Colloque « Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire », 21-22 septembre 2019

 

 

Cezanne et Jas de Bouffan-Représentation de l’intimité

Takanori NAGAÏ

Conférence filmée

Quelques mots  sur Takanori Nagai

Né en 1956, Takanori Nagai  est Professeur adjoint à l’Institut de Technologie de Kyoto au Japon, après ses études universitaires  [DEA (Université de Provence-Aix-Marseille I), Ph.D.(Université de Kyoto)].

Ses principaux ouvrages sont :

          • Reconsidération de la théorie de l’art moderne (en japonais), éditions Shibun’kakushuppann, Kyoto, 2004
          • La Réception de Cezanne au Japon (en japonais, résumé en anglais), éditions Chuoukouron Bijutsu Shuppann, Tokyo, 2007
          • Le courant de l’histoire de l’art moderne français (en japonais), éditions Sangen’sha, Tokyo, 2007
          • Mieux connaître Cezanne (en japonais), éditions Tokyobijutsu, Tokyo, 2012
          • Recherche et méthode: Analyses de l’histoire de l’art français moderne, contemporain- de la Philologie, l’administation muséale au- delà de la Psychanalyse, “la théorie du genre” (en japonais), éditions Koyoshobo, Kyoto, 2014
          • Le <Basho>dans l’art moderne français (en japonais), éditions Sangen’sha, Tokyo, 2016
          • Cezanne-le père de l’art moderne ? (en japonais), éditions Sangen’sha, Tokyo, 2019, etc..

Le contenu de sa communication

La communication traitera de la méthodologie de la recherche sur Cezanne.

Dans la tradition anglo-saxonne de la recherche d’un point de vue formaliste ainsi que de la psychanalyse, on interprète l’art de Cezanne comme un événement autonome, soit dans l’histoire de l’art, soit dans la conscience de Cezanne, événement indépendant de son milieu (spatial et temporel). Dans cette approche, l’impact de ce milieu sur les œuvres qu’a peint Cezanne n’est pas pris en considération.

Par une nouvelle méthodologie d’interprétation socio-psychanalytique de Cezanne, je m’attacherai à l’inverse à la relation en ses œuvres peintes au Jas de Bouffan avec ce site ; par là, je tenterai de montrer que ses œuvres représentent des souvenirs et expriment des sentiments d’affection, d’inquiétude, de désir fortement liés à ce lieu.

Préface

Je traiterai ici de la méthodologie de la recherche sur Cezanne.

Dans la tradition de la recherche du point de vue formaliste, ainsi que du point de vue de la psychanalyse, on interprète l’art de Cezanne comme un évènement autonome, soit dans l’histoire de l’art, soit dans la conscience de Cezanne, évènement indépendant de son milieu (spatial et temporel). Dans ces approches, l’impact de ce milieu sur les œuvres qu’a peint Cezanne n’est pas pris en considération.

Par une nouvelle méthodologie d’interprétation socio-psychologique de Cezanne, je m’attacherai à l’inverse à la relation de ses œuvres peintes au Jas de Bouffan avec ce site ; par-là, je tenterai de montrer que ses œuvres représentent des souvenirs et expriment des sentiments d’affection, d’inquiétude, de désir fortement liés à ce lieu [fig.1].

Fig. 1. Le manoir du Jas de Bouffan
©Takanori NAGAÏ

Ier chapitre

Pour démontrer mon propos, je prendrai trois exemples :

Tout d’abord, son premier atelier au Jas de Bouffan [fig.2].

Fig. 2. Atelier de Cézanne au Jas de Bouffan
©Takanori NAGAÏ

On sait par ses divers biographes que le père de Cezanne, qui avait un commerce de vente de chapeaux, avait tant amassé de richesses grâce à cette affaire qu’il avait créé sa propre banque à Aix-en-Provence.

C’est vraisemblablement pour obéir à son père, qui ambitionnait, pour assurer son statut social dans sa ville, de transmettre sa banque à son fils et la faire prospérer, que Cezanne a fait des études de droit. Après le bac en effet, et malgré sa répugnance, il se soumet à l’ordre de son père alors qu’il ne rêve que de faire de l’art, sous l’influence de son ami Zola. De là vient une grande souffrance pour le jeune Cezanne.

Cezanne exprime très bien cette douleur psychologique dans sa poésie : le conflit avec son père, la répression du libre choix de son avenir. Il se lamente en vers d’être contraint de suivre la voie que son père a décidé pour lui, alors qu’il est amoureux des muses de l’art :

Hélas, j’ai pris du Droit la route tortueuse.
J’ai pris, n’est pas le mot, de prendre on m’a forcé !
Le Droit, l’horrible Droit d’ambages enlacé
Rendra pendant trois ans mon existence affreuse !
Muses de l’Hélicon, du Pinde, du Parnasse
Venez, je vous en prie, adoucir ma disgrâce.
Ayez pitié de moi, d’un malheureux mortel
Arraché malgré lui d’auprès de votre autel.
Du Mathématicien les arides problèmes,
Son front pâli, ridé, ses lèvres aussi blêmes
Que le blême linceul d’un revenant terreux,
Je le sais, ô neuf sœurs, vous paraissent affreux !
Mais celui qui du Droit embrasse la carrière
De vous et d’Apollon perd la confiance entière.
Sur moi ne jetez pas un œil trop dédaigneux
Car je fus moins coupable, hélas, que malheureux.
Accourez à ma voix, secourez ma disgrâce
Et dans l’éternité, je vous en rendrai grâces.
…….
O Droit, qui t’enfanta, quelle cervelle informe
Créa, pour mon malheur, le Digeste difforme ?
Et ce code incongru, que n’est-il demeuré
Durant un siècle encore dans la France ignoré ?
Quelle étrange fureur, quelle bêtise et quelle
Folie avait troublé ta tremblante cervelle,
O piètre Justinien des Pandectes fauteur,
Et du Corpus juris impudent rédacteur ?
N’était-ce pas assez qu’Horace et que Virgile,
Que Tacite et Lucain, d’un texte difficile
Vinssent, durant huit ans, nous présenter l’horreur,
Sans t’ajouter ā eux, causes de mon malheur !
S’il existe un enfer, et qu’une place y reste
Dieu du ciel, plongez-y le Gérant du Digeste !

