Communication faite à l’Université de Lleida par Jean Arrouye  en 2007.

Des Filles de Lot aux Grandes Baigneuses

La représentation du corps féminin dans la peinture de Cezanne

  

Loth et ses filles, vers 1865, coll.privée, NR76

Lot et ses filles, vers 1865, coll.privée, FWN585-R076

On pourrait symboliser l’évolution esthétique de Cezanne, qui le fait passer de débuts qualifiés par la critique de romantiques, où il peint des scènes de genre érotiques et violentes, d’une facture sombre et véhémente, à une pratique de la peinture où il compose, par touches disposées chacune de façon très réfléchie sur la toile, des œuvres lumineuses et harmonieuses, dans lesquelles il se préoccupe  uniquement d’équilibre d’ensemble et d’accords chromatiques heureux, par deux toiles : la première, Les filles de Lot, vers 1865 (1) (Los Angeles, coll. pr.), qui montre les deux filles du patriarche biblique nues, l’une chevauchant son père, l’autre attendant son tour ; la seconde, Les grandes baigneuses, œuvre très ambitieuse laissée inachevée (Philadelphie, Museum of Art), où les baigneuses se répondent en deux groupes disposés sous de grands arbres symétriques. De l’un à l’autre de ces tableaux la représentation de la femme passe de celle d’un objet de désir érotique à celle d’un être uniquement pictural, dont la représentation n’est plus soumise à la notion de venustà qui, écrit Daniel Arasse, est « ce charme irrésistible qui transporte d’émoi le spectateur à la vue d’un corps presque vivant »(2), mais à des nécessités contextuelles d’équilibre des formes et d’accord des couleurs. Le perfectif de l’œuvre plastique révoque alors entièrement l’inchoatif des scènes de genre.

Satyres et Nymphes, 1867, 23x30cm, NR 124, coll.pri.

Satyres et Nymphes, 1867, 23x30cm, FWN592-R124, coll.pri.

L'Enlèvement, vers 1867, 90,5x117cm, Cambridge Fitzqilliam museumNR62

L’Enlèvement, vers 1867, 90,5x117cm,  FWN33-R062

Cambridge Fitzqilliam museum,

Satyres et nymphes, vers 1867 (Londres, coll. pr.), et L’Enlèvement, vers 1867 également (Cambridge, The Fitzwilliam Museum), illustrent parfaitement la conception de la femme comme objet de désir, proie convoitée et, figurativement et fantasmatiquement, consentante : ces images sont en effet des figures du désir en acte et l’expression d’un fantasme qui imagine qu’il suffit de désirer pour posséder.

Les deux nymphes de Satyres et nymphes paraissent plus surprises qu’effrayées et plus satisfaites de ce qui leur arrive que désireuses de fuir. Le redoublement du sujet classique de l’assaut d’une nymphe par un satyre semble – comme dans certains tableaux du Moyen Âge – répondre à l’intention de figurer deux temps successifs d’une même action : d’abord le satyre surgit à l’extrême gauche du tableau et la nymphe, à droite, se dresse ; ensuite, au centre, le satyre se saisit de la nymphe qui n’a eu le temps que d’esquisser un mouvement de fuite, à moins qu’elle n’ait que feint de fuir et de se refuser, conformément à la plus habituelle rhétorique de la séduction.

L’Enlèvement, lui, met en scène le triomphe de la violence mise au service de l’assouvissement du désir. Le ravisseur, de peau brune, conformément au canon classique, est d’une taille et d’une musculature hors du commun : comment pourrait-on lui résister ? La ravie, blanche de peau, comme il se doit, a perdu conscience ou s’abandonne. La nudité des deux personnages laisse présager le dénouement rapide de l’aventure ainsi engagée.

Cependant sur la rive d’un ruisseau proche sont étendues deux autres belles, nues aussi, qui ne semblent nullement s’émouvoir de ce qui arrive à celle dont on peut penser qu’elle était leur compagne. Ce sont donc là déjà des baigneuses, mais impliquées dans une action dramatique, ce qui ne sera pas le cas, plus tard, quand Cezanne fera des Baigneuses un de ses sujets de prédilection. A l’horizon, dans la direction prise par le violent luxurieux, se dresse une montagne, la Sainte-Victoire, n’ont pas manqué de dire des critiques, ce qui, corollairement, ferait du ruisseau, L’Arc, où Cezanne allait se baigner avec ses amis de jeunesse, Émile Zola et Baptistin Baille. On pourrait alors, pour semblable raison d’ancrage biographique, imaginer que ce tableau est l’illustration de la suite de cette situation que décrit, en alexandrins, Cezanne à Zola, dans une lettre du 7 décembre 1858 :

Hercule, un certain jour, dormait profondément
Dans un bois, car le frais était bon […]
Donc il dormait très fort. Une jeune dryade
Passant tout près de lui…
Mais je vois que j’allais dire quelque sottise, donc je me tais (3).

Ce qui n’a pas alors été dit serait maintenant représenté.

L’historienne de l’art spécialiste de Cezanne, Mary Tompkins Lewis a reconnu dans ce tableau l’enlèvement de Proserpine, dont Cezanne a emprunté le sujet au livre V des Métamorphoses d’Ovide (4). La scène se passe donc sur les bord du lac Pergus et la montagne est l’Etna. L’avantage de cette interprétation est qu’elle explique la présence des autres personnages, compagnes de Perséphone mentionnées dans le texte. Elle n’est par ailleurs en rien contradictoire avec le fait de considérer que ce sujet est révélateur des rêveries sensuelles de Cezanne, que ses lettres à Zola attestent en bien d’autres passages que celui cité plus haut. Car qui n’a rêvé d’être un dieu pour plier la réalité à ses vœux secrets ?

