La théorie cézannienne de l’art et ses sources littéraires

Guila Ballas [1]Guila Ballas est professeur (émérite) d’Histoire de l’art à l’Université de Tel-Aviv. Elle est l’auteur des livres La Couleur dans la peinture moderne : théorie et pratique, Adam Biro, Paris 1996 et Paul Cézanne  les Baigneuses et les Baigneurs – thème et composition, Adam Biro, Paris. 2003.

Cet article inédit a fait l’objet, à l’été 1988,  d’un exposé au colloque du centre  NOESIS, Calaceite (Espagne), sur « l’Ecriture des artistes au XIXe siècle »

 

Quoique cultivé, Paul Cézanne n’était pas homme de lettres. Lecteur assidu des auteurs classiques grecs et latins, mais également des plus illustres écrivains et poètes de son temps, il avait, dans sa jeunesse, composé des vers que son ami Emile Zola jugeait « plus poétiques, plus vrais » que les siens [2]E. Zola, Correspondance I : 1858-1867,  Presses de l’Université de Montreal, éd. CNRS, Paris, 1978, lettre 29 du 1er août 1860, p. 216. Cependant, Cézanne n’éprouvait pas le besoin de noter, comme Delacroix ou Van Gogh, ses impressions et ses appréciations, ni cette impulsion intellectuelle à formuler savamment ses pensées sur l’art. Très tôt, il préféra investir son énergie créatrice  exclusivement dans la peinture. Toutefois, Cézanne aimait « théoriser » (parler de la peinture) [3]Cf. Paul Cézanne, Correspondance, J. Rewald (éd.), Grasset, Paris, 1937, notamment sa lettre à Emile Solari du 2 septembre 1897, p. 232., et il développa une théorie personnelle  de l’art, élaborée au cours de ses années de travail qu’il défendit avec ardeur [4]Maurice Denis dit de Cézanne qu’il parlait très bien, savait ce qu’il faisait, ce qu’il  valait, et qu’il était simple et intelligent; voir la lettre à sa femme lors de sa visite à Aix-en-Provence en janvier 1906 dans Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 95.. De cette théorie il nous reste un très précieux  témoignage dans ses lettres, en particulier dans celles qu’il adressa, vers la fin de sa vie, à quelques jeunes peintres.

Le 22 février 1903, Cézanne écrivait à Charles Camoin : « Tout est, en art surtout, théorie développée et appliquée au contact de la nature » (souligné par nous). Le 21 septembre 1906, un mois avant sa mort, il affirme à Emile Bernard : « Les théories sont toujours faciles, il n’y a que la preuve à faire de ce qu’on pense qui présente de sérieux obstacles ». Seize ans auparavant (le 27 novembre 1889) dans une lettre à Octave Mans : « J’avais résolu de travailler dans le silence jusqu’au jour où je me serais senti capable de défendre théoriquement les résultats de mes essais »; et en janvier 1905, il dit à Rivière et Schnerb, qui lui rendent visite dans son atelier : « Si je réussis ce bonhomme c’est que la théorie sera vraie »[5]R.P. Rivière et J.F. Schnerb, « L’atelier de Cézanne », La Grande revue  25 décembre 1907, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 91..

Evidemment, la théorie, telle que l’entendait Cézanne, ne peut s’envisager comme un corps de règles conventionnelles ni, bien entendu, comme un ensemble d’idées préconçues. Elle est au contraire le fruit d’un processus très complexe : résultante à la fois du travail et de la réflexion sur le travail, la théorie devait se justifier par le travail, c’est-à-dire par l’oeuvre qui en constituait la manifestation la plus convaincante.

La théorie cézannienne de l’art se trouverait-t-elle donc tout entière dans sa peinture? Sans doute. Mais il semble pourtant que durant la dernière décennie de sa vie, l’artiste ait éprouvé le désir, sinon le devoir, de formuler ses idées sur l’art par écrit. Sollicité par les jeunes peintres, qu’il tenait pour plus intelligents que ceux de sa propre génération (lettre à son fils du 15 octobre 1906) et s’estimant enfin capable de défendre théoriquement ses « essais » (c’est ainsi qu’il nomme ses tableaux), il déclare dans une lettre à E. Bernard: « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai » (23 octobre 1905).

Selon Gasquet, Cézanne pensait qu’il était « grotesque d’imaginer qu’on pousse comme un champignon, quand on a toutes les générations derrière soi »[6]J. Gasquet, Paul Cézanne (1921), dans Conversations avec Cézanne op. cit., p. 136.. Il avait plus d’une fois recommandé à ses jeunes correspondants de ne point négliger l’extraordinaire apport des grands maîtres du passé, à condition de « vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations de l’art qui résident en nous » (lettre à Camoin du 13 septembre 1903).

La théorie de Cézanne, bien que forgée au contact de la nature, se nourrissait non seulement des travaux de ses prédécesseurs, mais aussi de diverses sources littéraires. Pour l’étudier il nous faudra donc lire sa théorie à travers ses écrits et écouter  ses conversations, rapportées par divers interlocuteurs, en cherchant quels auteurs ont enrichi son inspiration et en l’illustrant par certaines de ses oeuvres.

C’est en fouillant la correspondance de Cézanne que l’on découvre ses sources littéraires : l’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal, Le chef-d’oeuvre inconnu de Balzac et L’art romantique de Baudelaire.

1. L’apport de Stendhal

Le 20 novembre 1878, Cézanne écrit à Zola: « J’ai acheté un livre bien curieux, c’est un tissu d’observations d’une finesse qui m’échappe souvent. Je le sens, mais que d’anecdotes et de faits vrais! […] ˛ c’est un livre de Stendhal « Histoire de la peinture en Italie » […]. Je l’avais lu en 1869, mais je l’avais mal lu, je le relis pour la troisième fois ». En juin 1881 Cézanne remercie Zola pour l’envoi de  son dernier livre (sans doute Le roman expérimental), et dit en avoir lu quelques passages, dont ceux sur Stendhal qu’il a trouvés très beaux.  A l’évidence, aucun propos concernant cet auteur ne le laisse indifférent. Rappelons que pour Delacroix, à qui Cézanne vouait une grande admiration, l’Histoire de la peinture en Italie  constituait une « sorte d’évangile ». Lui, qui n’avait jamais visité l’Italie, en avait copié plusieurs extraits entre 1830 et 1837 et, dans son célèbre essai sur Michel-Ange (1837), il recommande à ses lecteurs d’y lire la « magnifique » description du Jugement dernier qu’il qualifie de « morceau de génie, l’un   des plus poétiques et des plus frappants » qu’il ait lus.

