Annexe II – Le site du groupe de maisons sur le quai de halage à Créteil

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Le lieu où se tient Cezanne se situe entre la pointe amont de l’île Machefer et la pointe aval de l’île Brise-Pain.

Positionnement de l’îlot prolongeant l’île Jambon

  • Selon la carte d’État-Major de 1820 (révisée en 1866, mais sans modification topographique du lieu), une seule construction rive gauche au quartier appelé « Le Buisson Joyeux ». L‘île Jambon, pratiquement au centre du cours de la Marne, se prolonge ici par un îlot qui déborde légèrement la pointe de l’île Brise-Pain :

Fig. 386. Carte d’État-Major,1820 (révision 1866).

  • Selon le cadastre napoléonien dans sa version de 1841, le lieu s’appelle « Port de Créteil », quartier « Les Petites Remises » côté Saint-Maur, et quartier « Sous le Buisson » côté Créteil, où le chemin de halage prend cependant temporairement également le nom de « Le Port de Créteil » face à l’île Jambon. Celle-ci s’étire très en longueur vers l’amont avec un chenal toujours très large côté Saint-Maur et n’indique pas la présence de l’îlot à la pointe de l’île Jambon :

Fig. 387. Cadastre napoléonien, 1841.

Trois nouvelles constructions apparaissent rive gauche (parcelles 99 et 102).

  • Selon la carte tirée de « Paris and Environs » d’Andriveau et Goujon de 1852, l’île Jambon s’est rapprochée de la rive droite et deux îlots la prolongent sans aller jusqu’à la pointe de l’île Brise-Pain. Une nouvelle construction est apparue (parcelle 99) rive gauche :


Fig. 388. Andriveau, Goujon, Map of Paris and Environs, 1852.

  • Selon la carte du Tour de Marne de La Bédollière et Rousset de 1865, la représentation des constructions de la rive gauche est simplifiée et la position des îles est assez approximative(cf. île Machefer par rapport à la rue de l’Abreuvoir, etc.) :

Fig. 389. Le Tour de Marne, 1865.

Cela se comprend mieux si l’on observe la photo du site tirée du livre. Prise du milieu du pont de Créteil vers l’aval, on voit que la Marne est encombrée à l’amont de l’île Jambon de quantité de petits îlots à la configuration anarchique, qui apparaissent ou disparaissent en fonction de l’étiage de la rivière. L’îlot principal prolongeant l’île Jambon visible sur les cartes postales suivantes apparaît ici relié à celle-ci en la prolongeant vers le centre de la rivière, au droit de la pointe de l’île Brise-Pain :

Fig. 390. Le site de Port Créteil, Le Tour de Marne, 1865.

On voit clairement rive gauche sur ce cliché le bloc de maisons représenté sur FWN257 – R628 avec son arbre caractéristique (ainsi qu’au fond la maison de la pointe de l’île Machefer des tableaux FWN 248, 249, 250 – R622, 623, 624).

  • Selon le « Plan d’ensemble de la commune de Saint-Maur-des-Fossés » de 1896, l’îlot principal prolongeant l’île Jambon (reliée à la terre par une passerelle, de même que l’île Machefer) se situe à nouveau au droit de la pointe aval de l’île Brise-Pain :

Fig. 391. Plan d’ensemble de la commune de Saint-Maur-des-Fossés, 1896.

Noter que la passerelle Créteil – Saint-Maur construite en 1897 et inaugurée en juillet 1898 commence à figurer dans le prolongement de la rue Machefer (ancienne rue de l’Abreuvoir).

  • Sur la photo aérienne de 1921, l’île Jambon (comme l’île Machefer) a été reliée à la terre ferme et la passerelle Créteil – Saint-Maur est en place, de même que le barrage et l’écluse en aval du pont de Créteil. Le profil de la rive droite a été rectifié en conséquence, le rendant plus linéaire. L’ensemble des maisons du site de FWN 257 – R628 est inchangé. L’îlot (comme le Moulin d’aval) en revanche a disparu :

Fig. 392. Vue aérienne, 1921.

Une superposition avec la carte de 1896 indique également que l’îlot se situe au droit de la pointe de l’île Brise-Pain :

Fig. 393. Superposition 1896-1921.

