Chapitre I
Pourquoi la Marne ?
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« Et moi, je vous soutiens, s’écria un artiste, qu’il n’y a rien aux environs de Paris de plus admirable que le tour de Marne. »
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« … une belle contrée qui est à nos portes et que bien peu de personnes connaissent. »
Émile de la Bédollière, Le Tour de Marne
Cezanne paysagiste en région parisienne
Pour le grand public, évoquer Cezanne paysagiste, c’est immanquablement faire surgir les images de la Montagne Sainte Victoire, comme si celle-ci suffisait à résumer tout son génie. Pourtant, quelle diversité extraordinaire dans les multiples tableaux consacrés par le peintre au « spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deux étale devant nos yeux[1]Lettre à Émile Bernard, 15 avril 1904. Sur les 360 peintures de paysages qui nous sont parvenues, 33 sont consacrées à la Montagne Sainte-Victoire, soit 1 sur 10 seulement. Sur les 381 aquarelles de paysages, 37 représentent également tout ou partie de la montagne. Mais curieusement ce n’est le cas que de 8 dessins sur les 273 dessins de paysages connus. » ! Diversité des sujets, allant d’une simple souche d’arbre à une large vue panoramique d’un paysage entier, avec mer, lacs, forêts, rivières, collines, montagnes, peuplées ou non de traces de l’activité humaine : jardins, maisons, églises, ponts, routes et sentiers…
Diversité des lieux également : si le peintre dès sa jeunesse et tout au long de sa vie revient sans cesse à sa Provence natale[2]à laquelle il consacre environ 4 œuvres de paysages sur 10 : 191 peintures, 144 aquarelles, 92 dessins., sa curiosité naturelle le pousse, lors de ses séjours parisiens, à explorer les paysages qui environnent la grande ville, dont il n’hésite pas à s’écarter pour des séjours plus ou moins prolongés quand ceux-ci l’inspirent particulièrement. De même, il met à profit son voyage en Suisse ou ses cures dans les Alpes pour ramener quelques « études », comme il aime à les appeler.
S’il ne peint pratiquement pas la grande ville[3] Environ 6 dessins, 6 toiles et 2 aquarelles seulement., il nous offre en revanche une assez large palette de paysages de sa banlieue proche et lointaine. Quelques points de repère : dès son arrivée à Paris en 1861, il séjourne plusieurs fois à Marcoussis, au sud de Paris, région qu’il visitera à de nombreuses reprises en compagnie de Guillaumin avec lequel il peindra de conserve les environs d’Issy-les-Moulineaux en1876. Dès 1866, il découvre l’ouest parisien et les bords de la Seine à Bennecourt, et comme l’on sait, il s’installe en 1872 à Auvers-sur-Oise dont l’étude des paysages en compagnie de Pissarro lui inspire une nouvelle façon de peindre. En 1877, il a la bougeotte car on le retrouve au sud de Paris à Issy les Moulineaux, et au nord à Chantilly ; à l’ouest il travaille à Pontoise avec Pissarro et fait de brèves apparitions à Auvers ou à Saint-Nom-la-Bretèche. Il découvre aussi la région sud-est où on le rencontre à Marlotte, bourgade à laquelle il demeurera attaché pour des séjours plus ou moins longs, et à Fontainebleau ; et en 1879 il va jusqu’à s’installer un an durant à Melun. Puis retour à l’ouest pour un premier séjour à Médan chez Zola. En 1881, le voilà installé pour trois mois avec femme et enfant à Pontoise. L’année suivante il pousse jusqu’en Normandie pour un séjour à Hattenville chez son ami Chocquet, et au retour passe 5 semaines à Médan. En 1885 ce sera La Roche-Guyon où il peint en compagnie de Renoir. En 1888, retour au nord : il s’installe pour 5 mois à Chantilly. L’année 1890 sera celle du voyage en Suisse et 1896 celle de la cure à Vichy et Talloires. A partir de 1894 et jusqu’en 1900, avant son retour définitif à Aix (qu’il ne quittera plus que pour deux brefs séjours d’été à Fontainebleau en 1904 et 1905), on le rencontrera le plus fréquemment dans la région qu’il privilégie désormais, celle de Marlotte et Fontainebleau ; on le voit à Melun, Avon, Barbizon, Mennecy, Montigny-sur-Loing — ce qui n’empêche pas un bref retour à l’été 1898 dans l’ouest à Montgeroult et Marines près de Pontoise.…
Guillaumin fait découvrir à Cezanne la vallée de la Marne
Et l’est parisien, c’est-à-dire la Marne ? Contrairement aux autres parties de l’Île-de-France, la découverte est tardive pour Cezanne. On sait qu’à la fin de 1882 il s’est installé en Provence pour un séjour qui va durer presque sans interruption jusqu’en février 1888, date à laquelle il revient s’installer en famille à Paris. Durant cette période, divers événements ont donné un nouveau tour à sa vie privée : il a enfin épousé sa compagne Hortense Fiquet après 16 années de vie commune, et reconnu officiellement son fils Paul (âgé de 14 ans) ; son père Louis-Auguste est mort, laissant à ses trois enfants, Paul et ses deux sœurs, Marie et Rose, un solide héritage, les mettant à l’abri du besoin.
