Chapitre III
Cezanne à Maisons-Alfort
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Venant de Paris par bateau, Cezanne arrive à Alfortville et va longer la Marne sur sa rive gauche jusqu’à l’île de Charentonneau, et peut-être poursuivre jusqu’à Créteil.
Comment se présentent pour lui les abords du fleuve ? Rappelons que notre propos est de détailler suffisamment abondamment au moyen de photographies et de cartes postales anciennes ce que l’on peut en connaître pour faire ressentir autant qu’il est possible au lecteur l’ambiance dans laquelle se trouvait immergé Cezanne quand il choisissait de poser son chevalet dans un site donné. A Maisons-Alfort, ce sera au Moulin Brûlé de l’île de Charentonneau.
Cette carte des années 1860 (Fig. 67) montre que de l’embouchure de la rivière jusqu’à Charentonneau, il n’y avait encore pratiquement aucune construction dans l’intérieur des terres en dehors des abords du pont de Charenton et de l’école vétérinaire, fondée un siècle plus tôt en 1764. Le chemin de halage était environné de champs clos de haies cultivés par des maraîchers sur presque toute sa longueur. « Jusqu’en 1860, Maisons-Alfort était encore une commune rurale ayant conservé à peu près complètement son aspect primitif[1]Amédée Chenal (1898) Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898.. »
Après 1867, lorsque les bateaux omnibus commencèrent à amener le dimanche la foule des Parisiens, les morcellements des grandes propriétés débutèrent et l’on se mit à bâtir de façon plus ordonnée avec l’apparition de rues nouvelles. La guerre de 1870 suspendit un temps ces opérations, qui reprirent de plus belle ensuite. En 1885, la majeure partie de la plaine était déjà couverte d’habitations et ce développement conduisit à la constitution au 1er avril en commune autonome de la partie comprise entre le chemin de fer du PLM (installée en 1845) et la Seine, détachée de Maisons-Alfort sous le nom d’Alfortville. Maisons-Alfort se développe également rapidement, comme en témoignent ces chiffres de population : en 1870, Maisons-Alfort comptait seulement 3444 habitants ; de 1886 à 1891, époque correspondant aux premières visites de Cezanne, on passe de 6 603 à 7 984habitants, soit une augmentation de 20 % en 5 ans ; et en 1896 (Cezanne venant peindre sur la Marne de 1892 à 1894) à 11634 habitants, soit une nouvelle augmentation de 45 % !
On est encore loin cependant de la saturation complète de l’espace qui interviendra au début du XXe siècle. À Alfortville comme à Maisons-Alfort, il demeure de grands espaces livrés à l’agriculture ou appartenant à de grands domaines encore préservés. Les visites de Cezanne se situent donc à un moment charnière où il subsiste encore de larges pans des paysages naturels non mités par l’urbanisation galopante qui suivra à partir du début du XXe siècle, et donc témoigne déjà cette première photographie aérienne de 1921 :
Nous y indiquons par des lettres majuscules les différents moments du paysage rencontrés par Cezanne dans son avancée vers le moulin de Charentonneau, détaillés ci-dessous.
En route vers Charentonneau
Venant de Paris, l’arrivée au confluent de la Marne et de la Seine[2]La Marne déverse dans la Seine un débit important, mais très variable : entre 500 et 700 mètres cubes à la seconde. ouvre sur un large paysage où apparaissent déjà le pont du chemin de fer PLM (D sur la Fig. 68) et derrière lui en enfilade le pont de Charenton (F) qui donnent son caractère particulier à l’estuaire :
Ayant pénétré dans la Marne vers Maisons-Alfort et en se retournant vers l’ouest, on peut jouir en soirée de beaux couchers de soleil sur le confluent, fort appréciés de Guillaumin qui en fera plusieurs tableaux :
Le long de la Bosse de Marne (A) et jusqu’au Pont de Charenton (F), la berge est encore rongée par la rivière qui menace d’aller lécher les fondations des maisons. À partir de 1892, Cezanne connaîtra la construction d’un perré et la stabilisation du quai qui ne sera viabilisé qu’en 1893, comme cela apparaît sur les cartes postales.
Entre la première et la seconde période des visites de Cezanne, une passerelle pour piétons (B) reliant Alfortville à Charenton a été jetée sur la Marne en 1889 ; elle sépare les deux pontons d’Alfort pour les bateaux mouches, l’un d’aller, l’autre de retour. Ils permettent l’accostage de 8 à 10 bateaux par heure en 1900 et sont situés de part et d’autre de la passerelle sur le Quai d’Alfortville (en A et C).