Cézanne, que seul un bref séjour en Suisse durant l’été 1890 avait éloigné de France, découvrit probablement dans le livre de Stendhal la description fidèle et captivante des oeuvres de grands maîtres italiens, notamment celles de Michel-Ange. Il pouvait sans doute tirer d’autres enseignements de ce livre, car le génie de Stendhal excellait à mêler les descriptions les plus poétiques aux opinions et aux observations les plus audacieuses et les plus pénétrantes. C’était de surcroît un homme passionné par son temps qui cherchait à fonder une esthétique moderne; ainsi, à propos de Michel-Ange, Stendhal insistait-il sur les qualités qu’il mettait au-dessus de tout : la force et l’énergie du maître italien, sa façon de méditer avant de réaliser ses oeuvres, ainsi que la richesse et la complexité de ses compositions, au premier rang desquelles le Jugement dernier[7]Stendhal, « Histoire de la peinture en Italie », in Oeuvres complètes, Michel Lévy Frères, Paris, 1854, pp. 361-368..

Cézanne partageait à beaucoup d’égards les idées de Stendhal; on connaît d’autre part son admiration pour Michel-Ange et son goût pour la force et l’énergie, qualités qu’il exprima dans ses compositions des Baigneurs. Sa lettre à Camoin du 9 décembre 1904 en témoigne clairement : « Michel-Ange est un constructeur et Raphaël un artiste qui, si grand qu’il soit, est toujours bridé par le modèle. Quand il veut devenir réfléchisseur, il tombe au-dessous de son grand rival ». Ce bref propos est parfaitement en accord avec les remarques de Stendhal sur Michel-Ange et ses appréciations sur les grands coloristes vénitiens. Mais, fait plus important encore, Cézanne, assez tôt dans sa carrière, avait trouvé dans le livre de Stendhal des jugements esthétiques qu’il intégra peu à peu à sa propre théorie sur l’art et à son travail, comme par exemple, le Rapport de l’art à la nature : Dans son chapitre intitulé « Définitions », Stendhal recommande aux artistes l’étude du dessin chez Raphaël, du coloris chez Titien et du clair-obscur chez le Corrège;  il ajoute cependant qu’il vaut mieux savoir « penser par soi-même » et « voir tout  cela dans la nature » (p. 95). « Voir sur nature » tel était l’un des grands principes de Cézanne, qu’il partageait d’ailleurs avec ses amis impressionnistes et répétait souvent dans ses lettres. Le 25 juillet 1904 à Bernard : « Pour les progrès à réaliser il n’y a que la nature, et l’oeil s’éduque à son contact ». Mais à l’encontre des impressionnistes, et conformément à Stendhal, il ne se prive pas de recourir aux grands maîtres, dont il consulte les tableaux de la même façon qu’il étudie la nature. A Bernard le 12 mai de la même année : « Le Louvre est un bon livre à consulter, mais ce ne doit être encore qu’un intermédiaire. L’étude réelle et prodigieuse à entreprendre c’est la diversité du tableau de la nature ».

la Concordance des moyens et de la pensée : Selon Stendhal, chaque peintre doit chercher les procédés susceptibles d’ouvrir l’âme à cette « impression particulière qui est le grand but de la peinture »; Cézanne, pour sa part, soutient que l’art poursuit « l’élévation de la pensée »[8]Ibid., « Définitions », p. 93 et Cézanne « Aphorismes » XV, in Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 15., et que les procédés ne sont que de « simples moyens pour arriver à faire sentir au public ce que nous ressentons nous-mêmes » (lettre à Bernard, 21 septembre 1906). Il souhaite, toujours dans une lettre à Bernard, le 26 mai 1904,  que ses tableaux « soient un enseignement ». Il reconnaît néanmoins, comme  Stendhal, que le goût, « le meilleur juge », est rare et que « l’art ne s’adresse qu’à un nombre très restreint d’individus » (lettre du 12 mai 1904) ;

L’apport personnel : Précurseur de l’esthétique romantique, Stendhal met l’accent sur l’apport personnel de l’artiste. « Pour atteindre ses fins élévées », écrit-il, « l’artiste doit voir la nature à sa manière »; mais « la grande difficulté pour cela, c’est qu’il faut avoir une âme » (Histoire de la peinture en Italie, « Un artiste », p.117-118). La force de caractère, la personnalité de l’artiste (ce qu’on désignera plus tard sous le terme de « tempérament ») étaient pour lui les fondements mêmes de toute oeuvre de valeur. « C’est à force d’être eux-mêmes », dit-il des maîtres italiens, « qu’ils ont été grands » (Ibid., p.119). Pour Cézanne aussi « ce qui séduit le plus dans l’art, c’est la personnalité de l’artiste lui-même » (« Aphorismes » VI, Conversations  op. cit., p.14). Stendhal est convaincu que ceux qui auront lu son livre « sauront reconnaître la teinte particulière de l’âme d’un peintre dans sa manière de rendre le clair-obscur, le dessin, la couleur » (Histoire de la peinture op. cit., « Définitions », p. 94). De son côté, Cézanne constate qu’ « à la manière dont une conception de l’art est rendue, nous pouvons juger de l’élévation d’esprit et de la conscience de l’artiste » (« Aphorismes » XXIII, dans Conversations op. cit., p. 15) ;

