François Chédeville
Cette petite étude pour tenter de rendre intelligible de façon très simplifiée quelques lignes d’évolution du dessin chez Cezanne, en réponse à un ami qui reprochait à Cezanne de ne pas savoir dessiner. Ce reproche assez commun est tout de même paradoxal compte tenu de l’abondance de sa production connue (plus de 1500 dessins) – et comme on sait combien il était peu soigneux ni soucieux de conserver ses œuvres, on peut supposer que sa production réelle a dû être au moins du triple. Lui-même devait donc penser qu’il savait dessiner pour s’être acharné sur ce medium avec tant de constance, à raison d’un dessin par jour en moyenne chaque jour de sa vie… Sont reproduits ici sous forme d’imagettes quelques dessins pour jalonner le parcours. Bien entendu, il faut les voir en vraie grandeur pour pouvoir juger réellement de la pertinence du propos et des évolutions d’un dessin à l’autre (cliquer sur l’imagette pour voir le dessin en vraie grandeur).
1) Jusqu’à 25 ans, Cezanne reste peu ou prou dans la tradition apprise à l’école de dessin d’Aix. Ses académies témoignent d’une bonne maîtrise des techniques fondamentales du dessin, avec une progression potentielle dont rien n’indique qu’elle n’était pas à sa portée.
2) Mais comme il s’ennuie dans cette voie, il commence entre 25 et 30 ans à chercher d’autres façons d’exprimer le mouvement, et sous l’influence notamment de Delacroix, il tente la voie de la dissolution progressive du contour :
Ce dernier dessin représentant un aboutissement sans issue, il cherche parallèlement, dans ses copies notamment, à trouver un bon équilibre entre trait classique et « tremblé » de la ligne censé mieux servir la représentation du mouvement :
– dans les portraits :
– dans des copies :
– dans la représentation du corps nu. S’il est parfois tenté par un retour à la ligne pure, cela ne dure guère et il finit par trouver la bonne mesure de « tremblement » qui convient à son désir de rendre avant tout la dynamique des corps :
C’est aussi le moment où il expérimente les ombrages réalisés à partir de lignes croisées ou de traits parallèles plutôt que par frottis ou taches de gris progressifs :
3) Entre 30 et 40 ans, il maîtrise de mieux en mieux sa technique propre faite d’équilibre entre la ligne pure classique et la ligne fluide, multipliée et dynamique qu’il a recherchée jusque là. Ceci se voit :
– Dans les scènes de groupe :
Du fluide…
…au tremblé…
…à l’équilibré.
– Dans les nus :
évolution culminant dans ce magnifique baigneur :
– Dans les portraits :
– Dans les paysages, où les ombrages réalisés par traits parallèles ou croisés sont variés, mais parfaitement maîtrisés :
Comme on le voit, ces procédés non classiques ne s’opposent nullement à l’effet de précision du dessin ; en témoignent d’ailleurs un certain nombre de représentations d’objets familiers :
4) Après la phase d’équilibre des années 70, la décennie suivante témoigne d’une nouvelle liberté dans le traitement des sujets, dont la gamme se resserre :
– Les nus s’envolent dans de grands mouvements lyriques, avec une économie de moyens de plus en plus grande :
– Les portraits (essentiellement dédiés à la famille proche durant cette période) se simplifient, gagnent en expressivité et en présence et s’imposent au spectateur par leur concision même :
– Les paysages quittent progressivement la précision géométrique des représentations de bâtiments pour exprimer de plus en plus la profusion désordonnée du règne végétal, et ceci paradoxalement selon une technique de stylisation conférant au dessin une grande netteté :
– Les objets sont représentés avec la plus grande liberté, depuis le traitement par lignes ondulées continues jusqu’aux réseaux de petits traits parallèles ou croisés :
5) Des années 90 à la fin, Cezanne concentre encore davantage ses sujets, privilégiant la figure humaine par rapport aux autres thèmes.
– Dans les portraits (ou copies de statues) le trait est devenu totalement libre de toute contrainte et utilise indifféremment tel ou tel procédé, produisant un effet à la fois de sobriété et de richesse du modelé pour donner du volume :
De l’épure…
…par l’ombrage…
… à la liberté des formes…
…à la richesse du modelé…
…vers la sobriété finale.
– Dans les paysages, même variété des moyens utilisés au service de l’expressivité de la nature :
– Les objets ont pratiquement disparu ; dans le très simple crâne (en apparence) représenté ci-dessous, on pourrait voir un condensé de ses moyens techniques.
On constate en effet que Cezanne utilise avec une grande sobriété tous les moyens du dessin :
- la ligne classique simple pour le devant de la table, stabilisant le support,
- le trait redoublé pour le crâne lui conférant une présence vibrante – en contraste avec le sujet même,
- la ligne ondulée le long d’un rideau depuis le front du crâne vers le haut comme pour renforcer la vie qui émane de cet objet,
- le traitement des ombres par le frottis classique auquel il recourt comme il l’a appris il y a des lustres à l’Académie de dessin d’Aix, avec légèreté à l’arrière du crâne pour projeter sa face lumineuse en avant, et plus lourdement sous la table pour renforcer sa solidité, ou pour marquer les plis verticaux du rideau et leur ondulation qui souligne la vie de cet objet,
- les hachures très légèrement obliques dans le même rideau au-dessus du milieu de crâne, dont il a tellement fait usage depuis qu’il les a expérimentées dans les années 70, et qui stabilisent le mouvement vibrant du crâne qui sans elles semblerait emporté dans le mouvement ascendant des plis verticaux du rideau.
Qui oserait encore prétendre que Cezanne ne savait pas dessiner ?