Truth in Painting : The Meaning of Cezanne’s Practices for a Modernizing Society

Tel est le titre du dernier ouvrage paru de Takanori Nagaï, à qui nous devons déjà  plusieurs articles, notamment sur la réception de Cezanne au Japon.

Présentation de ce livre (en japonais)

絵画における真実A3パンフ:

Réflexion critique par Denis Coutagne

Président de la Société Paul Cezanne

Aucun doute à ce sujet : les travaux de Takanori Nagaï obligent à un regard nouveau sur l’œuvre de Cezanne, autour d’une question majeure : « la vérité en peinture ».

L’auteur prend acte d’un siècle au moins de travaux sur Cezanne. C’est l’occasion de faire comprendre comment l’œuvre de ce peintre a été perçue et jugée différemment au cours du siècle passé et du début du nôtre. C’est alors une étude archéologique qui décrypte les strates qui se superposent dans la reconnaissance ininterrompue de l’œuvre de Cezanne, dans un seul souci : révéler comme nouvelles les œuvres du peintre, les faire surgir d’une gangue de connaissance qui finit par les occulter. Nagaï Takanori insiste alors sur ces stratifications, les creuse pour retrouver le minerai originel et original : l’œuvre de Cezanne façonnée au cœur d’une société marquée par le progrès social, économique, urbain, industriel.

C’est d’abord le travail de John Rewald qui est reconnu, défini comme un travail de « positiviste » car il fut vraiment le premier à prendre la mesure de l’œuvre de Cezanne avec le souci d’identifier les lieux cézanniens, de construire une biographie chronologique de l’homme selon une méthode universitaire, de composer de manière scientifique le catalogue raisonné des œuvres du peintre, tout cela en s’appuyant sur des documents historiques, en l’occurrence les lettres échangées entre Zola et Cezanne. Cette méthode, indispensable, laissait place alors à une démarche d’analyse fondée sur la réalité même des œuvres, construites et structurées comme des monuments, j’allais dire sans tenir compte de Cezanne : ce fut le temps des travaux de chercheurs et d’historiens « formalistes », essentiellement anglo-saxons (de Roger Fry à Richard Schiff, en passant par Barnes). La reconnaissances des « formes », le renouvellement de celles-ci du fait de la modernité du peintre sont alors au centre des débats, permettant alors de situer Cezanne comme un précurseur du langage révolutionnaire que la peinture du XXème siècle déploie autant à Paris, à Moscou qu’à New York. Devait inéluctablement suivre un moment plus psychanalytique, cette fois en référence directe avec la personnalité de l’artiste. Sous l’image évidente d’une nature morte, d’un paysage, d’un groupe de baigneuses, un sens caché se tient.

Dans le premier cas (sous l’angle du formalisme) l’œuvre est étudiée pour elle-même comme détachée du peintre, dans le deuxième cas (sous l’angle de la psychanalyse) l’œuvre est regardée d’un point de vue plus subjectif à partir de la personnalité du peintre, étant reconnu que ce sens caché peut fort bien avoir échappé au peintre lui-même, puisque ce qu’il faut décrypter s’appelle inconscient !

L’une et l’autre de ces approches, pour nécessaires qu’elles soient, manquent leur objectif : la vérité de l’œuvre de Cezanne tout à la fois enraciné dans l’espace et le temps, dans les problématiques artistiques de l’époque (cf. l’importance de l’Impressionnisme dans le processus cézannien).

 Pour Nagaï Takanori en effet ces travaux restent, d’une certaine façon, à la surface des toiles de Cezanne car elles oublient une donnée fondamentale : Cezanne participe de manière constante à la vie de son temps et s’intègre dans les grandes questions de la société, entre régionalisme et jacobinisme, entre académisme et avant-gardisme, entre tradition et progrès, que ce progrès soit spécifique à la peinture ou la vie sociale. technique et industrielle.

Une nouvelle grille de lecture de l’œuvre de Cezanne est alors proposée autour d’une expression spécifique appartenant au vocabulaire du peintre : « la vérité en peinture ». Ce concept devient alors un moteur de recherche, en premier lieu pour Cezanne tout au long de sa quête picturale, laquelle se termine sur une recherche d’une Arcadie nouvelle dans l’atelier des Lauves, loin d’un centralisme parisien et intellectuel. En ce sens Cezanne ne cherche pas à devenir le père de l’art moderne qui s’élabore à Paris essentiellement, mais bien vite aussi à Vienne, Moscou… Il prend du recul en revenant de manière définitive en Provence alors même qu’il a su engranger des images des peintres du passé en visitant le Louvre si souvent, en prenant acte des écrits des philosophes, écrivains ou poètes, soit déjà anciens soit contemporains. S’agit-il d’un repli sur soi, ou d’un repli stratégique ? C’est ici que Nagaï Takanori développe une problématique riche et complexe, capable d’une lecture polysémique des œuvres : le lieu d’exécution, le thème, la technique, le statut social des collectionneurs, le contexte social, le regard des autres peintres : tout est à prendre en compte pour rendre raison du génie intrinsèque de Cezanne. Ainsi Cezanne se révèle inclassable entre tradition et modernité, entre enracinement régionaliste et universalisme parisien, ce que d’aucuns déjà remarqueront, à savoir Gasquet, Emile Bernard, Maurice Denis… Nagaï Takanori trouve alors dans la démarche de madame Athanassoglou-Kallmyer (cf. son livre Cezanne et la Provence) une méthodologie correspondant à son propre questionnement. Le sous-titre de l’ouvrage donne en effet la clef de cette démarche : « The Painter in his Culture ». Il ne s’agit pas simplement de montrer l’immersion de Cezanne dans son milieu familial et historique, mais de montrer comment Cezanne a récupéré ce milieu ambiant comme l’essence même de son œuvre, sans jamais se laisser absorber par lui. D’où le caractère choquant parfois de ses œuvres, loin du « fini » des peintures du Louvre. Encouragé par cet exemple, Nagaï Takanori avance. Il ne s’agit pas répéter ce que l’universitaire a mis à jour en situant Cezanne dans la culture aixoise et provençale de son temps. Il s’agit d’élargir cette problématique à l’ensemble de l’œuvre.