Le Meurtre, vers 1870, NR165

Le Meurtre, vers 1870, 65x80cm, FWN613-R165, Liverpool, Walker Art Gallery

La femme etranglée, 1875-76, 31x25cm, NR 247

La Femme étranglée, 1875-76, 31x25cm, FWN636-R247, Paris, musée d’Orsay

Le Meurtre, vers 1870 (Liverpool, Walter Art Gallery), est une image de violence pure. Sous un ciel d’orage un homme et une femme mettent à mort une femme allongée au premier plan, sa chevelure épandue derrière elle. La femme maintient la victime. L’homme, le bras haut levé, s’apprête à frapper le coup mortel. La femme étranglée, de 1875-76 (Paris, Musée d’Orsay), montre également un homme tuant une femme sous les yeux d’une autre femme. La victime est couchée sur le dos sur un lit, jambes relevées, tête renversée, chevelure blonde défaite étalée au premier plan, bras dressés dans un vain effort de défense ; l’homme se penche au-dessus d’elle et l’étrangle des deux mains. De grands rideaux rouges qui encadrent la scène confèrent connotativement une dimension passionnelle au drame.

Le Festin ( l'Orgie), 1867, 130x81cm, NR 128

Le Festin ( l’Orgie), 1867, 130x81cm, FWN596-R128,coll.priv.

Un effet semblable est recherché dans Le Festin ou L’orgie, vers 1867 (coll. pr.), tableau dans lequel Cezanne s’abandonne à ses fantasmes de possession de la femme de la façon la plus spectaculaire, autant par la prolixité de cette description d’une orgie que par le format de l’œuvre, 130 x 80 cm, nettement plus grand que celui de toutes les œuvres précédentes. Sous une gigantesque draperie qui, comme dans les Nouvelle Olympia, est à la fois un élément du décor pompeux des lieux de débauche bourgeois du temps et un attribut de la peinture d’histoire ironiquement employé à contre-usage, car d’ordinaire, symbole de gloire et de grandeur morale, il qualifie des événements dignes de rester dans la mémoire collective (que l’on pense, par exemple, à l’immense draperie pourpre qui occupe toute la partie supérieure de La mort de la Vierge du Caravage, au Musée du Louvre), des convives nombreux sont installés autour d’une longue table dressée et toutes les femmes présentes, qu’elles servent le repas ou qu’elles se prêtent aux caresses des hommes, sont nues : sous cet aspect Le Festin est une parodie hyperbolique à la fois du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet et de La décadence des romains de Thomas Couture. Une des femmes est allongée sur la table au milieu des vases renversés, semblant indiquer que, si l’on faisait l’ekphrasis de cette Invitation à la luxure qu’est Le Festin, l’on pourrait en écrire que

Là tout n’est que désordre et beauté,
Luxe, tumulte et volupté.

Les premiers tableaux mentionnés devaient beaucoup pour leur style et leur climat sombre à Honoré Daumier. Le jeune peintre qui jette sa gourme semble avoir besoin de médiateurs ou de garants. Un autre artiste aura une durable influence sur Cezanne, lui donnant, entre autres choses, l’exemple de la possibilité de restreindre la profondeur, ce qui sera une de ses préoccupations esthétiques constantes : il s’agit d’Édouard Manet. Mais c’est de représentation de la femme qu’il s’agit. Olympia, exposée au Salon de 1853, avait provoqué le scandale parce que ce nu avait la tête d’une femme que l’on pouvait connaître et que son corps semblait presque sans modelé. Cezanne vers 1870 peint Une moderne Olympia (Paris, coll. pr.) dont on ne saurait trop dire s’il s’agit d’un hommage ou d’un travestissement sarcastique, puisqu’il change le nu allongé inspiré de Giogione et du Titien en fille de bordel recroquevillée sur son lit qu’un client, vu de dos, assis au premier plan sous un énorme bouquet disposé dans un grand vase, évalue. La servante noire n’apporte plus de bouquet (il a été déplacé et hypertrophié en ornement de la maison close) mais a sans doute disposé les bouteilles et les pommes, adéquat attribut d’une fille de joie, sur le guéridon proche du lit. C’est du Manet mâtiné de Toulouse-Lautrec. La froide et dédaigneuse figure peinte par Manet est changée en femme disponible, disponibilité que suggère la contiguïté, sur le plan de la toile, de la silhouette du client et du corps de la femme.

Une Moderne Olympia, 1870, 56x55cm, NR171

Une Moderne Olympia, 1870, 56x55cm, FWN614-R171,coll. priv.

Une Moderne Olympia, 1873-74, 46x55cm, NR225

Une Moderne Olympia, 1873-74, 46x55cm, FWN628-R225, Paris musée d’Orsay

En 1873-74 Cezanne peint une autre Nouvelle Olympia (Paris, Musée d’Orsay), beaucoup plus harmonieuse chromatiquement et motivée symboliquement : les grands rideaux sur la gauche et le vaste sofa sur lequel le client est assis sont d’un rose qui, quoique légèrement plus sombre, est accordé à celui du corps de la fille que le jaune froid des fleurs du bouquet proche fait paraître plus voluptueux. Le guéridon, d’un rouge ardent, participe à cet effet d’ensemble. Un chien regarde la femme couchée : depuis le Moyen Âge le chien est, dans les scènes érotiques, symbole de luxure. La servante enfin découvre d’un geste théâtral le corps convoité. Cezanne a changé le sujet du tableau de Manet en épiphanie de l’objet du désir masculin.

Le Déjeuner sur l'herbe, NR164

Le Déjeuner sur l’herbe,1870, 60x81cm,  FWN610-R164, coll.priv.

