Annexe I – Le site de la maison de l’île Machefer

Retour à la table des matières

Orientation de la maison

Le Tour de Marne nous offre une photo décisive de l’emplacement de la maison à la pointe amont de l’île Machefer (orthographiée ainsi sur les cartes les plus courantes, et non Mâchefer comme dans celles antérieures au XIXe siècle) représentée sur les trois toiles en question par rapport à son environnement :

Fig. 361. La maison à la pointe amont de l’île Machefer.

Cette photo est prise depuis le premier tiers à droite du pont de Créteil, si l’on en juge par la distance relative de l’axe central du cliché par rapport aux deux rives : on aperçoit à gauche la pointe de l’île Brise-Pain et à droite le quai du Port de Créteil, apparemment plus proche de l’observateur.

Faute d’un plan d’architecte, 11 cartes postales et 18 photographies aériennes entre 1921 et 1973[1]La photo aérienne de la campagne 1976 montre que la maison a été démolie et remplacée par une autre, donc en 1974 ou 1975 où il n’y a pas eu de photo aérienne. nous permettent de nous faire une idée assez précise de la configuration de la maison :

Fig. 362. Configuration approximative de la maison.

Les trois tableaux de Cezanne représentent la maison vue de face, ou présentant plus ou moins largement son flanc gauche ou son flanc droit quand on la regarde de biais, ce que l’on peut juger par le fait qu’on voit ou non un petit pan de la toiture en pente à gauche ou à droite (Fig. 363) :

Fig. 363. Déplacements de droite à gauche de Cezanne faisant face à la maison.

Pour en déduire la position de Cezanne, il faut pouvoir situer l’orientation de la maison par rapport à son environnement. Ceci nous est fourni par les diverses photos aériennes.

Fig. 364. Les données topographiques de base (Photo aérienne 1921).

Au pied des deux îles Machefer et Jambon, l’environnement de la maison se présente ainsi :

Fig. 365. La pointe des deux îles en hiver.

Cette photo date d’environ 10 ans après le passage de Cezanne (Le cachet de la poste indique octobre 1903 : la photo est donc antérieure) ; il faut donc faire abstraction de la passerelle installée en 1896. Par ailleurs, par rapport à ce qui est représenté sur les trois tableaux, la végétation a naturellement beaucoup poussé devant la maison qu’elle camoufle quand les arbres ont des feuilles :

Fig. 366. La pointe des deux îles en été.

Les arbres des deux îles ont aussi grandi, mais ils sont bien ceux que le peintre a connus (La figure 361 nous montre que ceux de l’île Machefer étaient déjà très élevés en 1865, et que ceux de l’île Jambon commençaient leur croissance). Quant à la distance entre les deux îles, elle est relativement faible, ce qui limite fortement l’étendue du plan d’eau séparant les deux îles – ce dont ne rendent pas compte les tableaux de Cezanne qui semblent indiquer une surface d’eau beaucoup plus vaste (cf. Fig. 363) : il y a là un effet intéressant !

Dès lors, si l’on considère successivement chaque tableau, on peut faire des hypothèses raisonnables concernant la position de Cezanne.

  • Bords de Marne II (FWN 250, R624)

Comme on l’a vu Fig. 363, la maison est représentée avec un très léger décalage sur la gauche par rapport à son axe, que l’on constate :

  • à l’ombre sur le pan de droite du toit (qui est donc visible)
  • à l’ombre sur le mur de droite du rez de chaussée ;
  • aux lignes de fuite vers la droite des bords de la toiture horizontale à gauche (lignes A et B)

Fig. 367. La maison vue de droite.

En outre Cezanne a étiré jusqu’au milieu de la tour le pan de mur de face situé sous la partie plate de la toiture du balcon à gauche : il y a là une simplification-déformation de la réalité dont l’effet est de rendre encore plus invisible le pan de mur de gauche perpendiculaire à la tour.

D’où aussi le fait qu’il ait prolongé jusqu’à en coiffer la cheminée le toit conique de la tour, ce qui est impossible si on regarde la maison de face ou de profil à partir de la gauche et supposerait en réalité que l’angle de vison soit très décalé à droite :

Fig. 368.  Angle nécessaire pour aligner le bord du toit de la tour et la cheminée.