L’imitation de la nature: L’attitude des deux hommes à l’égard de la nature correspondait à leurs idées générales sur l’art. L’observation de la nature revêtait pour eux une importance primordiale, mais Stendhal nous avait déjà fait entendre que l’homme n’est pas le singe de la nature et il critiquait sévèrement « les peintres qui n’aspirent qu’à en être des miroirs fidèles » (Histoire de la peinture op. cit., « Etat des esprits », p. 111). C’est pourquoi, à son avis, il est non seulement permis, mais encore recommandé de supprimer certains détails et de créer (à l’exemple de Michel-Ange qui est pour lui le modèle de l’artiste moderne) un style personnel où les « défauts » deviennent d’autant plus « séduisants » (Ibid., « Le jugement dernier « , p. 320). Enfin, il est licite et même souhaitable d’unifier le ton général du tableau, en risquant au besoin une « légère fausseté ajoutée à la nature », car, dit Stendhal,  puisque « le peintre n’a pas le soleil sur la palette ˛…¸ pour obtenir une lumière si brillante » il doit recourir au ton général (Ibid., « Définitions », p. 95).

Cézanne confiait à Bernard qu’il avait tenté sans succès de copier la nature, mais il fut pourtant content de découvrir, chez Stendhal en l’occurrence, l’idée que « le soleil ne pouvait pas être reproduit, mais qu’il fallait le représenter par autre chose … par la couleur »[9]Propos rapportés par M. Denis, « Cézanne » (publié dans L’Occident en septembre 1907, repris dans Théories 1920); cf. Conversations avec Cézanne op. cit., p. 173. Souligné par nous. Signac ne pensait-il pas à Stendhal quand il disait des impressionnistes qu’ils « captaient le soleil sur leur palette »? Voir Paul Signac, D’Eugène Delacroix aux néo-impressionnistes (1899), F.Cachin (éd.), Hermann, Paris, 1964, p.. Cézanne commente le 26 mai 1904 : « On est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature; mais on est plus ou moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d’expression ». Que l’on pense, par exemple, à ses Baigneuses, dont les déformations, critiquées par ses contemporains, sont considérées depuis comme l’une des marques les plus frappantes d’un style personnel et novateur.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur l’analogie qui existe entre les conceptions esthétiques et les discours techniques et pratiques de Cézanne et de Stendhal. Néanmoins, nous nous souviendrons de ce dernier quand nous parlerons des apports de Balzac et de Baudelaire qui lui sont redevables de certaines de leurs idées[10]Cf. notamment A. Brookner, The Genius of the Future, Studies in French Art Criticism, Phaidon, London & New York, 1971, p. 54 et P.G. Castex, La critique d’art en  France au XIXe siècle: Baudelaire, Les cours de la Sorbonne, CDV, Paris 1966, pp. 31-42..

2. L’apport de Balzac

A une date non déterminée, entre 1866 et 1869, Cézanne remplit un questionnaire (une sorte de jeu de société) intitulé « Mes confidences » dans lequel, à la question « quel personnage de roman vous est le plus sympathique? », il répond : Frenhoffer (sic)[11]Cf. Conversations avec Cézanne op. cit., p. 101, 103 et 198 note 27. J.-C. Lebensztejn soutient l’opinion qui relègue les Confidences à une date plus tardive, selon lui à 1897. Voir Les Couilles de Cézanne, Nouvelles Editions Séguier, Paris, 1995. Dans son catalogue raisonné The Drawings of Cézanne,  Thames & Hudson, Londres 1972, A. Chappuis suggère que le dessin no. 128 pourrait représenter  Frenhofer – le protagoniste d’une nouvelle de Balzac.. Si la date du document demeure controversée, nous savons, grâce à sa lettre de juillet 1868 à Numa Coste, que Cézanne a lu très jeune le Chef d’oeuvre inconnu de Balzac et que déjà, à cette époque, il avait été très impressionné par le héros de ce récit singulier. Joachim Gasquet commente une conversation dans laquelle, parlant du livre, le vieux maître déclarait : « Tous les peintres devraient ˛le¸ lire  au moins une fois par an » (Conversations op. cit., p. 159). Emile Bernard, pour sa part, témoigne : « Un soir je lui parlais du Chef d’oeuvre inconnu  et de Frenhofer, le héros de drame de Balzac. Il se leva de table, se dressa devant moi et, frappant sur sa poitrine avec son index, il s’accusa sans un mot, mais par ce geste multiplié, ˛d’être¸ le personnage même du roman. Il en était si ému que les larmes remplissaient ses yeux » (Souvenirs , 1926, dans Ibid., p. 65). C’est en s’autorisant de cet épisode que Bernard mit en épigraphe de son article sur Cézanne, paru dans L’Occident en 1904, ces lignes tirées de la nouvelle de Balzac : « Frenhofer est un homme passionné pour notre art qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres ». Selon Bernard, cette phrase résume bien la personnalité de Cézanne et permet de l’identifier avec son prototype littéraire[12]Cf. H. Balzac, Le chef-d’oeuvre inconnu, in G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Ed. de Minuit, Paris, 1985..

On a souvent comparé Cézanne à Frenhofer et à Claude Lantier, l’infortuné peintre de l’Oeuvre de Zola, en soulignant toutefois que, contrairement  à  ces personnages, Cézanne a su atteindre un équilibre et réaliser la synthèse personnelle qui transparaît dans son oeuvre[13]Cf. par exemple B. Dorival, Paul Cézanne, Tisné, Paris, 1948, pp. 97-98.. On a rarement tenté, en revanche, de rapprocher les observations théoriques et pratiques de Balzac de la théorie cézannienne  de l’art telle qu’elle se dégage de ses lettres[14]Cf. notamment l’important ouvrage de P. Loubrier, Un catéchisme esthétique, Le chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, Didier, Paris 1961 et celui de Didi-Huberman op. cit..

Le thème dominant du conte de Balzac est la poursuite de la perfection, de l’absolu. Poussé par l’idée qu’il existe une formule unique pour faire vrai et beau, Frenhofer est victime de l’angoissante tentation de reprendre incessamment sa peinture sans pouvoir la mener à son terme; lorsqu’on le prie de la montrer, il s’écrie : »Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, j’ai cru avoir fini… ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur » (le Chef-d’oeuvre inconnu, éd.1945, p.157).