Le Quai d’Alfortville tel que l’aperçoit Cezanne depuis le bateau, est à son époque largement bâti. Le Café-Restaurant de la Marne accueille les visiteurs débarquant de Paris.
Le débarcadère de la station Alfort se situe en amont (en C) de la passerelle et en aval du pont du chemin de fer PLM (D) installé depuis 1848 :
Entre le pont du PLM et le pont de Charenton, le quai a changé de nom à la séparation d’Alfortville et de Maisons-Alfort en 1885 et se nomme maintenant Quai de la Marne (E) ; on y trouve la baignade des chevaux du Fort d’Alfort, très nombreux, et entre les deux rives, les pêcheurs s’en donnent à cœur joie sur des barques alignées. Le quai se termine à l’extrémité du pont de Charenton par la villa Houdart, que Cezanne a pu voir construire en 1890 : elle marque l’embourgeoisement de la cité.
En face, sur la rive droite, se trouve le ponton terminal de la ligne Pont d’Austerlitz-Pont de Charenton.
Le pont de Charenton (F), d’origine romaine, pont fortifié jusque sous le règne d’Henri IV, a été reconstruit 18 fois jusqu’à nos jours. Celui qu’a connu Cezanne a été construit de 1861 à 1863.
« Ce pont, qui traverse en ligne droite les deux bras de la Marne, est déjà désigné dans la vie de saint Merri, qui vivait au huitième siècle, sous le nom de Pons Carantonis. C’est pour cette raison que cet ancien bourg fut nommé Charenton-le-Pont. Dans l’origine, ce pont était construit en bois, néanmoins sa position avait une grande importance.
Les Normands s’en emparèrent et le rompirent en 865. Plus tard, il fut protégé par un fort. Les Anglais, qui s’en étaient rendus maîtres en 1436, en furent chassés l’année suivante.
En 1590, il tombait au pouvoir de Henri IV, qui dut l’abandonner bientôt.
Le 9 février 1649, pendant la guerre civile de la Fronde, le prince de Condé s’en empara. Chanleu, qui commandait dans Charenton pour les Frondeurs, se fit tuer ayant refusé quartier. « Nous y perdîmes, dit le cardinal de Retz dans ses Mémoires, quatre-vingts officiers, il n’y eut que douze ou quinze de tués de l’armée de M. le Prince. » Le 15 mars 1814, les alliés attaquèrent le pont de Charenton, qui n’était gardé que par une compagnie de vétérans, un bataillon des élèves de l’École vétérinaire et quelques canonniers pointeurs. La résistance fut héroïque et coûta cher aux colonnes austro – wurtembergeoises, qui s’en emparèrent[3]Louis Lazare, Les quartiers de l’est de Paris et les communes suburbaines,1870..» ll en fut de même en 1870 contre les Prussiens, tout aussi vainement.
Le pont actuel date de 1972. De là partaient les grands chemins de Bourgogne (Nationale 6) et de Champagne (Nationale 19). Depuis 1975 l’autoroute A4 emprunte le tracé du canal de St Maurice, comblé en 1952 : le pont n’a plus qu’une seule arche sur la Marne et une arche sur l’autoroute.
Au-delà du pont en direction de Charentonneau commençait le quai d’Alfort (G), bordé de maisons assez neuves et donnant sur la berge encore à l’état sauvage où se situait le bateau-lavoir d’Alfort :
Victor Marec est né le 5 novembre 1862 à Paris, décédé le 3 février 1920 Paris. Élève de Jean-Léon Gérôme et de Jean-Paul Laurens aux Beaux-Arts de Paris. Trois de ses toiles de 1911 décorent l’escalier d’honneur de l’hôtel de ville de Maisons-Alfort.Membre de la Société des Artistes Français à partir de 1899, il exposa aux salons de cette société de 1880 à 1914. En 1886 Marec obtint le Prix du Salon. Collections publiques : Paris, musée Carnavalet et musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée ; Lille, musée des beaux-arts ; Beaune, musée des beaux-arts et musée Marey ; Le Puy-en-Velay, musée Crozatier.
« Le chemin se continuant vers le Moulin Neuf [ou Moulin d’Alfort(I), situé à mi-chemin entre le pont de Charenton (F) et l’île de Charentonneau (N)] était animé les dimanches et fêtes par les nombreuses équipes de canotiers et canotières, qui venaient manger la traditionnelle friture chez les illustres Bauny, Patte et Perrié. En semaine, la rive était garnie de lavandières et de pêcheurs, et ceux-ci prenaient encore des poissons, voire même des écrevisses[4]Amédée Chenal, Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898..»
