R356 – Assiette à bord bleu et fruits, 1879-1880 (FWN776)
Pavel Machotka
(Cliquer sur l’image pour l’agrandir)
On peut voir dans Nature morte au compotier et Verre et pommes, des compositions où les objets posés sur la table et les feuilles illustrés sur le papier peint ne font qu’un seul ensemble. Mais dans trois autres tableaux peints devant ce fond Cézanne relâche un peu sa prise sur la formalité de la composition: dans les Pêches, poires et raisin, L’Assiette bleue et Assiette à bord bleu et fruits (tous les trois contemporains) il se concentre plutôt sur la richesse des couleurs des fruits et y rejoint les feuilles d’une manière plus désinvolte. La troisième étude est attribuée à la période de Melun à cause de son papier peint – le dessin floral bleuâtre avec des feuilles pendantes, de la taille des pommes à peu près. Il convient joliment aux exigences de Cézanne : les feuilles se fondaient aux fruits. Dans Assiette à bord bleu et fruits Cézanne crée essentiellement un seul groupe de vrais fruits et de fausses feuilles et deux de ces feuilles couronnent les fruits du plat et composent une masse en forme de colline – une composition très complète pour une si petite étude.
Mais il n’y a pas de touche parallèle dans Assiette à bord bleu et fruits, et si le tableau est une étude, alors on doit se demander de quoi il est l’étude. Seule une réponse intuitive et émotive vient à l’esprit, et elle n’est sûrement pas loin de la vérité : c’est l’étude de l’harmonisation des couleurs. Elles sont si précisément équilibrées ici, malgré leur saturation, que le sujet du tableau ne peut qu’être leurs affinités. Nous venons de voir un jeu de couleurs équilibré par simple opposition – rouges contre verts dans le tableau des Sept pommes – mais ici nous avons deux sortes de rouges et un jaune, deux verts, et un bleu cobalt, tous risquant des heurts non prévus. Pour éviter de les voir se repousser l’un l’autre, Cézanne modèle les fruits avec des couleurs empruntées subtilement aux fruits voisins – un stratagème qui devient clair quand on masque les couleurs étranges.
Si on masque le modelé vert sur la pêche à droite, les pêches s’écartent énormément de la poire verte ; si on cache les deux taches oranges au milieu de la poire, en laissant seulement les jaunes et les verts, la poire aussi s’écarte des pêches, bien que plus subtilement. Pour rassembler les trois fruits saturés, donc (mais pas la pêche centrale qui est déjà éteinte par le duvet gris bleu), Cézanne a fait que chacun d’eux emprunte des nuances à un autre. Ceci aboutit à leur intégration, mais pas à leur équilibre; une harmonie vert orange seule risque d’être suffocante. Nous aurions raison de soupçonner que le bleu de cobalt inhabituellement saturé est là pour restaurer l’équilibre, et nous pouvons le démontrer quand on le bloque : on produit un tableau étouffant.
Même dans une si petite étude la question est toujours d’accorder le fond et la table dans la combinaison établie par les fruits. Cézanne trouve ce qui semble une solution simple, compter sur les couleurs déjà présentes ; il utilise un vert bleu pour le fond, pour la table un orange clair, et pour l’ombre projetée par l’assiette un vert atypique – atypique mais justifié par sa proximité avec le vert de la poire.
Dépenser tant de temps à décrire une si petite étude peut paraître bizarre, mais c’est nécessaire ; cela nous permet de suivre les solutions techniques de Cézanne plus clairement que dans un tableau plus ambitieux – et c’est cette subtilité technique qui convainc de la justesse et de la grave autorité se dégageant de l’œuvre de Cézanne.
Source: Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.