Cézanne aussi était obsédé par l’idée de la perfection, ce qui justifie pleinement son auto-identification à Frenhofer et l’amène à douter de lui-même. En 1889, par exemple, il explique son refus de participer à une exposition d’avant-garde à Bruxelles par crainte que ses « nombreuses etudes [il dit études et non tableaux] suggérant ainsi leur état d’inachèvement¸ n’ayant donné que des résultats négatifs », provoquent des « critiques trop justifiées » (lettre à O. Maus du 27 novembre 1889).

Peu avant sa mort, il écrit humblement : »J’étudie toujours sur nature, et il me semble que je fais de lents progrès » (lettre à Bernard, 21 septembre, 1906).  Dès 1867  il affirmait que l’idéal du bonheur terrestre serait « d’avoir une belle formule » et que sa principale espérance est « la certitude » (« Mes confidences », dans Conversations op. cit., pp. 102-103). Quoi de plus émouvant que cette quête de la certitude chez un homme qui, comme Frenhofer, est si souvent tourmenté par le doute et qui, au bout de sa carrière, se demande encore : « Arriverai-je au but tant et si longtemps poursuivi – je le souhaite. Mais tant qu’il n’est pas atteint un vague état de malaise subsiste » (lettre à Bernard, 21 septembre 1906).

Tout au long de sa vie l’artiste est « condamné à perpétuité ». Sa recherche de la perfection, de l’absolu, ne prend fin qu’avec la mort. Il ne peut agir autrement car, ainsi que le disait Cézanne, « celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille » (« Aphorismes », dans Conversations  op. cit., p. 15). En d’autres mots, pour Cézanne à l’instar de Balzac, la poursuite passionnée et irréalisable de l’absolu caractérise l’essence même de la création artistique.

Le Chef-d’oeuvre inconnu était sans doute une étude parmi d’autres (en particulier Gambara, Massimilla Doni et la Peau de chagrin) sur l’échec de l’artiste qui, à force de chercher, arrive à douter de l’objet même de sa recherche. C’est d’ailleurs d’après le modèle de Balzac que Zola créa le personnage du peintre dans son roman L’Oeuvre. Balzac, toutefois, propose une autre formule de la démarche créatrice : la juste mesure entre la Réflexion et le Faire. C’est la solution conseillée dans le Chef-d’oeuvre inconnu par Porbus, célèbre peintre du XVIIe siècle, à son jeune confrère Poussin : « La pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme Frenhofer qui est aussi fou que peintre; ne l’imitez pas! Travaillez! Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main » (le Chef-d’oeuvre inconnu, op. cit., p. 161, souligné par nous).

Bien que Cézanne s’identifiât moralement à Frenhofer, la formule qu’il adopta était finalement celle de Porbus : méditer les brosses à la main! Le travail et la méditation ne sont-il pas les armes qui permettent à l’artiste d’échapper à l’abîme des perpétuels recommencements? A la suite de leur visite chez Cézanne, Rivière et Schnerb déclarent que la toile n’était plus pour lui que « le tableau noir sur lequel un géomètre cherche la solution d’un problème » (Conversations op. cit., p. 90); et selon Bernard son « mode d’étude était une méditation le pinceau à la main »[15]Cf. E. Bernard, Souvenirs (1926), in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 58. La parenté avec les phrases de Balzac semble être évidente. P. Laubrier soutient que Balzac lui-même appliquait la formule de Porbus et « méditait la plume à la main ». Laubrier op. cit., p. 198.. C’est donc par la synthèse entre l’observation directe de la nature – le travail sur le motif – et la réflexion que Cézanne est parvenu à représenter la nature sans l’imiter. « Le travail et le raisonnement doivent développer la sensation colorée », dit-il encore à Rivière et Schnerb, en ajoutant : « l’oeil ne suffit pas, il faut de la réflexion » (Ibid., p. 89).

Outre le thème de la création artistique et l’attitude face à la nature, le Chef-d’oeuvre inconnu contient plusieurs réflexions qui passent dans les écrits et les conversations de Cézanne. Certaines d’entre elles font écho à l’esthétique de Stendhal, notamment ces propos que Balzac met dans la bouche de Frenhofer: « La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer ˛…¸ et le peintre n’est pas un copiste mais un poète ». Le langage érotique dont il se sert pour décrire la poursuite de la beauté[16]Cf. le Chef-d’oeuvre inconnu (ed. 1954), p.151. Les chiffres des pages mentionnés dans le texte renvoient à cette édition., n’aurait d’ailleurs déplu ni à Stendhal ni à Cézanne. Mais c’est surtout dans les remarques concernant le faire du peintre que l’on trouve des analogies avec Cézanne. Par exemple : Frenhofer est soucieux de détacher les figures et d’accuser l’espace, la profondeur (p. 149). Quand il fait la critique d’un tableau de Porbus, La Marie égyptienne, il dit : « Au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte »; tout en parlant, il toucha à toutes les parties du tableau créant ainsi « une nouvelle peinture trempée de lumière » (pp.154-155; souligné par nous).

Cézanne, lui, note : « La nature pour nous hommes est plus en profondeur qu’en surface, d’ou la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air » (lettre à Bernard, 15 avril 1904; c’est nous qui soulignons).

