Monet, Cezanne : deux marines

Alain Madeleine-Perdrillat

Avril 2002.

 

Depuis 1990, la fondation Garengo, établie à Céligny, en Suisse, a mis en dépôt au musée d’Art et d’Histoire de Genève un ensemble de tableaux, du XIXe siècle notamment. Parmi ceux-là, on peut voir une œuvre de Monet, Cabane à Sainte-Adresse, signée et datée 1867, peinte au cours de cette année-là et donc contemporaine de la très célèbre Terrasse à Sainte-Adresse conservée au Metropolitan Museum of Art, à New York. Peu exposé et peu connu, il ne fait pas de doute cependant que ce tableau de la fondation Garengo a revêtu aux yeux de Monet une certaine importance. D’une part, il le vendit directement, en 1873, au critique Théodore Duret et en fit un dessin pour illustrer un article que celui-ci consacra à son œuvre dans La Vie moderne en juin 1880 ; d’autre part, il choisit de le montrer encore à la troisième exposition du groupe impressionniste , rue Le Peletier, en avril 1877, dix ans donc après l’avoir peint.

Claude Monet, Cabane à Sainte Adresse, 1867, huile sur toile, 53 x 62,5cm, Genève, musée d’Art et d’Histoire (dépôt de la fondation Garengo).

Claude Monet, Terrasse à Sainte-Adresse, 1867, huile sur toile, 98,1 x 129,9 cm, Metropolitan Museum of Arte

         Le tableau montre, vue d’une colline, sous un ciel clair nuageux, la mer parcourue de barques et de nombreux bateaux à voile et à vapeur, une mer verte de petites vagues et d’embruns, peinte dans une manière qui n’est pas sans évoquer celle du Manet du « Kearsarge » à Boulogne.

Édouard Manet, Le « Kearsarge » à  Boulogne, 1864, huile sur toile, 81,6 x 100 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art.

Au premier plan, une végétation confuse de buissons et d’arbustes, on dirait d’un jardin abandonné, et le toit de chaume de la cabane ; et devant elle, assez inattendue, rayée en blanc et rouge,, une cheminée carrée s’élève au-dessus du pignon de la maison et se détache un peu sur la mer, sans atteindre l’horizon où celle-ci, au loin, touche le ciel. La composition est solidement structurée par ces deux lignes (et par la diagonale du faîte de la cabane, qui donne non moins fermement l’effet de profondeur), tandis que la couleur brique, à demi passée, de la cheminée, ranime doucement les accords dominant de bleus, de verts, de jaunes et de bruns.

         En février 1876, Cezanne rend visite à Monet, à Argenteuil, pour lui présenter Victor Chocquet. Quelques mois plus tard, en septembre, il écrit à ses parents – et l’on sent bien quelle fierté il en retire – qu’il a été « très chaudement défendu par Monet » dans un dîner au cours duquel le peintre Lepic s’en était pris à lui, en son absence[1]Lettre de Cezanne à ses parents, 10 septembre 1876, dans Cézanne. Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, Bernard Grasset, 1978, p. 155. Le peintre et graveur Ludovic-Napoléon Lepic (1839-1889) fut un grand ami de Degas.. Tout indique qu’à cette époque il prête la plus grande attention au travail et aux propos du père de l’impressionnisme, auquel il dira encore, près de vingt ans plus tard, le bonheur que lui procure « l’appui moral » qu’il trouve auprès de lui[2]Lettre de Cezanne à Monet, 6 juillet 1895, dans Cézanne. Correspondanceop. cit., p. 246.. Sans doute les deux hommes n’ont-ils jamais été plus proches que dans ces années 1876 et 1877, quand Cezanne, après avoir participé à la première exposition des Impressionnistes deux ans plus tôt, et avant de s’éloigner définitivement du groupe, s’associe à leur troisième exposition en 1877 donc. Il y présente un ensemble de ses œuvres  – seize au total (dont trois aquarelles) : des paysages, des natures mortes, un portrait de Victor Choquet – et l’on peut aisément imaginer, chez cette nature émotive, l’inquiétude au moment des choix et de l’accrochage, le regard attentif porté sur les tableaux des collègues « parisiens », l’orgueilleuse volonté de savoir si les siens « tiennent » à côté d’eux, d’autant qu’on leur a réservé une bonne place dans le salon, au centre de l’appartement loué rue Le Peletier.

