Chapitre II
Se rendre sur les bords de Marne
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Au moment où Cezanne va décider de suivre les conseils de son ami, se rendre sur la Marne devient à la mode. C’est la destination de choix d’un dimanche d’été pour les Parisiens toutes origines confondues, déjà en quête de verdure les week-ends dans des conditions matérielles que facilitent les transports en commun – l’automobile pour tous n’existe pas encore…
Une image de loisirs dominicaux
Pour la plupart de nos contemporains cinéphiles, la Marne des années 1930 évoque Nogent Eldorado de Marcel Carné ou La Belle Équipe de Duvivier, avec Gabin en tenancier de guinguette chantant :
Quand on s’promène au bord de l’eau,
Comme tout est beau, quel renouveau,
Paris au loin semble une prison,
On a le cœur plein de chansons…
Mais « Jusqu’au milieu du siècle dernier, les bords de Marne faisaient figure de contrée exotique. Reclus dans la capitale faute de moyens de transport, les Parisiens ignoraient tout de ces rives pourtant si proches. La construction des lignes de chemin de fer leur permit brusquement de s’évader. Parallèlement, le creusement de canaux, celui de Saint-Maurice, puis de Chelles, livra le cours de la rivière, jusqu’alors impraticable, à la batellerie. (…) [attirant] les amateurs de canotage et les tenanciers de buvette. L’invasion des Parisiens fut massive jusqu’au début du grand massacre de 14-18. Le paysage s’en trouva modifié. On construisit. De simples cabanons tout d’abord, puis des maisons, sur les berges où prospérait une végétation touffue[1]Thierry Jonquet, Quelques dimanches en bord de Marne, Éditions Amatteis, 1985.. »
La Marne, c’est pour les Parisiens venant aux beaux jours respirer le bon air un ensemble de communes bordant la rivière, de Charenton-le-Pont à Nogent-sur-Marne en passant par Maisons-Alfort et Saint-Maurice, Créteil et Saint-Maur-les-Fossés, puis Bonneuil, La Varenne et Chennevières, Champigny-sur-Marne et Joinville le Pont :
La boucle de la Marne entourant Saint-Maur-les-Fossés est délivrée du trafic marchand depuis le percement du canal souterrain Marie-Thérèse en 1825 reliant directement Saint-Maurice à Joinville-le-Pont. Aussi les chemins de halage qui bordaient le fleuve, devenus inutiles, laissent place à des berges accueillantes où il fait bon se promener, pique-niquer, pêcher, jouer. S’y installent des baignades plus ou moins aménagées et surveillées pour éviter les dangers de la rivière. Des restaurants et des guinguettes où l’on danse le dimanche s’installent le long des berges ou sur les îles. On se promène en barque, on fait du canotage ou de la voile, et même des régates. Les peintres, inspirés par la douceur des paysages, les reflets de la Marne, les chants des oiseaux, les beautés de la végétation vont être nombreux vers la fin du siècle à venir poser leur chevalet ici ou là[2]cf. La vie et les loisirs sur les bords de la Marne à Saint-Maur et La Varenne, au XIXe siècle, Fenêtre sur Court n° 26, VGA Saint Maur, été 2015..
Le Tour de Marne
Un remarquable ouvrage paru en 1865 fit beaucoup pour populariser la région : Le Tour de Marne, d’Emile Gigault de la Bédollière, illustré de trente photographies d’Ildefonse Rousset, très bien accueilli par le public.
Ce livre a fait l’objet de deux éditions : un grand format (1864) avec 30 photographies, un petit format (1865) avec une dizaine de photographies.
Emile Gigault de la Bédollière
Né le 24 mai 1812 à Amiens, décédé le 24 avril 1883 à Paris 1er, inhumé au cimetière de Montmartre, 26e division avec son épouse Angèle Bobin.
Etudes de droit, avocat en 1833.
Journaliste au Siècle., il participe à la fondation du journal Le National avec son ami lldefonse Rousset.
Traducteur (La Case de l’oncle Tom).
Auteur du Tour de Marne en 1865.
Ildefonse François Louis Rousset
Né le 16 juin 1817 à Paris 11e, décédé le 31 mars 1878 à Maisons-Alfort, inhumé au cimetière de Maisons-Alfort.
Epouse en août 1854 Marie Adélaïde Chanoine.
Libraire de luxe et éditeur facétieux.