[Lettre à Ēmile Zola, Aix, le 7 décembre 1858][1]Cezanne Correspondance, Nouvelle édition révisée et augmentée, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Bernard Grasset,Paris, 1978, pp.39-40.

Pour échapper à l’oppression, l’ennuyeuse étude du Droit dans la vie réelle, il rêve d’amour et de batifolage avec les jeunes filles :

Mon cher Zola,
Tu me diras peut-être :Ah ! mon pauvre Cezanne,
Quel démon féminin a démonté ton crâne ?
Toi que j’ai vu jadis marcher d’un pas égal,
Ne faisant rien de bien, ne disant rien de mal ?
Dans quel chaos confus de rêves bizarres,
Comme en un Océan aujourd’hui tu t’égares ?
Aurais-tu vu danser par hasard la Polka
Par quelque jeune nymphe, artiste ā l’Opéra ?
N’aurais-tu pas écrit, endormi sous la nappe
Après t’être enivré comme un diacre du pape,
Ou bien, mon cher, rempli d’un amour rococo,
Le vermouth t’aurait-il frappé sur le coco ?
…….
Mon rêve évanoui, vient la réalité
Qui me trouve gisant, le cœur tout attristé,
Et je vois devant moi se dresser un fantôme
Horrible, monstrueux, c’est le DROIT qu’on le nomme.
Je crois que j’ai plus fait que de rêver, je me suis endormi, et je dois t’avoir congelé par ma platitude, mais j’avais rêvé que je tenais dans mes bras ma lorette, ma grisette, ma mignonne, ma friponne, que je lui tapais sur les fesses, et bien autre chose encore…

[Lettre à A Ēmile Zola, Aix, sans date (début juillet 1859).[2]John Rewald, ibid.,p.50-51.

Ces poèmes nous montrent bien que les femmes sont pour lui un lieu de fuite psychique, un genre d’illusion, que son inconscient produit pour éviter et apaiser temporairement le chagrin qui le fait souffrir si vivement dans la réalité.

Dans le poème suivant, le chagrin est décrit comme le démon ou comme la mort, qui lui apportent une anxiété, une horreur sans fond, contrastant avec la belle femme représentant un espoir fugace, vain :

UNE TERRIBLE HISTOIRE
C’était durant la nuit.- Notez bien que la nuit
Est noire, quand au ciel aucun astre ne luit.
Il faisait donc très nuit, et nuit même très noire,
Lorsque dut se passer cette lugubre histoire.
C’est un drame inconnu, monstrueux, inouï,
Et tel qu’aucun gens n’en a jamais ouï.
Satan, bien entendu, doit y jouer un rôle,
La chose est incroyable, et pourtant ma parole
Que l’on a toujours crue, est là pour constater
La vérité du fait que je vais te conter.
Ēcoute bien : C’était minuit, heure à laquelle
Tout couple dans son lit travaille sans chandelle,
Mais non pas sans chaleur. Il faisait chaud. C’était
Par une nuit d’été ; dans le ciel s’étendait
Du nord jusqu’au midi, présageant un orage.
Et comme un blanc suaire, un immense nuage.
La lune par instants, déchirant ce linceul,
Éclairait le chemin, où, perdu, j’errais seul-
Quelques gouttes tombant ā de courts intervalles
Tachaient le sol. Des terribles rafales
Précurseur ordinaire, un vent impétueux
Soufflant du sud au nord s’éleva furieux ;
Le simoun qu’en Afrique on voit épouvantable
Enterrer les cités sous des vagues de sable,
Des arbres qui poussaient leurs rameaux vers les cieux
Courba spontanément le front audacieux.
Au calme succéda la voix de la tempête.
Le sifflement des vents que la forêt répète
Terrifiait mon cœur. L’éclair, avec grand bruit,
Terrible, sillonnait les voiles de la nuit :
Vivement éclairés par sa lueur blafarde
Je voyais les lutins, les gnomes, Dieu m’en garde,
Oui volaient, ricanant, sur les arbres bruissants.
Satan les commandait : je le vis, tous mes sens
Se glacèrent d’effroi : son ardente prunelle
Brillait d’un rouge vif : parfois une étincelle
S’en détachait, jetant un effrayant reflet ;
La ronde des démons près de lui circulait…
Je tombai ; tout mon corps, glacé, presque sans vie,
Trembla sous le contact d’une main ennemie.
Une froide sueur inondait tout mon corps,
Pour me lever et fuir faisant de vains efforts
Je voyais de Satan la bande diabolique
Qui s’approchait, dansant sa danse fantastique,
Les lutins redoutés, les vampires hideux,
Pour s’approcher de moi se culbutaient entre eux,
Ils lançaient vers le ciel leurs yeux pleins de menaces
Rivalisant entre eux ā faire des grimaces…
≪Terre, ensevelis-moi ! Rochers, broyez mon corps !≫
Je voulus m’écrier :≪O demeure des morts,
Recevez-moi vivant !≫ Mais la troupe infernale
Resserrait de plus près son affreuse spirale :
Les goules, les démons, grinçaient déjà des dents,
A leur festin horrible, ils préludaient.-Contents,
Ils jettent des regards brillants de convoitise.
C’en était fait de moi…quand, ô douce surprise !
Tout ā coup au lointain retentit le galop
Des chevaux hennissants qui volaient au grand trot.
Faible d’abord, le bruit de leur course rapide
Se rapproche de moi ; le cocher intrépide
Fouettait son attelage, excitant de sa voix
Le quadrige fougueux qui traversait les bois.
A ce bruit, des démons les troupes morfondues
Se dissipent, ainsi qu’au zéphyr les nues.
Moi, je me réjouis, puis, plutôt mort que vif
Je hèle le cocher : l’équipage attentif
S’arrêta sur-le-champ.  Aussitôt du calèche
Sortit en minaudant une voix douce et fraîche :
≪Montez≫elle me dit,  ≪Montez≫.  Je fais un bond :
La portière se ferme, et je me trouve front
A front d’une femme…Oh, je jure sur mon âme
Que je n’avais jamais vu de si belle femme.
Cheveux blonds, yeux brillants d’un feu fascinateur,
Qui, dans moins d’un instant, subjuguèrent mon cœur.
Je me jette à ses pieds ; pied mignon, admirable,
Jambe ronde ; enhardi, d’une lèvre coupable,
Je dépose un baiser sur son sein palpitant ;
Mais le froid de la mort me saisit à l’instant,
La femme dans mes bras, la femme au teint de rose
Disparaît tout à coup et se métamorphose
En un pâle cadavre aux contours anguleux :
Ses os s’entrechoquaient, ses yeux éteints sont creux…
Il m ‘étreignait, horreur !…Un choc épouvantable
Me réveille, et je vois que le convoi s’entable…
…le convoi déraillant, je vais, je ne sais où,
Mais très probablement je me romprai le cou.