Pastorale, NR 166

Pastorale, 1870, 65x81cm,  FWN609-R166 Paris, musée d’Orsay

Le déjeuner sur l’herbe de Manet, de 1863 également, a inspiré aussi à Cezanne des transpositions, un honnête Déjeuner sur l’herbe, vers 1870 (Paris, coll. pr.), et, à la même époque, une Pastorale (Paris, Musée d’Orsay) où, comme dans le tableau de Manet et dans celui du Titien (Paris, Musée du Louvre) qui l’inspira, des hommes vêtus sont assis ou couchés dans l’herbe en compagnie de femmes nues. Dans le tableau de Cezanne il y a trois couples, alors qu’il n’y en avait que deux dans celui de Manet. Cezanne pratique l’art de la surcharge, met en relief ce qui n’était qu’implicite dans les œuvres dont il s’inspire : Olympia était aussi une femme vénale, mais seul le bouquet qu’on lui apportait l’indiquait ; dans le Déjeuner sur l’herbe de Manet la nudité était soulignée par contraste avec les hommes habillés, mais le nu était d’une pose et d’une beauté convenues ; dans Pastorale les femmes sont replètes, leurs appâts mis en évidence ; elles ont des seins opulents, des fesses rebondies. Comme il est d’usage dans les sujets de tableaux où les personnages féminins dénudés vont par trois, Trois Grâces, Jugement de Pâris, elles ont des poses diverses et complémentaires qui permettent d’exposer complètement le corps féminin : l’une est de face, l’autre de dos, la troisième de trois quarts.

Le jugement de Pâris, 1862-64, 15x21cm, NR92, coll. priv.

Le jugement de Pâris, 1862-64, 15x21cm, FWN580-R092, coll. priv.

Cezanne n’a d’ailleurs pas manqué de traiter, dès 1862-64, le sujet du Jugement de Pâris (Paris, coll. pr.). A une époque où sa peinture était généralement fort sombre, c’est là un tableau tout rose et carmin, exaltant la chair et soulignant les courbes des corps. C’est une œuvre pleine de sensualité : l’une des déesses, assise devant Pâris, se laisse aller contre sa cuisse nue ; les deux autres s’éloignent, mais l’une d’elles se retourne comme pour prendre le berger à témoin de sa beauté. C’est à elle en effet qu’il tend la pomme. D’autres tableaux qui ne portent pas ce nom, par leur disposition semblent être aussi des Jugements de Pâris : Homme étendu et baigneuses, vers 1870 (Milan, coll. pr.), Baigneur et baigneuses, de 1870-71 (coll. pr.), de même disposition mais de format plus allongé et de réalisation plus poussée, et même Baigneuses, vers 1870 (coll. pr.), tous tableaux dont les personnages féminins ne sont considérés comme baigneuses et dont les titres qu’on leur a donnés en conséquence ne sont ce qu’ils sont que parce qu’à l’arrière-plan se voit une étendue d’eau ou un cours d’eau, ou, pour le troisième, parce que l’indétermination anatomique d’un personnage permet de le déclarer femme par généralisation, et, peut-être aussi, parce que l’« homme étendu » du premier de ces tableaux ainsi que le « baigneur » du second et la quatrième « baigneuse » du troisième, également étendus dans l’herbe, ont paru trop nonchalants pour être des arbitres de la beauté de leurs voisines..

La Tentation de saint Antoine, 1877, 47x56cm, NR300

La Tentation de saint Antoine, 1877, 47x56cm, FWN650-R300, Paris musée d’Orsay

Tous ces personnages cependant attestent d’une évolution : de la violence meurtrière et du rapt représentés dans les premiers tableaux, on est passé à des scènes de contemplation, d’abord susceptible d’être suivie d’une prise en main, dans les Nouvelle Olympia, puis de plus en plus distante. Cependant contempler n’est pas se déprendre. L’exercice du regard est aussi convoitise et exacerbation du désir comme en témoigne le sujet des Tentations de Saint Antoine que peint Cezanne, l’une vers 1870 (Zurich, Stiftung Sammlung E.-G. Bührle), l’autre vers 1877 (Paris, Musée d’Orsay). Alors que dans la première œuvre quatre femmes plutôt boudinées se dressent devant un saint solitaire, dans la seconde le diable en personne veille à l’efficacité de ses prestiges et, en effet, la jeune femme qui arque son corps devant le saint ne manque pas de venustà. Or, dans le cas de la tentation diabolique, plus la tentatrice est belle, plus la tentation est douloureuse, car le désir que sa beauté exacerbe est un désir non désiré. La femme est donc abhorrée autant qu’adorée.

Baigneuses et pêcheur à la ligne, 1872, 14x21cm, NR231

Baigneuses et pêcheur à la ligne, 1872, 14x21cm, FWN905-R231, coll.priv.

Baigneuses et pêcheur à la ligne, vers 1872 (coll. pr.), évoque le désir insatisfait dans un tout autre registre. Deux baigneuses plantureuses sont sur la rive d’un cours d’eau, un pêcheur sur la rive opposée, séparé donc des belles désirables. Or il tient sa gaule presque à l’horizontale, à la hauteur de son sexe de sorte que sur le plan du tableau, en ne tenant pas compte de la distance qui sépare les personnages en profondeur — la négligence de la réalité, ou le consentement à une illusion qui contredit l’effet de réel de la perspective légitime, est le propre du fantasme —, la gaule atteint, presque, la baigneuse qui est dans l’eau. Comme l’Église considérait au Moyen Âge que loutre et castor étaient des poissons parce que vivant dans l’eau et qu’ils pouvaient donc être consommés durant le carême, le pêcheur juge sans doute qu’il a droit de prise sur tout ce qui est dans le cours d’eau. On peut penser que l’humour d’un tel tableau, où par une équivoque sans équivoque un pêcheur se découvre pécheur, témoigne, sinon d’un dépassement, du moins d’une mise à distance par le peintre de ses obsessions, simultanément confessées et moquées.

L'près-midi à Naples, 1876-77, NR289

L’Après-midi à Naples, 1876-77, 14x24cm FWN645-R289, coll.priv.