Tout ceci montre qu’on ne peut pas faire confiance aux cartes dont l’imprécision est trop grande pour nous permettre d’avoir une certitude quant au positionnement précis de l’îlot, en dehors du fait qu’il semble se situer au doit de la pointe de l’île Brise-Pain pour sa pointe amont. Mais quelles dimensions ? Quelle distance à la rive droite ?

La carte de la Fig. 263 du chapitre V peut cependant nous venir en aide, si on considère que la partie la plus à l’ouest de l’île Jambon prise dans toute son étendue pourrait avoir subsisté après dragage de la rivière. Elle correspond alors à cet îlot qui devait émerger même quand la Marne était à son étiage maximum – du moins avant qu’on se décide à l’éradiquer à son tour, comme on le voit sur la photographie aérienne de 1921. De toutes les cartes examinées, c’est finalement la plus sûre, malgré ses imprécisions.

Fig. 394. Le futur îlot avant dragage.

Cette position peut être confortée à l’aide de plusieurs cartes postales datant des années 1900-1910 et représentant l’îlot vu depuis la passerelle de Créteil – Saint-Maur.

Il faut d’abord repérer le restaurant du Pan Coupé situé rive droite un peu en aval de l’écluse et, sur le sentier qui rejoint le Quai du port de Créteil, l’arbre penché souvent utilisé comme élément pittoresque par les photographes :

Fig. 395. Le Pan Coupé vu de la passerelle Créteil — Saint-Maur.

L’îlot apparaît ici assez proche de la rive droite et sa pointe aval à la hauteur de l’arbre penché.

Sur la Fig. 396, prise un peu plus à gauche sur la passerelle et en plan plus large, on voit qu’il est beaucoup plus proche de la rive droite que de la rive gauche. Il se situe à peu près au niveau de l’embouchure du Bras du Chapitre, entre la pointe aval de l’île Brise-Pain et le virage du chemin de halage s’orientant vers le Moulin d’aval :

Fig. 396. L’îlot vu du centre de la passerelle Créteil — Saint-Maur.

Voici l’angle de vision correspondant, avec indication de la position possible sur l’axe central :

Fig. 397. Position possible de l’îlot.

Sur la Fig. 398 prise plus à droite sur la passerelle, on peut constater la position de l’îlot assez décalée vers l’amont par rapport aux bâtiments et à l’arbre du motif de FWN 257 – R628 très reconnaissable ici (photo d’hiver, Marne haute) :

Fig. 398. Position de l’îlot par rapport au motif de FWN 257 – R628.

Au passage, cette photo nous permet de constater à droite la fidélité de la peinture de Cezanne par rapport à la partie visible ici du bloc de maisons qu’il a représentées.

Une photo prise de la rive droite près de l’arbre penché permet d’apprécier mieux ce décalage amont : la pointe de l’îlot (visité par un personnage qui donne l’échelle) se trouve au niveau de l’arbre penché (Fig. 399) et le motif de FWN 257 – R628 est nettement visible plus en aval rive gauche :

Fig. 399. Décalage amont de l’ilot.

La transcription topographique sur la vue aérienne de 1921 amène à faire descendre l’îlot un peu en aval par rapport à la Fig. 397 :


Fig. 400. Position retenue pour l’îlot.

En pratiquant une superposition avec la carte de la Fig. 394, on constate une correspondance très satisfaisante entre notre tracé hypothétique de l’îlot et la partie la plus à l’ouest de l’île Jambon indiquée sur cette carte, comme nous l’avions supposé.

Fig. 401. Superposition de l’îlot placé sur la carte aérienne de 1921 (Fig. 400) avec la carte de 1894 (Fig. 394).

Compte tenu des imprécisions de cette carte (par exemple, le tracé de l’île Machefer n’est pas bon à droite), mais aussi des fluctuations des limites de l’île Jambon selon l’étiage de la Marne, on peut considérer notre hypothèse de travail comme largement validée.

Position de Cezanne peignant FWN 257 – R628

La meilleure vue frontale du motif dont nous disposons est la suivante :

Fig. 402. L’espace du tableau FWN 257 – R628 circonscrit dans le rectangle rouge.