[Lettre à Ēmile Zola, Aix, le 29 décembre 1859][3]John Rewald, ibid.,p.59-60.

Qu’on me permette d’insister sur cet état de désespoir et de souffrance de Cezanne en citant de nouveau quelques vers déjà rapportés plus haut, dans lesquels il demande aux muses de le secourir de l’horrible chemin du Droit :

Hélas, j’ai pris du Droit la route tortueuse.
-J’ai pris, n’est pas le mot, de prendre on m’a forcé !
Le Droit, l’horrible Droit d’ambages enlacé
Rendra pendant trois ans mon existence affreuse !
Muses de l’Hélicon, du Pinde, du Parnasse
Venez, je vous en prie, adoucir ma disgrâce.
Ayez pitié de moi, d’un malheureux mortel
Arraché malgré lui d’auprès de votre autel.

[Lettre à Ēmile Zola Aix, le 7 décembre 1858][4]John Rewald, ibid.,p.39.

Cezanne a peint Le Baiser de la Muse, dit aussi Le Rêve du poète (fig.3), au Musée Granet d’après Le baiser de la Muse de Félix Nicolas Frillié, daté de 1857. Dans cette copie faite par Cezanne donc, une Muse, une jeune fille, le sauve de la souffrance créatrice de la poésie en lui donnant l’inspiration.

Fig. 3. Paul Cezanne
Le Baiser de la Muse
1859-1860
huile sur toile, 82,5×66 cm
Musée Granet, Aix-en-Provence
R0009-FWN 572

Dans cette image, un jeune poète, fatigué d’écrire, s’endort sur sa table, dans une mansarde. Sa tête est appuyée sur sa main droite, son bras gauche pendant, il est absorbé dans son rêve. Ce geste est l’iconographie traditionnelle de l’imagination et de la mélancolie. Là une jeune et belle Muse apparaît, baise son front. Il est évident que Cezanne a reconnu son désir d’évasion du chagrin dans la représentation de Félix Nicolas Frillié, et qu’il a projeté son paysage psychique, le mélange de son réel mental (douleur) avec l’irréel (espoir et secours), dans sa copie; la muse viendrait un jour pour le secourir de sa grande souffrance poétique et créatrice, et même elle le délivrera de la souffrance de la vie.

D’après John Rewald[5]John Rewald, in collaboration with Walter Feilchenfeldt and Jayne Warman, The Paintings of Paul Cezanne, A Catalogue Raisonné, Vols.I, Harry N.Abrams, Inc.Publishers, New York,1996,p.68., Cezanne aurait copié Frillié afin de faire plaisir à sa mère par une peinture romantique. Mais si l’on considère sa situation de l’époque, il est possible que son état d’esprit était à ce moment enclin à copier ce tableau de Frillié et s’y projeter. Si l’on admet cette hypothèse, le lien entre ce tableau et sa lettre à Zola du 7 décembre 1858 paraît flagrand.  De même que dans son poème, une déesse de secours apparaît dans son tableau. Aussi, l’atelier où Cezanne a exécuté ce tableau, au Jas de Bouffan me semble-t-il [fig.4], fait naturellement penser à la mansarde où a lieu la scène du tableau original de Frillié. Le poète absorbé dans une rêverie dans cette copie ne serait-il pas simplement un double de Cezanne ?

Fig. 4. Parenté entre « Le Baiser de la muse » et l’atelier de Cezanne au Jas de Bouffan

Bientôt, il renoncera à devenir poète, et au lieu d’étudier le Droit pour travailler dans la banque de son père, il se met à rêver à devenir peintre, en habitant à Paris. Il y souhaite une vie libre, indépendante de sa famille aixoise. Pour cette vie à Paris, il rêve également d’une jeune fille aimée, qui serait pour lui un refuge, un secours indispensable. Pour Cezanne, l’art et l’amour des femmes représentent deux espoirs, tous deux également nécessaires à la réalisation de son idéal.

On sait que Cezanne avait lu l’ouvrage de Jules Michelet, l’Amour, paru en 1858 ; on sait également que le thème de l’amour et des femmes était un des sujets importants entre Cezanne et son ami Zola. Installé à Paris le premier, Zola exhortait Cezanne, resté à Aix-en-Provence, à venir à la capitale pour devenir artiste. Quelques années après sa première visite à Paris en 1861, Cezanne réalisera ce rêve : une vie de bohème en tant qu’artiste, en compagnie d’une femme. Il y a rencontré Hortense Fiquet, qui travaillait dans un atelier de brochage, selon John Rewald[6]John Rewald, Cezanne, sa vie, son oeuvre, son amitié pour Zola, Albin Michel, Paris, 1939, p.157.,  à peu près au début de 1869, tandis que François Chédeville et Raymond Hurtu ont récemment soutenu l’hypothèse que “leur liaison est […] antérieure à juillet 1870.”[7]François Chédeville et Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, 2018, pp.37-38 (https://www.societe-cezanne.fr/2018/12/12/madame-paul-cezanne/). Je souhaite remercier vivement Mr. François Chédeville qui m’a offert le pdf de ce livre digital, ainsi que Mr Hurtu qui m’a conseillé de lire ce travail après avoir écouté ma communication du colloque à Aix-en-Provence en septembre 2019.