Nagaï Takanori élabore de ce fait une « théorie de Cezanne », théorie voulant dire tout autant contemplation que compréhension. Certes il entend démontrer comment Cezanne est considéré, à son corps défendant, comme le père de l’art moderne, mais ce faisant, il entend démonter les concepts et conceptions artistiques et sociales qui ont sous-tendu cette promotion de l’artiste. Il s’agit dorénavant de revenir aux sources premières, de réinterroger les témoins des premières heures (dont Zola par exemple), de relire les critiques historiques, d’interpréter les choix de vie du peintre lorsque celui-ci s’enracine définitivement en Provence, se construisant un atelier aux Lauves lorsque le Jas de Bouffan doit être vendu. Il s’agit encore de relire les textes de Cezanne, de décrypter le sens des mots qu’il emploie : sensations colorantes, vérité en peinture, réalisation… L’emploi du mot « nature » sous la plume du peintre devient déterminant, car loin d’être une réalité à imiter, la « nature » renvoie à un processus créateur permettant à l’œuvre d’art de surgir dans son originalité (cf. le sens premier du mont nature en grec : ce qui vient à l’existence). Que Cezanne fasse cette expérience en terre provençale prend un sens déterminant : « Pour finir je vous dirai que je m’occupe toujours de peinture et qu’il y aurait des trésors à emporter de ce pays-ci, qui n’a pas trouvé encore un interprète à la hauteur des richesses qu’il déploie »(lettre de Cezanne à Choquet du 11 mai 1886). Il s’agit alors de démontrer comment un artiste se construit dans un retour en son pays natal, loin de Paris, dans un temps où Paris voit arriver Picasso, Matisse, Braque… Je ne doute pas que Nagaï Takanori nous livre ces richesses cézanniennes et propose des clefs pour ouvrir de nouvelles portes sur un musée imaginaire où l’on trouverait tous les « Cezanne » accrochés.

 Voilà donc un travail d’analyse et de synthèse, documenté, structuré et réfléchi, nourri des études déjà nombreuses sur le maître d’Aix. Loin d’être un livre de plus sur Cezanne, ne doutons pas que ce livre nous invite à porter un regard nouveau sur le peintre.

Traduction en japonais parue dans  le journal Toshoshimbun, Nr.3547, 18 juin 2022 :

Présentation du livre par Richards Shiff

Takanori Nagaï’s new study, Truth in Painting, is more than another book about Cezanne’s art, merely adding interpretive nuance to the many books already available. Instead, after decades of research, Nagaï has produced a comprehensive “theory” of Cezanne. Theories convert data into meaning. Nagaï’s great accomplishment is to give Cezanne and his art meaning within the context of social modernization and all the issues at the core of this historical phenomenon. Nagaï demonstrates that Cezanne cared deeply about his society, especially within the region with which he identified—Provence.

 Nagaï’s theory of Cezanne draws on more than a century of critical texts composed by the painter’s admirers in Japan, Europe, and America. By synthesizing this mass of critical thought, Nagaï concludes that nearly all the interpretive work of his predecessors has been confined to three areas of documentation and analysis: first, biography (following a “positivist” method); second, the study of form and technique; third, psychoanalysis. There were also studies in the area of social history, a fourth possibility, but these were fewer.

One such study, however, Nina Athanassoglou-Kallmyer’s book on Cezanne in Provence, resonated with Nagaï’s intuitive sense of the artist as someone deeply involved in regional politics and sensitive to conflicts that separated the region (Provence) from the nation (France). Nagaï’s great insight is that, in both his politics and his art, Cezanne became an advocate for individuality and particularity, as opposed to standardization. His resistance to standardization goes a long way to explaining the peculiarities of his technique as well as his dismay at some of the changes that modernization was bringing to Provence. For Cezanne, Paris was the source of standardization; and Provence, like an ethnic minority, was struggling to preserve its way of life.

 Nagaï’s critical scholarship, his “theory,” shows us that Cezanne’s art was itself a way of life, embedded in its native environment. This was the source of Cezanne’s “truth in painting”—his own form of modernism, not the standard one that has so often been attributed to him, as if he would have approved of all that followed in Paris and around the world. By Nagaï’s historical analysis, Cezanne becomes no less important for later generations, but now he can appear to us with his individuality restored.

—– Richard Shiff

Commentaire par M. Haruo Asano, paru dans Bijutsuforum 21, Nr.46, 15 décembre 2022, pp.84-87 :

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