L’espace du tableau est limité à droite par les trois peupliers qui se situent nécessairement face à la pointe amont de l’île Machefer, tout près de ce qui va devenir le départ de la passerelle Créteil – Saint-Maur. Ils ne peuvent être situés beaucoup plus aval sur le chemin de halage, car ils seraient alors invisibles vu le virage à gauche que fait la Marne à partir de l’arbre du motif de FWN 257 – R628. Sur la gauche, le tableau est limité par l’arête du dernier bâtiment de gauche.

L’axe central du tableau se situe un peu à droite du tronc de l’arbre, ce qui n’est pas le cas sur cette photo, ce qui montre qu’elle est prise trop frontalement par rapport au motif, qui a dû être regardé depuis un point situé beaucoup plus à gauche :

Fig. 403. Disposition des éléments du motif par rapport à l’axe du tableau.

Il s’agit donc de déterminer un point à partir duquel les deux parties gauche et droite du motif réel sont vues exactement sous le même angle à partir de l’axe central. Ceci se fait en utilisant la photo aérienne du motif, dans laquelle on a reporté en vert l’espace exact du tableau. Le centre du cercle vert est le point où passe l’axe central vertical du tableau (Fig. 404). Ce qui est vu par Cezanne est naturellement la partie figurée par des segments verts droits le long du quai de halage, la ligne courbe en vert donnant une idée de l’arrière-plan visible, notamment pour les deux bâtiments d’arrière-plan à la gauche du tableau.

L’espace entre les lignes jaunes est celui de ce qui est représenté sur le tableau, la bissectrice de cet angle étant la ligne qui joint l’œil de Cezanne à l’axe central de son tableau. Au point central, la ligne rouge perpendiculaire à cette bissectrice figure donc le plan sur lequel se projette ce que voit le peintre : il faut que les deux segments rouges à gauche et à droite du point central soient égaux pour que les proportions du tableau soient respectées.

Après quelques essais infructueux de positionnement du point de départ de l’angle en jaune sur le Quai de Port-Créteil, il apparaît que c’est sur l’extrémité aval de l’îlot que devait se situer Cezanne. Tout autre point rend les deux segments rouges inégaux et ne peut donc correspondre à la structure topographique du tableau.

Fig. 404. Position de Cezanne.

Il est donc certain, puisque aucune autre position ne permet de rendre compte de la structure géométrique du tableau, que Cezanne s’est bien fait transporter par un passeur sur cet îlot, où il s’est trouvé tout à fait tranquille pour peindre son motif.

En outre, ce point de vue décalé lui permettait de constituer un bloc homogène de constructions, bâti autour de l’arbre comme une pyramide un peu abstraite de son contexte, ce que n’aurait pas permis une représentation plus frontale réalisée à parti du milieu de l’île Jambon par exemple ; dans ce cas, les constructions seraient apparues plus étalées le long du chemin de halage, comme elles l’étaient dans la réalité.

On peut être surpris par l’impression de proximité du rivage de la rive droite que suggère le tableau, alors que Cezanne sur son îlot en est assez éloigné. Il s’agit là d’un pur effet de cadrage, de même que les photos prises depuis la passerelle aux Fig. 395, 396 et 398 rendent pourtant une impression de profondeur très différente d’un cliché à l’autre. Il suffit de comparer la Fig. 402 et un effet de zoom sur une partie de celle-ci pour voir la différence de perception de la distance au sujet ainsi produite :

Fig. 405. Zoom sur le motif.

C’est exactement ce que fait Cezanne ici, comme il l’a fait et le fera si souvent par exemple dans les Sainte-Victoire de Valcros ou des Lauves : deux tableaux peints pratiquement d’un même lieu peuvent donner un sentiment très différent d’éloignement de la montagne, et ceci encore plus quand on les compare avec des photographies du paysage prises du même lieu. Aucune représentation en deux dimensions ne peut permettre de mesurer objectivement la distance réelle qui sépare les éléments représentés sur l’axe de la profondeur ; elle ne peut que l’évoquer. C’est l’artiste qui décide de l’effet qu’il veut produire, et ceci par le cadrage qu’il impose à son motif et qui définit en quelque sorte la focale du zoom qu’il veut mettre en œuvre.

 

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