Colloque “Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire”, 21-22 septembre 2019

La sérialité : Cezanne et Monet face à Bergson et les limites de la peinture.

© James H. Rubin, New York City

Conférence filmée

James Rubin en quelques mots :

James Rubin est Professeur d’histoire de l’art, Stony Brook, State University of New York.

Ses principales publications sont :

Realism and Social Vision in Courbet and Proudhon, 1981;

Manet’s Silence and the Poetics of Bouquets, 1994;

Courbet, (Art and Ideas), 1997;

Impressionism, (Art and Ideas), 1999;

Impressionism and the Modern Landscape: Productivity, Technology and Urbanization from Manet to Van Gogh, 2008;

Manet: Initial M, Hand and Eye, 2010;

How to Read Impressionism: Ways of Looking, 2013;

Rival Sisters : Art and Music at the Birth of Modernism, 1815-1915, 2014,

 A paraître, deux livres sur Monet. 

Le contenu de son intervention :

Le concept de durée du philosophe Bergson est souvent cité en rapport avec Cezanne. La présentation qu’entend faire James Rubin inverse cette approche en utilisant la critique que fait Bergson de la peinture impressionniste pour comprendre les stratégies de Cezanne et de Monet face à la limitation dans le temps de l’art de la peinture. Le temps du Jas de Bouffan ne peut être le temps de Giverny.

Cette intervention est un remaniement des propos contenus dans le chapitre 6 (« Philosophical Looking : Seeing with the Body ») de mon livre, Why Monet Matters : Meanings Among the Lily Pads, (Pennsylvania State University Press, à paraître 2021.

Je commence par une comparaison qui pourrait surprendre : à gauche un Meules de Monet de sa série bien connue ; à droite, une Nature Morte aux Pommes de Cezanne, où des touches en séries sont prééminentes. C’est cette technique de Cezanne que notre ami et collègue Théodore Reff appelait « touches constructives »[1] Theodore Reff, “Cézanne’s Constructive Stroke,” The Art Quarterly 25 (Autumn 1962): 214-227.. Je comprends parfaitement son sens. Il est évident donc qu’en changeant la dénomination en « touches en séries », je veux souligner la succession de ces touches dans le temps. Cela leur donnera un sens moins formaliste que celui de Reff, mais sans forcément exclure son idée non plus.

Comme le titre de mon intervention l’annonce, je vais me servir de la philosophie d’Henri Bergson pour proposer ce que ces deux stratégies que j’appelle « sérielles », ont en commun. Malgré leurs différences évidentes, les deux peintres, plus que les autres impressionnistes, adoptent une conscience que l’on peut appeler philosophique, c’est-à-dire qui va au-delà de la simple observation. Même si les peintres eux-mêmes n’y ont jamais pensé, je propose que le philosophe Henri Bergson peut illuminer une situation que Monet et Cezanne partageaient. Ce n’est pas simplement parce que les deux peintres avaient des racines similaires dans l’impressionnisme, mais parce qu’ils ont dépassé de loin ces origines. Je propose que l’explication de ce dépassement soit fondamentalement similaire pour tous les deux et que Bergson peut l’éclaircir[2]Depuis un bon moment, des critiques et des historiens ont tenté de trouver des influences ou des parallèles philosophiques à la peinture de Cezanne. À ce propos, la philosophie de Bergson et son concept de durée sont souvent cités (George Heard Hamilton, “Cézanne, Bergson and the Image of Time,” in College Art Journal vol. 16, no. 1 (Autumn 1956), pp. 2-12 et Manfred Milz, “Bergsonian Vitalism and the Landscape Paintings of Monet and Cézanne: Indivisible Consciousness and Endlessly Divisible Matter,” in The European Legacy, vol. 16, no. 7, (2011), pp. 883-898.). Je propose une approche à l’inverse de cette convention, car au lieu d’influence de Bergson sur la peinture — du moins à cette époque — je cite au contraire la critique que faisait Bergson de la peinture — une critique qui implique surtout l’impressionnisme. Je maintiendrai que la sérialité en peinture illustre ce que Bergson pouvait appeler les limites de la capacité de la peinture à rendre le passage continu du temps. Ma conclusion sera que tous deux Cezanne et Monet ont développé des stratégies pour faire face à cette difficulté fondamentale.