Vient ensuite la rue des Deux Moulins (H), bordée après 1870 de part et d’autre de maisons d’habitation, de commerces et de quelques restaurants, et particulièrement animée le dimanche :
Continuant d’avancer dans la rue des Deux Moulins, Cezanne passait alors devant le Moulin d’Alfort (I), dont la nouvelle construction massive en 1846 n’avait rien de particulièrement inspirant, contrairement à son prédécesseur…
Le moulin autrefois :
Augustin Enfantin grandit au sein d’une famille bourgeoise en pleine période révolutionnaire. Très jeune, il aime déjà dessiner mais son père, banquier, le détourne de toute vocation artistique pour le destiner à une carrière de comptable. Élève du peintre paysagiste Jean-Victor Bertin, parmi les premiers, il vient dessiner et peindre sur le motif dans la forêt de Fontainebleau. Enfantin découvre en 1827 la Provence et Marseille, point de départ pour l’Italie où il mourra. (Galerie de la Nouvelle Athènes, https://lanouvelleathenes.fr/augustin-enfantin-1793-1827/)
Le moulin du temps de Cezanne : rebâti en 1846, il comporte 4 étages et fonctionne toujours.
Avant 1860, y avait déjà un restaurant (à l’enseigne de Robinson) sur l’île du Moulin d’Alfort, et sur la berge face au moulin se trouvait la propriété d’Ildefonse Rousset, le photographe du Tour de Marne, qui y avait aménagé une sorte de ménagerie et de jardin botanique.
Plus avant dans la rue des Deux Moulins, « Laissant le moulin, beaucoup moins important, et surtout moins moderne qu’à présent, on s’engageait dans un chemin bordé de haies ; à gauche, des noyers le surplombaient, et plus loin on rencontrait un groupe de sept énormes platanes, qui ont donné à cet endroit le nom des Sept Arbres, sous lesquels la jeunesse dansait parfois, au son d’un orchestre improvisé[5]Amédée Chenal, op.cit.. » Quand Cezanne arrive en 1888, ce chemin est devenu la fin de la rue des Deux Moulins (J), avec une auberge importante, L’Hermitage, suivie à quelques mètres, sur la Place des Sept Arbres qui termine la rue, par le célèbre restaurant-dancing Aux Sept Arbres (K), lieu favori des promeneurs du dimanche et point de ralliement des canotiers. Il semble cependant que les Sept Arbres ne se sont ouverts qu’après 1898, date à laquelle Amédée Chenal, exprimant ses regrets de voir disparaître les paysages sous l’effet du « progrès », écrit : « Les Sept Arbres, si pittoresques, ont été mutilés par un acquéreur peu poétique. (…) Les Sept Arbres, tant de fois peints, vont servir à l’installation d’un « Robinson » quelconque. »
Face aux Sept Arbres se trouve l’île d’Enfer[6]Elle sera draguée entre 1947 et 1950 et disparaîtra alors pour faciliter la navigation. (L), un lieu resté inhabité aux arbres magnifiques, accessible grâce au passeur du restaurant, et où Cezanne va se poser pour peindre Charentonneau, comme on va le voir.
« La végétation de l’ile se trouve à l’étroit ; elle déborde aux alentours ; les saules s’allongent sur l’eau, les plantes dont la berge est tapissée vont rejoindre les longues plantes aquatiques qui poussent vigoureusement dans le lit de la Marne. Une exclamation admirative s’échappe de mes lèvres. « Ne vous y fiez pas, dit Gabriel, notre guide, c’est l’Île d’Enfer, & vous ne m’ôteriez pas de l’idée qu’elle est sous la domination des diables. Des centaines de baigneurs se sont noyés, là-bas, dans le bras du moulin, sous les saules. Chacun le sait, puisque les vieux canotiers ont baptisé cet endroit : Le Rendez-vous des Noyés, & ça n’empêche pas d’autres baigneurs de venir, tous les ans, y chercher la mort : il y a là un trou profond d’où personne n’est jamais sorti[7]Le Tour de Marne, op. cit.. »
Avec la vaste pelouse qui s’étend maintenant sur la berge (M), on quitte enfin la ville. Cezanne — qui a pu s’inquiéter, depuis son arrivée à Alfortville, de se voir entouré de rues et de maisons modernes, avec des chantiers de BTP en cours — va enfin trouver ce qu’il est venu chercher sur la Marne en se fiant à la parole de Guillaumin : le calme et la solitude dans un environnement de nature encore vierge. En effet, les deux grands domaines adjacents de Château-Gaillard et de Charentonneau, qui occupent maintenant en profondeur l’espace de la rive au sud et à l’est de la pelouse, ont jusqu’alors évité les lotissements qui vont les défigurer par la suite.
