Les « sensations colorantes » de Cezanne
Alain Madeleine-Perdrillat
Dans quatre lettres qu’il écrit au cours des trois dernières années de sa vie, Cezanne utilise une expression qu’il semble avoir inventée lui-même : « sensations colorantes » : lettres du 25 juillet 1904, du 23 décembre 1904, du 23 octobre 1905 et du 3 août 1906[1]Cf. Paul Cezanne,Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, éditions Grasset, 1978, pp. 305, 308, 315 et 318., toutes adressés à Émile Bernard, qui harcelait le peintre de questions. Cezanne n’a pas trouvé tout de suite cette expression, et, dans une lettre à Charles Camoin du 3 septembre 1903, il parle encore, simplement, de « sensations d’art qui résident en nous »[2]Idem, p. 296., sans plus préciser en quoi ces sensations sont particulières par rapport à d’autres (qui ne seraient pas d’art).
Comment faut-il comprendre cette expression « sensation colorante » ? Le mot « sensation » indique un effet produit sur le sujet, par un objet ou un événement extérieur, un effet d’ordre affectif, et d’abord non conscient, qui peut être au principe d’une émotion manifeste, mais aussi bien n’engager en rien un travail créatif. Or Cezanne, en parlant de « sensation d’art », distingue donc celle-ci de tout autre sensation en lui attribuant une visée extérieure, et il corrige ainsi la vieille idée d’inspiration, qui portait davantage sur un thème souvent définissable – un paysage, un visage, un bâtiment, une histoire… – que sur une sensation particulière. Il y aurait des sensations qui, d’elles-mêmes, conduiraient, naturellement pourrait-on dire, à l’art, à la création artistique et qui ne se suffiraient donc pas en elles-mêmes. Elles porteraient une exigence à laquelle l’artiste « sérieux » ne saurait se dérober.
Ce qui signifie qu’entre l’artiste et son motif existerait – pour autant qu’une attention soutenue lui soit accordée, dans le cadre d’un art attaché à la représentation – une relation de réciprocité active, qui ne se réduirait pas à la beauté ou à l’intérêt du motif retenu par l’artiste, ni au savoir-faire de celui-ci, et si le motif suscite chez lui une sensation particulière, celle-ci n’est pas seulement un principe qu’il aurait à recueillir et à « suivre », elle porte en elle une puissance dynamique propre qui l’oblige, indépendamment de ses choix personnels.
D’une certaine façon, et pour prendre un exemple, son travail de peintre est autant redevable aux feuilles d’arbres qu’il observe qu’à une sensation qu’il éprouve en les observant, le sentiment diffus que la « simple » vision n’est pas suffisante. D’où précisément la nécessité de travailler sur le motif, sans quoi cette sensation va se perdre ou se corrompre en composant avec ce que l’on voit d’habitude. Ce qui signifie pour lui que la vision peut et doit être étayée par des sensations précises qui viennent de lui, ce qui nécessite bien sûr une attention soutenue. Et l’on peut penser de même que, si Cezanne multiplie les séances de pose avec ses modèles, ce n’est pas tant qu’il s’acharnerait à un travail sur les formes, et moins encore qu’il viserait laborieusement à saisir une « ressemblance », mais qu’il attend que chacune de leurs couleurs éveille en lui des sensations assez précises et actives, propres à leur répondre : à lui permettre de rendre exactement ces couleurs. Ainsi, quand il déclare, à propos du portrait qu’il fit d’Ambroise Vollard, qu’au bout d’un très grand nombre de poses il n’y avait réussi que le devant de sa chemise blanche[3]Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir, 1938, réédition 1985, éditions Bernard Grasset, Paris, p. 63 : « Après cent quinze séances, Cézanne abandonna mon portrait pour s’en retourner à Aix. » Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise », me dit-il en s’en allant. Il me fit laisser à l’atelier le vêtement avec lequel j’avais posé, voulant, à son retour à Paris, retravailler certaines parties. », on doit sans doute comprendre que seul le blanc du vêtement lui a « parlé », a suscité en lui la réponse de ses « sensations colorantes ». Aussi bien ne saurait-il peindre vite, son travail étant sans cesse retardé par l’attente de celles-ci.
Ce travail délicat auquel Cezanne se livre pour restituer chaque couleur, qui d’abord paraît simple, en multipliant, par petits coups de pinceau accolés, les valeurs qu’il y découvre et y apporte, que l’on observe en regardant de près ses tableaux, procède de ces sensations particulières qu’il s’attache à percevoir, qui ne se contentent pas d’emprunter à « l’extérieur », mais le guident autant de « l’intérieur » et expriment pleinement sa personnalité. On comprend mieux dès lors son rejet radical des aplats tels ceux employés par Gauguin et ses suiveurs, qui réduisent à néant la subtilité des sensations en donnant la priorité à de grands accords de couleurs « simples », que Cezanne devait tenir, quelque habiles qu’ils fussent, pour faciles. La seule relation véritable au monde est pour lui cet « échange » ou cette rencontre de sensations avec lui, en tout cas bien davantage qu’une affaire de forme.
Octobre 2022
Références
↑1 | Cf. Paul Cezanne,Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, éditions Grasset, 1978, pp. 305, 308, 315 et 318. |
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↑2 | Idem, p. 296. |
↑3 | Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir, 1938, réédition 1985, éditions Bernard Grasset, Paris, p. 63 : « Après cent quinze séances, Cézanne abandonna mon portrait pour s’en retourner à Aix. » Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise », me dit-il en s’en allant. Il me fit laisser à l’atelier le vêtement avec lequel j’avais posé, voulant, à son retour à Paris, retravailler certaines parties. » |