Républicain et antibonapartiste, journaliste au Siècle, il fonde en 1867 le Journal Financier et devient Directeur du journal Le National.
Photographe, il illustre de 30 photographies le Tour de Marne de son ami Émile de la Bédollière : chacune d’elles est collée dans le livre et les prises de vues d’un même sujet sont uniques pour chaque exemplaire ! L’année suivante, il publie 40 nouvelles photos sous le titre d’Études photographiques.
L’auteur présente ainsi ce tour de Marne :
« La Marne, à partir de Joinville jusqu’à Gravelle, décrit des méandres qui n’ont pas moins de quatorze kilomètres, et qui baignent une presqu’île très-étroite à sa naissance. Sous le premier Empire, des ingénieurs eurent l’idée d’épargner à la batellerie ce long et difficile parcours, et ils réunirent Joinville à Gravelle par un canal qui n’a guère plus d’un kilomètre de longueur. Les bateaux et les trains de bois qui viennent de la haute Marne s’arrêtent maintenant entre Joinville et Saint-Maur. Là ils s’engagent dans un souterrain de cinq cent quatre-vingt-quinze mètres ; ils débouchent dans un bassin spacieux, et, après avoir franchi une écluse d’un seul sas, ils se retrouvent tout près de l’embouchure de la rivière. Ils ont accompli en moins d’une heure une traversée facile, tandis que l’ancien parcours leur prenait quelquefois plus d’une journée et les exposait à de graves dangers, en raison des brusques sinuosités de la rivière et de ses nombreux récifs.
— Ainsi, le tour de Marne est donc le trajet qu’évite avec soin la navigation commerciale ?
— Précisément, et c’est en cela qu’il est devenu cher aux artistes et aux canotiers, maîtres sans conteste d’une rivière charmante, semée d’îles dont la végétation rivalise avec celle des tropiques, bordée de villas riantes et dominée par des coteaux d’où la vue embrasse un immense horizon. De grands arbres se reflétant dans l’onde qui baigne leurs pieds, des forêts de roseaux empanachés, des multitudes de plantes aquatiques, donnent aux bords de la Marne, épargnés par les chemins de halage, l’aspect d’une nature vierge, dont la civilisation a laissé bien peu d’échantillons, surtout aux environs des grandes villes. »
Cet ouvrage et les photographies de Rousset constituent une excellente introduction à la fois à la topographie, mais aussi à l’atmosphère des lieux dans lesquels Cezanne va trouver une nouvelle inspiration : « Émile de la Bédollière s’est fait l’historien de nos Bords de Marne. L’auteur de ce bel ouvrage dit rendre hommage à une magnifique contrée qui est aux portes de Paris et que l’on connaît à peine. Il prend plaisir à décrire les sites mais aussi recueille les traditions, observe les mœurs des habitants, raconte les légendes de la rivière dans un récit plein de verve et d’humour. L’intérêt du récit s’unit à la beauté des paysages car l’écrivain accompagne Ildefonse Rousset, photographe amateur inspiré qui orne le texte de son ami de 30 photographies originales et remarquables[3]Marcelle Aubert, Maisons-Alfort : mille ans d’histoire, n° 17, octobre 2008.. »
Théophile Gautier témoigne de son enthousiasme pour le livre dans un très bel article paru dans Le Moniteur universel du 12 décembre 1865, décrivant à son tour en poète ces paysages en des termes propres à nous faire pressentir les impressions qui ont pu être celles de Cezanne :
« Cette portion de la Marne, que la batellerie ne fréquente plus, trouvant plus court et plus commode de prendre le canal de Saint-Maur, est retournée doucement à l’état sauvage. On dirait une de ces rivières sans nom qui coulent dans les solitudes à travers les régions encore inexplorées. Les chemins de halage, devenus inutiles, se sont peu à peu effacés, et, n’étant plus rasées par les cordes de traction, toutes les folles herbes aquatiques s’en sont donné à cœur joie. Dans une familiarité charmante que rien ne trouble, l’eau et la rive se confondent en empiétant l’une sur l’autre ; l’eau creuse de petites anses, la rive pousse des promontoires mignons. Aux graminées qui descendent se mêlent les joncs qui montent.