Le contraste est total entre la ville qu’il quitte aux 7 Arbres et les paysages qui s’offrent maintenant à lui : des berges paisibles, des canots occupés par des pêcheurs immobiles et silencieux, des îles recouvertes d’une végétation riche et légère à la fois, le jeu de lumière entre les saules, les bouleaux et les hêtres, le miroitement de l’eau de la rivière[8]On peut imaginer qu’à son habitude Cezanne a cherché un dépôt pour son lourd bagage de peintre et qu’il l’a trouvé peut-être trouvé aux 7 Arbres — si l’auberge existait déjà — ou chez un commerçant de la rue des Deux Moulins avant d’aller explorer le coin pour trouver un motif satisfaisant. Cf. ce qu’il écrira plus tard à Paul junior en 1906 : « Je vais toujours sur nature, au bord de l’Arc, remisant mon bagage chez un nommé Bossy qui m’a offert l’hospitalité pour mon bagage »; et dans une autre lettre ;: »[je] suis monté au quartier de Beauregard où le chemin est montueux. A l’heure actuelle, j’y vais à pied avec mon sac d’aquarelle seulement, remettant à peindre à l’huile qu’après avoir trouvé un dépôt de bagages ».. Cela suppose évidemment que le peintre, pour travailler, a soigneusement évité de s’y hasarder les dimanches et jours de fête, où la foule des Parisiens vient s’y prélasser et se livrer aux activités nautiques. En revanche il n’est pas interdit de penser qu’Hortense et le petit Paul l’auront à l’occasion décidé à les emmener avec lui pour un week-end au bord de l’eau…
On va de l’île d’Enfer à gauche à la passerelle du Moulin Brûlé rejoignant la berge à l’île de Charentonneau (visible au fond) par la pelouse.
Léon Augustin Lhermitte, plus connu sous le nom de Léon Lhermitte, né le 31 juillet 1844 à Mont-Saint-Père et mort le 28 juillet 1925 à Paris, est un peintre et graveur naturaliste français. Surnommé le « peintre des moissonneurs », ses œuvres témoignent de la vie sociale ouvrière et paysanne de son époque par des scènes de travaux champêtres ou urbains. Ami de Fantin-Latour et de Whistler. (Wikipedia)
Du temps de Cezanne, la pelouse est bordée d’une longue rangée de platanes jusqu’au Moulin Brûlé, ce qui ajoute au charme du lieu. Au bout de la pelouse s’ouvre le chenal de l’île de Charentonneau (N) menant au Moulin Brûlé, que Cezanne va choisir comme motif. On l’aperçoit Fig. 109 au fond à droite avec la passerelle métallique qui le précède et permet l’accès à l’île :
Le Moulin Brûlé
Le domaine de Charentonneau
Le moulin de Charentonneau, dont la présence est attestée dès le haut Moyen-Âge[9]cf. Amédée Chenal, op. cit., pp. 211-223. faisait partie du vaste domaine agricole (250 hectares d’un seul tenant en 1832) du château d’origine féodale de Charentonneau, bordé par la Marne au nord et à l’est et au sud jusqu’à Créteil.
Albert Capaul (1827-1904) est né en Suisse (les Grisons), employé à l’Hôtel des Monnaies à partir de 1849 (il y fera toute sa carrière). Son loisir préféré semble être la peinture. Les environs de Paris, les Ardennes où vivait sa fille, les Grisons, terre de ses ancêtres, sont les lieux qui l’ont le plus inspiré. Son œuvre se compose d’environ 900 aquarelles et dessins dont 149 concernent le Val-de-Marne. Quinze ans avant l’apparition des premières cartes postales, son œuvre a une valeur documentaire loin d’être négligeable. Ses aquarelles sont pour la plupart datées de 1880 ou 1885, presque toutes dans les dimensions 11x17cm, quelques-unes en 10×15,5cm.
Toffoli, installé à Gravelle depuis le début des années 30 jusqu’à sa mort en 1999, a offert cette toile en 1987 à l’Association Maisons-Alfort, Mille Ans d’Histoire (AMAH). Elle est exposée au musée-château de Réghac.
