Colloque “Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire”, 21-22 septembre 2019

Un lieu, la ferme du Jas de Bouffan, son histoire spécifique et sa forme  architecturale 

Jean Claude Reviron

Conférence filmée

Jean Claude Reviron en quelques mots

Architecte d’intérieur, diplômé de l’école Nationale des Beaux-Arts, Jean Claude Reviron est Président des amis du musée Granet et de l’œuvre de Cézanne, Président des amis de Saint-Jean de Malte où il a conduit les travaux de rénovation intérieure, de création d’un nouvel orgue et de reconstitution du carillon qui avait disparu il y a plus de 2 siècles.           Il est aussi membre du bureau de la Société Cézanne dont il est le trésorier.

Le contenu de l’intervention

Après un rappel sur l’origine de la construction de la ferme, parallèlement à celle de la bastide du Jas de Bouffan, il nous propose de nous intéresser à la ferme du Jas de Bouffan, lieu a priori secondaire par rapport à la qualité architecturale de la bastide, mais qui doit retenir notre attention à un double titre :

– D’une part parce qu’elle a beaucoup inspiré Cézanne, qui l’a représentée dans un certain nombre de ses œuvres.

– D’autre part parce que la ferme va abriter un centre Cézannien de Recherche et de Documentation qui va être fondé par la Société Cézanne.

 

Les origines de la ferme du Jas

Souvenons nous qu’en 1722, Gaspard Truphème fit l’acquisition d’un terrain de 26 hectares plantés en vignes, oliviers et céréales dans le quartier qui se nommait alors la Croix-Verte et qu’on appelle maintenant le Jas de Bouffan. Il y fit construire une bastide et une ferme.

La possession d’une bastide avec sa ferme offrait aux grandes familles aixoises une résidence secondaire leur permettant d’échapper aux chaleurs estivales mais leur assurant aussi les revenus d’une exploitation agricole qui leur permettait de vivre en autarcie grâce aux produits de la ferme. Ce qui s’avérait vital pour résister aux épidémies de peste ou de choléra qui ont ravagé la Provence.

Il faut se souvenir qu’en 1721, un an avant l’achat des terres du Jas de Bouffan par Gaspard Truphème, un tiers des habitants de la ville d’Aix en Provence fut décimés par  une terrible épidémie de peste.

On peut voir, sur cet extrait du plan cadastral Napoléonien de 1828, les terres du jas de Bouffan avec la route de Galice, le chemin de Valcros, (qui s’appelait alors chemin du Jas de Bouffan) les emplacements de la bastide, de la ferme et du bassin

C’est en 1859 que Louis-Auguste Cézanne fit l’acquisition du Jas de Bouffan dont l’acte de vente indique : avec ses 15 hectares clos de murs, un bâtiment de maître et une ferme attenante, des terres en vignobles, oliviers, prairies, bosquet, grande allée de marroniers, bassins, aqueducs et eaux jaillissantes.

Paul Cezanne, qui avait alors vingt ans, s’est particulièrement intéressé à la ferme qu’il a représentée dans pas moins de 20 tableaux, dessins ou aquarelles. La ferme ayant aussi servi de cadre aux portraits de paysans dont certains sont parmi les plus accomplis qu’il ait peints, en particulier ceux des Joueurs de cartes

Dans diverses toiles des années 1880, l’objectif du peintre se focalise sur la ferme, la maison de maître étant volontairement occultée. Là, le sens devient symbolique :  Cézanne détourne le regard de ce qui est normalement à montrer et met en valeur ce qui est secondaire, la ferme.

Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver vers 1885-1886 (R551-FWN216)

Pour le plaisir,  il nous propose de regarder ce tableau de 1885 qui est a l’institut d’art de Minneapolis. La ferme est représentée a gauche, la partie centrale étant réservée à la montagne Sainte-Victoire qui paraît inaccessible au delà de la barrière des branches, et quisemble un appel pour le peintre.