Les aunes, les osiers verdoient sur la berge indécise au-dessous des saules penchant leurs troncs noueux. Plus loin, le pied dans l’herbe humide, les peupliers dressent leurs fines arêtes aux feuilles toujours émues ; les grands arbres versent leur ombre et leur reflet aux transparences de l’onde. Ici, dans un endroit stagnant, les roseaux, les prêles, les sagittaires à la feuille en fer de lance, forment une forêt en miniature ; là, les nénufars étalent leurs larges feuilles et dressent leurs fleurs jaunes.
Ce sont à chaque pas ou plutôt à chaque coup de rame mille accidents pittoresques à faire prendre le crayon ou le pinceau à un artiste. Tantôt c’est un mur de soutènement en planches qui font ventre sous le poids de la berge et se déjettent, forçant leurs poteaux, à travers un fouillis de ronces, de glaïeuls et de végétations sauvages ; tantôt c’est un arbre trop près du bord qui crispe curieusement ses racines jaunies de limon et cherche à se rattraper au sol qu’affouille le courant. A cette place l’eau profonde prend des tons de miroir noir ; à cette autre elle étale une mince gaze d’argent sur le sable qui affleure, ou bien elle se diamante de points brillants au soleil comme des écailles de poisson ; des canots amarrés découpent leurs coques élégantes contre les mousses veloutées de la rive.
Une masure au toit de chaume darde sa fumée blanche entre les masses de feuillage ; un moulin obstrue une arche de pont ou coupe la rivière avec ses batardeaux, ses écluses, ses vannes, ses roues verdies d’où pendent des barbes d’herbes ; des îles aussi désertes que celle de Robinson Crusoé divisent le courant et noient dans l’eau l’image renversée de leurs grands arbres ; des marches d’escaliers rustiques descendent au rivage ; des débarcadères abandonnés se disloquent au fil de l’eau, et leurs vieilles charpentes composent des premiers plans à souhait pour les peintres ; des lavandières agenouillées frappent le linge de leurs battoirs et font des groupes pittoresques ; un bateau de tireur de sable reçoit à propos un rayon de soleil et produit un effet charmant ; dans les petits bras que forment les îles, les feuillages s’enchevêtrent d’une rive à l’autre, et il faut, pour y passer, relever les branches, au risque d’effrayer quelque bergeronnette ou quelque martin-pêcheur, qui file coupant l’eau avec son aile de saphir, tout un monde de choses pures, calmes, fraîches, primitives, charmantes, épanouies dans le silence, l’abandon et la solitude et dont il semble qu’on ait la virginité. »
Dans les années où Cezanne vient sur les rives de la Marne, le grand rush dominical des Parisiens ne bat pas encore son plein. Aussi peut-il jouir de paysages encore très proches de ceux que décrivent La Bédollière et Théophile Gautier, l’urbanisation n’ayant pas encore pris les proportions qui seront les siennes à la fin du siècle.
Quand Cezanne a-t-il pu aller peindre sur la Marne ?
Les toiles peintes sur la Marne ont été réalisées entre 1888 et 1894. Durant ces six années cependant, Cezanne n’a pas toujours été à Paris, et toutes les œuvres que nous connaissons ont été peintes au printemps ou en été, ce qui élimine les premiers et les derniers mois de l’année. Ceci limite les périodes possibles selon les années :
- En 1888, depuis le quai d’Anjou, Cezanne peut se rendre sur la Marne de mars à juin. Paul junior attribue d’ailleurs la date de 1888 à plusieurs tableaux confiés à Vollard ;
- En 1889, il s’agit de mai et juin ;
- En 1890, il déménage en février au 69, avenue d’Orléans, dont il peut éventuellement partir pour la Marne de mars à mi-mai, date à laquelle il quitte Paris pour le reste de l’année ;
- En 1891, il ne vient à Paris qu’au début de l’automne et il déménage dans le quartier du Marais au 2, rue des Lions-Saint-Paul, non loin de son ancien appartement du quai d’Anjou ; il ne va donc pas sur la Marne de toute cette année ;
- En 1892, il peut s’y être rendu de mars à août ;
- En 1893, cela peut être de mars à juin ;
- En 1894, il se déplace beaucoup dans le sud-est de la région parisienne, cependant sa présence à Maisons-Alfort est certaine fin mars.
En effet, le 26 mars, il écrit à Gustave Geffroy :
« Alfort, 26 mars 1894,
Monsieur,
J’ai lu hier la longue étude que vous avez consacrée à mettre en lumière les tentatives que j’ai faites en peinture. Je voulais vous en témoigner ma reconnaissance pour la sympathie que j’ai rencontrée en vous.