 

IIème chapitre

Ensuite, le portrait de Mme Cezanne au Jas de Bouffan.

Cezanne a peint 26 portraits d’Hortense au cours de sa vie[8]Cf. Susan Sidlauskas, Cezanne’s other The portraits of Hortense, University of California Press, Berkeley Los Angeles and London, 2009/ Madame Cezanne (Exhibition catalogue), New York, The Metropolitan Museum of Art/Dist. by Yale U.P., New Haven, 2014. Elle était l’une des personnes avec qui il a partagé son temps et son espace les plus intimes, les plus denses.

On dit souvent qu’il l’a traitée comme un élément purement plastique, si bien que la personnalité, l’émotion de Mme Cezanne paraissent tout à fait absents de ses portraits.[9]J’indique deux exemples. D’abord, Maurice Merleau-Ponty a relevé que “L’idée d’une peinture sur nature viendrait à Cezanne de la même faiblesse. Son extrême attention à la nature, à la couleur, le caractère inhumain de sa peinture (il disait qu’on doit peindre un visage comme un objet), sa dévotion au monde visible ne seraient qu’une fuite du monde humain, l’aliénation de son humanité.”, même si nous savons qu’il a développé, après cette observation, un argumentaire sur l’aspect vraiment humain chez Cezanne. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Le Doute de Cezanne, Fontaine : Revue mensuelle de la poésie et des lettres françaises, 6, no.47, Tome 9, December 1945, p.82. (Sens et Non-sens, Les Éditions Nagel, Paris, 1966, p.18.) Ensuite, Hans Sedlmayr, par rapport à Merleau-Ponty, a mis l’accent affirmativement sur l’aspect de la non-humanité, le manque de spiritualité et d’émotions humaines dans les peintures cézanniennes ; il ajoute que ces caractères viennent de sa recherche d’une vision pure (Das reine Sehen) ; “(…) elles (ses peintures) nous restreignent à l’expérience exclusivement visuelle, si bien que le monde vu par Cezanne refuse parfaitement notre empathie. » — en allemand :  » (…) sie (die bilder Cézannes) uns aber ganz auf die Erlebnisse des Auges beschränkt, verschließt sich die gesehene Welt vollkommen unserer Einfülung.”                                                                 De plus, il explique cet aspect en détail ; ”Par cette connaissance de base de l’art de Cezanne, on peut comprendre beaucoup de ces particularités picturales. Cela explique par exemple, que toutes les émotions humaines sont délibérément exclues de la représentation du visage humain, d’où l’uniformité de tous les objets visibles, à la différence de toute expérience naturelle – une pomme aux caractéristiques physionomiques semblables à celles d’un visage-, que l’étrange silence végétatif de ses peintures est non pas un calme qu’on trouverait dans une nature morte, mais juste un silence sans vie, le manque d’homogénéité de l’éclairage -contrairement à l’impressionnisme -, enfin l’absence d’une « composition » au sens traditionnel, singularités que nous évoquons simplement ici sans les expliquer en détail..” — en allemand : « (…)Aus dieser Grundeinsicht in die Kunst Cézannes läßt sich eine ganze Menge von Eigentümlichkeiten seiner Bilder ableiten.  So erklärt sich z.B., daß aus der Darstellung des menschlichen Gesichts bewußt aller menschlicher Gefühlsinhalt ausgeschlossen erscheint, so die Gleichartigkeit aller sichtbaren Dinge, die eigentlich aller natürlichen Erfahrung widerspricht-ein Apfel hat dieselbe physiognomische Valenz wie ein Gesicht-, so die seltsame vegetative Stille der Bilder, die nicht, wie man gemeint hat, eine stillebenhafte Stille ist, sondern eben eine Stille ohne Leben, so -im größten Gegensatz zum Impressionismus-das Fehlen einer einheitlichen Beleuchtung, endlich auch das Fehlen einer “Komposition” im alten Sinne, was hier nur angedeutet, aber nicht eingehend erklärt werden kann.” Hans Sedlmayr, Verlust der Mitte : Die bildende Kunst des 19. und 20. Jahrhunderts als Symptom und Symbol der Zeit , O. Müller Verlag, Salzburg,1948,pp.124-125.

Mais on sait bien que Cezanne l’a représentée d’une manière empreinte de son affection pour elle dans quelques portraits tels que Mme Cezanne cousant [fig.5], Mme Cezanne au hortensias [fig.6] et je crois qu’on peut y ajouter Femme allaitant son enfant [fig.7]. La date de cette toile, 1872, correspond à l’année de la naissance de son fils Paul, durant son séjour à Auvers-sur-Oise.

Dans Mme Cezanne dans la serre [fig.8], bien que sa tête ainsi que son corps sont géométrisés, Cezanne exprime une grande tendresse pour son sujet en la plaçant dans la serre, entourée de fleurs et de verdure, qui vivifient sa présence dans cet espace, clos et secret, indépendant du manoir, du logement principal, donc très intime pour ce couple du peintre et sa femme.

Fig. 8. Madame Cézanne dans la serre
1891-1892
R703-FWN 509

De là, je soumets l’hypothèse que Cezanne a profité de son expérience, et de sa mémoire sensuelles avec Hortense pour représenter des nus féminins imaginaires comme Léda au cygne [fig.9].

Fig. 9. Léda au cygne,
c80 ou plus tard
huile sur toile, 58.5×73.5cm,
Barnes Foundation, Philadelphia
R447 – FWN 660

Mr. Feilchenfeldt a relevé que Cezanne a été inspiré par le Léda au Cygne du relief sur le mur de la chambre de sa mère, à droite au 1ère étage du manoir de Jas [fig.10][10]Walter Failchenfeldt, Cezanne Finished Unfinished (Exhibition catalogue), Vienne, Kunstforum/Zurich, Kunsthaus, Hatje Cantz, Ostfildern -Ruit, 2000, p. 246..