Le château, rebâti à la fin du XVIIe siècle se présente plutôt comme une vaste demeure bourgeoise du temps de Cezanne. Il a été détruit à la fin de 1959. N’en subsistent que quelques arcades de l’orangerie. En 1959, Archimède le clochard, film de Gilles Grangier avec Jean Gabin, en porte témoignage : on y voit le château et son orangerie encore debout dominés par de hideuses barres d’immeubles pour plus de 800 logements. Ce massacre a complètement réduit à néant l’un des plus pittoresques ensembles des bords de la Marne.
« Vue de la route de Créteil, cette propriété attirait surtout l’attention, par la grande quantité de lièvres qui, en tout temps, s’ébattaient là, très peu effarouchés par les passants ; les lapins s’étaient réservé le voisinage de la Marne.
D’autre part, du plateau de Gravelle, elle offrait un coup d’œil admirable, par la variété des couleurs que donnaient à sa surface les différentes cultures : de là, peut-être, l’origine du nom de « la Belle Image » donné à un des lieux dits qu’elle renferme[10]Amédée Chenal, op. cit..»
Le domaine fut acheté en 1832 par les époux Grimoult, dont les portraits figurent au Musée de Maisons-Alfort. Leurs héritiers commencent en 1876 la division en lots de la propriété. Toute la partie au nord et à l’est du domaine jusqu’à la Marne ne sera cependant lotie qu’à partir de 1897 pour en faire un quartier pavillonnaire : Cezanne dans ses visites aura encore bénéficié de bords de Marne occupés seulement par quelques fermes et des terres agricoles.
Le site du Moulin Brûlé
Quant au moulin, il a été de nombreuses fois transformé ou rebâti au fil du temps.
Charles Nicolas Ransonnette, dessinateur-graveur de la duchesse de Berry. Né le 27 mai 1793 à Paris, décédé le 13 décembre 1877 à Paris, inhumé au cimetière du Père Lachaise, 17e division. Fils de Pierre Nicolas Ransonnette (1745-1818) également dessinateur et graveur. Nombreux dessins des paysages de la Marne.
« [Le moulin était relié au château par] une galerie passant au-dessus du quai et qui servait de magasin à grains. (…) Le bâtiment du moulin s’élevait sur deux étages et reposait sur six piles avec trois arcades au-dessus du petit bras de la rivière, là où tournait la roue à aubes[11]Michel Riousset, Les Bords de Marne : du Second Empire à nos jours, Amatteis, 1984, p. 239.. »
Le moulin était précédé par une passerelle permettant d’accéder à l’île depuis le parc du château, et sous laquelle passait le chemin de halage. D’abord en bois et détruite lors de la guerre de 1870, elle fut remplacée par un pont métallique, celui que Cezanne représentera sur ses toiles.
Quand Cezanne visite les lieux, le moulin a été partiellement détruit par un incendie en septembre 1883[12]Ce qui restait s’est transformé en guinguette dans les années 1920 et a servi d’hôpital pendant la seconde guerre mondiale avant sa disparition dans les années 50. Bertrand Tavernier y tourna quelques scènes de Tenue de soirée. Cette tradition s’est maintenue, car après la démolition de ce qui restait du moulin une grande salle de réception a été reconstruite au début des années 1990 pour accueillir mariages, meetings et autres réceptions. Un nouveau pont s’appuyant sur deux anciennes piles du moulin avait auparavant été mis en place.. Il n’en subsiste que les piles, l’ancienne galerie en trois corps de bâtiment contigus épargnée par le feu et les communs.
Le chemin de halage qui longe le mur d’enceinte de la propriété tourne à gauche en passant sous le porche carré et continue le long du mur d’enceinte visible après les arches courbes de la galerie. Les grilles fermées à droite donnent accès au parc du château et aux bâtiments des communs situées à l’arrière (on voit dépasser le fronton triangulaire et la cheminée d’un bâtiment perpendiculaire à la galerie) et à droite dans le prolongement du mur d’enceinte.
Cezanne peint le Moulin Brûlé
Le site a inspiré bien des peintres qui ont choisi de représenter le moulin en vue rapprochée, posant leur chevalet après la passerelle métallique :
Certaines fenêtres de la galerie ont été condamnées à cette époque, comme on le voit sur de nombreuses cartes postales.
Ce n’est pas du tout le point de vue adopté par Cezanne qui, ayant pris la mesure des lieux, va en s’éloignant du moulin peindre deux vues très différentes de l’image védutiste cent fois colportée par les cartes postales et les peintres du dimanche.
Pour la première de ces deux vues, il décide de prendre le maximum de champ et pour cela de faire appel au passeur des Sept Arbres pour s’installer sur l’île d’Enfer, qui lui offre une vue plongeante sur le chenal du moulin.