Paul Cezanne ».
Geffroy venait de faire paraître un article dans La vie artistique où, parlant de Cezanne, il concluait : « Le démon de l’Art habite en lui. » Ils se rencontreront à l’automne chez Monet à Giverny et d’avril à juin 1895, Cezanne fera son portrait.
On ne connaît pas de lettre antérieure postée d’Alfort, ce qui peut s’expliquer par le fait que l’installation du bureau de poste d’Alfort date de 1894, suivie peu après du télégraphe et du téléphone, que n’aura pas connus Cezanne en ces lieux.
En 1890 le bref passage à la rue d’Orléans avant le départ pour la Franche-Comté et la Suisse n’a certainement pas été mis à profit pour aller peindre sur la Marne, ne serait-ce que parce que partant de là il était difficile de joindre Charenton ou Alfort par les moyens de transports classiques. En outre la période était trop brève pour s’organiser après un déménagement et avant un long voyage. On peut constater que nous disposons donc de deux périodes privilégiées permettant de situer chronologiquement les œuvres peintes sur la Marne : en 1888-1889, de mars ou mai à juin chaque année ; et de même de 1892 à 1894. Il y aura donc eu une coupure de deux ans en 1890 et 1891 où il n’a pu y aller peindre.
Dans ces espaces de temps, nous ne disposons cependant d’aucun élément factuel sûr nous permettant d’attribuer de façon précise à chaque œuvre une année de réalisation. Georges Rivière dans ses souvenirs[4]Georges Rivière, Cezanne, Librairie Floury, 1936. parus trente ans après la mort de Cezanne fournit quelques indications sujettes à caution :
- « L’année suivante, [1888] il revint habiter Paris, quai d’Anjou, Il passa quelque temps à Alfort. Du séjour à Alfort, il reste, entre autres choses, le Pont de Créteil, des Maisons au bord de la Marne, à Créteil, un autre paysage des bords de la Marne[5]op. cit., p. 141.. »
- « Paul Cezanne résida encore quelque temps à Alfort et à Samois (forêt de Fontainebleau) en 1892, puis à Aix. C’est durant son séjour à Alfort qu’il peignit : les Bords de la Marne, tableau représentant le petit bras de la rivière avec des arbres penchés sur l’eau ; le Pont Brûlé, où l’on voit les restes d’un petit pont dont les arches de pierre, à demi-démolies, subsistent seules ; le tablier, construit en bois, avait été incendié pendant la guerre de 1870-1871. Derrière les ruines du pont, on aperçoit un moulin. Un autre tableau, le Chemin tournant, exécuté dans le même endroit, est aujourd’hui au Musée de Berlin qui l’acquit à la vente de Robert de Bonnières. Une très jolie aquarelle intitulée Berge, représentant aussi un bord de Marne, figurait à l’exposition des aquarelles de Cezanne organisée par MM Bernheim Jeune en 1907[6]op. cit., p. 152.. »
De même, Paul Cezanne fils date de 1888 la plupart des œuvres sur les photos de Vollard. Restent les considérations stylistiques, mais à prendre avec précaution car, comme on sait, étant donné la liberté que s’octroie Cezanne dans le traitement technique de ses motifs, celui-ci peut être très différent pour deux œuvres pourtant contemporaines.
Comment Cezanne a-t-il rejoint les sites de la Marne depuis Paris ?
Le transport fluvial
Le transport fluvial est une des possibilités qui s’offrent à Cezanne pour rejoindre les bords de la Marne. En effet, la Compagnie des Bateaux Parisiens, qui comptera jusqu’à 124 bateaux à vapeur, assure le transport quotidien de passagers sur la Seine en trois lignes entre Suresnes et Charenton, à l’embouchure de la Marne. Les départs ont lieu de 5 heures du matin à 5 heures du soir en été et de 6 heures à 7 heures 30 en hiver.
Dès 1803, Robert Fulton réalise une première expérience de bateaux à vapeur dans Paris, suivi en 1817 par Jouffroy d’Abbans qui tente de mettre en place un service de bateaux à vapeur, lequel devient régulier en 1825 avec des bateaux à vapeur à roues à aubes.
