Chapitre V

Cezanne à Port-Créteil

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A Port-Créteil[1]De nombreuses informations historiques sur Port-Créteil ont été trouvées notamment dans Pierre Gillon, op. cit., et Michel Riousset, op. cit., Cezanne va trouver ce qu’il recherche : un lieu à la fois toujours « dans son jus », mais avec une présence humaine qui s’harmonise avec les paysages encore sauvages sans leur faire violence. Il bénéficie ici aussi du fait que l’on est au tout début des profondes transformations que va subir la nature avec l’urbanisation forcenée qui va suivre, elle-même ouvrant tout droit à partir des années 1950 les portes de l’enfer automobile. Napoléon, de passage à Saint-Maur qui ne comptait alors que 558 habitants, l’avait prédit, ayant en 1912 décidé le creusement du canal de Saint-Maur : « Cette presqu’île ne sera bonne un jour qu’à l’établissement d’une grande ville. »

Port-Créteil autrefois, c’était un hameau installé sur la rive droite dans la boucle de Saint-Maur, à l’endroit où le bac assurait le passage entre les deux rives et aussi où le chemin de halage changeait de quai. Les bateaux passaient de la rive gauche à la rive droite, plus courte et non encombrée par les chapelets d’îles du Bras du Chapitre à Créteil.

Fig. 228. Port-Créteil au XVIIIe siècle.

La vie de Port-Créteil va évidemment beaucoup changer avec l’ouverture du canal de Saint-Maur qui met fin à la navigation commerciale et donc au halage dans la boucle de Saint-Maur. Surtout, à partir de 1824 avec le barrage de Joinville qui détourne une grande partie des eaux de la rivière vers ce canal (sans compter les pompages très importants destinés à alimenter l’usine des eaux de Paris), la Marne voit son débit considérablement baisser dans la boucle de Saint-Maur. Cela la rend encore plus dangereuse pour la navigation. En outre, les meuniers du Bras du Chapitre ont eux aussi installé en 1832 un second barrage à la pointe de l’île des Peupliers (cf. Fig. 229) pour détourner l’eau encore disponible vers leurs moulins. Aussi Louis Lazare peut-il écrire en 1870 : « Cette petite rivière, en face de Créteil et de Saint-Maur, n’est plus qu’un ruisseau »(Louis Lazare, op. cit., p. 224) et Pierre Gillon : « La Marne devient aux basses eaux un cloaque herbeux et vaseux . (…) La Marne n’a plus d’eau en été et en plus elle sent mauvais.». Ceci implique selon nous que Cezanne aura plutôt choisi, sauf exception, de se rendre sur la Marne au printemps plutôt qu’en été ; cela  limite encore l’amplitude des périodes où il vient y peindre. Ainsi, comme on le verra, FWN 282 avec ses hautes eaux ne peut pas avoir été peint en été ; en revanche FWN 166, avec sa Marne vaseuse, semble faire exception et a dû être peint en pleine période de basses eaux.

A Port-Créteil comme ailleurs, c’est la mise en service à partir de 1859 de la ligne de chemin de fer de Vincennes à partir de la gare de la Bastille qui va enclencher le lotissement des grands domaines aristocratiques du passé, dont Jean du Bellay, qui fit construire le château de Saint-Maur, vantait les « honnestes plaisirs d’agriculture et de vie rustique ». Ces domaines sont passés à la Révolution aux mains de grandes familles bourgeoises, ou reconstitués en grandes propriétés comme on l’a vu au chapitre précédent pour la villa Schaken. Cet émiettement des surfaces s’adresse alors à une clientèle aisée souhaitant disposer d’une résidence à la campagne,  ou à une clientèle plus modeste désirant bénéficier de prix d’achats modérés pour des logements leur permettant, au besoin, de continuer à travailler à Paris. Saint-Maur va quintupler sa population entre 1866 et 1901, passant ainsi de 5 000 à 23 000 habitants en 35 ans. Créteil aura une croissance plus lente à démarrer : dans le même laps de temps, le village passe de 2 300 à 5 000 habitants environ.

Les années 1830 voient le début du canotage, une activité promue par Alphonse Karr et ses amis qui va connaître le succès que l’on sait auprès du tout-Paris des artistes de tout poil : peintres naturellement, mais aussi chanteurs et comédiens, dont beaucoup ont leur canot à demeure. Port-Créteil à partir de 1840, vingt ans avant La Varenne, devient un des lieux à la mode, un petit paradis sauvage au charme très apprécié avec la végétation luxuriante de ses bords et des petits bras de la Marne entourant les îles de parcours sinueux :

« La rivière de l’époque est sauvage, irrégulière et capricieuse, parsemée de hauts fonds et de rochers à fleur d’eau avec des ravines et des fosses à tourbillons. Dans cette petite Amazonie, les canotiers se rêvent aventuriers, glissant sans bruit sur les bras pleins de mystère et de silence, ornés de joncs fleuris, nénuphars jaunes, myosotis, renoncules, peuplés de rats d’eau, de grenouilles vertes et de loutres, de martins-pêcheurs émeraude et de libellules, dans l’enchevêtrement des racines des vieux saules inclinés sur les berges ravinées[2]Pierre Gillon, op.cit.. »

Heureusement pour Cezanne, les grands travaux de Port-Créteil qui vont accompagner son expansion et détruire pratiquement ce site privilégié ne sont pas encore démarrés lorsqu’il vient peindre en ce lieu : reprofilage et bétonnage des berges, dragage du fleuve en 1897, création de la passerelle Saint-Maur – Créteil en 1898, rattachement à la terre ferme de l’île Jambon en 1900 et plus tard de l’île Machefer entre 1938 et 1945, inauguration des barrages et écluses successives du pont de Créteil à partir de 1902, etc. Il faut en tenir compte lorsque l’on examine les anciennes cartes postales, qui décrivent un état des lieux le plus souvent postérieur aux années 1892-1894, les dernières où Cezanne a pu se rendre sur place.