Cezanne s’installe donc sur l’île Saint-Louis, au n° 15 du Quai d‘Anjou, au 2e étage de l’ancien hôtel Nicolas Lambert de Thorigny, avec vue sur la Seine et ses quais nord.
Ce lieu paisible a plutôt mauvaise réputation à l’époque ; il est considéré comme assez mal famé, mais c’est le refuge des artisans, des petits rentiers et des artistes qu’attire le bon marché des loyers. D’autres artistes peintres habitent à cette adresse : Hublin, Lefèvre et Vuiller. Daumier a vécu 17 ans au n° 9 du quai d’Anjou, et Baudelaire s’est installé d’octobre 1843 à septembre 1845 dans l’Hôtel de Lauzun (ou Hôtel Pimodan) au n° 17, dans un immeuble donnant sur la cour, bien que ses amis aient essayé de l’en dissuader ; ainsi son ami Ernest Pimodan écrit : « L’île Saint-Louis nous paraissait un pays bien plus perdu que l’île Maurice. « Vous vous ennuierez si loin » lui disais-je ». Dans le même immeuble, Théophile Gautier fonda le « Club des Haschichins ».
Un peu plus loin, c’est Meissonier qui a disposé d’un atelier quai Bourbon, c’est Émile Bernard qui occupera celui de Philippe de Champaigne… et quant à Zola, c’est bien dans l’île Saint-Louis qu’il a placé deux ou trois ans auparavant l’atelier de Lantier dans L’Œuvre.
Pourquoi choisir ce lieu ? C’est certainement Guillaumin, installé dans l’ancien atelier de Daubigny au n° 13, et où Cezanne a travaillé avec lui dès 1867[4]Cf. Stéphanie Chardeau-Botteri, Cézanne et Guillaumin, Le Chant de la terre, Fondation Pierre Gianadda, 2017, p. 68.- D’autres sources indiquent que Guillaumin y a installé son atelier en 1875., qui lui a indiqué ce logement.
Les deux amis se connaissent en effet de longue date : ils se sont rencontrés à l’académie Suisse avec Pissarro dès 1861 lors du premier séjour de Cezanne à Paris. Ils ont participé en 1863 au Salon des Refusés et assisté aux réunions du café Guerbois ainsi qu’aux soirées du jeudi chez Zola. Une même passion pour Baudelaire, dont ils connaissent tous deux par cœur de nombreux poèmes, les rapproche encore. Ils ont pris l’habitude d’aller de temps en temps passer le dimanche ensemble au sud de Paris vers Issy-les-Moulineaux et au-delà, ce qui donnera l’occasion à Cezanne d’évoquer son ami dans une toile : Guillaumin assis sous un arbre vers 1865 :
En 1867 Guillaumin a fait découvrir Montmartre à Cezanne qui y a peint la rue des Saules et lui a fait cadeau de ce tableau, ainsi que d’une petite œuvre vraisemblablement réalisée dans son atelier, « Femmes s’habillant ».
En 1872-1873, lorsque Cezanne s’installe à Auvers-sur-Oise, Guillaumin est à Pontoise et ils peignent fréquemment ensemble avec Pissarro et découvrent chez le docteur Gachet la technique de la gravure sur cuivre. L’amitié de Cezanne se manifeste dans un portrait crayonné de Guillaumin, et il le caricature dans une gravure, Guillaumin au pendu.
Chez le docteur Gachet dont ils utilisent tous deux l’atelier, ils empruntent les mêmes accessoires pour leurs natures mortes, comme cette « table couverte d’une étoffe aux ramages bleus » (Paul Gachet fils) :
Cette proximité a d’ailleurs pu conduire à attribuer à l’un une toile de l’autre, comme cela a été le cas de Oiseaux Morts(R206) de la période auversoise 1872-1873.
Ils se retrouvent sur le motif pour des séances entrecoupées de déjeuners sur l’herbe, dont témoignera dans ses souvenirs Manzana-Pissarro à travers un dessin mettant en scène un pique-nique rassemblant Guillaumin, Pissarro, Gauguin et Cezanne, avec le petit Georges Pissarro près du feu de camp sur lequel Hortense s’affaire à la préparation du repas.