L'Après-midi, 1876-77, NR 290

L’Après-midi à Naples 1876-77,  30x40cm, FWN646-R290,coll. priv.

L'Après-midi, 1876-77, NR291

L’Après-midi à Naples  1876-77, 37x45cm, FWN647-R291, Canberra,  National Gallery

On n’en dira pas autant des trois tableaux intitulés L’après-midi à Naples, tous trois de 1876-77, le premier aussi appelé Le grog au vin (coll. pr.), le second L’après-midi à Naples avec servante noire (Camberra, Australian National Gallery), le troisième L’après-midi à Naples avec servante blanche (coll. pr.), qui montrent un couple dénudé sur un lit défait, auquel une servante apporte un rafraîchissement (ou de quoi retrouver ardeur, si l’on accepte le titre alternatif du premier, Le grog au vin). Dans le second de ces tableaux la réapparition de la servante que l’on a vue dans les Nouvelle Olympia indique en quel lieu on est. Dans le troisième tableau la femme, plus potelée, est vue de trois quarts arrière, plus assise que couchée et appuyée sur un coude ; un homme s’aperçoit, sur sa droite, dans la profondeur. La servante qui apporte à boire n’est plus noire. Cependant les grands rideaux violacés qui encadrent la scène, semblables à ceux que l’on trouve dans les Nouvelle Olympia et La femme étranglée, et l’attitude du couple ne laissent pas non plus de doute sur la nature du lieu où l’on se trouve et, au premier plan, à gauche, une chaise renversée indique que le couple s’est déjà livré aux ébats pour lesquels on s’y rencontre. Comme dans Le festin, dans ces tableaux la femme n’existe que comme objet de plaisir masculin.

L'Eternel féminin, 1877, 43x55cm, NR299

L’Eternel féminin, 1877, 43x55cm, FWN649-R299, Malibu, Paul Getty Museum

Dans L’éternel féminin, sujet d’abord traité à l’aquarelle, puis vers 1877 en peinture (Malibu, Ca, J. Paul Getty Museum), la conception de la femme comme objet du désir masculin donne occasion d’une composition allégorique. Opulente, installée sous un dais, sur un lit élevé tel un podium, la femme est entourée de représentants de toute la société, bourgeois, ouvriers, soldats, marins, gens d’église (un évêque mitré) et peintre, tous tournés vers elle, la contemplant avidement ; elle polarise l’attention, est le foyer de toutes les lignes de tension du tableau qui illustre l’emprise qu’elle exerce sur tous, y compris sur ceux qui, comme l’homme d’Église, ont en principe renoncé à la posséder, et en particulier sur le peintre qui s’est représenté, en abîme, en train de la représenter.

Le dernier avatar de cette douloureuse obsession sera, en 1885-90, la peinture par trois fois de Bethsabée, la belle qui ne se refusa pas à David. Dans l’un des tableaux (coll. pr.) elle est vue à sa toilette, assise sous un arbre ; dans les deux autres elle est couchée sur le talus d’une rivière dans laquelle elle vient sans doute de se baigner (coll. pr. et Aix-en-Provence, Musée Granet). Dans les trois cas, elle est nue et accompagnée d’une servante, habillée. Dans le tableau d’Aix-en-Provence, allongée, la tête renversée, elle paraît s’abandonner à une grande jouissance (promesse pour le roi voyeur). On se rend compte qu’au cours des ans, des Nouvelle Olympia à ces œuvres en passant par les Après-midi à Naples, ce sont les actions complémentaires d’une même histoire qui se découvrent dans les tableaux où paraît une servante empressée à favoriser les aventures amoureuses de sa maîtresse. Cependant David ne paraît pas dans ceux-ci, permettant qu’imaginairement le peintre se substitue au royal voyeur.

Bethsabée, 1885-90, 29x25cm, NR391

Bethsabée, 1885-90, 29x25cm, FWN125-R391 Aix-en-Provence, musée Granet (dépôt de l’Etat, musée d’Orsay)

Cette œuvre témoigne d’un tardif retour de flamme, car, entre-temps, Cezanne a cessé de peindre de ces tableaux dont les sujets, empruntés à l’histoire de la peinture et à tous ses genres où paraissent des personnages engagés dans une action, peinture d’histoire, mythologique ou chrétienne, ou de genre, lui permettaient de décliner tous les cas de la manifestation du désir masculin de la femme, réel, affecté, retenu, exacerbé, satisfait, frustré, etc. Depuis 1875 environ, hommes et femmes, en dehors des portraits, n’apparaissent plus guère dans ses tableaux que sous l’espèce de baigneurs et baigneuses qui, d’ailleurs, sont rarement dans l’eau, car les faire se baigner c’est les engager dans une action vraie et leur reconnaître une présence charnelle. De plus, pour couper court à une telle implication, baigneurs et baigneuses, très rapidement, seront séparés, ne se rencontreront plus sur une même toile (5). Les baigneuses sont des êtres purement formels, engagés dans un discours de peu de réalité, aurait dit André Breton, mais de grande ambition esthétique, qui cherche à faire du tableau un ensemble harmonieux. L’harmonie est en effet pour Cezanne, ainsi qu’il le déclare à plusieurs reprises dans ses lettres, la raison d’être du tableau. Le corps des baigneuses n’a donc pas de valeur en lui-même mais seulement comme partie d’un tout avec lequel il noue des relations de nécessité picturale. Cette seconde période de l’œuvre de Cezanne (sous l’angle de la représentation du corps féminin) durera jusqu’à sa mort

Trois Baigneuses, 1876-77, 24, 31,8, NR339.