La génération des Néo-impressionnistes et des Symbolistes a critiqué l’instantanéité si célébrée de l’impressionnisme et sa soi-disant concentration sur les surfaces. Ils ont favorisé l’expérience subjective qui existe dans les effets qui vont au-delà du moment visuel. Grâce à la méthode philosophique de Bergson, je vais suggérer que l’intuition de Monet et l’ambition de Cezanne se trouvent en parallèle et comment ils ont évolué dans cette direction.
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Depuis l’époque de Gotthold-Ephraïm Lessing, qui a publié son Laocoon : Sur les limites de la Peinture et de la poésie en 1766, la représentation du temps en peinture avait été en question. L’impressionnisme a donné l’occasion de renouveler le débat. Mais attention : je souligne que je ne prétends absolument pas que Bergson ait influencé ni Monet ni Cezanne.

Au contraire, dans le cas de Monet, je pense que c’est l’inverse qui est plus probable. En tout cas, ce n’est pas l’influence de Bergson que je présente ici, c’est sa critique[3]Je ne dirais pas non plus que la peinture de Cezanne ou de Monet incarne ou exemplifie la philosophie de Bergson, quoiqu’on pourrait dire tout de même que la culture des années 1890 est bergsonienne..

La Sérialité

Cezanne et Monet se connaissaient bien, s’admiraient, et se sont rendu visite. Monet possédait quelques tableaux de Cezanne ; et en novembre 1894, Cezanne a logé brièvement et a peint à Giverny. Tous deux partageaient l’engagement impressionniste de rechercher des techniques nouvelles et contemporaines qui correspondent à l’expérience humaine de la nature, donc plus intuitives et plus naturelles que les conventions enseignées par les Beaux-Arts. Les deux se plaçaient devant le motif, observant leurs scènes en plein-air, même s’ils les retouchaient dans l’atelier. Et pourtant les deux carrières manifestent chacune un développement unique dans des directions qu’on aurait eu du mal à prévoir. Aussi différente que soit l’apparence physique de leurs tableaux, ce qu’ils ont en commun, c’est cette sérialité dont je vais parler.

Avec les tableaux de Monet, le concept de sérialité est simple. Les séries de Monet représentent le même motif, ou des motifs très semblables, de points de vue variés ou à des moments différents. Ses tableaux donnent l’impression d’avoir été fait en séquence — l’un après l’autre — et ils étaient exposés en série de façon à ce qu’on les regarde en séquence, l’un après l’autre. Cezanne n’a pas fait des tableaux en série de la même façon systématique que Monet, même s’il répétait parfois un motif, comme la Montagne Sainte-Victoire. Après avoir regardé quelques-unes de ses vues juxtaposées, on n’a pas le même sentiment de moments systématiquement contrastés, et il y a peu de sens que l’une suive l’autre dans un temps défini. Par contre, c’est très souvent dans ses peintures individuelles qu’une lecture séquentielle s’impose.

C’est-à-dire que dans un grand nombre de tableaux de Cezanne, on constate, comme l’a fait Reff, des touches méthodiques qui semblent se référer à des instances individuelles d’observation. On peut penser que ce système donne naissance plus tard aux points néo- impressionnistes, mais chez Cezanne elles sont moins ostensiblement scientifiques ; chez lui elles retiennent plus de la touche ou la tache impressionniste, qui se voulait une réponse naturelle à ce qu’on voit. Néanmoins, le déploiement en juxtapositions parallèles de ces touches chez Cezanne transforme ce qu’on pouvait auparavant appeler la spontanéité impressionniste. Les Cezanne impliquent un processus délibératif et étendu dans le temps. Ces touches « en série » semblent être exécutées en séquence ; et même si elles ne l’étaient pas, on tend à les lire en séquence, parce que les plus grandes taches qu’elles forment manifestent une cohérence de couleur à l’intérieur d’elles-mêmes, soit par unité, soit par progression. La progression des couleurs, par exemple, évoque un modelé soigneusement scanné, ce qui oblige l’artiste à faire revenir son pinceau à sa palette pratiquement à chaque touche avant de continuer. Cette régularité de touches peut se comparer au « tic toc » d’une horloge, où chaque marque symbolise un instant. Les formes plus grandes constituées par une série de ses touches assez précisément juxtaposées indiquent parfois un objet entier, parfois un pan simplifié de feuillage, parfois une surface variée. En même temps, le tableau entier est formé par le rassemblement de séquences et de formes faites de séquences. C’est une structure qui fait qu’on lit l’élaboration temporelle de la composition à plus d’un niveau — à la fois dans le détail et dans le tout. L’œil suit une sorte de « narratif » de l’expérience d’observation-description. Bien sûr, Cezanne révèle et exprime consciemment son processus ; c’est un processus qui s’étend très évidemment dans le temps.
 Chez Cezanne, surtout, l’effet d’ensemble fait plus que la somme de ces touches.

