François Chédeville
Localisation de La Montagne Sainte-Victoire vue du chemin de Valcros (FWN127-R398,C0894,C0895)
Le titre de ce tableau manque évidemment de précision vu la longueur du chemin en question, qui joint le Jas de Bouffan à Bellevue et au-delà et a en partie disparu aujourd’hui sous de nouvelles résidences. Pour tenter de situer le point de vue adopté par Cezanne, on peut partir de l’hypothèse formulée par M. Metzger, à savoir que sur ce tableau figure à droite la bastide La Générale (aujourd’hui détruite). Il convient alors de vérifier la compatibilité de cette hypothèse avec la configuration du terrain, et ceci acquis d’en déduire une position plus précise de Cezanne.
(Cliquer sur les images pour les voir en vraie grandeur)
1 – Repérage des bastides
Sur une photo aérienne de 1960, on peut repérer l’emplacement de la bastide La Générale, proche de Lou Deven et de Barbaroux (cf. Localisation de l’aquarelle Environs d’Aix (RW579).
Compte tenu de l’orientation du regard vers la Montagne Sainte-Victoire et de la position de La Générale au centre de la moitié droite du tableau, on en déduit que la baside de gauche ne peut être que Lou Deven :
L’axe du tableau (en rouge) descend depuis l’oppidum d’Untinos en contrebas au sud-sud-est de la Croix de Provence (voir carte IGN de la Montagne Sainte-Victoire). Il permet de situer la position du peintre en vision frontale par rapport au paysage, au centre du bord inférieur du tableau.
Partant de là, on peut tracer deux droites (en jaune) rejoignant à l’horizon à gauche le bas des Costes Chaudes (versant gauche de la montagne) et à droite vers la cote 530 le versant droit du Devançon, la colline dominant la barre du Cengle. On trace également en bleu les limites du paysage représenté sur le tableau.
2 – Repérage de la position du peintre
On peut alors reporter ce tracé sur une carte générale. Pour cela, on commence par déterminer la ligne d’horizon du tableau, une fois repéré à gauche, au bas des Costes Chaudes, le moment où le profil de la montagne s’infléchit (hors du tableau) et à droite le point situé un peu en dessous du sommet du Devançon à la cote 578 où s’arrête également le tableau.
Reste alors à tracer les lignes jaunes en tenant compte de la position des deux bastides à gauche de ces deux lignes.
Les lignes bleues sont là pour rappeler que les bords gauche et droit du tableau couvrent un espace évidemment plus large que le strict angle inscrit entre les lignes jaunes.
On repère alors dans un rectangle la position du peintre, qu’il est impossible de préciser au mètre près à cet instant, compte tenu des imprécisions du tracé. Mais il est à noter que même déplacées légèrement à gauche ou à droite de leur position ci-dessus, ces lignes jaunes convergent immanquablement dans ce rectangle, du fait de leur longueur depuis la ligne d’horizon. La localisation est donc tout à fait fiable.
Reporté dans l‘espace, ce tracé permet de visualiser approximativement la position de Cezanne :
Celle-ci semble se situer légèrement en retrait du chemin de Valcros, sur le chemin actuel qui mène au Val Rose, à hauteur de la grille d’entrée (Fig. 6) :
Ceci se confirme, lorsque l’on reporte (à l’échelle exacte) sur une photo satellite actuelle (Fig. 7), la vue de La Générale prise sur la photo aérienne de 1960 (cf Fig.1).
En l’absence de photographies de la bastide, on peut aussi vérifier que le bâtiment de la Générale du tableau est compatible avec celui figurant sur la photo aérienne (Fig. 8). Apparemment, le bâtiment de la Générale est vu avec un appentis à mi-mur depuis le poste d’observation de Cezanne, ce qui correspond au tableau.
Une recherche complémentaire devrait nous indiquer la date de construction du petit bâtiment absent, pour vérifier si c’est une omission de Cezanne ou s’il n’existait pas quand il a peint la bastide.
Par ailleurs, la photo aérienne n’est pas assez précise pour confirmer que le toit déborde bien à droite.
3 – Vérification in situ
Le problème posé par une vérification sur place sera certainement celui de la végétation qui a beaucoup poussé depuis les années 1960. Voici ce qu’on voit depuis le croisement entre le chemin de Valcros et celui du Val Rose (Fig. 9) :
On constate cet état de fait sur la reconstitution en perspective suivante où l’on remarque l’abondance actuelle des arbres dans l’axe de vision du peintre (Fig. 10) :
Or en 1958, une photo aérienne montre qu’il y avait très peu de végétation sur l’axe de vision de Cezanne (Fig. 11) .