Trois Baigneuses, 1876-77, 24, 31,8, FWN763-R339. Paris Musée du Petit Palais de la Ville de Paris

Trois Baigneuses, 1874-75, 19x22cm, NR258, Paris , musée d'Orsay

Trois Baigneuses, 1874-75, 19x22cm, FWN918-R258, Paris, musée d’Orsay

Témoigne, par exemple, de cette conception du corps féminin comme pur « objet pictural », pour reprendre un concept de Pierre Francastel(6), et du tableau comme unité infrangible, Trois baigneuses, de 1874-75 (Paris, Musée d’Orsay), où les baigneuses prennent des poses qui n’ont rien de naturel — empruntées le plus souvent à des œuvres d’art du passé étudiées par Cezanne au Louvre — et ont des formes peu respectueuses de l’anatomie, et donc fort peu propices à l’effet de venustà, mais qui se justifient les unes par rapport aux autres. C’est parce que la première baigneuse, à gauche, vue de dos, est corpulente que celle du centre possède un bassin si large et un ventre si rond ; une silhouette mince eût été source de disharmonie. C’est parce que la première tend le bras vers la gauche que, pour raison d’équilibre et d’organisation selon un schème d’ensemble triangulaire, la seconde tend le sien vers la droite. Et c’est pour s’insérer dans ce triangle et pour corriger le trop grand effet centrifuge des bras tendus des deux premières baigneuses que la troisième se ramasse en une forme fermée sur elle-même. De plus dans le tableau fond et forme ne s’opposent pas mais contribuent solidairement à la même recherche d’harmonie.
Cette recherche d’harmonie explique les relations étroites qui s’établissent entre les baigneuses et les arbres qui les entourent. Le feuillage sur la gauche, au-dessus de la première baigneuse, s’oriente parallèlement à son bras et à celui de la seconde baigneuse, qui ont même inclinaison. Un rythme biais, qui lie baigneuses et arbres, s’instaure alors dans les touches, dont le dynamisme se prolonge sur la droite au-delà de la figure de la baigneuse du centre. On prend alors conscience du très subtil travail de composition de Cezanne et des rapports qu’il a institués entre ensemble peint et format. La succession de touches jaunes qui indique le plus clairement l’inclinaison du feuillage part du coin supérieur gauche du tableau ; le bras tendu de la baigneuse assise touche le bord gauche à la proportion d’or ; si l’on prolonge imaginairement la succession de touches jaunes, on constate qu’elle recouperait le côté opposé également à la proportion d’or, là où le corps de la troisième baigneuse est au plus près  du bord droit. Ainsi le groupe des trois baigneuses (comme le décor des arbres qui en est solidaire) est relié au rectangle du tableau par une figure de symétrie.

Or, du même coup, on découvre que le triangle qui contient les trois baigneuses est inégal. Il part du coin inférieur gauche, sa pointe est le milieu du bord supérieur du tableau, juste au-dessus de la tête de la baigneuse du centre  mais son côté droit est d’une pente moindre que celle du côté gauche, de sorte qu’il coupe le bord droit du tableau là où l’horizon le coupe aussi. Ce triangle outrepasse donc virtuellement les limites du tableau, mais la rencontre de son côté et de la ligne d’horizon sur le bord du tableau provoque l’arrêt du regard qui suivait les limites du groupe des baigneuses. D’autant plus qu’au-dessus du corps replié sur lui-même en un cercle presque parfait de la troisième figure deux arbres se dressent qui, de leurs verticales, réitèrent avec force celle du bord proche du tableau. Ainsi est assurée en définitive la clôture de l’œuvre.
On ne peut qu’admirer la façon dont Cezanne concilie dynamisme, local, des formes et, général, du schème de composition, et équilibre global de l’œuvre. Associant étroitement les baigneuses aux arbres, il transpose le principe classique du decorum (qui veut que le décor soit accordé au sujet, de sorte que, par exemple, dans L’enterrement de Phocion de Poussin, le ciel est empli de nuées d’orage et qu’il y a un incendie dans le lointain) et en change la finalité : il avait pour but de gloser la signification de l’événement représenté ; chez Cezanne il est le moyen d’établir l’unité esthétique de l’œuvre.

Baigneuse debout s'essuyant les cheveux, vers 1869, 29x13cm, NR 114

Baigneuse debout s’essuyant les cheveux, vers 1869, 29x13cm, FWN901-R114, coll.priv.