C’est de là que vient l’impression de la durée. Mais Bergson se demanderait d’où vient cette impression de durée, car ce qui paraît aux yeux très littéralement n’est que la structure constitutive du tableau—ce que remarquent les critiques formalistes, et qui pour eux fait le modernisme de Cezanne. Mais l’effet d’ensemble chez Cezanne n’existe que dans l’esprit, comme pour les séries de Monet ; l’ensemble n’est qu’un effet de tableaux indépendants et distincts de Monet, et de touches indépendantes et distinctes chez Cezanne.

Comparée à Monet, la lecture d’un tableau de Cezanne semble évidemment moins spontanée, plus délibérément intellectuelle, systématique et restreinte. Les tableaux de Monet semblent exécutés plus au hasard et la touche plus largement distribuée, ce qui contribue à l’effet d’immersion de grand nombre de ses tableaux, surtout en fin de carrière. La distance psychologique et l’extension temporelle que produit la méthode consciencieuse et calculée de Cezanne dans l’esprit du spectateur est certainement ce qui rend son travail plus susceptible d’interprétation rationnelle et philosophique que l’impressionnisme de Monet. Même si les touches de Cezanne n’abandonnent pas la richesse de la couleur et son évocation du monde matériel, elles semblent éliminer de l’impressionnisme sa sensualité, son apparence de l’immédiat, et, pour ses critiques, sa superficialité. Relatif à Monet, la méthode et les formes de Cezanne impliquent une contemplation pesante ; par contraste, celles de Monet évoquent souvent la légèreté d’une gratification instantanée. À la vivacité et l’apparence de facilité du métier chez Monet, Cezanne substitue un effort plus astreignant et raisonné, auquel on attribue une cohérence plus logique et donc un esprit plus grave.

Les deux manières de connaître

L’effet de séquence dans le temps qu’évoque le travail de Cezanne a été comparé au concept de la durée de Bergson. Je montrerai maintenant sur quelle base Bergson lui-même aurait rejeté cette hypothèse.

Il y a des instances dans les écrits de Bergson où ses exemples semblent dériver directement de l’impressionnisme. En général, ses métaphores sont souvent visuelles, et il mentionne parfois la peinture, ainsi que la musique, la poésie et la littérature. Mais dans un passage de son Introduction à la Métaphysique, publié en 1903, le philosophe interroge une série de tableaux qui représentent Notre-Dame de Paris. Il ne révèle pas s’il s’est inspiré des Cathédrale de Rouen de Monet, mais ce qu’il dit de ces images hypothétiques cible certainement l’impressionnisme. Il ne faut pas oublier que l’impressionnisme était l’art progressif dominant de la période formative de Bergson des années 1880. Par contre, Bergson était de la génération suivante, c’est-à-dire des symbolistes, qui avait commencé à critiquer vivement l’impressionnisme. Bergson fréquentait le salon du poète Jean Moréas, un ami de Gauguin ; il était d’ailleurs témoin au mariage de Marcel Proust, l’auteur dont la mémoire est au centre de l’écriture !

Émile Zola, qui se voulait positiviste, avait appelé la peinture de Manet
 « analytique » — un mot à retenir : analytique ou analyse. Zola établissait un parallèle entre les peintres qui se concentrent d’après lui sur l’observation pure et les courants positivistes et scientifiques de son temps. Il écrivait : « Le vent est à la science. »

Bergson attaque ce point de vue ; et c’est dans ce sens que l’impressionnisme pourrait être une source pour sa propre théorie de la façon dont l’esprit conçoit et représente la réalité dans le temps. Le premier traité de Bergson, son Essai sur les données immédiates de la conscience, qui date de 1889, critique très spécifiquement l’analyse positiviste. À sa place il prône l’intuition, qu’il voit comme le seul moyen de pénétrer le vrai sens et la qualité unique des choses du monde qui nous entoure. En 1903 il résume sa théorie ; il écrit :

[Il y a] … deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu’on entre en elle. … De la première … on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu[4]Henri Bergson, Introduction à la métaphysique (1903) in La Pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 1938, p. 178..