Fig. 10. La chambre de sa mère, à droite au 1er étage du manoir du Jas de Bouffan
©Takanori NAGAÏ

Jean Claude Lebensztejn ajoute une autre source : l’étiquette d’une bouteille de champagne NANA, qui représente une femme nue allongée, tenant un verre de champagne[11]Jean-Claude Lebensztejn, Une source oubliée de Cezanne, Études cézanniennes, Flammarion, Paris, 2006, pp. 48-59.. [fig.11]

Fig. 11. L’étiquette d’une bouteille de champagne NANA

On pourrait considérer que la première, l’iconographie traditionnelle de l’art occidental, a incité Cezanne à prendre le même sujet d’une relation charnelle entre l’homme et la femme, alors que la deuxième l’a fait imaginer une femme tentatrice pour l’homme, comme une prostituée.

Mais ces deux sources ne sont peut-être pas les seules ayant inspiré Cezanne pour sa représentation de Léda.

En effet, 10 ans avant ce Léda au Cygne, Cezanne avait déjà peint un nu féminin avec la même joue rouge et pleine, avec la tête d’une forme ovale similaire, les mêmes cheveux blonds, dénoués et longs, dans une pose semblable dans sa Femme au miroir [fig.12] entre 1866 et 1867[12]Cette date de production est donnée par le site du musée d’Orsay. https://www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/notice.html?no_cache=1&nnumid=16333&cHash=2ad1a9cb49.

Fig. 12. Femme au miroir, 1866-1867,
huile sur toile, 17x22cm,
Musée Granet, Aix-en-Provence
R127 – FWN 594

Il peindra ce même type de nu, dans les années suivantes , dans Femme nue (Léda?) [fig.13], Vénus et l’amour [fig.14].

Fig. 14. Vénus et l’Amour , C.1878
huile sur toile, 21x21cm,
collection privée, Japon
R374 – FWN 652

Si l’on admet que la rencontre de Cezanne avec Hortense est“antérieure à juillet 1870”, cette date est postérieure à sa Femme au miroir de 1866-1867.  Pourtant, si l’on compare Mme Cezanne aux cheveux dénoués en 1885-86 [fig.15] avec cette série des nus allongés, ne pourrait-on pas y trouver la physionomie d’Hortense ?

Cezanne y aurait-il superposé ses expériences charnelles et ses souvenirs de volupté et de sensualité avec Hortense ?

On dit souvent que si Cezanne a beaucoup peint Hortense, c’est parce qu’elle était un modèle idéal, qui pouvait supporter de longues séances de pose durant lesquelles le peintre pouvait développer son expérience plastique à loisir. On a raison d’une part, mais il se peut d’autre part qu’en répétant le même motif d’Hortense, Cezanne a partagé avec elle un temps et un espace très confidentiels, et par-là développé de plus en plus leur relation intime. A travers sa série de portraits d’Hortense, Cezanne a découvert et exploité le thème de la relation du peintre et son modèle, thème que reprendront après lui Picasso ou encore Matisse.

De plus, puisqu’il emploie rarement des modèles professionnels qui puissent poser nues pour lui, ne se peut-il pas que l’image d’Hortense est devenue potentielle[13]Dario Gamboni développe la question de l’image potentielle dans l’art moderne dans son ouvrage Potential Images : Ambiguity and Indeterminacy in Modern Art, Londres, Reaktion Books, 2002. dans d’autres images féminines ?[14]On a longtemps cru que Cezanne avait rencontré Hortense pour la première fois en 1869 à l’Académie Suisse, où elle posait pour les peintres comme modèle. Néanmoins, François Chédeville et Raymond Hurtu n’adhèrent pas à cette hypothèse qu’ils considèrent comme douteuse, l’activité de modèle d’Hortense Fiquet n’étant selon eux qu’une simple légende. Cf. op.cit. (Note.7), pp.36-37.  Cependant, cette hypothèse n’affecte en rien mon argumentaire sur la relation entre Cezanne et Hortense et le rôle de cette dernière dans son œuvre picturale.

 

IIIème chapitre

En effet, Cezanne n’a peint les portraits que de personnes qu’il connaissait bien personnellement.  A la différence des peintres parisiens du Salon, il n’a pas peint de portraits commandés par des bourgeois, des gens fortunés, puissants économiquement ou politiquement, ou célèbres socialement.  Il a peint les gens souvent d’une classe modeste, inconnus, les personnes pour qui il a éprouvé de la sympathie, comme les gens de sa famille tels que son père, son fils Paul, son oncle Dominique, ses amis de jeunesse comme Émile Zola, Achille Amperaire, Marion, Valabrègue, et ceux de sa maturité, de sa vieillesse tels que Victor Chocquet, Gustave Geffroy, Joachin Gasquet, Ambroise Vollard, le jardiner Vallier et Mme Brémon.  Il ne s’intéresse jamais à l’autorité, au pouvoir, à la célébrité. Il a pris l’engagement de peindre les portraits des gens qu’il fréquente après avoir établi une relation de confiance avec eux[15]T.J. Clark, Relentless Intimacy, London Review of Books, Vol.40, Nr.2, 25 January 2018, pp.13-16/ Nina Maria Athanassoglou-Kallmyer, Cezanne and Provence The Painter in His Culture, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2003, pp.215-231..

Parmi ces portraits, ceux de paysans sont fortement liés avec le lieu de Jas de Bouffan.  Si Cezanne a peint plusieurs paysans qui travaillaient dans une ferme au Jas de Bouffan, ce n’est pas seulement parce qu’étant proche d’eux il lui était facile de leur demander de poser pour lui, mais c’est aussi parce qu’il ressentait pour eux de la sympathie.