À partir de 1866, plusieurs compagnies successives vont obtenir des concessions pour l’exploitation du transport fluvial entre Suresnes et Charenton (entre deux écluses). Le premier concessionnaire est la « Compagnie des Bateaux de Lyon » (ou Compagnie des bateaux omnibus ou encore des Bateaux Mouches) avec en 1867 à l’occasion de l’Exposition Universelle la mise en service le 15 avril de bateaux à hélices innovants, construits dans les chantiers navals du quartier lyonnais de la Mouche, d’où leur appellation. 2,7 millions de voyageurs les empruntent entre avril et décembre : ils font désormais partie du paysage parisien et des communes alentour et s’imposent comme un service régulier et dense de transport collectif. En l873 est fondée la Compagnie des Hirondelles Parisiennes. Les deux compagnies passent un accord de coopération en 1878, mais une troisième compagnie se crée en 1882, la Compagnie des Bateaux Express. En 1886, enfin, ces compagnies fusionnent sous le nom de « Compagnie des Bateaux Parisiens » qui continuera l’exploitation jusqu’en 1917. Le succès est au rendez-vous : de 1881 à 1899, la fréquentation passera de 14 à 28 millions de voyageurs. Les bateaux font désormais partie du paysage. Dans Le diable au corps (1946), Claude Autant-Lara installe Gérard Philipe et Micheline Presle sur un de ces embarcadères [7]Renseignements fournis par Mme Aubert du musée de Maisons-Alfort, et Le Magazine du département du Val-de-Marne n°343, mars 2017..
Selon le guide Joanne de 1883 : « Un service spécial de bateaux-omnibus fait tous les jours le trajet du pont d’Austerlitz à Charenton, en faisant escale au pont de Bercy, au pont Picard ou de Tolbiac, au pont National, aux Magasins Généraux, à Ivry, aux Carrières et à Alfort-Ville. » Le guide Baedecker précise dans ses éditions successives de 1881 à 1904 : « Les Bateaux-Omnibus, ou les petits bateaux à vapeur qui naviguent sur la Seine, sont recommandés au voyageur par beau temps, car ils offrent une bonne vue sur les quais et les berges de la rivière.(…) Les bateaux à vapeur qui naviguent dans l’enceinte de la ville sont communément connus comme «Mouches», et sont peints en rouge; ceux qui sillonnent les environs, connus sous le nom de «Hirondelles» [ceux qu’emprunte Cezanne], sont de couleur blanche et considérablement plus grands. (…) Les bateaux à vapeur de Charenton peuvent être reconnus par les bancs placés en travers du pont. (…) Le tarif les jours de semaine, pour tout ou partie de la distance, est de 10 c. ; les dimanches et jours fériés 15 c.. » On recevait alors un jeton de métal perforé que l’on devait restituer au débarquement.
Il est très vraisemblable que Cezanne aura préféré ce mode de transport à la fois rapide (ses deux domiciles successifs du Quai d’Anjou et de la rue des Lions-Saint-Paul sont à 10 minutes à pied de l’embarcadère de la Compagnie des Bateaux Parisiens situé au pont d’Austerlitz et il faut environ 20 minutes pour faire par bateau les 5,5 km séparant le pont d’Austerlitz et le débarcadère d’Alfort), commode pour emporter son matériel et confortable vu le faible encombrement en passagers les jours de semaine.
Les omnibus
En effet, les autres moyens de locomotion collectifs, omnibus et tramways hippomobiles sont à la fois moins commodes, beaucoup plus lents, et plus chers.
Des omnibus et des tramways traversent la ville dans toutes les directions de 7 h 30 à minuit et à de nombreux endroits, un véhicule passe toutes les cinq minutes. Il existe également des lignes de tramway vers Versailles, Saint-Cloud et d’autres lieux de la banlieue.
Il existe 34 lignes différentes d’Omnibus, qui se distinguent par les lettres de l’alphabet (de A à Z, et de AB à AJ). À l’exception de quelques-unes en liaison avec les chemins de fer, tous les omnibus appartiennent à la Compagnie Générale des Omnibus. Il y a deux types de véhicules différents en service : les anciens omnibus avec deux chevaux et places pour 26 personnes (14 à l’intérieur), et les nouveaux omnibus avec deux ou trois chevaux et une marchandise pour 30 ou 40 passagers. Les nouveaux omnibus sont dotés d’un escalier similaire à ceux des tramways, rendant l’extérieur accessible aux femmes. Les passagers sont également autorisés à se tenir debout sur la plate-forme derrière les grands omnibus. Les omnibus de forme différente, ou avec des revêtements sur le dessus, sont des véhicules spéciaux qui se dirigent vers les stations, les hippodromes, etc.