Pour situer l’évolution des bâtiments de la ferme tels qu’ils existaient au temps de Cézanne et les comparer avec leur état actuel, il est intéressant de visualiser la remarquable image en 3D qu’à réalisée François Chedeville :

Nous voyons le bâtiment principal de la ferme A qui reste inchangé comme l’ancienne porcherie G dont seule la toiture a été modifiée.                                                               Les autres bâtiments B C D E F et L ont disparu et ont été remplacés par un portail d’entrée ouvrant sur le chemin de Valcros et par de nouveaux bâtiments que nous allons voir en photo :

  • le bâtiment principal de la ferme

  • l’ancienne porcherie et son bassin, facilement repérable avec ses 2 ouvertures horizontales que l’on peut apercevoir à travers la végétation.

La ferme du Jas de Bouffan est assez conforme aux règles générales de construction telles qu’elles sont décrites dans l’ouvrage «  Maisons rurales et vie paysanne en Provence » de l’architecte Jean Luc Massot,

Je le cite : Les fermes jouxtant une bastide étaient généralement construites avec des matériaux de qualité comme des encadrements de fenêtre en pierre et se distinguaient par la qualité des menuiseries et des ferronneries

La mitoyenneté entre la maison de maître et la ferme dépend du caractère de la bastide : certaines d’entre elles, extrêmement maniérées du XVIII° n’auraient pu souffrir la proximité de vulgaires bâtiment ruraux.

A l’intérieur,les pièces avaient des plafonds structurés par des poutres en bois apparentes Les murs étant simplement crépis au plâtre et recouverts d’un badigeon de chaux.

Une salle commune, pièce essentielle, servait à la fois de salle à manger et de lieu de réunion pour les veillées. Sa cheminée était équipée d’une potence avec crémaillère où était suspendue la marmite (comme on le voit ici dans une cheminée du rez de chaussée)

La sécheresse étant une des caractéristiques de la Provence, l’alimentation en eau était essentielle. Elle se matérialisait par des puits alimentant des fontaines, bassins, abreuvoirs et lavoirs.

La ferme du Jas de Bouffan correspond globalement à ces critères, bien qu’elle ne présente pas d’encadrement de fenêtre en pierre.   Mais les nombreux bassins et fontaines ainsi que des détails d’exécution témoignent d’une construction de qualité.

Et comme l’indique Massot dans son livre, le souci d’agrémenter, depuis la cour d’une bastide, la vue sur la ferme, se traduit au Jas de Bouffan par une fontaine un peu monumentale, qui est en cours de restauration. Elle a été  édifiée côté bastide dans la perspective de la cour et marginalise la vue sur ferme.

Il propose de faire un rapide parallèle avec le peintre Renoir, que Cézanne avait reçu à 2 reprises au Jas de Bouffan. Renoir acheta, en 1907, le domaine des Collettes à Cagnes, ce qui lui permit de sauver de l’abattage une plantation d’oliviers centenaires. Il était, lui aussi, très attaché à sa ferme et à ses oliviers qui furent pour l’artiste une source d’inspiration majeure. Ferme qu’il préférait à la maison bourgeoise voulue par son épouse.

Auguste Renoir, La ferme des Colettes, huile sur toile, 1908-1914, 54,6 x 65,4 cm, Metropolitan Museum of Art

Mais revenons à Cezanne

Une série de natures mortes peintes entre 1892 et 1894, au moment ou il travaille sur la série des joueurs de cartes, sont probablement toutes peintes dans une pièce de la ferme

Nature morte, 1892-1894 Fondation Barnes Philadelphie
R845-FWN 842

Dans cette nature morte de la fondation Barnes, le rideau marron, suspendu lourdement au-dessus de la nature morte, rapproche également l’œuvre de deux compositions de joueurs de cartes sans doute réalisées à la ferme :

Au rez de chaussée de la ferme, voici une pièce où aurait été peinte la série des joueurs de carte sans qu’aucun document formel ne permette de le confirmer.

