Colloque « Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire », 21-22 septembre 2019

Ouverture du Colloque Cezanne Jas de Bouffan, par Denis Coutagne, président de la Société Paul Cezanne.

Conservateur des musées nationaux en 1974,  Denis Coutagne est directeur des musées de Besançon de 1976 à 1980 avant de devenir directeur du musée Granet  d’Aix-en-Provence de 1980 à 2009. Ce musée est alors entièrement rénové, permettant l’exposition Cezanne en Provence en 2006 en partenariat avec la National Gallery of Art de Washington (avec Philip Conisbee). Cette exposition fait suite  à une exposition appelée Cezanne-Sainte-Victoire en 1990. On lui doit une rétrospective et une monographie sur le peintre Granet en 2008.  Achevant sa carrière administrative à Paris, Denis Coutagne porte l’exposition Cezanne et Paris mise en œuvre au musée du Luxembourg en 2011, et l’exposition Cezanne/Paris/Provence  à Tokyo en 2012 ( National Art Center).

Promoteur avec Philippe Cezanne de la Société Paul Cezanne en 1998, il en assume la présidence depuis 2008.  Le souci majeur de cette Société a toujours été la sauvegarde et la promotion cézannienne du Jas de Bouffan.

Contenu de l’intervention

Certains peintres portent à jamais le nom d’un lieu  même s’ils n’y ont guère vécu, encore moins promu les paysages : ainsi pour Vinci ou Caravage.  D’autres peintres ne sont que d’un seul lieu sans que ce lieu ne figure dans leurs œuvres (Tintoret à Venise). Des lieux deviennent des enjeux de peinture  par la représentation  des monuments ou paysages qui les caractérisent. Rome est l’exemple parfait de cet enjeu, de Poussin, Claude Lorrain à Granet ou Corot.

Quelle place  (lieu) accorder à Cezanne  qui, natif d’Aix,  y vit la majorité de son temps au point de mourir en cette ville en 1906 ? Question d’autant plus fondamentale que Cezanne peint pour l’essentiel des paysages dont les historiens d’art ont recherché  les originaux, au point d’imposer la préservation des motifs, et ce  dans le processus d’une création picturale inachevée, universelle, loin de toute description régionaliste ?

Le  Jas de Bouffan, maison de la famille Cezanne, est le lieu par excellence de cette opération. Mais alors, qui peint au lieu et place de Cezanne ?

 

Au lieu de Cezanne

Le Jas de Bouffan, lieu cézannien

Je pars d’une évidence : ce soir sera inauguré officiellement le Jas de Bouffan comme « maison Cezanne ». Philippe Cezanne arrière-petit-fils du peintre nous accueillera : déjà dans ce colloque, il nous dira quel fut l’ancrage de Cezanne en ce lieu.

Un livre, un colloque (après tant d’articles, de dossiers, de rapports, de délibérations municipales) accompagnent cet événement !

D’où une question : pourquoi déployer tant d’énergies pour ce qui apparaît le lieu de Cezanne par excellence : Le Jas de Bouffan ? J’exclus de mon propos Sainte-Victoire, toujours lointaine dans les tableaux de Cezanne, car cette renaissance à Aix a commencé en 1990 avec l’exposition Sainte-Victoire-Cezanne 1990.

Je retiens deux raisons.

Première raison : l’évidence est toujours source d’aveuglement et l’aveuglement empêche de voir. D’une certaine façon, il est plus facile de décrypter les carrières de Bibémus en forêt que de reconnaître l’allée des marronnier du Jas, car, sur le plateau, il faut une attention scrupuleuse pour identifier les motifs au milieu des rochers, falaises et pins d’Alep. De même, il faut beaucoup marcher, à l’Estaque ou Gardanne, pour repérer quels furent les choix du peintre. Certes ces décryptage ayant été faits, la reconnaissance des motifs est facilitée. Le Jas de Bouffan n’imposait aucune recherche. Ce n’est alors pas tant l’identification des motifs (ferme, bastide, allée des marronniers, bassin…) que la photographie cherchera que les cadrages voulus par Cezanne. Les photos de Venturi comme celles de Rewald dans les années 1930 témoignent de cet enjeu (ce que Michela Bassu montrera à propos de Venturi).