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty, un dévoué de Bergson, fait écho de ce point de vue lorsqu’il commence son essai clef, L’Œil et l’esprit, par la phrase « La science manipule les choses et renonce à les habiter »[5] Maurice Merleau-Ponty, L’Oeil et l’esprit (Paris : Gallimard, 1964), p. 9.. Le raisonnement de Bergson est que :

Une représentation prise d’un certain point de vue, une traduction faite avec certains symboles, restent toujours imparfaites en comparaison de l’objet sur lequel la vue a été prise ou que les symboles cherchent à exprimer. Mais l’absolu est parfait en ce qu’il est parfaitement ce qu’il est[6]Bergson, Introduction à la métaphysique, p. 180..

Une traduction, une représentation, quoique très habile, ne sera jamais l’égal de l’original, qui est absolument ce qu’il est et l’est tout seul. Bergson continue :

Il suit de là qu’un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse. Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. Au contraire, l’analyse est l’opération qui ramène l’objet à des éléments déjà connus, c’est-à-dire communs à cet objet et à d’autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle. Tout analyse est ainsi une traduction …
… Ceci posé, on verra sans peine que la science positive a pour fonction habituelle d’analyser… La métaphysique … prétend se passer de symboles. [C’est moi qui souligne.][7]Ibid., pp. 181-182.

Les symboles, pour Bergson sont les mots, les mesures mathématiques, ou les matières avec lesquelles on crée une représentation —comme des couleurs de la peinture ou des lignes du dessin. Ces symboles peuvent s’appliquer à bien des objets, mais ne sont pas de l’être de l’objet. Il est évident que pour Bergson le savoir supérieur se trouve dans l’absolu, non pas dans une représentation. On ne peut donc jamais connaître l’original sans en quelque sorte « entrer » dedans, ou comme dit Merleau-Ponty « [l’] habiter » ; et cela n’est possible qu’en exerçant ce que Bergson appelle intuition — une sympathie intellectuelle — qui relève de l’imagination et qui n’existe qu’à l’intérieur du soi.

La critique de Bergson

Monet déclarait que « Ma seule vertu réside dans la soumission à l’instinct ; c’est pour avoir retrouvé et laissé prédominer les forces intuitives et secrètes que j’ai pu m’identifier avec la Création et m’absorber en elle. Mon art est un élan de foi, un acte d’amour et d’humilité … l’abandon intégral de moi-même. »[8] Monet dans Roger Marx, “Les Nymphéas de M. Claude Monet,” (1909), réimprimé dans Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. (Paris, Calmann-Lévy, 1914), p. 290. La première impression de son article fut un compte-rendu pour l’exposition de la Galerie Durand-Ruel de 1909 dans La Gazette des Beaux-Arts 4:1 (1 juin 1909), pp. 523- 531. Cezanne s’explique plus simplement, en disant qu’il voulait faire « un morceau de nature » et « quelque chose de solide, comme l’art des Musées »[9] « … j’ai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose de solide comme l’art des Musées, » quoted by Maurice Denis, « Cézanne » (1907), in Théories, 1890-1910, Du symbolisme et du Gauguin vers un nouvel ordre classique, 3e édition, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, p. 242.. Les ambitions des deux artistes, qui commencent par l’observation, les ont conduits à vouloir exprimer un aspect de leur expérience qui dépasse les surfaces, donc quelque chose que l’on ne sent que personnellement, en soi-même. Bergson avait établi la base de ce genre d’expérience dans l’intuition ; il maintient que pour connaître non seulement l’extérieur des objets mais leur être, on doit chercher à l’intérieur de soi- même.

C’est ici que la critique de l’impressionnisme devient essentielle. Bergson note que chaque représentation correspond à la fois à un fait de conscience autant qu’à l’objet même. Les faits de conscience ne sont pas statiques ; il écrit : « les faits de conscience, mêmes successifs, se pénètrent »[10] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience(1889), 6e édition, Paris, Alcan, 1908, p. 75.. La seule façon de les rendre, c’est dans l’espace, comme dans l’exemple des plusieurs images de Notre-Dame. On peut compter leur multiplicité, et elles correspondent chacun au passage du temps. Le temps, c’est le mot qui symbolise la multiplicité des états psychiques qui se succèdent[11]« Le temps, ainsi compris, ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée. » Ibid. p. 69.. L’élément qui rassemble ou unifie ses plusieurs ou multiples faits de conscience est fourni par l’esprit, grâce aux ressources de la mémoire. Comme notre expérience de nous-même se passe dans le temps et notre mémoire unifie les instants en une continuité, ce n’est qu’en projetant notre expérience intérieure sur le monde extérieur par intuition que l’on peut s’apercevoir de l’extension des objets dans le temps. Bergson appelle ce phénomène la durée, qui est essentielle à l’être. C’est la clef de sa philosophie, et elle ne peut être prouvée par l’analyse ; le soi ne peut la comprendre que par intuition. La durée n’existe qu’en nous-mêmes.