Ceci est encore renforcé par la ligne de la rive de l’île Machefer à gauche qui fait l’angle le plus important des trois tableaux par rapport à l’horizontale, d’où l’impression de regarder l’île de biais donnant l’impression d’un éloignement de la moitié gauche du tableau (Fig. 363).

La Fig. 364 implique évidemment que l’on est sur l’île Jambon où se tient la partie du paysage situé à droite de l’axe de la maison. On est tout près du bord sous un des grands arbres qui la bordent (cf. le quart gauche haut du tableau avec son feuillage qui renvoie à l’un des arbres du bord visibles Fig. 365 et 366). On ne peut penser que Cezanne est loin de la rive, ou plus en amont sur l’île, car cela aurait impliqué qu’il y aurait eu de la végétation entre lui et la maison.

En revenant à la vue aérienne de 1921, dont la configuration topographique est encore proche de ce qu’elle était dans les années 1890, on peut donc chercher à situer Cezanne sur la pointe aval de l’île Jambon.

Tenant compte de la Fig. 368 et du fait que le mur de droite de la maison est légèrement visible, on a une première indication de la position indiquée par les deux flèches jaunes (Fig. 369) :

Fig. 369. Premier positionnement.

Si on positionne l’axe du tableau (à gauche de la maison, flèche bleue Fig. 370) à partir de cette position, on obtient l’angle de vision suivant, inscrit dans l’angle formé par les lignes bleues :

Fig. 370. Angle de vision à partir de l’axe du tableau.

Cet angle de vision est correct à droite mais relativement problématique à gauche, puisqu’il implique que la partie de la rive gauche de la Marne qui apparaît sur le tableau est assez éloignée de la position de Cezanne, ce qui ne semble pas le cas sur le tableau. En outre la partie gauche du tableau comporte un arrière-plan d’arbres sur l’île Machefer qui ne semble pas possible sur la Fig. 370 car l’axe du tableau suit de très près la rive de l’île :

Fig. 371. Moitié gauche du tableau.

En décalant la position de la Fig. 370 vers la gauche, on n’améliore guère la situation :

Fig. 372. Position corrigée.

On réintègre ainsi un second plan d’arbres sur l’île Machefer, mais la rive droite de la Marne reste toujours très éloignée visuellement.

Une hypothèse serait alors que du temps de Cezanne et avant que la passerelle ne soit construite et les berges de la Marne régularisées, il existait un îlot ou une excroissance de la rive droite qui s’avançait suffisamment dans le fleuve pour être visible depuis la position de Cezanne. La photo de la Fig. 361 rend cela possible, quand on constate à quel point la rivière était encombrée de hauts fonds anarchiques en 1865. On peut également noter que dans les deux autres tableaux, Cezanne arrête la rive de l’île Machefer avant d’arriver à l’endroit où pouvait se situer cette langue de terre.

Faute de cartes précises datant des années 1880-1890, on ne peut donc apporter une réponse certaine quant à la signification de ce coin de terre triangulaire qui s’avance dans la rivière à la gauche du tableau.

Il faut aussi noter à droite une autre sorte de languette de terre qui ne correspond à rien d’identifié sur la Fig. 370 ni sur les cartes postales connues. Cette languette se retrouve sur les deux autres tableaux :

Fig. 373. L’entrée du bras de la Marne ? (dans l’ordre FWN 250, R624, FWN 248, R622, FWN 249, R623).

Sur FWN 248, R622, on peut penser qu’il s’agit d’une vue un peu éloignée de la rive de Saint-Maur du bras de la Marne, mais ceci est incompatible avec sa position dans FWN 249, R623 et FWN 250, R624, où cette languette de terre est trop proche de l’île Machefer pour laisser passer ledit bras. Sur FWN 249, R623 et FWN 250, R624, il apparaît plus vraisemblable qu’il s’agisse d’une excroissance végétale de l’ile elle-même débordant un peu sur le bras, excroissance représentée un peu sommairement sur FWN 250, R624.