Lorsque Frenhofer parle de sa propre oeuvre, il raconte comment, pour arriver à « ce résultat glorieux » il a « étudié à fond les grands maîtres du coloris », notamment Titien « ce roi de la lumière », après quoi il est revenu à son oeuvre et « au moyen de demi-teintes et de glacis », il a rendu « les ombres les plus vigoureuses dans leurs tons éclairés » (pp. 157-158). Ces propos, qui suggèrent le procédé de  la modulation, pourraient  aussi bien être attribués à Delacroix qu’à Cézanne, dont l’admiration pour les vénitiens est notoire. Au reste, Cézanne ne se lassait pas d’aller au Louvre apprendre, à ses dires, « les moyens employés par les quatre ou cinq grands de Venise » (lettre à Bernard, 23 décembre 1904). Pur coloriste, il était, comme Frenhofer, très préoccupé par le maniement des demi-teintes, les passages de tons grâce auxquels, pour reprendre les paroles de Frenhofer, « le corps tourne ˛et¸ les formes deviennent saillantes » (p. 158). Déjà vers 1869 Cézanne disait : « la lumière et l’ombre sont un rapport de couleurs », et beaucoup plus tard, il précisait : « une sensation optique se produit dans notre organe visuel, qui nous fait classer par lumière, demi-ton ou quart de ton les plans représentés par des sensations colorantes »[17]Cf. respectivement « Aphorismes » XXVI in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 16 et lettre à Bernard de décembre 1904. (souligné par Cézanne).

[…] il n’y a pas de lignes dans la nature, où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine […] aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes […]. De près, ce travail […] paraît manquer de précision; mais, à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache »[18]Le Chef-d’oeuvre inconnu (1954), p. 158; cela peut être, au fait, la parfaite description d’une peinture impressionniste.. Faisant à la fin de son discours l’apologie de son oeuvre, dans laquelle ses interlocuteurs, Porbus et Poussin, étonnés et perplexes, ne voient qu’une « espèce de brouillard sans forme », le vieux maître les prie de regarder plus attentivement afin de mieux comprendre ce qu’il dit « sur la manière de traiter le modèle et les contours ». Il leur apprend ensuite qu’il est parvenu à « accorder la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante de tons éclairés » et qu’ « à force de caresser le contour de [sa] figure, ˛de¸ noyer dans les demi-teintes, ˛il a pu¸ ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect de la rondeur de la nature » (p. 171). Cette démarche que Frenhofer (donc Balzac) décrit avec flamme et passion, est formulée par Cézanne en termes simples et précis, mais appliquée à la peinture avec une profondeur aussi riche que poétique.

Quelques citations de Cézanne permettront d’apprécier davantage l’analogie de sa pensée esthétique avec celle de Balzac:

-« La ligne et le modelé n’existent point. Le dessin est un rapport de contrastes ou simplement le rapport de deux tons, le blanc et le noir  » (« Aphorismes » XXV, Conversations op. cit., p. 16).

-« Le dessin pur est une abstraction. Le dessin et la couleur ne sont point distincts, tout dans la nature étant coloré » (Ibid.).

-« Au fur et à mesure que l’on peint, l’on dessine. La justesse du ton donne à la fois la lumière et le modelé de l’objet. Plus la couleur s’harmonise, plus le dessin va se précisant » (« Aphorismes » XXIX, Ibid.).

-« Contrastes et rapports de tons, voilà tout le secret du dessin et du modelé » (« Aphorismes » XXX, Ibid.).

Rappelons ici, parmi les innombrables exemples de mise en pratique de ces idées, les compositions des Baigneuses (tableau no. 1), qui portent les marques  les plus proches des principes qui ont guidé Balzac dans la description du  chef-d’oeuvre de Frenhofer.

Enfin, si pour Frenhofer « travailler » c’était « lutter avec la nature » dans l’espoir d’atteindre la perfection idéale (qui se révèle impossible!), pour Cézanne, comme pour Porbus, c’est plutôt « réfléchir le pinceau à la main » afin de réaliser « une oeuvre qui soit parallèle à la nature »[19]Joachim Gasquet (1921), in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 109 et p. 206 note 6. Souligné par nous.. Ainsi, Frenhofer est fatalement voué à l’échec, tandis que Cézanne, avec la sagesse d’un Porbus et sans pour autant perdre de vue « le goût de l’absolu », est à même d’accomplir l’oeuvre de synthèse qui, selon son souhait, est devenue un enseignement.

3. L’apport de Baudelaire

Alors que la leçon de Balzac, transmise par Frenhofer et Porbus, accompagnait Cézanne depuis sa jeunesse, celle de Baudelaire ne lui parvint que plus tard. Le goût de Cézanne pour la poésie de Baudelaire est bien connu. « Une charogne », par exemple,  fit  l’objet d’un certain nombre d’études datées par Chappuis de 1866-1869[20]A. Chappuis, The Drawings  of Cézanne  op. cit.,(1972), nos. 145-147. Voir également Conversations avec Cézanne op. cit., p. 185 note 2.. En 1902, Cézanne donne à Léo Larguier, qui faisait alors son service militaire à Aix-en-Provence, son exemplaire des Fleurs du mal (édition de 1899) où, à la fin du livre,  sont notées les pages de huit poèmes de son choix, notamment , « les Phares », « l’Idéal » et « Une charogne » (Larguier, dans Conversations op. cit., pp. 13-14). Quelques années plus tard, Bernard se rappelle avoir entendu Cézanne réciter ce dernier en entier « sans se tromper » (Souvenirs 1926, dans Ibid., p. 71).

Nous ignorons à quel moment Cézanne prit connaissance des écrits de Baudelaire sur l’art. Il est certain, du moins, que pendant les dernières années de sa vie, il eut en sa possession un volume de l’Art romantique. Le 13 septembre 1906, il écrit à son fils : « Un qui est fort ce Baudelaire, son Art romantique est épatant et il ne se trompe pas ˛au sujet¸ des artistes qu’il apprécie ». Quinze jours plus tard il lui précise encore : « Je lis de Baudelaire des appréciations qu’il a écrites sur l’oeuvre de Delacroix ».