Avec cette explication de l’origine intérieure de la durée, je peux résumer le reste
 de l’argument. Lorsqu’on considère comment on acquiert la connaissance des phénomènes, on se rend compte que l’acte de perception n’est pas isolé. Il ne peut être ni sans objet, ni sans interprétation. En premier lieu, l’objet fait partie philosophiquement de la perception parce que sans l’objet il n’y aurait rien à percevoir. En deuxième lieu, on interprète nos perceptions en y apportant grâce à la mémoire des expériences antérieures, qu’elles soient semblables ou différentes. Par conséquent, la perception et l’interprétation peuvent se faire considérer philosophiquement comme des éléments inséparables de l’objet. C’est dans ce sens qu’un objet de perception est déjà investi par le soi. Même si l’objet ne change pas, les interprétations peuvent évoluer, par exemple d’enfance à la maturité, ou grâce à l’éducation. C’est le cas parce que notre conscience est toujours en train de devenir, d’évoluer de ce qu’elle était à ce qu’elle sera dans l’avenir. Même pour les perceptions les plus simples, on
« se mélange » pour ainsi dire aux objets du monde ; on crée une relation entre le soi et les objets, on les intègre à nous-mêmes en les captant par la mémoire. En interprétant l’expérience matérielle, on se projette, consciemment ou pas, dans le monde des choses.

Sachant qu’on existe dans le temps — la durée étant donc de l’essence de notre être — on interprète l’existence des objets dans le même sens. La perception, une partie de laquelle étant l’interprétation, ne peut faire autre qu’attribuer aux objets des qualités qui adhèrent au soi. On fait l’expérience de notre durée grâce à la continuité, la progression enregistrée par la mémoire. Notre compréhension de la durée dans le monde extérieur ressort donc dans la symbiose entre le monde extérieur et le soi intérieur. Le dernier n’est accessible que par l’intuition, le premier que par une sympathie intellectuelle. Il n’y a simplement aucun moyen d’expliquer l’expérience de la continuité dans le monde extérieur autre que par l’intuition de la durée fondée sur la connaissance de notre existence à nous dans le temps.

Les tableaux en série de Monet exemplifient la critique de Bergson lorsque le philosophe parle de symboles de la multiplicité des faits successifs de conscience. Bergson conclut que : « chaque effort de reconstituer le changement en représentant les faits de conscience implique la proposition absurde que le mouvement est fait d’immobilités »[12] Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Édition électronique (ePub, PDF) v.: 1,0 : Les Échos du Maquis, avril 2013, p. 205 (accédé le 4 novembre, 2020).. Nous arrivons donc au problème auquel tous deux Monet et Cezanne faisaient face. Les lettres de Monet sur le changement perpétuel et la difficulté de rendre son expérience du mouvement font implicitement référence aux faits successifs de sa conscience. Il ne peut représenter ce phénomène que par des états individuels qui ne sont que des symboles d’un tout à travers le temps — donc ses séries. La sérialité chez Cezanne est sa réponse au même problème, mais au lieu de vouloir s’occuper du mouvement, Cezanne cherche une méthode pour reproduire la permanence ou la durabilité qu’il aperçoit dans la nature. Il se confine à un tableau à la fois et pour y arriver, il favorise la touche en série au détail physique de l’objet ; il élimine les références temporelles des objets et l’environnement en faveur de la temporalité du processus de perception et de représentation. Les deux artistes n’ont peut-être pas pu exprimer ouvertement le concept philosophique de durée ; mais ils en ont découvert et ressenti les limitations de la peinture qui en découlent, comme l’a montré Bergson. La durée est au cœur de l’être pour les individus ainsi que pour les objets, mais un savoir qui les saisit dans ce fond ne peut être atteint qu’en les « habitant » sympathiquement, imaginativement avec notre propre corps, car Bergson montre que c’est l’expérience continue de notre corps que l’on applique au monde extérieur. Pour y répondre, les peintres ont développé des stratégies sérielles qui font référence à l’expérience du corps et non pas seulement à l’œil désincarné, comme on l’a souvent dit de l’impressionnisme.