Les paysans du Jas apportent la tranquillité nécessaire au peintre. Comme lui, ils sont chargés d’une humanité que le poids des ans a enrichie.

Cézanne retient le « paysan » dans sa dignité d’homme, hors champ, hors temps. On est dans un atelier, peut-être une cuisine, en tout cas dans un lieu sans référence marquée, sans fenêtre visible.

Les Joueurs de cartes
1892-1893, collection privée, Qatar
R710-FWN685

En 1899, près de deux ans après la mort de la mère de Cezanne, la propriété du Jas de Bouffan est vendue à Louis Granel, ingénieur agronome, qui se montre particulièrement intéressé par les vignobles.

Le Jas de Bouffan devient un important domaine viticole. Louis Granel commercialise un grand vin blanc des côtes de Provence sous l’appellation « Château de Bouffan » qui est récompensé par des médailles d’or à Bruxelles, Londres, Paris et dans de nombreuses villes de province, de 1907 à 1910, comme en témoigne cette facture retrouvée du Château de Bouffan !    Louis Granel devient même Commandeur du Mérite agricole.

L’intérieur de la ferme porte encore les traces de l’époque ou elle était le centre de l’exploitation agricole du Jas. On y voit un pressoir à raisin, ainsi qu’un pressoir à olive qui a perdu ses meules en pierre :

En 1923 Frédéric Corsy, qui a hérité du domaine. est contraint de vendre les terres agricoles à la ville d’Aix qui urbanise le quartier du Jas de Bouffan.

Dans les années 1960, lors de la construction de l’autoroute Sisteron – Marseille, la propriété fut menacée d’une large amputation. André Corsy aidé par John Rewald, engage une action déterminante qui permettra de préserver 5 hectares de terrain autour de la bastide et de la ferme du Jas de Bouffan.

En 1994 André Corsy vend le Jas de Bouffan à la ville d’Aix, dont il garde l’usufruit. Sa fille Anna Haworth-Corsy devient propriétaire de la ferme.

Cette ferme du Jas, en particulier à l’étage, à perdu son caractère rural, pour laisser place à un intérieur plus adapté à une habitation bourgeoise, comme en témoigne ce salon avec cheminée :

A son décès, c’est sa fille, Maria, qui habitait déjà la ferme du Jas, qui assume sa succession.

En 2017 elle prend la décision de vendre la ferme à  la Ville d’Aix. Nous pouvons la remercier car cela a permis le regroupement, par un seul propriétaire, de la bastide avec sa ferme ert 5 hectares de terrain.

Forte d’une convention avec la Ville d’Aix, la Société Cezanne, qui regroupe la plupart des chercheurs et spécialistes internationaux de l’artiste, devrait prochainement y installer un Centre Cézannien de recherche et de documentation, ouvert aux chercheurs, historiens d’art, ou étudiants

Jean Claude Reviron présente un avant projet, qu’il a tracé en étroite concertation avec Denis Coutagne et Philippe Cézanne, pour matérialiser nos souhaits d’aménagement du futur CCRD tels que nous allons les proposer à la ville d’Aix.

Ce projet comprend, au rez de chaussée, un espace provisoire de librairie et billetterie, inclus à la demande de la ville en attente qu’un bâtiment spécifique soit construit.

 

 

Il comprend à l’étage une salle de réunion, un salon de lecture et des bureaux de gestion de la société Cézanne. Ainsi qu’un studio pour un chercheur en résidence. Un ascenseur devrait être créé pour l’accès des personnes à mobilité réduite.

En conclusion, la ferme du Jas de Bouffan a tenu un rôle important dans l’œuvre du peintre Cézanne et elle va continuer à tenir un rôle important au service de son rayonnement, en devenant un centre de documentation et de recherche Cézannien.