Jules Bolery, archéologue, qui a visité Cezanne à Aix-en-Provence, lui a demandé dans son texte daté de 1902[16]Jules Boléry, Cezanne à Aix, daté en 1902, Vers et Prose, Tome XXVII, 1911, p.112. :

 –Vous aimez cette Aix?
 -J’y suis né ; j’y mourrai. Je l’ai quittée, au sortir du collège, pour Paris et, vingt et un ans après, je ne la reconnaissais pas ; les visages des jeunes filles que je contemplais avant mon départ avaient trop changé.  Aujourd’hui tout change en réalité, mais non pour moi, je vis dans la ville de mon enfance, et c’est dans le regard des gens de mon âge que je revois le passé.  J’aime sur toutes choses l’aspect des gens qui ont vieilli sans faire violence aux usages, en se laissant aller aux lois du temps ; je hais l’effort de ceux qui se défendent de ces lois. Voyez ce vieux cafetier assis devant sa porte sous ce fusain, quel style ! Voyez d’autre part, sur la place, cette fillette de magasin, certes elle est gentille, et il ne faudrait pas en médire.  Mais dans sa coiffure, dans ses vêtements, quel banal mensonger !

Dans cette citation, Cezanne dit avoir trouvé un aspect constant dans la vie de la ville aixoise, derrière ses changements apparents ; il éprouve de l’affection pour les aixois inconnus, modestes, qui vieillissent suivant les lois naturelles de la vie humaine[17]Cette interprétation des Joueurs de cartes chez Cezanne en rapport avec les lignes de Boléry m’a été inspirée par une communication d’André Dombrowski, ”L’expressionnisme chez Paul Cezanne : émotion et utopie” à Kyoto, à l’occasion du colloque international : L’utopie chez les peintres postimpressionnistes, Cezanne, Van Gogh et Gauguin du lundi 24 juin 2019 à l’Institut Technologie de Kyoto. Je l’en remercie sincèrement..

Les paysans de Cezanne montrent souvent une dignité, une robustesse dans leurs existences. [fig.16] C’est bien sûr la force plastique de la peinture de Cezanne qui leur confère cette dignité et cette robustesse, mais c’est également l’essence qu’il a découvert dans ces personnages réels qui l’entourent et qui fréquentent la ferme du Jas de Bouffan, et qu’il a choisis comme motif pictural.

Fig. 16. L’homme aux bras croisés, c.1899
huile sur toile, 92×72.7cm
Solomon R. Guggenheim
R851 – FWN 528

Les joueurs de cartes, qu’il a peint dans une pièce de la ferme à côté du manoir du Jas, en sont représentatifs. [fig.17]

Fig. 17. Les Joueurs de cartes

Sans expression, aucun mouvement physique qui puisse nous transmettre leur émotion interne.  Bien qu’ils représentent une scène de jeu de cartes, leurs gestes s’arrêtent à un certain moment, s’immobilisent pour toujours.  Ils existent hors de l’écoulement du temps tout en étant dans un déroulement temporel de jeu de cartes.  Cezanne extrait donc l’invariabilité derrière les évènements variables. N’est-ce pas le même aspect qu’il a découvert dans la vie des aixois, que j’ai introduit plus haut ?

Prenons pour exemple Les Joueurs de cartes au Metropolitan Museum of Art (FWN680); [fig.18]

Les trois paysans, rassemblés dans une pièce de la ferme ā côté de la bastide du Jas de Bouffan, sont absorbés dans un jeu des cartes. Un paysan debout observe ce jeu tranquillement.  Il manque ā cette scène la vivacité propre au jeu ; ā la place, la méditation et la concentration y dominent. D’où la dignité de la présence de ces personnages.  Pour réaliser cela, Cezanne les stabilise dans une composition géométrique pyramidale, et souligne en même temps les lignes horizontales et verticales ; aussi, il enlève les expressions ainsi que les gestes éphémères de ces personnages.  En bref, l’ordre est immanent dans toute cette peinture.

Dans cette composition, Cezanne ne représente pas les paysans comme des travailleurs manuels, grossiers, mais comme des gens pensifs.  Cette peinture nous montre bien que Cezanne reconnaît une valeur spirituelle dans la vie quotidienne des paysans.

Joachim Gasquet, dans sa première critique sur l’art de Cezanne en 1896, l’année même où il a fait sa connaissance, exprime sa grande admiration pour cette art d’une beauté propre ā la Provence dans ses paysages ainsi que ses paysans, où Cezanne représente l’âme provençale, à la fois robuste et saine :

Mais les études que M. Cezanne a rapportées de l’Estaque, par exemple, disent toute
l’éclatante harmonie des rivages et devant mes yeux j’évoque souvent la petite ville, telle
qu’elle est dans ces toiles, vivant sous son clocher debout dans la clarté ondoyante, et dont
toute l’existence se nourrit des inoubliables caresses de la lumière et de la mer. La plaine, les
bleuâtres collines, les horizons, la naturelle beauté des campagnes qui s’étendent autour
d’Aix, les fraîcheurs dorées ou vertes où la rivière s’endort, revient dans une centaine de
toiles, et le maître a rendu aussi, dans sa robuste loyauté, la figure auguste et naïve des
rustres qui cultivent ces terres et que glorifie de ses rayons toute la divine bonté de notre
lumière.

(Joachim Gasquet, Juillet, Les Mois Dorés, juillet 1896, p.95.).

Il y a dans l’atelier du Jas-de-Bouffan quelques toiles où se reposent de leurs travaux de
robustes paysans, au teint nourri de soleil, aux puissantes épaules, aux mains sacrées par les
plus lourds labeurs.  Un surtout, dans sa blouse bleue, décorée de son foulard rouge, les bras
ballants, est admirable dans sa rudesse comme la pensée d’un coin de terre qui se serait
soudain incarnée dans cette chair grossière et magnifique, cuite par le soleil et fouettée par
le vent.  D’autres, dans une salle de ferme, jouent aux cartes, en fumant.  D’autres sont nus.
Tous sont sains, équilibrés, on les sent d’esprit juste, ils sont tranquilles, ils n’ont d’autres
soucis que d’aimer la terre et de la féconder.(…) De ces toiles surgit l’âme de la Provence
contemporaine, en ce qu’elle a de beau encore, de robuste et de sain.

(Joachim Gasquet, Le sang provençal, Les Mois Dorés, mars/avril 1898, pp.379-380.)