Conclusion

La critique de Bergson démontre que nos deux peintres n’ont pu qu’échouer à reproduire la durée, mais que c’est tout de même la durée qui a motivé leurs efforts. On voit donc que si la sérialité exprime la durée, ce n’est que par le négatif—que les stratégies qu’ont développées les peintres pour incorporer la continuité dans le temps ne font qu’exemplifier la limitation de la peinture à l’instant momentané. La sérialité étale ses instants, mais leurs représentations ne sont que des symboles. Avec ce que Bergson appelle des symboles, on ne peut pas reproduire un phénomène qui ne peut être saisi que par l’intuition au fond du soi. Au lieu que la peinture se serve de la philosophie comme source, c’est-à-dire, au lieu qu’elle subisse l’influence de la philosophie, elle est une source révélatrice pour les philosophes.

 

Références

Références
1 Theodore Reff, “Cézanne’s Constructive Stroke,” The Art Quarterly 25 (Autumn 1962): 214-227.
2 Depuis un bon moment, des critiques et des historiens ont tenté de trouver des influences ou des parallèles philosophiques à la peinture de Cezanne. À ce propos, la philosophie de Bergson et son concept de durée sont souvent cités (George Heard Hamilton, “Cézanne, Bergson and the Image of Time,” in College Art Journal vol. 16, no. 1 (Autumn 1956), pp. 2-12 et Manfred Milz, “Bergsonian Vitalism and the Landscape Paintings of Monet and Cézanne: Indivisible Consciousness and Endlessly Divisible Matter,” in The European Legacy, vol. 16, no. 7, (2011), pp. 883-898.). Je propose une approche à l’inverse de cette convention, car au lieu d’influence de Bergson sur la peinture — du moins à cette époque — je cite au contraire la critique que faisait Bergson de la peinture — une critique qui implique surtout l’impressionnisme. Je maintiendrai que la sérialité en peinture illustre ce que Bergson pouvait appeler les limites de la capacité de la peinture à rendre le passage continu du temps. Ma conclusion sera que tous deux Cezanne et Monet ont développé des stratégies pour faire face à cette difficulté fondamentale.

La génération des Néo-impressionnistes et des Symbolistes a critiqué l’instantanéité si célébrée de l’impressionnisme et sa soi-disant concentration sur les surfaces. Ils ont favorisé l’expérience subjective qui existe dans les effets qui vont au-delà du moment visuel. Grâce à la méthode philosophique de Bergson, je vais suggérer que l’intuition de Monet et l’ambition de Cezanne se trouvent en parallèle et comment ils ont évolué dans cette direction.

3 Je ne dirais pas non plus que la peinture de Cezanne ou de Monet incarne ou exemplifie la philosophie de Bergson, quoiqu’on pourrait dire tout de même que la culture des années 1890 est bergsonienne.
4 Henri Bergson, Introduction à la métaphysique (1903) in La Pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 1938, p. 178.
5 Maurice Merleau-Ponty, L’Oeil et l’esprit (Paris : Gallimard, 1964), p. 9.
6 Bergson, Introduction à la métaphysique, p. 180.
7 Ibid., pp. 181-182.
8 Monet dans Roger Marx, “Les Nymphéas de M. Claude Monet,” (1909), réimprimé dans Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. (Paris, Calmann-Lévy, 1914), p. 290. La première impression de son article fut un compte-rendu pour l’exposition de la Galerie Durand-Ruel de 1909 dans La Gazette des Beaux-Arts 4:1 (1 juin 1909), pp. 523- 531.
9 « … j’ai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose de solide comme l’art des Musées, » quoted by Maurice Denis, « Cézanne » (1907), in Théories, 1890-1910, Du symbolisme et du Gauguin vers un nouvel ordre classique, 3e édition, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, p. 242.
10 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience(1889), 6e édition, Paris, Alcan, 1908, p. 75.
11 « Le temps, ainsi compris, ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée. » Ibid. p. 69.
12 Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Édition électronique (ePub, PDF) v.: 1,0 : Les Échos du Maquis, avril 2013, p. 205 (accédé le 4 novembre, 2020).