Cette conversion de Cezanne à une pratique soucieuse uniquement d’accomplissement esthétique ne s’est évidemment pas produite soudainement et la Bethsabée d’Aix-en-Provence n’est pas le seul retour de flamme observable. Les braises sont restées longtemps rougeoyantes. Baigneuse au bord de la mer, vers 1875 (Merion, Pa, Fondation Barnes), et Baigneuse assise, vers 1875 également (lieu inconnu), sont des femmes replètes qui prennent des poses complaisantes et La baigneuse debout s’essuyant les cheveux, de 1876-77 (coll. pr.), est encore une femme désirable en raison de sa grâce, à moins qu’elle ne soit une Vénus sortant des eaux. Elle ne s’essuie sans doute pas les cheveux, mais qu’on ait pu intituler ainsi ce tableau est révélateur de l’effet de réel produit par cette représentation d’une femme dénudée, effet qui tient sans doute à sa luxuriante chevelure d’un blond-roux qui lui descend jusqu’aux jambes. Or la chevelure est traditionnellement considérée comme un attribut érotique et le roux est couleur diabolique, de sorte qu’au lieu de luxuriante on pourrait la qualifier de luxurieuse : de fait cette baigneuse est très proche d’apparence et d’attitude de la tentatrice qui, dans la Tentation de Saint Antoine, peinte vers 1877, se dresse, provocante, devant l’ermite que domine le diable. Si la femme le dispute encore à la baigneuse dans cette figure, c’est aussi qu’elle est seule et que l’on a tendance à chercher l’harmonie dans son apparence, quoique Cezanne ait insisté sur l’accord chromatique de sa chevelure et des rochers de l’arrière-plan ainsi que sur celui des ombres bleues sur son corps et de l’eau. Quand les baigneuses sont en groupe, et elles le sont presque toujours, aucune ne peut ainsi mobiliser l’attention en particulier et donner occasion au désir de précipiter sur son corps, encore que la propension de Cezanne d’organiser ses groupes autour d’une figure centrale puisse parfois donner fugitivement l’impression que c’est possible, comme dans les Quatre baigneuses de 1879-82 (coll. pr.). Mais à peine le regard s’attache-t-il à cette figure dominante que l’affectation de sa pose ainsi que l’irréaliste allongement et la sinuosité extravagante de son bras font comprendre qu’elle n’est qu’un relais entre la baigneuse vue de dos qui, à gauche, se dresse vers elle, et celle assise en contraposto sur la droite, tandis que la quatrième, en bas du groupe, les relie par son déportement et la disposition de ses bras. Une expression d’atelier dit que « ça tourne » dans un tableau quand la transcription d’une scène en peinture est réussie au point qu’on peut imaginairement circuler dans l’espace dans lequel sont disposées personnes et choses et tourner autour d’elles. Cezanne, lui, cherche que « ça tourne » sur la surface de sa toile : il relie les figures les unes aux autres, fait des corps une guirlande, chacun conduisant le regard à son voisin et l’engageant dans un mouvement qui lui fait faire le tour de la composition. Des toiles comme Cinq baigneuses de 1877-78 (Paris, Musée Picasso), ou Quatre baigneuses, vers 1880 (Tokyo, Fujikawa Galleries) sont exemplaires de cette volonté d’enchaînement des figures et d’entraînement du regard, que favorise l’inclinaison d’un arbre proche qui se courbe au-dessus des figures. Ce dynamisme général et cette harmonie d’ensemble des tableaux s’opposent à ce que le regard se fixe particulièrement sur une figure, et les déformations corporelles qu’ils induisent font qu’il n’y a désormais plus place – ou peut-être faudrait-il plus judicieusement dire plus temps – dans les œuvres de Cezanne pour la rêverie érotique.

Baigneuses, 1890, 28x44cm, NR 668, Aix-en Provence, musée Granet (dépôt de l'Etat, Musée d'Orsay)

Baigneuses, 1890, 28x44cm, FWN958-R668, Aix-en Provence, musée Granet (dépôt de l’Etat, Musée d’Orsay)

Plus tard Cezanne utilisera d’autres formules que cet enchaînement circulaire des corps, roue de la fortune plastique. Il disposera par exemple ses baigneuses en deux groupes de taille analogue situés sur la droite et la gauche du tableau, de sorte que les baigneuses les composant se répondent en divers contrepoints et analogies de situation dans les deux groupes. Les Baigneuses, vers 1890 (Aix-en-Provence, Musée Granet), est un bel exemple de ce jeu d’équilibres. On notera comment arbres et baigneuses s’intriquent et dans l’espace central, entre les deux groupes, la forme du grand nuage rose, « merveilleux nuage » au sens baudelairien, qui prend allure de corps féminin et qui est donc à la fois image sublimée du corps de la femme et parangon de l’accord syncrétique de la figure et de la nature que recherche Cezanne.

 

 

Les Grandes Baigneuses, 1894-1905, 136x191cm, Londres National Gallery

Les Grandes Baigneuses, 1894-1905, 136x191cm, FWN979-R855, Londres National Gallery

Une autre formule encore est la disposition des baigneuses en frise dont Les grandes baigneuses, de 1894-1905 (Londres, National Gallery), est le plus clair exemple. Le rassemblement des baigneuses est l’occasion d’un jeu complexe de correspondances et de contrepoints formels entre les baigneuses et entre celles-ci et les constituants du paysage, arbres et nuages, ainsi que de l’instauration d’un rythme général fondé sur la disposition oblique des corps. Cependant aucun corps n’est vraiment parallèle à un autre, de sorte que ce rythme est suggéré plus qu’instauré et que l’originalité du tableau est de maintenir une tension entre régularité et désordre, de donner suffisamment l’avantage à la première pour que l’œuvre paraisse harmonieuse sans cependant obéir, comme celles précédemment observées, à un principe d’organisation très visible, ce qui permet à Cezanne de prendre des libertés encore plus grandes qu’habituellement avec l’anatomie et, ainsi qu’en témoignent éloquemment les baigneuses situées à l’extrême gauche et à l’extrême droite du tableau et celle couchée en son centre, de révoquer toute venustà.

La lutte d'amour, I, 1879-80, 42x55cm, NR455

La lutte d’amour, I, 1879-80, 42x55cm, FWN656-R455, coll.priv.

La lutte d'amour II, 1880, 37,8x46,4cm, NR456

La lutte d’amour II, 1880, 37,8×46,4cm, FWN657-R456,Washington, NGA

Avant d’en arriver à une répudiation aussi exemplaire de la séduction féminine, Cezanne, au cours même de sa démarche artistique de sublimation esthétique de ses inclinations érotiques, a cédé une dernière fois, ou deux, si l’on préfère, car il a traité deux fois le sujet de La lutte d’amour, vers 1880 (coll. pr. et Washington, National Gallery of Art), à la tentation de figurer la femme comme un objet de désir et de satisfaction sensuelle obtenue par la violence. On voit dans ces tableaux quatre couples nus s’étreindre violemment dans un paysage, les hommes tentant de renverser les femmes. Le couple le plus à gauche pourrait passer pour une transposition du thème de la nymphe surprise par un satyre que Cezanne avait traité en 1867 (c’est bien donc un retour du refoulé). Dans les deux tableaux, sur la droite, le chien de la luxure se précipite vers les couples. Dans la seconde version, de facture beaucoup plus libre, au ciel les nuages dont les formes se confondent accomplissent ce qui est en jeu dans les affrontements des personnages. Meyer Schapiro, constatant que les nuages, et les arbres aussi, juge-t-il, semblent saisis de passion comme les personnages, voit dans ce tableau le parangon de l’expression du désir, dans toute sa fureur(7). Il est possible d’envisager cette dévolution des émotions humaines aux éléments naturels comme un déplacement qui, sinon ici, du moins dans la représentation réitérée de Baigneuses, libère le peintre de la confusion longtemps maintenue entre expression du désir de la femme de chair et accomplissement du désir d’harmonie plastique. Dans les autres tableaux où voisinent baigneurs et baigneuses, tels les deux tableaux de 1875-77 intitulés La baignade (coll. pr. et Japon, coll. pr.), les hommes nus réunis sur la rive d’un cours d’eau ne font que contempler les baigneuses qui dans le premier tableau sont dans l’eau, dans le second sur la rive opposée, mais, dans chacun des tableaux, l’un des hommes s’agrippe à un tronc d’arbre incliné qui se tend vers les baigneuses, indéniable métaphorisation du désir dont l’expression cesse d’être anecdotiquement dramatisée pour constituer un élément de la composition plastique du tableau.