Deuxième raison : le Jas de Bouffan n’est pas une maison de famille ; il n’est aucun souvenir d’enfance comme il en est dans ces grandes maisons où plusieurs générations familiales se sont succédées : le père de Cezanne est né et a grandi dans un petit village entre Marseille et Aix à Saint-Zacharie, bien loin de tout Jas de Bouffan.

Est-ce à dire que le Jas de Bouffan est un site cézannien, un parmi d’autres en Provence, un nom dans une litanie que l’on répète : L’Estaque, Montbriand, Bellevue, Gardanne, Château-Noir, Bibémus, sans oublier le pont des trois Sautets, le gour Martelly et les bords de l’Arc, le cabanon de Jourdan, et bien sûr ce lieu que nous appelons la terrasse des peintres pour se tenir en vis-à vis de Sainte-Victoire ?

 En quel sens dire que le Jas de Bouffan est le lieu cézannien par excellence ?

Ainsi le Jas de Bouffan comme le lieu cézannien par excellence ne se laisse pas appréhender au terme d’une visite du site et j’ai envie de penser que toutes les difficultés rencontrées à nous réapproprier ce lieu qu’est le Jas de Bouffan, à le rénover, à le définir dans un projet futur n’étaient pas extrinsèques au lieu lui-même, à la manière même dont Paul Cezanne a fait de cette propriété avec bastide, et ferme, le lieu essentiel de son œuvre. Non pas pour le nombre de tableaux qu’il réalise sur place, mais pour le sens que ce travail pictural a pris, doit prendre, prendra.

 Un détour s’impose :

Certains peintres portent à jamais le nom d’un lieu, même s’ils n’y ont guère vécu, encore moins promu les paysages afférents : ainsi pour Vinci ou Caravage. D’autres encore attachent leur nom à leur ville d’origine comme Francesco Mazzola dit Le Parmesan, car il réalisa une part de son œuvre en cette ville (église de la Steccata). D’autres peintres ne sont que d’un seul lieu, mais sans que ce lieu ne figure dans leurs œuvres [Le Tintoret à Venise, lequel ne doit son nom qu’à un métier (le petit teinturier)]. Des lieux deviennent des enjeux de peinture par la représentation des monuments ou paysages qui les caractérisent. Rome est l’exemple parfait de cet enjeu, de Poussin, Claude Lorrain à Granet ou Corot, sans oublier qu’en ce lieu est né un genre pictural, le védutisme dont la finalité était la représentation des monuments, la célébration de la Ville (cf Van Wittel, Panini, Piranèse etc. ), genre pictural qui s’exporta à Venise avec Canaletto ou Guardi voire jusqu’à Varsovie et Dresde avec Belloto. Parfois un seul tableau suffit pour identifier un peintre et une ville. Je pense à Vermeer et sa vue de Delft dont un petit fragment assure l’éternité de Bergotte, loin de toute anecdote paysagère ! Paris à l’instar de Rome devient tout autant le lieu par excellence de la peinture. Je m’en tiens au temps de Cezanne : le peintre de la vie moderne, tel que le décrit Baudelaire, ne peut être que parisien. Quel autre lieu que Paris peut-on attribuer à Manet ou Degas ? On aura tôt fait de parler de Cezanne comme de « L’Aixois », voire le « Maître d’Aix » comme on dit le Maître de Flémalle (à remarquer que Flémalle n’existe pas comme lieu défini), le Maître de Bruges, le Maître de Moulins. Parfois le lieu se justifie par la localisation de la création même d’une seule œuvre : on dit le « Maître de l’Annonciation d’Aix », le Maître de la piéta d’Avignon ».

Il est encore plusieurs « formules » qui associent un peintre à un lieu à tel point que l’œuvre de cet artiste ne se comprend pas sans le lieu de référence, parfois de vie. Van Gogh ne se comprend pas sans Arles (avec les Alpilles, les tournesols, les cyprès, les blés….), Monet sans Giverny et ses nymphéas, Pissarro sans Pontoise et Auvers.

Quelle spécificité pour Cezanne, parfois nommé « le Maître d’Aix » ?