Dernière remarque : il est intéressant de noter que sur les 389 tableaux de paysages de Cezanne, 18 seulement comportent des humains (y compris les copies de Granet FWN 18, R027, de Pissarro FWN 63, R184, Guillaumin FWN 104, R293 et l’allégorie de la Vasque aux paons FWN 675, R643), dont 9 œuvres de jeunesse antérieures aux années 1870, 2 à Auvers en 1872, puis plus rien jusqu’aux années 1888-90 avec trois toiles représentant la Marne (FWN 251, R628, FWN282, R275 et FWN 250, R624. De même seulement 4 aquarelles sur 403 et 5 dessins sur 272 consacrés au paysage comportent des humains), et enfin en 1895 un coin de la carrière de Bibémus (FWN 307, R798). Comme on connaît par ailleurs les deux aquarelles de barques avec pêcheurs que l’on situe également sur la Marne, on peut considérer que c’est bien ce thème des pêcheurs embarqués omniprésents sur le tour de Marne qui l’a inspiré ici pour en situer exceptionnellement deux dans son tableau.

  • Maison au bord de la Marne (FWN 248, R622)

Ici la maison est représentée frontalement, voire avec un très léger décalage à la gauche de l’axe de la maison, qui sert également d’axe au tableau. D’où une ligne d’eau quasi horizontale du fait du rétrécissement choisi de l’angle de vision pour mieux faire ressortir la maison au centre.

Cezanne s’est donc déplacé sur sa gauche, ce que confirme également le déplacement vers la gauche des arbres de l’arrière-plan de la maison. Sa position est donc ici aisée à définir :

Fig. 374. Position de Cezanne peignant FWN 248 – R622.

Il faut noter que la configuration de l’île Jambon en 1921 nous oblige à situer Cezanne tout à fait au bord à gauche de l’île pour qu’on puisse néanmoins retrouver l’arbre sous lequel il se situe et dont les frondaisons dominent le quart supérieur gauche du tableau – sauf à considérer que peindre cet arbre constituait plutôt un souvenir de la mise en image de FWN 250, R624 si celui-ci était antérieur ?

Mon point de vue est que la photo de 1865 nous apporte un témoignage crédible du déplacement des berges dû au curage du fleuve (disparition des îlots) et à la rectification de la berge de droite quand on a comblé le bras de l’île Jambon et qu’on a mis en place le barrage et l’écluse à l’aval du pont de Créteil pour rendre celui-ci plus opérationnel. Je préfère donc penser que Cezanne pouvait bien dépasser un peu vers la gauche la limite actuelle de l’île dont j’imagine qu’elle mordait davantage sur la rivière.

Quoi qu’il en soit, il semble bien que la rive gauche de Saint-Maur représentée ici devait, elle aussi, mordre davantage sur l’eau, parce que l’angle de vision situé à la droite de l’axe, dans la configuration de 1921, est légèrement supérieur à celui de gauche, ce qui est théoriquement incorrect, ou suppose que Cezanne a volontairement un peu rapproché cette berge sur son tableau…

Une autre solution, moins crédible, serait qu’il s’était placé sur un de ces débarcadères artificiels que l’on peut observer sur certaines cartes postales (Fig. 375, on devine la maison derrière les arbres), ce qui lui permettait de s’éloigner davantage de la rive vers la gauche en gagnant 3 ou 4 mètres (mais sans trop s’éloigner à gauche de l’axe de la maison) :

Fig. 375. Débarcadères sur la rive de l’île Jambon.

  • Bords de la Marne I (FWN 249, R623)

Il est clair ici, vu l’angle sous lequel est représentée la maison, qu’il est impossible que Cezanne ait pu se situer sur l’île telle qu’elle apparaît en 1921. On voit nettement la paroi de gauche de la maison, la cheminée est bien détachée de la tour, et les arbres de l’arrière-fond se sont nettement déplacés vers la gauche, indiquant que Cezanne s’est bien éloigné de quelques mètres vers la gauche par rapport à sa position précédente.

En positionnant l’axe de la maison et l’axe du tableau sur la vue aérienne, on voit que ce dernier rejoint l’îlot ; mais celui-ci est trop éloigné de la maison (on n’aurait pas pu distinguer son reflet dans l’eau avec la netteté qui est celle du tableau). Il faut donc choisir une position intermédiaire en plein dans la rivière :

Fig. 376. Position de Cezanne peignant R623.