Cezanne a inventé une peinture ayant son ordre plastique propre, indépendante de l’ordre de la nature, tout en exprimant l’image réelle de sites particuliers ou de personnages spécifiques dans la nature. A partir des analyses que je viens d’exposer, j’émets l’hypothèse que cette peinture dite « autonome » lui aurait été inspirée par l’aspect immuable qu’il a ressenti pour les paysages et les personnages Provençaux.

Autrement dit, l’invention de l’abstraction chez Cezanne ne découle en aucun cas de son détachement psychique du monde réel, mais de sa sympathie, son émotion intime pour son milieu.

 

Conclusion

A partir de ces considérations sur la représentation de l’intime chez Cezanne en rapport avec le lieu de Jas de Bouffant, je proposerai quelques pistes de recherche à exploiter à l’avenir.

D’abord, il nous faudra interpréter l’art de Cezanne en le situant dans son milieu, en se libérant du cadre de la pensée moderniste, qui ne tient pas beaucoup compte du temps et du lieu concrets de la production de Cezanne.  Pour cela, nous devons faire abstraction des valeurs de l’avant-garde de sa postérité pour le comprendre.

Ensuite, il nous faudra approfondir ce que ses sensations veulent dire.  La réalisation des sensations est le concept central dans la pratique de Cezanne.  Mais ses sensations ne se limitent pas au niveau visuel.  Certes, les esthétiques modernes à l’époque de Cezanne, comme celles de Konrad Fiedler[18]Konrad Adolf Fiedler, Der Ursprung der künstlerischen Tätigkeit, 1887, in Schriften über Kunst, hrsg.von H.Marbach, 1986/Schriften über Kunst, hrsg.von H.Konnerth, 2 Bde., 1913-14. et de Benedetto Croce[19]Benedetto Croce, Estetica Come scienza dell’espressione e linguistica generale Theoria e Storia, 1902 (Milano, Adelphi Edizioni S. P. A., 1990, pp. 531-534., ont privilégié les sensations visuelles. Le philosophe du XVIIIème siècle Etienne Bonnot de Condillac (1714-80), dans son Traité des sensations en 1754[20]Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations,1754,Fayard ,Paris,1997., soutient au contraire que les cinq sens s’enclenchent, l’odorat fonctionnant comme le sens le plus primordial, et de plus, il a indiqué que ces cinq sens suscitent l’émotion ainsi que la mémoire. Le philosophe japonais Yujiro Nakamura (1925-2017), dans Le réveil de la sensibilité en 1975[21]Yujiro Nakamura, Kansei no Kakusei(Le réveil de la sensibilité), L’édition Iwanami-shoten, Tokyo,1975., en réévaluant cette théorie de Condillac, considère lui aussi le sens somatique comme le plus central des cinq sens. Ce sens, existant au plus profond du corps, reçoit les diverses sensations qui viennent de la surface du corps, et permet un jugement synthétique, pour que l’homme puisse adopter un comportement juste et bon. Dans son livre Théorie du sens commun en 1979[22]Yujiro Nakamura, Kyotsukankakuron(Théorie du sens commun), L’édition Iwanami-shoten, Tokyo,1979, en se référant à la théorie du sens commun que Jean-Jacques Rousseau (1712-78) a développé dans Emile: ou De l’éducation en 1762[23]Jean-Jacques Rousseau, Émile: ou De l’éducation, 1762, Ligaran,2015., Nakamura soumet la thèse que le sens somatique est également une sorte de sens du tact ; mais ce sens se trouverait à une haute dimension, il s’agirait du sixième sens, le sens commun qui intègre les cinq sens. Ce sens commun, dit Nakamura, fonctionnerait dans un lieu vécu où se passent divers événements, oùchaque personne se lie fortement avec les personnes et les objets qui l’entoure.  C’est exactement en étant dans ce lieu vivant que l’homme peut éprouver les sensations qui s’expriment ainsi que de vives émotions.

De ces réflexions, nous conclurons comme suit :

Considérer les œuvres de Cezanne en les posant dans le lieu de Jas de Bouffan nous permet d’exhumer, de réhabiliter les significations qui y sont superposées, et qui ont été malheureusement arrachées dès qu’elles ont quitté l’atelier de Cezanne pour entrer chez des collectionneurs ou dans les musées.

 