Loin de vouloir faire la reproduction de la physionomie caractéristique du moulin avec ses deux piles subsistantes et ses arches arrondies sous la galerie, le tableau de Cezanne ne représente que la partie centrale de celle-ci et le début de sa partie de droite surmontée du fronton triangulaire et des cheminées du commun situé derrière le moulin :
Le commun à l’arrière de la galerie n’apparaît plus à cette date ; sur la photo aérienne de 1924, le moulin lui-même aura disparu.
On peut dès lors déterminer l’angle de vue dans lequel s’inscrit le tableau depuis l’île d’Enfer (à partir d’une photo aérienne, même postérieure, la seule à donner une vision exacte de la topographie du terrain, toutes les cartes disponibles étant tout à fait approximatives, y compris les cadastres successifs) :
L’angle de vue du tableau indique que par rapport aux Fig. 135 et 136, s’éloignant le plus possible de la rive la plus fréquentée depuis les Sept Arbres et pour n’être pas dérangé, Cezanne s’est placé nettement plus à gauche, donc à la pointe de l’île. Son tableau n’a ainsi rien d’une reproduction convenue du moulin, ce qui explique que pendant longtemps cette toile a pu être appelée : « Maison au bord de l’eau » sans plus de précision.
Selon Rivière, comme nous l’avons vu, ce tableau daterait de 1892. En 1888-1889 lors de ses premières visites aux bords de Marne il se serait d’abord rendu sur le site plus éloigné de Port Créteil, ce qui n’est pas l’avis de Paul fils, qui indique « Alfort, 1889 ». Tout ceci est assez spéculatif, et on n’enregistre aucun accord entre les experts de Cezanne sur ces datations.
Quant au second tableau (FWN 286, R765)[13]Que Rivière décrit d’ailleurs de façon erronée : « le Pont Brûlé, où l’on voit les restes d’un petit pont dont les arches de pierre, à demi-démolies, subsistent seules ; le tablier, construit en bois, avait été incendié pendant la guerre de 1870-1871. Derrière les ruines du pont, on aperçoit un moulin. », cf. p. 27., pour lequel les datations proposées couvrent toute la période allant de 1888 à 1898 (Paul fils indique : « Alfort, 1888) »), on peut l’estimer ultérieur au précédent sur des considérations de style, tant l’utilisation de la touche oblique y apparaît plus déliée et la luminosité éclatante, renforcée par le contraste entre la couleur chaude des pierres et la verdure ; mais on pourrait tout aussi bien défendre la position inverse en considérant que la composition et la richesse chromatique du premier surpassent nettement celles du second en complexité.
Ici aussi, loin des images habituelles du moulin, Cezanne restreint complètement l’espace en encadrant par un losange de verdure envahissante la représentation des ruines, leur conférant ainsi d’autant plus de relief qu’il étire leur reflet dans l’eau au-delà de toute vraisemblance.
La position de Cezanne est ici assez évidente : il se tient sur la berge tout au bord de l’entrée du chenal en aval de la passerelle : il suffit d’aligner le bord gauche du pilier central de la passerelle avec le milieu de l’arcade de droite du premier bâtiment de la galerie pour déterminer sur quelle ligne se tient le peintre (ligne verte Fig. 144).
Amplement commentés pour leurs qualités artistiques, ce qui n’est pas notre propos dans cette étude, on se contentera ici de renvoyer à une appréciation parmi d’autres de ces deux tableaux ici.
On voit l’intérêt d’avoir décrit précisément le trajet accompli par Cezanne depuis sa descente de bateau. On peut en induire qu’il a dû d’abord être certainement déçu par sa traversée d’Alfort et Maisons-Alfort jusqu’à la pelouse, un trajet en ville sans intérêt pour lui, étant venu pour trouver de l’inattendu. La vue du moulin a dû le séduire de ce point de vue, par son pittoresque et surtout par sa situation hors du temps et de l’agitation des hommes depuis que toute activité y a cessé. Alors il choisit de le représenter comme envahi par une nature qui reprend ses droits en enserrant cette ruine de toutes parts, et ceci peut expliquer son parti-pris de n’en représenter qu’une toute petite partie.
Quant à ce qu’est devenu le site du Moulin Brûlé aujourd’hui, on imagine mal Cezanne séduit par son pittoresque…
En route vers Créteil ?
Nous l’avons dit, il se peut que Cezanne, marcheur infatigable, ait poursuivi une fois ou l’autre son chemin depuis Charentonneau vers Port Créteil plutôt que de s’y rendre par le chemin de fer de la Bastille – Saint-Maur, beaucoup plus commode en l’occurrence.