Deux solutions : ou l’île Jambon était bien plus étendue vers Créteil du temps de Cezanne, certainement encore assez proche de ce que l’on peut éventuellement discerner sur la photo de 1865 (bien que plus vraisemblablement l’extrémité gauche notée comme île Jambon sur la Fig. 377 appartienne plutôt à la berge de l’île Machefer) ; ou Cezanne a peint ce tableau depuis une embarcation ancrée dans la rivière pour éviter que le courant la déplace… mais la solution de Cezanne peignant à partir d’une barque me semble plus incertaine, compte tenu des mouvements de la rivière assez capricieux, rendant la stabilité et l’immobilité de la barque aléatoires.

Fig. 377. Une île Jambon s’étendant vers Créteil ?

 

Questions de chronologie…

La technique des touches utilisée par Cezanne dans ces trois tableaux est assez différente de l’un à l’autre :  FWN 250, R624 procède par taches cotonneuses assez peu différenciées, rendant la figure assez plate ; FWN 248, R622 utilise un mélange de taches plus contrastées rehaussées par endroits de touches parallèles, créant un modelé beaucoup plus net de la figure que dans FWN 250, R624 ; et FWN 249, R623 utilise presque systématiquement un ensemble de touches parallèles rapidement posées qui confèrent à la figure un rythme beaucoup plus sauvage : on passe du calme plat à la tempête…

Même si l’on peut dater à peu près les moments d’apparition de ces diverses techniques au cours de la carrière du peintre, on sait aussi que l’une ne remplace jamais totalement l’autre et qu’on les retrouve pratiquement toutes utilisées en alternance ou simultanément jusqu’à la fin de sa vie ; en tout cas dans l’espace de temps traditionnellement attribué à ces toiles, soit entre 1888 et 1894, aucune de ces techniques ne domine au détriment des autres. Il paraît donc difficile d’en tirer argument pour dater les œuvres les unes par rapport aux autres.

On peut alors s’aider de la végétation présente autour de la maison, dont on peut estimer que la hauteur de pousse fournit un bon argument pour les différencier. Il est frappant en effet de constater que les mêmes éléments végétaux se retrouvent d’un tableau à l’autre, justifiant ainsi la comparaison – et prouvant une fois de plus au passage l’extrême fidélité de Cezanne à ce qu’il voit (Fig. 378) – ce que confirme d’ailleurs le déplacement, cohérent avec la position différente du peintre, des arbres L, M, N vers la droite (Noter que l’arbre L de FWN 250, R624 s’étant déplacé vers la droite en direction de la tour, une suite de trois peupliers (notés également L sur FWN 248, R622) se révèle, auparavant cachés par J :

Fig. 378. Comparaison FWN 250-R624 / FWN 249 – R623.

Ainsi, les végétaux entourant la maison dans FWN 249, R623 sont plus denses et plus élevés que dans FWN 250, R624, comme on peut le constater en comparant terme à terme chaque élément végétal. Les divers buissons sont plus fournis, notamment devant la maison ; pour prendre des exemples assez nets, les buissons A, B, C, D, K, enserrent davantage le rez de chaussée de la façade et tout son côté gauche. Ou encore, l’arbre P a fortement gagné en volume et hauteur. On pourrait penser qu’une année au moins sépare ces deux tableaux.

De même, les éléments B, C, D, K ou P sont plus hauts et plus fournis dans FWN 249, R623 que dans FWN 248, R622, lequel serait donc antérieur. Au total, la séquence chronologique – pouvant s’étaler sur trois au quatre ans – proposée pour ces trois tableaux est la suivante :

Fig. 379. Classement chronologique proposé.

 

Quelques photos classiques de la maison

Fig. 380. La maison au fond à droite derrière la péniche

Fig. 381. La maison derrière la passerelle de 1897 en hiver. La Marne est haute.

Fig. 382. La Maison les pieds dans l’eau, inondations de 1910.

Fig. 383. La maison à droite de la passerelle, inondations de 1910.

Fig. 384. La maison à droite de la passerelle, inondations de 1910.

Fig. 385. La maison au début des années 1970 avant sa destruction… Un paysage ravagé (Photo VSM communiquée par Alain Segoufin.).

Retour à la table des matières

Références

Références
1 La photo aérienne de la campagne 1976 montre que la maison a été démolie et remplacée par une autre, donc en 1974 ou 1975 où il n’y a pas eu de photo aérienne.