Références

Références
1 Cezanne Correspondance, Nouvelle édition révisée et augmentée, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Bernard Grasset,Paris, 1978, pp.39-40.
2 John Rewald, ibid.,p.50-51.
3 John Rewald, ibid.,p.59-60.
4 John Rewald, ibid.,p.39.
5 John Rewald, in collaboration with Walter Feilchenfeldt and Jayne Warman, The Paintings of Paul Cezanne, A Catalogue Raisonné, Vols.I, Harry N.Abrams, Inc.Publishers, New York,1996,p.68.
6 John Rewald, Cezanne, sa vie, son oeuvre, son amitié pour Zola, Albin Michel, Paris, 1939, p.157.
7 François Chédeville et Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, 2018, pp.37-38 (https://www.societe-cezanne.fr/2018/12/12/madame-paul-cezanne/). Je souhaite remercier vivement Mr. François Chédeville qui m’a offert le pdf de ce livre digital, ainsi que Mr Hurtu qui m’a conseillé de lire ce travail après avoir écouté ma communication du colloque à Aix-en-Provence en septembre 2019.
8 Cf. Susan Sidlauskas, Cezanne’s other The portraits of Hortense, University of California Press, Berkeley Los Angeles and London, 2009/ Madame Cezanne (Exhibition catalogue), New York, The Metropolitan Museum of Art/Dist. by Yale U.P., New Haven, 2014
9 J’indique deux exemples. D’abord, Maurice Merleau-Ponty a relevé que “L’idée d’une peinture sur nature viendrait à Cezanne de la même faiblesse. Son extrême attention à la nature, à la couleur, le caractère inhumain de sa peinture (il disait qu’on doit peindre un visage comme un objet), sa dévotion au monde visible ne seraient qu’une fuite du monde humain, l’aliénation de son humanité.”, même si nous savons qu’il a développé, après cette observation, un argumentaire sur l’aspect vraiment humain chez Cezanne. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Le Doute de Cezanne, Fontaine : Revue mensuelle de la poésie et des lettres françaises, 6, no.47, Tome 9, December 1945, p.82. (Sens et Non-sens, Les Éditions Nagel, Paris, 1966, p.18.) Ensuite, Hans Sedlmayr, par rapport à Merleau-Ponty, a mis l’accent affirmativement sur l’aspect de la non-humanité, le manque de spiritualité et d’émotions humaines dans les peintures cézanniennes ; il ajoute que ces caractères viennent de sa recherche d’une vision pure (Das reine Sehen) ; “(…) elles (ses peintures) nous restreignent à l’expérience exclusivement visuelle, si bien que le monde vu par Cezanne refuse parfaitement notre empathie. » — en allemand :  » (…) sie (die bilder Cézannes) uns aber ganz auf die Erlebnisse des Auges beschränkt, verschließt sich die gesehene Welt vollkommen unserer Einfülung.”                                                                 De plus, il explique cet aspect en détail ; ”Par cette connaissance de base de l’art de Cezanne, on peut comprendre beaucoup de ces particularités picturales. Cela explique par exemple, que toutes les émotions humaines sont délibérément exclues de la représentation du visage humain, d’où l’uniformité de tous les objets visibles, à la différence de toute expérience naturelle – une pomme aux caractéristiques physionomiques semblables à celles d’un visage-, que l’étrange silence végétatif de ses peintures est non pas un calme qu’on trouverait dans une nature morte, mais juste un silence sans vie, le manque d’homogénéité de l’éclairage -contrairement à l’impressionnisme -, enfin l’absence d’une « composition » au sens traditionnel, singularités que nous évoquons simplement ici sans les expliquer en détail..” — en allemand : « (…)Aus dieser Grundeinsicht in die Kunst Cézannes läßt sich eine ganze Menge von Eigentümlichkeiten seiner Bilder ableiten.  So erklärt sich z.B., daß aus der Darstellung des menschlichen Gesichts bewußt aller menschlicher Gefühlsinhalt ausgeschlossen erscheint, so die Gleichartigkeit aller sichtbaren Dinge, die eigentlich aller natürlichen Erfahrung widerspricht-ein Apfel hat dieselbe physiognomische Valenz wie ein Gesicht-, so die seltsame vegetative Stille der Bilder, die nicht, wie man gemeint hat, eine stillebenhafte Stille ist, sondern eben eine Stille ohne Leben, so -im größten Gegensatz zum Impressionismus-das Fehlen einer einheitlichen Beleuchtung, endlich auch das Fehlen einer “Komposition” im alten Sinne, was hier nur angedeutet, aber nicht eingehend erklärt werden kann.” Hans Sedlmayr, Verlust der Mitte : Die bildende Kunst des 19. und 20. Jahrhunderts als Symptom und Symbol der Zeit , O. Müller Verlag, Salzburg,1948,pp.124-125.
10 Walter Failchenfeldt, Cezanne Finished Unfinished (Exhibition catalogue), Vienne, Kunstforum/Zurich, Kunsthaus, Hatje Cantz, Ostfildern -Ruit, 2000, p. 246.
11 Jean-Claude Lebensztejn, Une source oubliée de Cezanne, Études cézanniennes, Flammarion, Paris, 2006, pp. 48-59.
12 Cette date de production est donnée par le site du musée d’Orsay. https://www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/notice.html?no_cache=1&nnumid=16333&cHash=2ad1a9cb49
13 Dario Gamboni développe la question de l’image potentielle dans l’art moderne dans son ouvrage Potential Images : Ambiguity and Indeterminacy in Modern Art, Londres, Reaktion Books, 2002.
14 On a longtemps cru que Cezanne avait rencontré Hortense pour la première fois en 1869 à l’Académie Suisse, où elle posait pour les peintres comme modèle. Néanmoins, François Chédeville et Raymond Hurtu n’adhèrent pas à cette hypothèse qu’ils considèrent comme douteuse, l’activité de modèle d’Hortense Fiquet n’étant selon eux qu’une simple légende. Cf. op.cit. (Note.7), pp.36-37.  Cependant, cette hypothèse n’affecte en rien mon argumentaire sur la relation entre Cezanne et Hortense et le rôle de cette dernière dans son œuvre picturale.
15 T.J. Clark, Relentless Intimacy, London Review of Books, Vol.40, Nr.2, 25 January 2018, pp.13-16/ Nina Maria Athanassoglou-Kallmyer, Cezanne and Provence The Painter in His Culture, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2003, pp.215-231.
16 Jules Boléry, Cezanne à Aix, daté en 1902, Vers et Prose, Tome XXVII, 1911, p.112.
17 Cette interprétation des Joueurs de cartes chez Cezanne en rapport avec les lignes de Boléry m’a été inspirée par une communication d’André Dombrowski, ”L’expressionnisme chez Paul Cezanne : émotion et utopie” à Kyoto, à l’occasion du colloque international : L’utopie chez les peintres postimpressionnistes, Cezanne, Van Gogh et Gauguin du lundi 24 juin 2019 à l’Institut Technologie de Kyoto. Je l’en remercie sincèrement.
18 Konrad Adolf Fiedler, Der Ursprung der künstlerischen Tätigkeit, 1887, in Schriften über Kunst, hrsg.von H.Marbach, 1986/Schriften über Kunst, hrsg.von H.Konnerth, 2 Bde., 1913-14.
19 Benedetto Croce, Estetica Come scienza dell’espressione e linguistica generale Theoria e Storia, 1902 (Milano, Adelphi Edizioni S. P. A., 1990, pp. 531-534.
20 Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations,1754,Fayard ,Paris,1997.
21 Yujiro Nakamura, Kansei no Kakusei(Le réveil de la sensibilité), L’édition Iwanami-shoten, Tokyo,1975.
22 Yujiro Nakamura, Kyotsukankakuron(Théorie du sens commun), L’édition Iwanami-shoten, Tokyo,1979
23 Jean-Jacques Rousseau, Émile: ou De l’éducation, 1762, Ligaran,2015.