Cinq Baigneuses, 1877-77, 45,5x55cm, NR365, Paris, Musée Picasso

Cinq Baigneuses, 1877-78, 45,5x55cm, FWN940-R365, Paris, Musée Picasso

Baigneuses, 1875, 38,1x46cm, New York Mtropolitan museum of Art

Baigneuses, 1875-76, 38,1x46cm, FWN916-R256, New York Metropolitan museum of Art

C’est en généralisant ce déplacement, qui fait des arbres qui se dressent près des baigneuses ou se penchent vers elles le substitut naturalisé de la présence masculine dans ses premières œuvres, que Cezanne a assuré l’autonomie esthétique de ses tableaux. Non sans gaucherie au début. Ainsi dans Baigneuses, de 1875-76 , l’arbre qui se distingue, de l’autre côté de la rivière sur le bord de laquelle sont six baigneuses, est, mutandis mutatis, dans une situation semblable à celle du pêcheur de Baigneuses et pécheur à la ligne, étirant vers elles une branche étrangement raidie. Dans Cinq baigneuses sous des arbres, vers 1875 (Paris, coll. pr.), un arbre plus proche et plus familier, se penche sur les baigneuses, se fait caressant et celles-ci ne semblent pas indifférentes à ses avances. De même dans Trois baigneuses, vers 1875 (coll. pr.), et Cinq baigneuses, de 1877-78 (Paris, Musée Picasso), un arbre incline une branche maîtresse au-dessus des figures féminines et tend vers elles ses rameaux. Dans d’autres œuvres, comme les Baigneuses du Musée Granet d’Aix-en-Provence, les feuillages frôlent les baigneuses, se mêlent à leur chevelure ou bien leur tronc s’accole à leurs corps, comme aussi, par exemple, dans Baigneuses de 1890-95 (Baden, Stiftlung Langmatt Sidney and Jenny Brown) ou dans Les grandes baigneuses de 1895-1906 (Merion, Fondation Barnes). Il est indéniable que des affinités électives rapprochent arbres et baigneuses, que ceux-ci sont des accompagnateurs attentionnés de celles-là.

Les Grands arbres, 1902-1904, 79x63,5cm, NR904, Edimbourg, National Gallery of Scotland

Les Grands arbres, 1902-1904, 79×63,5cm, FWN344-R904, Edimbourg, National Gallery of Scotland

Mais voici que dans Trois baigneuses de 1876-77 (Paris, Petit Palais) le déplacement ainsi opéré de l’expression du désir masculin se redouble du déplacement complémentaire de l’objet du désir. Un second arbre paraît dans le tableau, adéquatement de tronc clair tandis que le tronc de l’autre est bronzé, selon la convention classique qui veut qu’en peinture les femmes aient la peau claire et les hommes foncée. Le tronc masculin s’incline fortement vers le tronc féminin qui s’incline réciproquement vers celui-ci, mais de façon moindre, avec la réserve qui s’impose au beau sexe, et deux branches, une pour chaque arbre, s’étendent l’une vers l’autre comme des mains d’amoureux se cherchant. Désormais le motif des arbres disposés de part et d’autre des baigneuses et dont des branches se rejoignent se répète d’œuvre en œuvre, par exemple dans Trois baigneuses de 1876-77 (Merion, Fondation Barnes), Quatre baigneuses de 1877-78 (Merion, Fondation Barnes), Cinq baigneuses de 1877-78 (coll. pr.) ou les Baigneuses de 1890-95 (Baden, Stiftung Langmatt Sidney et Jenny Brown). L’aboutissement de ce motif sera Les grandes baigneuses, vers 1906 (Philadelphie, Museum of Art), œuvre inachevée, de très grande dimension, 208,5 x 257,5 cm, où l’inclinaison des arbres l’un vers l’autre se fait symétrique et devient structure régulatrice de l’organisation de tout le tableau. Les baigneuses disposées au pied des arbres se répartissent en deux groupes, distants mais unis par la guirlande des deux baigneuses centrales qui se tiennent par la main et ce geste semble signifier que les baigneuses ne sont désormais concernées que par ce qui les rapproche les unes des autres et que rien d’extérieur ne pourrait venir troubler la sérénité de leur colloque.Cependant on remarquera que si dans cet ultime tableau les deux groupes de baigneuses se rejoignent, les arbres ne le font pas, ou du moins c’est au-delà des limites du tableau que leurs frondaisons se mêlent. A vrai dire il en est ainsi dans tous les tableaux où des arbres inclinés l’un vers l’autre encadrent des baigneuses : seules leurs basses branches se tendent les unes vers les autres et se touchent. Ici une seule branche d’un arbre de droite se tend vers ceux de gauche, mais ne les rejoint pas. Cezanne, dans la succession de ses tableaux de baigneuses a peu à peu procédé à une épuration de son motif, à l’élimination des significations érotiques dont il l’avait substitutivement chargé. Non sans avoir préalablement, toutefois, dans Les grands arbres, de 1902-04 (Edimbourg, National Gallery of Scottland), filé la métaphore de façon très insistante, comme en une cérémonie d’exorcisme splendide. L’on y voit deux arbres — qui constituent à eux seuls le sujet du tableau, car la métaphore de leur attirance réciproque poussée à son terme exclut le rappel, la représentation de ce qui en est existentiellement l’origine — mêler leurs branches, l’un droit mais inclinant sa maîtresse branche vers l’autre, qui s’incline en sens inverse, semblant fuir son contact, mais s’ouvrant à lui et se laissant pénétrer, selon la plus conventionnelle conduite de refus-acceptation de qui est serré de près et s’offre tout en feignant de s’effaroucher, telle que l’a inoubliablement figurée Fragonard dans Le verrou (Paris, Louvre)(8).