         Parmi les œuvres que Cezanne expose figure un Paysage ; étude d’après nature (titre donné dans le catalogue) qui est très certainement l’un des « deux petits motifs où il y a la mer » qu’il a peints à L’Estaque au cours de l’été 1876 pour Victor Chocquet et sur ses conseils[3]Lettre de Cezanne à Pissarro, 2 juillet 1876, dans Cézanne. Correspondanceop. cit., p. 152. Le tableau est signé d’une écriture bien lisible, en rouge, en bas à droite, ce qui, chez Cezanne, est exceptionnel et indique souvent l’intention d’en faire présent à un ami., et l’une de ses premières marines, si l’on excepte l’Effet du soir de la collection Hélène et Victor Lyon au Louvre, et quelques tableaux assez médiocres de ses débuts. L’œuvre, qui semble avoir fait scandale[4]Cf. la notice du tableau rédigée par Henri Loyrette dans le catalogue de la rétrospective Cezanne présentée en 1995, à Paris, aux Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 164-166., appartient aujourd’hui à la fondation Rau, à Zurich.

Paul Cezanne, Paysage ; étude d’après nature (œuvre appelée aussi La Mer à L’Estaque), 1876, huile sur toile, 42 x 59 cm, Zurich, fondation Rau (FWN 96, R279).

         Or, il est frappant que la composition de ce paysage peint aussi à flanc de colline rappelle précisément celle du tableau de Monet. Au premier plan, une végétation confuse d’arbres et de buissons, qui s’élève vers la droite ; puis des maisons, dont deux d’entre elles, proches du centre du tableau, sont surmontées de hautes cheminées (qui d’ailleurs pourraient appartenir à d’autres bâtiments, peut-être industriels, derrière ces maisons) ; puis la mer sous un ciel nuageux. Si bien qu’il ne semble pas invraisemblable que Cezanne ait pu remarquer chez Théodore Duret, qu’il devait sans doute avoir rencontré à cette époque[5]On sait bien peu des relations exactes de Cezanne avec Théodore Duret, qui paraissent avoir été lointaines, mais il est sûr que ce dernier s’intéresse au peintre dès 1870. En mai de cette année-là, il écrit en effet à Émile Zola pour lui demander l’adresse de Cezanne, afin de pouvoir « aller faire connaissance avec le peintre et sa peinture ». Et trois années plus tard, il écrit à Pissarro : «  [… ] je ne serais pas fâché de voir quelque chose de Cézanne chez vous » (lettre du 6 décembre 1873)., la Cabane à Sainte-Adresse et qu’il en ait parlé avec enthousiasme lors du déjeuner à Argenteuil, en février 1876, avec Monet et Victor Chocquet. Celui-ci aurait alors insisté auprès de Cezanne pour que lui aussi, qui parfois séjournait au bord de la Méditerranée, à L’Estaque, qui devait même y retourner dès l’été, s’essaie à peindre la mer. En fait, il est bien naturel qu’au moment où la Méditerranée commençait à exercer une grande attraction sur les peintres (à laquelle Monet cèdera lui-même sept ans plus tard), Chocquet se soit étonné que le seul Méridional du groupe impressionniste ne se souciât pas de la représenter dans ses œuvres et lui ait suggéré de le faire. Pour Cezanne, il s’agissait là non seulement d’une nouvelle marque de confiance de la part de l’un de ses premiers collectionneurs, mais d’un défi à relever face à celui qu’il révérait comme un maître ; c’était également pour lui l’occasion d’affirmer, comme il le fera plus tard avec véhémence, son attachement à sa région natale. Aussi ne pouvait-il guère repousser la suggestion de Chocquet.

         Dans les salles de la troisième exposition du groupe impressionniste, un visiteur attentif aurait pu remarquer la parenté des deux tableaux (encore que celui de Cezanne fût fort mal placé, au-dessus d’une porte) et le dialogue silencieux qui s’engageait ainsi entre deux artistes dont les visées ni les voies ne pouvaient se confondre, même s’ils s’estimaient grandement l’un l’autre. Moment singulier, de proximité ou de rapprochement, sinon de rencontre, où l’on voudrait pouvoir surprendre l’avenir en gestation. Mais quand on regarde aujourd’hui les deux œuvres, on est presque surpris de constater que celle de Monet est beaucoup plus « classique » que celle de Cezanne, qui présente un caractère étrangement exubérant. Monet isole d’assez près un motif autour duquel il construit très clairement tout son tableau, avec une ligne d’horizon bien claire, qui le traverse de part en part, en usant d’une gamme de couleurs assourdies bien accordées, sans heurt. Cezanne embrasse un paysage plus large ; de ce qu’il voit, il semble vouloir tout rendre, et tirer du chaos même des formes et des couleurs de la nature un ordre supérieur, mais sans procéder à aucune réduction a priori. D’où cette impression un peu confuse, cette impression de dispersion que laisse le tableau de la fondation Rau, liée aux nombreux contrastes appuyés que l’on y trouve : entre le bleu soutenu de la mer et le rouge des toits (et cette couleur de braise de la cheminée effilée) ou le blanc éclatant d’un mur ensoleillé, entre les lignes obliques ou brisées des troncs et des branches et les droites des cheminées, des poteaux ou des arêtes des maisons ; liée aussi à l’absence d’un centre, d’un point de fuite immédiatement perceptible. Sans doute y a-t-il là, de la part de Cezanne, la volonté de restituer fortement le caractère de son pays, sous le soleil « effrayant », par opposition aux demi-teintes de l’Île-de-France et de la Normandie, mais, plus profondément, on perçoit une violence, une sorte d’exaspération devant un motif qui lui échappe par excès de richesse, par profusion.