Les tramways, dont il y a 50 lignes, sont divisés à présents dans les Tramways de la Compagnie des Omnibus, les Anciens Tramways Nord, aujourd’hui appelés Tramways de Paris et du Département de la Seine, et les Tramways Sud ou Tramways de la Compagnie Générale Parisienne de Tramways. Les lignes sont distinguées par des lettres (précédées par T), ou par les noms de leur terminal. Les tramways de la Compagnie des Omnibus sont des véhicules gros et encombrants, d’une capacité d’environ 50 passagers. Celles sur les autres lignes ressemblent aux voitures de la plupart des autres villes, et la plupart d’entre elles ont aussi des impériales ou des places extérieures. Presque toutes les voitures sont tirées par des chevaux, mais certaines sont propulsées à l’électricité, à l’air comprimé ou (en dehors de Paris) à la vapeur. (Baedecker 1894). Le tramway du Louvre à Charenton et Créteil (Lignes K et TK) coûte 40 c. et le trajet se fait en une heure. Amédée Chenal, maire de Maisons-Alfort, écrit en 1898 : « Lorsque, dans un avenir que nous espérons prochain, des tramways à traction mécanique sillonneront la commune, on rira, en songeant que de 1887 à 1899, et peut-être au-delà, on était bien aise de se faire voiturer dans ces conditions[8]Amédée Chenal, Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898.. »
Reste évidemment la solution du fiacre individuel, nettement plus coûteuse et vu les encombrements de la circulation, guère plus rapide que le tranway.
Le nombre de taxis à Paris (Voitures de Remise ou de Place, Fiacres) est d’environ 13000. Certains ont des sièges pour deux, d’autres pour quatre personnes (un peu à l’étroit), en plus du siège vacant sur la loge, qui, cependant, ne peut être occupé qu’avec le consentement du conducteur. Le Landau, qui peut être ouvert sur demande, dispose de 4 sièges ; leurs tarifs sont plus élevés que ceux des taxis ordinaires. Seuls les véhicules avec quatre et six sièges intérieurs sont équipés d’un garde-corps sur le dessus pour les bagages.
Pour ces raisons, il est peu probable que Cezanne y ait eu recours.
Le Chemin de fer
Quant au chemin de fer, la seule ligne commode pour Cezanne est celle, connue sous le nom de ligne de la Bastille ou ligne de Vincennes, qui conduit de la gare de la Place de la Bastille (à 10 minutes à pied de son domicile) à La Varenne-Chennevières, avec un arrêt à la gare de Saint-Maur – Créteil, pour un trajet d’environ 35 à 40 minutes. Cette solution est la meilleure lorsqu’il veut se rendre à Saint-Maur et Port Créteil.
« Au milieu des années 1850, la proche périphérie parisienne est desservie par plusieurs lignes de chemin de fer, d’abord de courtes lignes en direction de la banlieue ouest résidentielle, puis par les lignes des grandes compagnies en direction du nord, de l’est et du sud. Mais le secteur sud-est de Paris n’a pas attiré les investissements des compagnies en raison de la faible population rurale et des modestes revenus de ses habitants.
Toutefois, Napoléon III projette dès son avènement d’aménager le bois de Vincennes, et des promeneurs commencent à fréquenter assidument à cette époque les bords de Marne, en dépit de conditions de transport difficiles par les omnibus.
Aussi en 1853 la Compagnie de l’Est obtient-elle la concession d’une ligne destinée à desservir les méandres de la Marne. Le 22 septembre 1859 la ligne est ouverte au public de la place de la Bastille à La Varenne-Chennevières, soit un trajet de 16,845 km.
Elle rencontre un succès immédiat avec une importante fréquentation, autant de la part des habitants des bords de Marne, qui voient leur accès à la capitale nettement facilité, que des parisiens, avides de flâneries sur les rives de la Marne.
Le trafic élevé est favorisé par la politique de la Compagnie de l’Est, qui met en place des abonnements à tarif très réduit pour les ouvriers travaillant à Paris, et un service fréquent pour l’époque. Durant les années 1860, pas moins de trente-deux trains par jour et par sens desservent la ligne, soit un départ à la demi-heure, avec un train sur deux terminus Vincennes ou Joinville, et un autre desservant toutes les gares du parcours jusqu’à La Varenne, en cinquante minutes. Par la suite la ligne sera prolongée jusqu’à Verneuil-l’Étang après un parcours de 54 km.