Après cet accomplissement imaginaire et symbolique, les arbres dans Les grandes baigneuses ne sont plus, eux aussi, que des « objets picturaux » contribuant à l’harmonie de l’œuvre. La composition des Grandes baigneuses est toute d’équilibre et tout dans le tableau contribue à créer une impression de sérénité. Sa tonalité générale, bleue, couleur froide, parle d’apaisement et l’autre couleur dominante, orangée, n’est que sa complémentaire. Cezanne aurait-il totalement triomphé de cette inquiétude existentielle qui a si durablement déterminé ses choix thématiques et esthétiques ? On sait qu’à la fin de sa vie il était revenu à une pratique assidue de la religion chrétienne. Cela l’a-t-il aidé à évacuer toute trace de ses démons intérieurs de jeunesse, si longtemps agissants ? On notera, dans la trouée entre les arbres, de l’autre côté de la rivière, à l’horizon de ce paysage emblématique, occurrence unique dans les tableaux de baigneuses, la présence d’une église. Mais aussi d’un spectateur, voyeur persistant, et d’un chien ! On n’en a jamais fini avec sa nature, et donc avec la peinture (9), quand on est Cezanne.

Les Grandes Baigneuses, 1906, 208x249, NR 857, Philadelphie, Fine arts museum

Les Grandes Baigneuses, 1906, 208×249, FWN981-R857, Philadelphie,  Museum or Art

La mort surprit Cezanne peignant, comme il l’avait souhaité. Toutefois si cet itinéraire, qui le mena d’une conception de la femme comme objet d’une passion si violente et si obsessive qu’il tenta d’échapper à sa domination en mettant la gueuse à mort en peinture à l’imagination de ces baigneuses paisibles qui paraissent ne lui avoir été source que d’excitation et d’exercitation esthétiques, est inachevé, peu importe, car en peinture, et en art généralement, c’est moins le but imaginé et désiré — que Cezanne à la fin de sa vie dit dans ses lettres apercevoir(10) — qui compte que ces étapes que sont les œuvres faites en chemin. Et aux étapes où s’arrête Cezanne, quand il s’y trouve une femme, qu’elle soit putain dans un lit défait ou baigneuse au bord d’eaux pures, c’est toujours une servante au grand cœur, comme a dit son cher Baudelaire (11) , servante de la peinture, bien entendu.

 

Notes sur la peinture endormie », Andres Serrano, le sommeil de la surface, Arles/Paris, Actes Sud/Yvon Lambert, 1994.

[1] Les dates attribuées aux œuvres dans les multiples ouvrages consacrés à Cezanne varient. Nous adoptons celles du catalogue raisonné de ses œuvres : John Rewald, The Paintings of Paul Cezanne, a Catalogue Raisonné, 2 vol., New York, Harry N. Abrams 1996.

[2] Daniel Arasse, « Andres Serrano ou la venustà de la mort. Notes sur la peinture endormie », Andres Serrano, le sommeil de la surface, Arles/Paris, Actes Sud/Yvon Lambert, 1994.

[3] Paul Cezanne, « À Émile Zola, Aix, le 7 décembre 1858 », Correspondance, Paris, Grasset, 2011.

[4] Mary Tompkins Lewis, Cezanne’s Early Imagery, Berkeley, The University of California Press, 1989.

[5] Baigneurs et baigneuses, vers 1890 (Chicago, Art Institue) ne doit sans doute son titre qu’à l’ambiguïté de l’apparence anatomique de ses personnages.

[6] Pierre Francastel, La figure et le lieu, l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1967.

[7] Meyer Schapiro, Cezanne, New York, Harry N. Abrams, 1952. Trad. Cezanne, Paris, Nouvelles Éditions Françaises 1973.

[8] Jean Arrouye, « Chute consentie », Éloquence de la peinture, Figures seules ou en couple, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2013.

[9] Les Baigneuses étant des compositions en quelque sorte conceptuelles, exercices plastiques de conciliation de la disposition de figures et de la représentation de la nature, il n’y a normalement pas place en elles pour la représentation du monde réel. Cette église, pas plus que les arbres symétriques aux troncs dessinant une ogive, n’a pas pour référent ce monde. Par contre, du Bac à Bonnières, de 1866, à L’église de Montigny-sur-Loing, de 1898, Cezanne a peint une quinzaine de paysages, représentant des lieux réels  dans lesquels se voit le clocher d’une église.

[10] Paul Cezanne, « À Ambroise Vollard, Aix, 9 janvier 1903 », « À Louis Aurenche, Aix, 25 janvier 1904 », « À Émile Bernard, [Aix, 1905,] vendredi », « À Émile Bernard, Aix, 21 septembre 1906 », Correspondance, op. cit.

[11] Charles Baudelaire, « Tableaux parisiens », C, Les fleurs du mal. On sait que Cezanne avait une extrême admiration pour Baudelaire et qu’il connaissait par cœur certains de ses poèmes.