A priori, sur ce parcours avant son arrivée à Port Créteil, nous ne connaissons pas d’œuvre qu’il y aurait réalisée, sinon peut-être le moulin des Corbeaux situé de l’autre côté de la Marne, que nous analyserons avec le site de Saint-Maurice.
Selon Amédée Chenal, du temps du Tour de Marne, le chemin de halage se poursuivait après le moulin de Charentonneau « sous une avenue de noyers, retrouvait la rivière, et de là, jusqu’à Créteil, était ombragé par une haie et une rangée de beaux peupliers ». Il bordait donc le domaine de Charentonneau sur toute sa longueur jouxtant la Marne.
Cependant à part quelques rares auberges, la rive est assez nue ; elle offre seulement pour le peintre de beaux points de vue sur la végétation luxuriante du canal de Saint-Maurice de l’autre côté de la Marne et sur les îles de la rive droite, comme on le voit sur la carte aérienne de 1921 (dans laquelle figurent les débuts du lotissement du domaine de Charentonneau que n’a pas connu Cezanne).
Quelques images prises le long du parcours (notées avec les lettres majuscules de A à G pour repérer leur emplacement sur la Fig. 145), certainement pas très éloignées de ce qu’était le paysage traversé par Cezanne :
Sur la Fig. 146 on aperçoit à droite la pointe de l’île du Cormoran (au nord de A et point de départ de la nouvelle passerelle de Charentonneau à partir de 1921) déjà disparue du temps de Cezanne car rattachée à la rive gauche.
Quand on aborde le coude de la Marne :
La rangée d’arbres surplombant le canal Saint-Maurice est très proche de la rive droite de la Marne à cet endroit.
Puis la remontée vers Port-Créteil face à l’île des Saints Pères :
A ce niveau, le canal de Saint-Maur ayant été dépassé (voir chapitre IV), la végétation n’est plus aussi homogène, avec moins de grands arbres et des discontinuités. On peut imaginer que Cezanne a peut-être voulu en croquer quelques esquisses (F) :
N.B. Nous conservons dans le libellé des figures les dates retenues par le catalogue en ligne, mais celles-ci sont sujettes à tant d’interprétations divergentes que l’on peut à bon droit les remettre en cause lorsqu’il s’agit de dessins ou d’aquarelles aussi peu identifiables.
Enfin l’on quitte Maisons-Alfort et son grand domaine encore vierge de Charentonneau pour pénétrer dans Créteil et y retrouver la civilisation, avec une série de maisons et d’auberges faisant face à l’île Rose et à l’île Machefer, qui nous occupera au 4e chapitre. Cette portion (G) du chemin de halage, dès que sera construite la passerelle Créteil—Saint-Maur par laquelle se termine ce parcours (elle n’existe pas encore quand Cezanne vient à Port Créteil) va devenir un lieu privilégié de délassement pour les Parisiens en goguette. On y organisera des concours de pêche, de natation, des régates, etc.
Fort heureusement pour Cezanne, tout cela reste encore peu présent entre 1888 et 1894, et la zone reste très peu urbanisée. Il ne s’en faudra que de quelques petites années pour que le site tel qu’il l’a connu disparaisse complètement…
On peut en juger par les regrets qu’exprime le maire de Maisons-Alfort en 1898, quatre ans après le dernier séjour de Cezanne en ces lieux :
« Depuis 1896, la marche en avant semble se presser davantage (…). Un dernier grand domaine avait jusqu’ici résisté à l’émiettement, c’est celui de Charentonneau. [Son] morcellement est commencé. (…) Une ville est en train de naître à Charentonneau. (…) Les jardins de l’Ile ont disparu remplacés par une pelouse qui se couvre, les dimanches et fêtes, de Parisiens y faisant des repas champêtres, et, le lendemain, les fleurs d’autrefois sont remplacées par les papiers et les reliefs abandonnés.
Les Sept Arbres, si pittoresques, ont été mutilés par un acquéreur peu poétique. Il n’y a plus de violettes dans la rue d’Enfer, et les grands peupliers qui ombrageaient le chemin de halage jusqu’à Créteil ont été coupés.
Les fermes, qui n’avaient plus de raison d’être, leurs terres étant morcelées, ont changé de destination, et bientôt on montrera comme curiosité un coin ombreux et gazonné ou un champ de blé. Au tapis multicolore qu’on admirait, succèdent les lignes droites d’une ville tracée à l’américaine et les restes du vieux moulin disparaîtront sans doute bientôt pour livrer passage à un quai.