Ce lieu lui est comme donnée, en tout cas mis à sa disposition sans aucune contrepartie. Rien à voir avec L’Atelier des Lauves qui sera construit par le peintre selon ses plans : ce lieu est totalement sien pour un projet majeur, les grandes Baigneuses. Château-Noir a été retenu et voulu en raison de son caractère insolite : une demeure un peu excentrique à caractère médiéval selon le goût de son constructeur au XIXème siècle, et ce auprès de carrières datant du crétacé. Lorsqu’il choisit de travailler en ce lieu, Cezanne porte sinon un programme en tout cas des questions picturales. À Paris les bords de la Marne sont paisibles et aquatiques. À Château-Noir la Provence est rugueuse, crevassée, contrastée. La vallée de l’Arc ne convient plus aux exigences de la création (6 Juillet 1895 à Monet : « Me voilà donc retombé dans le Midi, dont je n’aurais peut être jamais dû m’éloigner pour m’élancer à la poursuite chimérique de l’art« ).

Une vérité devient certaine : le Jas de Bouffan ne peut être un « lieu  cézannien » parmi d’autres.

Certes la Provence (une certaine Provence, à moins de 30 km de la ville d’Aix-en-Provence) est en soi le territoire pictural de Cezanne et cette citation pourrait convenir à l’un ou l’autre des lieux cézanniens de Provence :

« Pour finir je vous dirai que je m’occupe toujours de peinture et qu’il y aurait des trésors à emporter de ce pays-ci, qui n’a pas trouvé encore un interprète à la hauteur des richesses qu’il déploie[1]A Choquet, Gardanne 11 mai 1886.».En l’occurrence ces mots sont écrits à Gardanne, mais on pourrait les imaginer écrits ailleurs. Ainsi le peintre se répète :

« En nous ne s’est pas endormie la vibration des sensations répercutée de ce bon soleil de Provence, de ces horizons, de ces paysages, de ces lignes incréées qui laissent en nous tant d’impressions profondes Pour l’heure présente, je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. Si je meurs tout sera fini, mais qu’importe.  »

Aucun projet ne préexiste au Jas de Bouffan.

Paul Cezanne ne découvre cette bastide et son parc qu’en raison de l’achat que son père fait de ce domaine en 1859. Est-il jamais venu avant ? Rien ne permet de l’affirmer. Le Jas vendu en 1899 pour des nécessités familiales (copropriété impossible à sauvegarder), jamais Cezanne n’y revient.

Oublie-t-il le Jas de Bouffan ? A Maurice Denis venu lui rendre visite à Aix, et soucieux de visiter ce lieu si exceptionnel, Cezanne dit « Vous avez été au Jas de Bouffan ? Ce n’est pas grand-chose, mais enfin c’est de la peinture. C’est si difficile… »

Plus étonnamment pour nous, sur un billet d’humeur rageuse adressé à son marchand pour lui réclamer des laques (Cezanne est quasiment mourant : on est le 19 octobre, il meurt le 22..), il griffonne fait au Jas de Bouffan, pour identifier un vague dessin repris à la plume. Jas de Bouffan : les derniers mots écrits de Cezanne ? !

Deux remarques s’imposent tout de suite.

  • Cezanne a choisi et voulu chacun des lieux précédemment nommés. Cezanne ne choisit pas le Jas de Bouffan ; Son père achète la propriété au moment même où la vocation picturale de l’artiste se cristallise.

« Cezanne le banquier

Ne voit pas sans frémir

Derrière son comptoir

Un peintre à venir »

  • Cezanne part du Jas de Bouffan pour y revenir, dans un mouvement d’attraction/répulsion complexe. Étonnant est cet aveu à ses parents : « J’aurai bien du plaisir à travailler dans le Midi dont les aspects offrent tant de ressources pour ma peinture[2]lettre à ses parents en 1874«  . Il est alors à Paris, loin d’Aix qu’il a quitté trois ans auparavant ! On le voit revenir à pied de l’Estaque un soir de 1878 pour être présent au repas du soir au Jas, ayant raté le train. On sait que de Gardanne il revenait dormir au Jas de Bouffan. Bien évidemment de Montbriand et Bellevue, il revient tous les jours au Jas d’où il part le matin.

