mais reprenant en partie, pour Cezanne, son livre Paul Cézanne publié par lui-même en 1915, en fait en 1914), Paris, éditions Grasset, 1985, pp. 62-63.
5 Cezanne, Bouquet de fleurs, 1902, huile sur toile, 77 x 64 cm, Moscou, musée Pouchkine.
6 Conversations avec Cézanne. Textes présentés et annotés par Michael Doran, traduits de l’anglais par Ann Hindry, Paris, éditions Macula, 2011, p. 125.
7 Vollard parle de plusieurs Delacroix, sans préciser lesquels : Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… ,  op. cit., p. 47.
8 Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 114. La copie de l’Agar au désert de Delacroix faite par Cezanne est conservée dans une collection privée ; elle figure dans le catalogue raisonné de John Rewald, The paintings of Paul Cézanne, Londres, éditions Thames and Hudson, 1996, tome I, no 745, p. 457.
9 Joachim Gasquet, Cézanne, Grenoble, éditions Cynara, 1988, p. 107. Cezanne aurait fait de cette œuvre de Delacroix une copie à l’aquarelle et au crayon sur papier, et une gravure, vers 1894. La première édition du livre de Gasquet est de 1921, soit quinze ans après la mort du peintre, ce qui peut faire craindre certaines interprétations et « enrichissements », par l’auteur, de souvenirs déjà anciens.
10 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne…, op. cit., p. 31.
11 L’année de sa mort encore, dans une lettre à son fils du 28 septembre 1906, Cezanne écrit : « Je lis de Baudelaire les appréciations qu’il a écrites sur l’œuvre de Delacroix », Cézanne. Correspondance, op. cit., p. 329. Et Gasquet cite ce propos du peintre : « Il n’y a que Baudelaire qui ait parlé proprement de Delacroix et de Constantin Guys » (l’ajout du nom de Constantin Guys étonne un peu ici), Gasquet. Cézanne, op. cit., p. 161. Et Gasquet écrit : « Son Baudelaire, débroché, en loques, traînait toujours là, à portée de la main. » Gasquet, Cézanne, op. cit., p.107. Léo Larguier décrit aussi l’exemplaire que lui offrit le peintre (« La couverture est éclaboussée de peinture, elle porte quelques taches rouges et brunes, peut-être aussi l’empreinte d’un doigt qui s’était appuyé contre la palette ») et il indique les poèmes des Fleurs du mal que Cezanne préférait : Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 39.
12 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 178-179.
13 « Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris », écrit Baudelaire dans son Salon de 1845 : Baudelaire, Œuvres Complètes II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 354.
14 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 178, 179 et 180.
15 Cezanne, lettre du 11 mai 1886 à Victor Chocquet, Cézanne. Correspondance, op. cit. p. 227.
16 Baudelaire, Salon de de 1845, in Œuvres complètes II, op. cit., p. 355.
17 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p.180.
18 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne… , op. cit., p.55.
19 Baudelaire, Exposition universelle (1855), in Œuvres Complètes II, op. cit., p. 596. En fait, Baudelaire sentit qu’il y avait là une véritable difficulté, comme en témoigne ce passage inattendu du Salon de 1859 où il évoque « un certain défaut, horriblement difficile à définir, que j’appellerai, faute de mieux, le défaut de tous les littératisants. Je désire qu’un artiste soit lettré, mais je souffre quand je le vois cherchant à capter l’imagination par des ressources situées aux extrêmes limites, sinon au-delà de son art. »  Baudelaire, Salon de 1859, in Œuvres Complètes II, op. cit., p. 647. Delacroix n’est-il pas, à des moments,littératisant ?
20 Cezanne, lettre du 12 mai 1904 à Émile Bernard, Cézanne. Correspondance, op. cit., pp.301-302.
21 Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 39.
22 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 144.
23 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., pp. 172 et 180.
24 Dans une lettre à Charles Camoin du 22 février 1903 : « Il n’y a que la force initiale id est, le tempérament, qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre », et dans une lettre à Émile Bernard du 25 juillet 1904 : « Avec un petit tempérament on peut être très peintre. » Cézanne. Correspondance, op. cit., pp. 293 et 305. Il est remarquable que l’on retrouve ce mot dans le chapitre « Le gouvernement de l’imagination » du Salon de 1859 de Baudelaire : « Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus ou moins par le tempérament varié des artistes. » Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 626 ; et dans son texte sur l’Exposition universelle (1855), à propos d’Ingres, qui « serait dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie », op. cit., p. 588.
25 Baudelaire, Exposition universelle (1855), op. cit., p. 595.
26 Signac, « Apport de Delacroix », chapitre II de D’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Paris, H. Floury, Libraire-Editeur, 1911, p. 43 : « Il [Delacroix] compose ses teintes de tous les éléments qui doivent les rehausser et les vivifier sans souci d’imiter les apparences ou les colorations naturelles. La couleur pour la couleur, sans autre prétexte ! » On retrouve ici l’expression « la couleur pour la couleur » utilisée, selon Gasquet, par Cezanne : « la joie des couleurs pour les couleurs », cf. supra p. 4, Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 178. Gasquet s’est-il ici « inspiré » de Signac ?
27 Lettre à Émile Bernard du 23 octobre 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. » Cézanne. Correspondance, op. cit., p.315.
28 Cezanne, lettre du 23 janvier 1905 à Roger Marx, Cézanne. Correspondance, op. cit., pp.311-312.
29 Baudelaire, Salon de 1859, chapitres III et IV : « La Reine des facultés » et « Le gouvernement de l’imagination », in Œuvres Complètes II, op. cit., pp. 619-628.
30 Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 620.
31 Delacroix, Apollon vainqueur du serpent Python, huile sur toile marouflée, 800 x 750 cm, Paris, musée du Louvre, plafond au milieu de la galerie d’Apollon.
32 Tintoret, Le couronnement de la Vierge, dit aussi Le Paradis, peint au cours du quatrième quart du XVIe siècle, huile sur toile, 143 x 362 cm, Paris, musée du Louvre.
33 Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 168.
34 Cf. supra note 27