On peut noter au passage que le chemin de Val Rose actuel n’existait pas en 1958, la maison étant directement reliée au chemin de Valcros à la hauteur de l’entrée de La Constance (cf Fig. 11). Ce chemin moderne que surplombe une petite butte est lui-même situé un peu plus haut qu’un ancien chemin parallèle à droite menant à une autre maison. Cezanne devait s’être installé sur cette petite butte (Fig. 12).
L’absence de végétation et la position du chemin ancien sont confirmées par une photo aérienne de 1949 (Fig. 13) :
La prédominance des terres agricoles à cette époque est vraisemblablement à l’image de l’état de cette campagne du temps de Cezanne, les champs étant au mieux bornés par des haies assez basses et non par des rangées d’arbres, que l’on trouve surtout le long des rivières ou ruisseaux d’après les photos aériennes anciennes de l’ensemble de Valcros.
On peut conclure que la localisation proposée permettait au peintre de voir effectivement les deux bastides et la plaine de Valcros en direction de la Sainte-Victoire.
La méthode par photos aériennes, cartes et reconstitution en relief par Google trouve ici sa pleine efficacité puisque la vision directe sur place ne permettra certainement pas d’apprécier le paysage tel que le voyait le peintre.
4 – Analyses complémentaires
Compte tenu des remarques précédentes, on peut chercher à compléter l’analyse en repérant sur le tableau des éléments de paysages supplémentaires que l’on peut éventuellement retrouver sur les cartes ou les reconstitutions 3D de Google. Ces correspondances hypothétiques sont notées sur les deux figures suivantes.
On ne peut évidemment pas avoir de certitude ici, car en 60 ou 80 ans, il se peut que la délimitation des parcelles agricoles et les implantations de haies aient en partie évolué. C’est le cas pour la rangée d’arbres plantée sur le chemin entre Lou Deven et La Générale illustrée ci-dessous, qui a aujourd’hui disparu. Mais quand on compare par ailleurs l’implantation des champs entre 1949 et aujourd’hui (donc 70 ans après), on peut constater que sauf bouleversement issu de l’urbanisation ou de la création du golf, la grande majorité des parcelles de Valcros reste en place.
En outre, les autres constructions que nous apercevons sur la toile sous la Sainte-Victoire correspondent exactement à la position de la bastide Boyer [cf.Localisation de La Chaîne de l’É́toile avec le Pilon du Roi (FWN128-R399)] et d’une autre maison cadastrée sous le n° 1270 en 1829, toutes deux toujours présentes en 1958.
Conclusion
Il est assez satisfaisant de pouvoir situer le peintre avec une certaine exactitude, lorsque l’on veut comparer l’œuvre à la réalité, ce qui permet de mieux apprécier ses choix picturaux en matière de déformations ou d’omissions d’éléments observables. Ici comme dans tous les tableaux de la série Valcros, on constate notamment la place essentielle prise par la Montagne, fortement dominante dans les toiles par rapport à la réalité du paysage et point focal de l’équilibre général de la composition.
Annexes
1) Deux photographies actuelles
L’état du site de La Générale aujourd’hui :
Vue des bastides et de la position de Cezanne depuis le carrefour au bas du chemin de Valcros :
2) Localisation de C0895 Paysage avec la Montagne Sainte-Victoire 83-85 (verso de RW281)
Ce dessin du Fogg Art Museum (hélas non reproduit sur le site du musée) représente évidemment le même paysage que R398, mais vu d’un peu plus haut sur le chemin de Valcros, car on voit un peu du flanc sud de La Générale et la ligne d’horizon du côté du Mont du Cengle s’arrête au niveau de Maurély, avant la colline du Devançon. La crête du sommet de la Montagne Sainte-Victoire se trouve ainsi en plein centre du dessin, alors qu’elle était décalée à gauche dans R398. Noter que John Rewald omet de noter dans le catalogue des peintures la parenté de ce dessin avec la toile, contrairement au dessin C0894 ci-dessous.
Le titre de ce dessin gagnerait à être davantage précisé, en reprenant celui de R398.
3) Localisation de C0894 Paysage de collines avec une maison 82-85
Le titre trop neutre demande à être changé. Nous proposons : « La bastide La Générale devant la Montagne Sainte-Victoire et le Mont du Cengle » ou « La bastide La Générale sur le plateau de Valcros ».
4) Photographie de La Générale par John Rewald vers 1935 (in Les sites cézanniens du pays d’Aix)
Cette photo a été prise d’un peu plus bas que la position de R398 sur le chemin de Valcros, comme on peut le voir sur cette photo aérienne de 1960 :
Noter que la forme du champ où est implanté le poteau électrique (toujours présent aujourd’hui) n’a pas changé depuis 25 ans.
5) Photographie du site erronée
John Rewald illustre le site de FWN128-R398 avec la photo suivante (p. 265 du catalogue des peintures) qui ne correspond pas à celui-ci.
En réalité, cette photographie a été prise au-dessus de Montbriand (cf l’étude sur FWN185-R511).