Dans les deux cas la figure du père s’impose. C’est Louis-Auguste qui achète la propriété : Paul Cezanne dispose soudain d’un lieu étonnant. Où peindre à Aix quand on a vingt ans et qu’on sent sourdre en soi un besoin de grands murs pour ce faire ? Le Jas de Bouffan est une aubaine si je puis dire ! Merci papa qui a accepté à son corps défendant l’orientation de vie de son fils, lequel décidément ne sera pas banquier, et le fils de faire des portraits de son père, voire d’installer un portrait sur l’un des murs du Jas au milieu des quatre Saisons !

Mais c’est aussi le père qui par son autoritarisme oblige le fils à s’éloigner (au moins au temps de l’Estaque et Gardanne) tout en lui forçant la main pour qu’il vienne peindre au Jas : après lui avoir abandonné le grand salon dans les années 1860, il construit pour le peintre un atelier en 1882. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du Jas de Bouffan ! A remarquer encore qu’une fois le père disparu, le Jas de Bouffan ne retient plus Cezanne pour peindre des paysages, des natures mortes certainement, des baigneurs ou baigneuses encore, et surtout, enfin les métayers du domaine, séparément ou attablés pour jouer aux cartes. Nul doute que cette figure paternelle joue un rôle majeur dans le parcours pictural de Paul. Bruno Ely, je n’en doute pas, dira une vérité essentielle à ce sujet.

Quel sens alors donner à ce lieu qui ne peut s’inscrire dans une liste ?

Quelle place (lieu) accorder alors à ce lieu spécifique ? un lieu qui n’est pas seulement « géographique » mais, qui est, on me pardonnera ce mot, « ontologique »: le lieu où se tient le peintre comme le centre de gravité de son rapport au monde, via la peinture ! (Je laisse à Hadrien France-Lanord le soin d’expliciter cet enjeu).

Que faut-il entendre alors quand on dit que le Jas de Bouffan est le lieu par excellence de Cezanne ? Une simple référence à une propriété familiale où se retirer quand il était en Provence ? Car il fut aussi à l’Estaque, à Gardanne à Château-noir, aux Lauves enfin ! Quelle raison de privilégier ainsi ce lieu ? Certes, c’est une belle bastide provençale (Bruno Jouve juste après moi en parlera), certes ce lieu a accueilli des musiciens (je pense à Clara Haskil dont Olivier Braux parlera). Ce n’est pas Giverny voulu par Monet pour peindre ses nymphéas : la nature en ce cas se devait d’imiter la peinture pour que la peinture à nouveau soit relancée ; il y a alors une sorte de surenchère. Cezanne ne change pas l’ordonnancement du parc. Il prend ce qui lui est donné. Mais à regarder le site, on mesure qu’il fallait un tel lieu à Cezanne, comme il lui fallait la montagne Sainte-Victoire installée dans le paysage aixois de toute éternité. Caillebotte a disposé à Yerres d’une propriété achetée par son père en 1860. La propriété a le charme d’un jardin à l’anglaise dont le peintre exploite l’ordonnancement. Peut-être y a-t-il là un parallèle possible, sauf que Caillebotte respecte la beauté naturelle ordonnancée de la propriété, choisissant les points de vue convenables. Cezanne ne choisit jamais le cadrage attendu, disons banalement photographique. Il y a toujours détournement (je laisse François Chédeville le montrer).