Il est impossible de recenser ici l’immense apport de l’esthétique de Baudelaire. Nous nous contenterons de citer quelques-unes de ces « appréciations » qui, selon nous, avaient séduit Cézanne. On y découvre parfois une parenté assez frappante avec certains jugements de Stendhal ou de Balzac, Baudelaire n’hésitant pas à s’inspirer d’autres auteurs[21]A ce propos, voir par exemple la  Fanfarlo où, avec un grain d’ironie, Baudelaire fait dire à Samuel Cramer, sans aucune doute son alter ego, après la lecture d’un beau livre : « Voilà qui est assez beau pour être de moi » et de là à penser « c’est donc de moi » – il n’y a que l’espace d’un tiret. Ch. Baudelaire, La Fanfarlo (1845), Le Castor Astral, Paris, 1990, p. 18.; mais ses développements sont plus brillants, plus subtils, plus riches en exemples, et son raisonnement est de loin plus moderne. Son langage est à la fois poétique (« épatant » selon Cézanne), concret et logique. Baudelaire était sans doute, aux yeux de Cézanne, « le seul à parler proprement des artistes de son temps » (Gasquet 1926, dans Conversations op. cit., p. 128), et encore mieux, dirons-nous, de la théorie et de la pratique des peintres.

Il semble pourtant que l’apport de Baudelaire à la théorie cézannienne doit être envisagé sous un angle différent de celui de Stendhal ou de Balzac. Alors que leurs écrits ont contribué à la formation de la théorie du jeune peintre, ceux de Baudelaire ont apporté à la pensée de l’artiste mûr la confirmation. De surcroît, les textes de Baudelaire offraient à Cézanne de quoi reconnaître sa propre démarche créatrice. Ainsi, plutôt que d’un paradigme, il s’agissait pour lui d’une affinité spirituelle qui ne doit d’ailleurs pas étonner si l’on se souvient que les deux grands artistes-poètes puisaient à une même source – l’art et la pensée de Delacroix. En effet, la plupart des appréciations de Baudelaire sur le dessin, la couleur, le modelé et la composition que nous citerons concernent diverses oeuvres de Delacroix .

Le dessin : Dès 1846, prenant la défense du dessin du maître, Baudelaire constatait : « On peut être à la fois coloriste et dessinateur, mais […] les coloristes dessinent comme la nature, leurs figures sont naturellement délimitées par la lutte harmonieuse des masses colorées »[22]Cf. Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, Livre de poche, Gallimard, Paris 1971, Tome 1, p. 167.. Plus tard (à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855), il critiqua le dessin conventionnel (de l’école d’Ingres, sans doute) dont les lignes « dures et cruelles, despotiques, immobiles, enferment une figure comme une camisole de force » (Ecrits op. cit., T. 1, p. 403).

Cézanne, dans la même veine, condamnait l’habitude de certains peintres (notamment Gauguin et ses adeptes de Pont Aven) de « circonscrire les contours d’un trait noir » comme un défaut qu’il faut combattre à toute force »[23]Lettre à Bernard du 13 octobre 1903. Le fait que c’était justement Bernard qui, en 1887, inventa ce genre de ligne, ne devait pas être inconnu de Cézanne..

Selon Baudelaire le bon dessin doit être « comme la nature, vivant et agité […] puisque¸ la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées » (Ibid., p. 404). Cette belle métaphore devait certainement plaire à Cézanne, lui rappelant sans doute ces mots de Frenhofer : « Le corps humain ne finit pas par des lignes […]. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres » ( Le Chef-d’oeuvre inconnu, op. cit., p. 158).  Lui-même se dit convaincu que l’on peut surmonter les difficultés nées du besoin de « poursuivre la délimitation des objets quand les points de contact sont ténus, délicats […] par d’autres moyens, fournis par la nature elle-même » (lettre à Bernard du 13 octobre 1903). Ces « autres moyens » étaient en effet les traits « brisés, fuyants », dont parlait Baudelaire, qui apparaissent non seulement dans les dessins mais aussi, et d’une manière plus évidente encore, dans les aquarelles et les toiles de Cézanne. N’avait-il pas déclaré que « le dessin et la couleur ne sont point distincts [et] qu’au fur et à mesure que l’on peint on dessine et que plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise »[24]E. Bernard, Souvenirs, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 63. Que l’on se rappelle les paroles de Frenhofer à ce sujet. ?

La couleur : Dans son chapitre poétique sur la couleur où il fait l’éloge de la symphonie des couleurs dans la nature, Baudelaire écrit: « La sève monte et, mélange de principes, elle s’épanouit en tons mélangés » (Salon 1846, Ecrits op. cit., T.1, p. 150). Plus tard Cézanne dira : « Une tendre émotion me prend. Des racines de cette émotion monte la sève, les couleurs » (Gasquet 1921, dans Conversations op. cit., p. 83). Cette image baudelairienne de la sève, symbole de vie et de mouvement, exprime à merveille ce que représentait la couleur, aussi bien pour Delacroix que pour Cézanne.

La couleur est également le moyen qui permet aux vrais coloristes de rendre sensibles les volumes. En 1845, Baudelaire écrit déjà à propos du Marc-Aurèle de Delacroix : « Le public se fait-il bien une idée de la difficulté qu’il y a à modeler avec la couleur? […]. C’est dans un travail subit, spontané, compliqué, trouver d’abord la logique des ombres et de la lumière, ensuite la justesse de l’harmonie du ton, autrement dit, c’est, si l’ombre est verte et une lumière rouge, trouver du premier coup une harmonie de vert et de rouge, l’un obscur, l’autre lumineux, qui rendent l’effet d’un objet monochrome et tournant« [25]Salon de 1845, Ecrits op. cit., T.1, p. 59. Au sujet de la couleur voir Guila Ballas, La couleur dans la peinture moderne, théorie et pratique, Adam Biro, Paris, 1996. (souligné par Baudelaire).