A l’époque où nous écrivons, les cavaliers, les amazones, les excursionnistes pédestres sont remplacés à leur tour par les cyclistes des deux sexes ; les chevaux des équipages bourgeois commencent à céder le pas aux moteurs mécaniques. Les laveuses abandonnent la rive pour le bateau-lavoir, les pêcheurs n’attrapent plus guère que des coups de soleil ; et les poissons qu’on mange à Alfort viennent pour la plupart des halles. Les lièvres sont, pour la plupart, devenus civets, et les lapins, gibelottes[14]Amédée Chenal, Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898.… »
Le 8 mars 2012, en guise de reconnaissance tardive pour le don fait par Cezanne à la postérité de quelques toiles magnifiant leur commune, il a été demandé aux membres du Conseil Municipal de Maisons-Alfort d’émettre un avis favorable à la dénomination « Promenade Paul Cézanne » du cheminement piétonnier des bords de Marne situé entre Alfortville et le quartier des Planètes.
Les Membres du Conseil Municipal, à l’unanimité, ont approuvé la dénomination de la Promenade des Bords de Marne « Paul Cézanne ».
On imagine très mal Cezanne ayant envie d’emprunter sa « promenade » dans l’état où les « bipèdes adeptes du progrès » qu’il honnissait en 1904 l’ont mise.
Dérision de notre époque à la recherche désespérée de racines plongeant dans son passé patrimonial qu’elle continue allègrement de détruire… tout en en faisant des reconstructions sous forme de « zones protégées » dignes de Disneyland, comme les fausses ruines de l’Orangerie du château de Charentonneau, ou les buissons taillés au carré de la Promenade Paul Cezanne, dont l’esprit est radicalement à l’opposé de ce qu’était la nature sauvage des bords de Marne recherchée par le peintre…
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Références
↑1 | Amédée Chenal (1898) Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898. |
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↑2 | La Marne déverse dans la Seine un débit important, mais très variable : entre 500 et 700 mètres cubes à la seconde. |
↑3 | Louis Lazare, Les quartiers de l’est de Paris et les communes suburbaines,1870. |
↑4, ↑14 | Amédée Chenal, Histoire de Maisons-Alfort et d’Alfortville, Paris, Asselin et Houzeau, 1898. |
↑5 | Amédée Chenal, op.cit. |
↑6 | Elle sera draguée entre 1947 et 1950 et disparaîtra alors pour faciliter la navigation. |
↑7 | Le Tour de Marne, op. cit. |
↑8 | On peut imaginer qu’à son habitude Cezanne a cherché un dépôt pour son lourd bagage de peintre et qu’il l’a trouvé peut-être trouvé aux 7 Arbres — si l’auberge existait déjà — ou chez un commerçant de la rue des Deux Moulins avant d’aller explorer le coin pour trouver un motif satisfaisant. Cf. ce qu’il écrira plus tard à Paul junior en 1906 : « Je vais toujours sur nature, au bord de l’Arc, remisant mon bagage chez un nommé Bossy qui m’a offert l’hospitalité pour mon bagage »; et dans une autre lettre ;: »[je] suis monté au quartier de Beauregard où le chemin est montueux. A l’heure actuelle, j’y vais à pied avec mon sac d’aquarelle seulement, remettant à peindre à l’huile qu’après avoir trouvé un dépôt de bagages ». |
↑9 | cf. Amédée Chenal, op. cit., pp. 211-223. |
↑10 | Amédée Chenal, op. cit. |
↑11 | Michel Riousset, Les Bords de Marne : du Second Empire à nos jours, Amatteis, 1984, p. 239. |
↑12 | Ce qui restait s’est transformé en guinguette dans les années 1920 et a servi d’hôpital pendant la seconde guerre mondiale avant sa disparition dans les années 50. Bertrand Tavernier y tourna quelques scènes de Tenue de soirée. Cette tradition s’est maintenue, car après la démolition de ce qui restait du moulin une grande salle de réception a été reconstruite au début des années 1990 pour accueillir mariages, meetings et autres réceptions. Un nouveau pont s’appuyant sur deux anciennes piles du moulin avait auparavant été mis en place. |
↑13 | Que Rivière décrit d’ailleurs de façon erronée : « le Pont Brûlé, où l’on voit les restes d’un petit pont dont les arches de pierre, à demi-démolies, subsistent seules ; le tablier, construit en bois, avait été incendié pendant la guerre de 1870-1871. Derrière les ruines du pont, on aperçoit un moulin. », cf. p. 27. |