Une remarque s’impose : dans les premières années de sa vie picturale, Cezanne ne pratique guère le paysage. De fait, Paris est le lieu majeur de la création : Zola l’enjoint de gagner Paris : «Paris t’offre un avantage que tu ne saurais trouver autre part … » . De son côté Murger le dit : « La bohème n’existe et n’est possible qu’à Paris », et pour Cezanne en sa jeunesse, la vie d’artiste ne peut être que celle de la bohème, donc à Paris. En 1861 d’ailleurs Zola croit avoir gagné. Cezanne débarque enfin à Paris : « J’ai vu Paul, j’ai vu Paul » répète incrédule le jeune écrivain à l’ami commun Baille. Étrangement le Jas de Bouffan s’impose d’une manière extrêmement surprenante. Cezanne, à peine ses débuts picturaux engagés à Paris, se décourage, fuit la capitale, revient en Provence… au Jas de Bouffan qu’il connaît à peine. Et que peint-il au Jas, l’une des plus belle propriété proche du centre-ville tout en étant à la « campagne » ? des Paysages grâce auxquels il valoriserait la propriété ? Non. Certes il y aura en 1866 une série de portraits exécutés à partir des membres de la famille ou d’amis fidèles, comme des références locales parce que les modèles sont sur place. Cezanne, en 1861-1862 peint à même les murs d’immenses « fresques », non pas imaginaires (on commence à connaître les modèles qui ont alimenté ses visions), mais naturalistes pour signifier les saisons, les heures du jour. D’autres parleront de cet enjeu, (en l’occurrence Mary Tompkins Lewis et Jean Colrat) sur lequel notre livre essaie de faire le point. Je veux simplement souligner que le Jas de Bouffan, avant toute chose, est le lieu même de la peinture, non pas comme un atelier dans lequel on peint (ce qui sera le cas dans l’atelier des Lauves), mais comme la réalité même en laquelle la peinture se déploie. Ici, et nulle part ailleurs, parce le support c’est le Jas, la Bastide, les murs du grand salon. Quel peintre a jamais osé une œuvre aussi monumentale au lieu et place d’un salon familial destiné normalement aux mondanités provinciales ? Même Courbet à Ornans, où pourtant il peint un enterrement de village sur une immense toile à la manière d’un grand tableau d’Histoire, ne s’attaque pas aux murs de la ferme de Flagey…

Paris reste néanmoins Paris avec ses toits certes, parfois sa rue (la rue des Saules), ses quais et plus encore ses maisons et villages sur les bords de la Seine et la Marne… Paris et sa campagne deviennent le lieu de l’Impressionnisme. Cezanne, riche d’amitiés déjà amorcées (Monet, Pissarro, Renoir, Guillemet, Guillaumin… etc.) découvre alors vraiment le paysage. Zola l’avait pressenti dés 1861 : « J’approuve complètement ton idée de venir travailler à Paris et de te retirer ensuite en Provence [3]29 septembre 1862.». De fait les lieux « parisiens » de Cezanne ne sont pas vraiment ses lieux. De lieu il n’en est qu’un, le Midi au cœur duquel est le Jas. Paul Cezanne a quitté ce midi depuis 3 ans et jusqu’alors ce Midi n’a guère inspiré ses tableaux ! Au Jas tout au plus avons-nous une « Allée des marronniers » et un tableau de la tranchée de chemin de fer…

Encore une fois, Cezanne nous prend au dépourvu de nos catégories. Il affichait la couleur dès 1966 en écrivant à Zola, le 19 octobre 1866 : « Mais vois-tu, les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air. En représentant des scènes du dehors, les oppositions des figures sur le terrain sont étonnantes, et le paysage est magnifique. Je vois des choses superbes et il faut que je me résolve à ne faire que des choses en plein air…. […] Je crois bien que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air n’aient été faits de chic, car çà ne me semble pas avoir l’aspect vrai et surtout original que fournit la nature » ?

Il était alors au Jas de Bouffan lorsqu’il se faisait ainsi le prophète de sa propre création future. Quelques années seront nécessaires pour que cette mutation soit réelle. Le Jas de Bouffan devient ainsi en Provence le premier lieu de cette métamorphose. D’abord Cezanne se fait timide ; il sort à peine devant perron, choisit l’Allée des marronniers, tourne autour du Bassin tout proche comme s’il avait peur de se jeter à l’eau, disons à la nature. L’arbre devient un leitmotiv sur lequel je laisse Hadrien France-Lanord parler… Cezanne ne dira jamais rien des motifs qu’il choisit. Ses confidences emploient un vocabulaire au centre duquel le mot « nature » domine. Je retiens quelques expressions :

  • « La thèse à développer est – quel que soit notre tempérament ou puissance en présence de la nature – de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout [ce] qui est apparu avant nous. […]La nature consultée nous donne les moyens d’atteindre ce but[4]lettre à Émile Bernard, 23 octobre 1905»
  • « Je dois donc réaliser d’après nature[5]lettre à son fils, 13 octobre 1906».