Reprenant ces réflexions dans son chapitre sur la couleur, Baudelaire  distinguait entre le modelé des coloristes et celui des dessinateurs dont « les difficultés se réduisent à peu près à copier le plâtre ». Continuant son raisonnement (à travers lequel on ne peut s’empêcher d’entendre Delacroix) il poursuit : « La couleur est donc l’accord de deux tons, le ton chaud et le ton froid, dans l’opposition desquels consiste toute la théorie […]. Les tons, quelque nombreux qu’il fussent, mais logiquement juxtaposés, se fondraient naturellement par la loi qui les régit […]. La nature ne peut pas commettre de fautes dans l’arrangement de ces tons, car, pour elle, forme et couleur sont un. Le vrai coloriste ne peut pas en commettre non plus »[26]Salon de 1846, Ibid., pp. 151-152. Souligné par nous. Déjà en 1766, Denis Didero déclare que « la nature ne fait rien d’incorrect ». Cf. « Essais sur la peinture », in Oeuvres esthétiques, Paris 1965, p. 665. Au sujet des deux tons opposés, voir le chapitre sur la théorie de l’art de Goethe in G. Ballas op. cit..

Toute la théorie de la modulation (le modelé par la couleur) est déjà présente dans ce passage. Pour Cézanne elle consistait dans l’utilisation, en touches distinctes, de contrastes de couleurs analogues et complémentaires, et dans les passages d’une teinte à l’autre à partir d’un certain point sur l’objet; selon lui « dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant; et ce point est – malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes (c’est-à-dire demi-teintes) – le plus rapproché de notre oeil »[27]Lettre à Bernard du 25 juillet 1904. Baudelaire de son côté compare l’oeil du coloriste à une loupe qui transmet l’harmonie parfaite des couleurs de la nature.. De ce point, les taches de couleurs fuient vers les bords des objets et se répandent aux alentours; « je m’attache à rendre le côté cylindrique des objets », disait Cézanne à Rivière et Schnerb. Plutôt que de « mettre le cylindre, la sphère et le cône en perspective » (comme il écrit  le 15 avril 1904 dans sa lettre à Bernard, tant de fois reprise et  mal-interprétée), il s’agissait pour lui d’accuser la pesanteur et la présence des objets ou des figures humaines par la couleur, comme l’affirment ses mots rapportés par Bernard : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude » (Souvenirs, dans Conversations op. cit., p.63).

Notons toutefois que, même si la modulation est stimulée par le spectacle de la nature, elle n’entend pas l’imiter. Cézanne, comme Baudelaire et Balzac avant eux, estimait certainement qu’au vrai coloriste « tout est permis » (Baudelaire, Ecrits op. cit., T.1,p.152). « Peindre », disait-il, « ce n’est pas copier servilement l’objet, c’est saisir une harmonie entre des rapports nombreux » (« Aphorismes » XLI, dans Conversations op. cit., p. 17). On comprend alors pourquoi, comme le dit Baudelaire, « l’étude de la nature conduit souvent à un résultat tout différent de la nature » (Ecrits op. cit., T.1, p. 152).

La touche joue un rôle essentiel aussi bien au niveau de la constitution de la forme qu’au niveau de la composition. A propos des masses colorées de Delacroix composées d’une infinité de tons, Baudelaire précisait: « Il est bon que les touches ne soient pas matériellement fondues: elles se fondent naturellement à une distance voulue […]. La couleur obtient ainsi plus d’énergie et de fraîcheur »[28]Baudelaire, Ecrits sur l’art op. cit., T.2, p. 294. Que l’on se souvienne à ce propos des mots de Frenhofer cités plus haut (p. 10); Cf. également note 18.. C’est évidemment de la touche colorée que dépend l’orchestration de la composition. Baudelaire : « les admirables accords » de la couleur chez Delacroix « font rêver d’harmonie et de mélodie » (Ibid., p. 403). Or, c’est en grande partie grâce à la touche que Cézanne, comme Delacroix avant lui,  parvient à réaliser dans ses tableaux la « variété extrême dans l’harmonie » que Charles Blanc décèle chez ce dernier[29]Charles Blanc, « Delacroix », La Gazette de Beaux Arts, 1864, p.116..

Un bon tableau, selon Baudelaire, « doit être produit comme un monde »; conduit « harmoniquement », il consiste « en une série de tableaux superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la perfection »[30]Ch. Baudelaire, article posthume sur Delacroix, Ecrits sur l’art op. cit., T.2, p. 295.. La méthode de travail de Cézanne, telle que l’a décrite Bernard, correspond parfaitement à l’image que se faisait Baudelaire du processus de création d’un « bon tableau ». Elle comporte l’application des couleurs en partant des bleus dans les ombres et des jaunes dans les zones de lumière et l’élévation graduelle de la gamme colorée au moyen de demi-teintes, tout en travaillant d’emblée sur l’ensemble de la toile et en recouvrant « une tache d’une seconde, plus débordante, puis d’une troisième »[31]E. Bernard, Souvenirs, 1926, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 72. Voir à titre d’exemple les aquarelles des dernières années..

Conclusion

La théorie cézannienne de l’art est intimement liée à son faire. Nous avons vu que pour Cézanne « tout est, en art surtout, théorie devéloppée et appliquée au contact de la nature », c’est-à-dire, au cours du travail. Si, dans les oeuvres de ses prédécesseurs il trouvait des solutions aux problèmes d’ordre pratique, dans ses auteurs préférés il redécouvrait les idées directrices de sa pensée artistique. Chez les uns comme chez les autres, il puisait les éléments qui confortaient sa démarche intellectuelle et les exigences de son travail. Ce sont là les deux sources de la théorie qui éclaire la singularité de son style novateur. Précurseur de la peinture moderne, Cézanne n’a pas pour autant renoncé aux héritages artistiques et littéraires car, « on ne substitue pas au passé, on y ajoute seulement un nouveau chaînon »[32]Lettre à Roger Marx du 23 janvier 1905..