En 1869, la ligne de Vincennes transporte 5 930 000 voyageurs, 7 millions en 1880 et 19 millions en 1900… Il y a alors jusqu’à 110 trains mis en marche pour desservir les bords de Marne le dimanche et les jours de fêtes, départs et arrivées confondus, dans des conditions créant parfois de graves risques pour la sécurité.
C’est dans ce contexte que survint un accident grave à Saint-Mandé le 26 juillet 1891 lorsque deux trains transportant de nombreux estivants entrèrent en collision, provoquant la mort d’une cinquantaine de personnes[9]Wikipédia. »
Quoi qu’il en soit, quel que soit le mode de locomotion choisi, bateau-mouche et/ou chemin de fer, les temps de trajet étaient suffisamment courts pour permettre à Cezanne de revenir le soir à Paris, sans être obligé de prendre gîte et couvert dans une auberge locale. Cela a néanmoins pu être le cas, comme peut le laisser à penser le témoignage de Rivière cité plus haut ou le fait que le peintre poste une lettre écrite depuis Alfort en 1894. Et on sait qu’il était coutumier d’escapades plus ou moins prolongées sur les sites de la région parisienne, entrecoupées de visites à sa famille – ou de sa famille – ou parfois, comme à Marlotte, l’invitant à le rejoindre pour un temps.
La recherche des motifs
« Un peintre ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses peintures[10]Transposition de la phrase de Philippe Jacottet : « Un écrivain ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses livres. ». Pour certains, la recherche des motifs choisi par le peintre n’a qu’une valeur anecdotique, l’essentiel étant à trouver dans l’analyse ou la contemplation de l’œuvre en elle-même. Cela en vaut-il donc la peine ? Xavier Prati écrit :
« Y aurait-il quelque chose de suspect à rechercher les lieux de naissance des tableaux ? Certains le pensent, qui considèrent peut-être que la peinture n’a pas grand-chose à voir avec ce que Beckett appelle ses occasions. A moins qu’ils n’y voient l’un des nombreux signes de la sacralisation de l’art : sur les chemins de saint Cezanne ou de quelque autre divinité, les chasseurs de sites iraient en pèlerins d’un genre nouveau sacrifiant à un culte un peu vain.
Je me suis souvent demandé de quel ordre était la curiosité qui me pousse, après d’autres, avec d’autres, vers le berceau de certaines images…
Quand elle ne servirait qu’à cela – mieux intituler, mieux situer, mieux dater un tableau – notre recherche ne serait pas inutile. Bon nombre d’images ont en effet oublié leur lieu de naissance ou s’accommodent plus ou moins bien d’une fausse attribution.
D’autres tableaux « attendent ainsi d’être rendus à leur site d’origine…. »[11]Xavier Prati, Retour sur le motif, catalogue de l’exposition « L’Estaque, naissance du paysage moderne », 1994, Musée Cantini, Marseille. ».
Sur la question du rapport de la photographie à la peinture, on relira avec profil la superbe analyse de Jean Arrouye : L’utopie photographique de John Rewald[12]Communication au colloque Rewald-Cézanne, Aix-en-Provence, 10-12 juillet 1996..
Dès lors qu’un tableau de paysage de Cezanne exprime comme il l’affirme ses sensations face à un morceau de nature, on peut espérer mieux approcher celles-ci, mieux imaginer ce qui a pu le motiver, mieux cerner ses intentions artistiques par la comparaison du site tel qu’il apparaît aux yeux du photographe (lequel se livre d’ailleurs également à une mise en scène du paysage) avec la recréation « parallèle à la nature » qu’en fait l’artiste, et ainsi pénétrer davantage dans l’intimité de l’acte créateur du peintre.
Hélas, concernant la Marne, retrouver sur place les sites peints par Cezanne est devenu impossible tant l’urbanisation a massacré pratiquement la totalité des paysages de la région.
Aussi, se rendre sur place n’ayant pratiquement plus d’utilité, il faut recourir aux cartes postales ou aux photographies de la fin du XIXe siècle, comme celles très précieuses du Tour de Marne, pour avoir une chance d’identifier les motifs cézanniens et de poser sur eux un regard proche de celui du maître, d’en saisir la configuration et l’atmosphère.