Mais qu’est-ce que la nature : les rochers ? les branches d’arbre, la montagne ? Est-ce le principe qui soutient le réel dans l’existence, à l’instar du Premier moteur d’Aristote ? Cezanne en tout cas se confronte à cette puissance :

Quelques séries faites au Jas de Bouffan sont alors à décrypter comme ce travail sur nature qu’il faut opérer : la ferme jamais retenue pour elle-même devient un leitmotiv majeur. François Chédeville démontrera ce fait. Tout se passe comme si Cezanne reprenait à son compte ce mot d’Héraclite : « La nature aime à se cacher ». La ferme se cache, les arbres se retiennent de trop exister, la montagne Sainte-Victoire est longtemps inaccessible au regard, parce que lointaine et protégée par des arbres tel un buisson. Et quand enfin, Cezanne ose imposer une vision monumentale de la bastide du Jas de Bouffan, il ne le fait qu’une fois, parce que, l’ayant fait, tout est dit de ce lieu : il sait que c’est la maison de son père qui vient de mourir, que c’est le lieu du grand salon avec ses panneaux muraux, a priori inamovibles ! Du coup le tableau est tout sauf une « carte postale » ; les couleurs sont saturées, la maison, d’ailleurs décentrée pour donner une importance analogue à la ferme, penche sur la gauche. Le temps de Cezanne n’est ni dans la répétition des jours et des heures (encore une fois son travail dans le grand salon porte sens de toute son œuvre à venir), ni dans une durée sensible. Le temps n’est pas non plus un temps retrouvé. Il est celui d’un événement qui introduit dans l’histoire un avant et un après. Je soupçonne que c’est là le sens de la communication de James Rubin dans le parallélisme qu’il établit entre Monet et Cezanne.

Cezanne se fait construire en 1882 un atelier au deuxième étage. Son père consent au désir de son fils, non pas en abandonnant l’usage d’un espace inoccupé mais en aménageant une pièce au nord pour qu’elle dispose de la lumière voulue par le peintre. Ceci impose que le rapport de Louis-Auguste et Paul n’était pas de défiance, de mépris, mais de reconnaissance. Un autre regard est à porter sur Louis-Auguste Cezanne : Bruno Ely nous en parlera. Mais plus que cela, l’atelier marque ce fait : le Jas est le centre pictural de Cezanne, le paysage étant d’ores et déjà maîtrisé. Certes le chemin est encore long pour aboutir aux Sainte-Victoire des dernières années, maîtrisé en tout cas, mais des œuvres essentielles existent. L’atelier ne peut se justifier que pour les natures mortes, les scènes de genre consacrées aux Baigneurs et Baigneuses, et des portraits.

Un mot de conclusion :

Cezanne appartient à une catégorie de peintres qui, pour peindre, doivent se tenir en un lieu. Le Jas de Bouffan est, en ce sens, le lieu par excellence.

Le lieu est à comprendre certes comme l’endroit géographique où se tient le peintre, mais encore comme sa manière d’être au monde. Mais alors qui peint au lieu et place de Cezanne une œuvre qui jamais se résout à être la représentation figurative d’un coin de nature précis, d’une bastide donnée ?

Pour reprendre une parole de Hölderlin, il faut dire qu’avec Cezanne nous est donnée « La mesure de l’homme, lequel, riche en mérites, toujours poétiquement demeure sur cette terre [6](Poème « En bleu adorable » « In lieblicher Blaue » :

Des Menschen Maaβ ist’s.

Voll verdienst, doch dichterlisch

Wohnet der Mensch auf dieser Erde.
».

 

 

 

 

Références

Références
1 A Choquet, Gardanne 11 mai 1886.
2 lettre à ses parents en 1874
3 29 septembre 1862.
4 lettre à Émile Bernard, 23 octobre 1905
5 lettre à son fils, 13 octobre 1906
6 (Poème « En bleu adorable » « In lieblicher Blaue » :

Des Menschen Maaβ ist’s.

Voll verdienst, doch dichterlisch

Wohnet der Mensch auf dieser Erde.