 

Références

Références
1 Guila Ballas est professeur (émérite) d’Histoire de l’art à l’Université de Tel-Aviv. Elle est l’auteur des livres La Couleur dans la peinture moderne : théorie et pratique, Adam Biro, Paris 1996 et Paul Cézanne  les Baigneuses et les Baigneurs – thème et composition, Adam Biro, Paris. 2003.
2 E. Zola, Correspondance I : 1858-1867,  Presses de l’Université de Montreal, éd. CNRS, Paris, 1978, lettre 29 du 1er août 1860, p. 216
3 Cf. Paul Cézanne, Correspondance, J. Rewald (éd.), Grasset, Paris, 1937, notamment sa lettre à Emile Solari du 2 septembre 1897, p. 232.
4 Maurice Denis dit de Cézanne qu’il parlait très bien, savait ce qu’il faisait, ce qu’il  valait, et qu’il était simple et intelligent; voir la lettre à sa femme lors de sa visite à Aix-en-Provence en janvier 1906 dans Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 95.
5 R.P. Rivière et J.F. Schnerb, « L’atelier de Cézanne », La Grande revue  25 décembre 1907, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 91.
6 J. Gasquet, Paul Cézanne (1921), dans Conversations avec Cézanne op. cit., p. 136.
7 Stendhal, « Histoire de la peinture en Italie », in Oeuvres complètes, Michel Lévy Frères, Paris, 1854, pp. 361-368.
8 Ibid., « Définitions », p. 93 et Cézanne « Aphorismes » XV, in Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 15.
9 Propos rapportés par M. Denis, « Cézanne » (publié dans L’Occident en septembre 1907, repris dans Théories 1920); cf. Conversations avec Cézanne op. cit., p. 173. Souligné par nous. Signac ne pensait-il pas à Stendhal quand il disait des impressionnistes qu’ils « captaient le soleil sur leur palette »? Voir Paul Signac, D’Eugène Delacroix aux néo-impressionnistes (1899), F.Cachin (éd.), Hermann, Paris, 1964, p.
10 Cf. notamment A. Brookner, The Genius of the Future, Studies in French Art Criticism, Phaidon, London & New York, 1971, p. 54 et P.G. Castex, La critique d’art en  France au XIXe siècle: Baudelaire, Les cours de la Sorbonne, CDV, Paris 1966, pp. 31-42.
11 Cf. Conversations avec Cézanne op. cit., p. 101, 103 et 198 note 27. J.-C. Lebensztejn soutient l’opinion qui relègue les Confidences à une date plus tardive, selon lui à 1897. Voir Les Couilles de Cézanne, Nouvelles Editions Séguier, Paris, 1995. Dans son catalogue raisonné The Drawings of Cézanne,  Thames & Hudson, Londres 1972, A. Chappuis suggère que le dessin no. 128 pourrait représenter  Frenhofer – le protagoniste d’une nouvelle de Balzac.
12 Cf. H. Balzac, Le chef-d’oeuvre inconnu, in G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Ed. de Minuit, Paris, 1985.
13 Cf. par exemple B. Dorival, Paul Cézanne, Tisné, Paris, 1948, pp. 97-98.
14 Cf. notamment l’important ouvrage de P. Loubrier, Un catéchisme esthétique, Le chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, Didier, Paris 1961 et celui de Didi-Huberman op. cit.
15 Cf. E. Bernard, Souvenirs (1926), in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 58. La parenté avec les phrases de Balzac semble être évidente. P. Laubrier soutient que Balzac lui-même appliquait la formule de Porbus et « méditait la plume à la main ». Laubrier op. cit., p. 198.
16 Cf. le Chef-d’oeuvre inconnu (ed. 1954), p.151. Les chiffres des pages mentionnés dans le texte renvoient à cette édition.
17 Cf. respectivement « Aphorismes » XXVI in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 16 et lettre à Bernard de décembre 1904.
18 Le Chef-d’oeuvre inconnu (1954), p. 158; cela peut être, au fait, la parfaite description d’une peinture impressionniste.
19 Joachim Gasquet (1921), in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 109 et p. 206 note 6. Souligné par nous.
20 A. Chappuis, The Drawings  of Cézanne  op. cit.,(1972), nos. 145-147. Voir également Conversations avec Cézanne op. cit., p. 185 note 2.
21 A ce propos, voir par exemple la  Fanfarlo où, avec un grain d’ironie, Baudelaire fait dire à Samuel Cramer, sans aucune doute son alter ego, après la lecture d’un beau livre : « Voilà qui est assez beau pour être de moi » et de là à penser « c’est donc de moi » – il n’y a que l’espace d’un tiret. Ch. Baudelaire, La Fanfarlo (1845), Le Castor Astral, Paris, 1990, p. 18.
22 Cf. Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, Livre de poche, Gallimard, Paris 1971, Tome 1, p. 167.
23 Lettre à Bernard du 13 octobre 1903. Le fait que c’était justement Bernard qui, en 1887, inventa ce genre de ligne, ne devait pas être inconnu de Cézanne.
24 E. Bernard, Souvenirs, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 63. Que l’on se rappelle les paroles de Frenhofer à ce sujet.
25 Salon de 1845, Ecrits op. cit., T.1, p. 59. Au sujet de la couleur voir Guila Ballas, La couleur dans la peinture moderne, théorie et pratique, Adam Biro, Paris, 1996.
26 Salon de 1846, Ibid., pp. 151-152. Souligné par nous. Déjà en 1766, Denis Didero déclare que « la nature ne fait rien d’incorrect ». Cf. « Essais sur la peinture », in Oeuvres esthétiques, Paris 1965, p. 665. Au sujet des deux tons opposés, voir le chapitre sur la théorie de l’art de Goethe in G. Ballas op. cit.
27 Lettre à Bernard du 25 juillet 1904. Baudelaire de son côté compare l’oeil du coloriste à une loupe qui transmet l’harmonie parfaite des couleurs de la nature.
28 Baudelaire, Ecrits sur l’art op. cit., T.2, p. 294. Que l’on se souvienne à ce propos des mots de Frenhofer cités plus haut (p. 10); Cf. également note 18.
29 Charles Blanc, « Delacroix », La Gazette de Beaux Arts, 1864, p.116.
30 Ch. Baudelaire, article posthume sur Delacroix, Ecrits sur l’art op. cit., T.2, p. 295.
31 E. Bernard, Souvenirs, 1926, in Conversations avec Cézanne op. cit., p. 72. Voir à titre d’exemple les aquarelles des dernières années.
32 Lettre à Roger Marx du 23 janvier 1905.