Ce dessin réalisé de mémoire bien des années plus tard fait la synthèse de plusieurs rencontres de ce type, ce qui peut expliquer la date de 1881 que lui attribue l’auteur.
Mieux encore, lorsque la famille Cezanne est de retour à Paris en 1874-1875, ils s’installent dans le même immeuble que Guillaumin, au 120, rue de Vaugirard.
Leur compagnonnage continue de se manifester par des emprunts mutuels. Ainsi en 1875 Cezanne réalise son autoportrait avec en toile de fond le tableau La Seine à Paris de son ami :
Guillaumin lui rend la politesse en 1878 en insérant dans une vue de son atelier le portrait d’Hortense réalisé à Auvers en 1872 que lui a donné Cezanne.
Vers 1877, Cezanne copie même carrément une des vues parisiennes de Guillaumin :
Il avait d’ailleurs déjà en 1873 gravé une vue de l’endroit à partir d’un tableau de Guillaumin :
Reprenant leurs expéditions essentiellement dans la partie sud de la banlieue parisienne, ils peignent durant ces années les mêmes motifs dans la région d’Issy-les-Moulineaux, Arcueil, Vanves, L’Haÿ-les-Roses, Épinay-sur-Orge, etc.
Ils ont pu aussi à l’occasion se retrouver du côté de Pontoise pour peindre ensemble :
A cette occasion, peut-être Cezanne a-t-il voulu donner un témoignage de leur amitié à tous trois avec Pissarro en les représentant réunis sur une barque de pêche. Les trois hommes vus de dos, assis dans un bateau plat, sont coiffés du genre de chapeau qu’on appelait un « barbizon », et que les artistes arboraient à cette époque
Selon Rewald, « on a cru pouvoir les identifier comme étant Cézanne, Pissarro et Guillaumin ». Il se pourrait cependant que cette aquarelle ait été réalisée sur les bords de la Marne, bien qu’il soit peu vraisemblable que Cezanne y ait pu observer trois artistes peintres simultanément installés dans une même barque.
Au retour de Cezanne à Paris en 1888, et étant à nouveau voisins au quai d’Anjou, il est tout naturel qu’il ait pu voir dans l’atelier de Guillaumin les toiles que celui-ci a consacrées à l’Est parisien (Bercy, Ivry, Charenton), dernière banlieue encore inexplorée par Cezanne. En effet, travaillant au service de nuit de la voirie parisienne depuis 1869 pour gagner sa vie, Guillaumin a la liberté en journée de peindre ces lieux où l’appelle sa fonction[5]Pissarro écrit à Guillemet à son sujet : « Il travaille le jour à la peinture et la nuit à ses fossés, quel courage ! », rappelle Philippe Cezanne (Paul Cezanne dépeint par ses contemporains, Fage Editeur, 2021)., notamment vers Charenton et Ivry, aux portes de Paris, où se développe une intense activité portuaire au confluent de la Marne et de la Seine.
Guillaumin a dû expliquer à Cezanne qu’au-delà de la forte présence humaine caractéristique de ce confluent, et qui ne peut que rebuter son ami, se déploient le long des berges de la Marne des paysages encore vierges ou peu fréquentés, dont quelques-unes de ses toiles portent témoignage. Il a dû l’encourager à partir à leur découverte, lui proposant ainsi de rechercher de nouveaux motifs maintenant qu’il a pratiquement fait le tour de la région parisienne.
Cezanne et Guillaumin en 1890 :
Cezanne et Guillaumin dessinant de conserve sur la Marne (interprétation libre…)
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Références
↑1 | Lettre à Émile Bernard, 15 avril 1904. Sur les 360 peintures de paysages qui nous sont parvenues, 33 sont consacrées à la Montagne Sainte-Victoire, soit 1 sur 10 seulement. Sur les 381 aquarelles de paysages, 37 représentent également tout ou partie de la montagne. Mais curieusement ce n’est le cas que de 8 dessins sur les 273 dessins de paysages connus. |
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↑2 | à laquelle il consacre environ 4 œuvres de paysages sur 10 : 191 peintures, 144 aquarelles, 92 dessins. |
↑3 | Environ 6 dessins, 6 toiles et 2 aquarelles seulement. |
↑4 | Cf. Stéphanie Chardeau-Botteri, Cézanne et Guillaumin, Le Chant de la terre, Fondation Pierre Gianadda, 2017, p. 68.- D’autres sources indiquent que Guillaumin y a installé son atelier en 1875. |
↑5 | Pissarro écrit à Guillemet à son sujet : « Il travaille le jour à la peinture et la nuit à ses fossés, quel courage ! », rappelle Philippe Cezanne (Paul Cezanne dépeint par ses contemporains, Fage Editeur, 2021). |