         Quant à la mer, que Monet peint simplement comme un élément civilisé (l’on y canote, l’on y voyage, l’on y commerce), Cezanne la tient à distance et l’enserre de toutes parts entre des côtes : elle est un beau vide bleu, un creux dans le paysage, moins un élément qu’une vaste tache de couleur à accorder, moins un horizon qu’une grande forme à construire. Mais en tant que telle, elle donne un contrepoint apaisant à tout ce qui monte de la terre et s’agite au premier plan, elle impose une ouverture de l’espace et une ordonnance plus large de la composition, et c’est peut-être là, dans l’évolution de l’œuvre de Cezanne, l’apport essentiel de la série des marines de L’Estaque que le tableau de la fondation Rau inaugure. Dans une autre d’entre elles, que l’on date de 1878 ou 1879, celle de la Memorial Art Gallery de l’université de Rochester, on peut d’ailleurs mesurer le chemin parcouru par le peintre : si la construction de l’œuvre reprend dans ses grandes lignes celle du Paysage ; étude d’après nature, tout y est mieux maîtrisé, l’étagement des plans, l’harmonie des couleurs (avec une répartition plus subtile des taches rouges des toits), l’effet d’étendue, produit ici par le glissement et la lente élévation du regard vers la droite, selon une ligne légèrement courbe – et l’on constate un traitement plus synthétique des formes, qui écarte les « détails » secondaires comme ces feuilles isolées que l’on voit encore aux branches de l’arbre à droite, dans le tableau de 1876.

Paul Cezanne, La mer à L’Estaque (Vue de la montagne Marseilleveyre et de l’île Marie) (appelé aussi La Baie de l’Estaque vue de l’est), 1878-1879, huile sur toile, 55,5 x 65,5 cm, Université de Rochester (État de New York), Memorial Art Gallery. (FWN 97, R394)

En ce sens, la possible suggestion amicale de Victor Chocquet et le modèle peut-être donné par le tableau de Monet auront aidé Cezanne à épurer son style et, pour reprendre les termes d’une lettre de son ami Antoine-Fortuné Marion écrite dix ans plus tôt, « à ordonner son tempérament et à lui imposer les règles d’une science calme[6]Lettre d’Antoine-Fortuné Marion à Heinrich Morstatt, 1866, citée par John Rewald, Histoire de l’impressionnisme, traduction Nancy Goldet-Bouvens, Paris, Le Livre de Poche, 1971, tome II, p. 201. ».

Références

Références
1 Lettre de Cezanne à ses parents, 10 septembre 1876, dans Cézanne. Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, Bernard Grasset, 1978, p. 155. Le peintre et graveur Ludovic-Napoléon Lepic (1839-1889) fut un grand ami de Degas.
2 Lettre de Cezanne à Monet, 6 juillet 1895, dans Cézanne. Correspondanceop. cit., p. 246.
3 Lettre de Cezanne à Pissarro, 2 juillet 1876, dans Cézanne. Correspondanceop. cit., p. 152. Le tableau est signé d’une écriture bien lisible, en rouge, en bas à droite, ce qui, chez Cezanne, est exceptionnel et indique souvent l’intention d’en faire présent à un ami.
4 Cf. la notice du tableau rédigée par Henri Loyrette dans le catalogue de la rétrospective Cezanne présentée en 1995, à Paris, aux Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 164-166.
5 On sait bien peu des relations exactes de Cezanne avec Théodore Duret, qui paraissent avoir été lointaines, mais il est sûr que ce dernier s’intéresse au peintre dès 1870. En mai de cette année-là, il écrit en effet à Émile Zola pour lui demander l’adresse de Cezanne, afin de pouvoir « aller faire connaissance avec le peintre et sa peinture ». Et trois années plus tard, il écrit à Pissarro : «  [… ] je ne serais pas fâché de voir quelque chose de Cézanne chez vous » (lettre du 6 décembre 1873).
6 Lettre d’Antoine-Fortuné Marion à Heinrich Morstatt, 1866, citée par John Rewald, Histoire de l’impressionnisme, traduction Nancy Goldet-Bouvens, Paris, Le Livre de Poche, 1971, tome II, p. 201.