Outre les photographies de Rousset, nous avons pu fort heureusement rassembler près de deux mille cartes postales anciennes différentes de la partie du tour de Marne visité par Cezanne — indice probant du succès touristique de la région ! — qui nous ont permis de découvrir ou de reconnaître avec certitude les points de vue choisis par lui, comme nous le verrons. Certaines peintures et aquarelles d’artistes ayant fréquenté les bords de Marne ont pu également nous venir en aide ou compléter nos analyses.
Bien que Cezanne ait été à jusqu’à Nogent-sur Marne avec Guillaumin, ses peintures se cantonnent à une partie limitée du tour de Marne allant de Maisons-Alfort à Créteil, pas au-delà. On peut supposer que la contrainte du matériel à transporter et la distance plus grande ont limité son désir de pousser plus loin. De toutes façons l’extrême richesse des motifs déjà disponibles sur cette première partie du tour de Marne lui a amplement suffi pour exprimer ce qu’il désirait.
Les principaux sites peints par Cezanne
Pour la commodité de l’analyse, on distinguera quatre sites ou ensembles de sites qui ont particulièrement retenu l’attention de Cezanne :
- à l’arrivée des bateaux parisiens à Alfort, Cezanne emprunte les quais de la rive gauche et passe au-delà du pont de Charenton en direction de l’île de Charentonneau où il va peindre le Moulin Brûlé ;
- il préfère débarquer au pied du pont de Charenton et emprunte la rive droite pour se promener le long du canal et parvenir à son extrémité (au bout de 2 km environ) où il peint les paysages de l’île aux Corbeaux et son moulin ; peut-être même pousse-t-il de là jusqu’à l’île des Saints Pères et au viaduc du chemin de fer de Saint-Maur (1 km de plus) ;
- il se rend à Port Créteil qui va être le lieu principal de son inspiration, entre l’île Machefer et le pont de Créteil ;
- de là il pousse au sud vers le Bras du Chapitre et le Morbras (Le Bras du Chapitre fait un peu moins de 2 km de long).
Le plus vraisemblable est qu’il a emprunté le chemin de fer jusqu’à la station de Saint-Maur pour venir à Port-Créteil et au Bras du Chapitre, qui sont à 5 minutes de la gare, mais il a pu aussi continuer son chemin le long de la rive gauche de la Marne à Maisons-Alfort au-delà de Charentonneau. La distance entre l’île de Charentonneau et le pont de Créteil est d’à peine 4 km, ce qui ne pouvait rebuter un bon marcheur comme Cezanne les jours où l’envie de flâner pouvait le prendre, s’il avait déjà trouvé un lieu sur place où entreposer son matériel — ce pour quoi il aura toujours l’embarras du choix vu les pensions, restaurants et guinguettes déjà présents partout sur le tour de Marne.
Nous allons consacrer maintenant un chapitre à chacun de ces sites, en nous projetant ainsi dans un véritable voyage dans le passé permis par les cartes postales et photos anciennes qui nous restituent les paysages dans leur fraîcheur aujourd’hui perdue, afin de mieux comprendre ensuite le parti qu’en a – ou n’a pas – tiré Cezanne dans ses peintures, aquarelles et dessins.
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Références
↑1 | Thierry Jonquet, Quelques dimanches en bord de Marne, Éditions Amatteis, 1985. |
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↑2 | cf. La vie et les loisirs sur les bords de la Marne à Saint-Maur et La Varenne, au XIXe siècle, Fenêtre sur Court n° 26, VGA Saint Maur, été 2015. |
↑3 | Marcelle Aubert, Maisons-Alfort : mille ans d’histoire, n° 17, octobre 2008. |
↑4 | Georges Rivière, Cezanne, Librairie Floury, 1936. |
↑5 | op. cit., p. 141. |
↑6 | op. cit., p. 152. |
↑7 | Renseignements fournis par Mme Aubert du musée de Maisons-Alfort, et Le Magazine du département du Val-de-Marne n°343, mars 2017. |
↑8 | Amédée Chenal, Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898. |
↑9 | Wikipédia |
↑10 | Transposition de la phrase de Philippe Jacottet : « Un écrivain ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses livres. » |
↑11 | Xavier Prati, Retour sur le motif, catalogue de l’exposition « L’Estaque, naissance du paysage moderne », 1994, Musée Cantini, Marseille. |
↑12 | Communication au colloque Rewald-Cézanne, Aix-en-Provence, 10-12 juillet 1996. |