Il faut avoir présentes à l’esprit les différentes composantes du paysage et leur position relative avant de considérer celles qui ont inspiré Cezanne dans ses toiles. Une vue générale du bras ouest de la Marne à Créteil nous permet d’avoir une perception d’ensemble de la topographie.

Fig. 229. Vue d’ensemble du bras ouest de la boucle de la Marne (1894-1900, Atlas départemental de la Seine).

Fig. 230. Vue aérienne, 1921.

Deux grandes zones homogènes à repérer : au nord le bassin assez large de la Marne compris entre l’île Machefer et la pointe de l’île Brise-Pain, au sud les grandes îles qui courent le long du Bras du Chapitre.

Les Fig. 229 et 230 mettent en évidence qu’à la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1921, on était très loin de la saturation complète du territoire atteinte de nos jours. Du temps de Cezanne (entre 1888 et 1894), on était encore assez proche de la configuration de la carte de la Fig. 228 : Saint-Maur et Créteil, deux villages de taille encore limitée, et de vastes zones encore vides des deux côtés de la Marne.

Le bassin de Port-Créteil.

 Celui-ci est structuré par la présence de deux îles : l’île Machefer au nord et l’île Jambon au sud, avec un prolongement jusqu’au pont de Créteil, bordé par la pointe de l’île Brise-Pain sur la rive gauche de la Marne et le chemin de halage de Saint-Maur sur la rive droite.

Fig. 231. Le bassin de Port-Créteil (1894-1900, Atlas départemental de la Seine).

Pour s’y rendre, on a vu que le plus simple pour Cezanne était de prendre le train à La Bastille et de descendre à la station de Saint-Maur, située à 500 mètres de l’île Machefer par la rue Noël et à 800 mètres du hameau de Port-Créteil, face à l’île Jambon.

Fig. 232. La gare de Saint-Maur.

Fig. 233. Un omnibus en attente de voyageurs au pied de la gare.

L’espace de l’île Machefer

L’île Machefer[3]orthographiée ainsi sur les cartes les plus courantes, et non Mâchefer comme dans celles antérieures au XIXe siècle, ainsi nommée pour les nombreux accidents causés à la navigation par une rivière encore dangereuse – et renommée île Fleurie depuis que le cours de la Marne a été régularisé  –, possède deux atouts. Le premier est une rive côté Marne pleine de pittoresque ; le second est un petit bras de la Marne l’entourant à l’est.

La rive de l’île Machefer sur la Marne

Cette rive crée un écran végétal dense servant de fond de décor théâtral à de multiples activités, surtout le dimanche et les jours de fête : canotage, concours de pêche ou de natation, régates, qui se déploient depuis le chemin de halage de Créteil, bientôt bordé d’un chapelet d’auberges. Nous les avons déjà évoquées au chapitre 3.

Fig. 234. La côte de l’île Machefer à gauche vue vers l’amont depuis le chemin de halage à Créteil.

Fig. 235. Victor Marec – Pêcheur en bord de Marne, pastel, 1916, 23 x 34,5 cm.

Fig. 236. La côte de l’île Machefer à droite vue du chemin de halage à Créteil vers l’aval.

Fig. 237. La côte de l’île Machefer à droite vue du chemin de halage à Créteil vers l’aval. Vue prise au niveau du restaurant des Marronniers.

Fig. 238. Régates à Créteil.

Fig. 239. Les Régates.

Fig. 240. Les Régates.

L’aquarelle Les Berges (à laquelle Rivière fait allusion, cf. p. 27) peut représenter l’extrémité nord de l’île Machefer vue du quai de halage de Créteil.

Fig. 241. Les Berges, 1888-1890, aquarelle sur papier, 31,2x 47,3 cm, collection privée, Londres (FWN 1178, RW098)

Fig. 242. La sortie du petit bras entre l’île Machefer et l’île Rose (rattachée à la villa Schaken) vue du quai de halage à Créteil. Motif de l’aquarelle FWN 1178.

Fig. 243. Vue partielle du même motif

Fig. 243bis. Le site vu de l’amont.

L’aquarelle est peinte à l’aval de la sortie du bras mort de l’île, un peu plus loin que le point de vue du photographe de la carte postale de la Fig. 242. Elle se caractérise par deux massifs de grands arbres de part et d’autre et en surplomb d’une rangée de petits arbres buissonneux le long de la côte, placée devant une maison. Les trois ou quatre peupliers dont le tronc s’élance haut par-dessus les autres, sortes de plumeaux qui se rencontrent  assez souvent sur les cartes postales anciennes des bords de la Marne (notamment d’ailleurs à la pointe de l’île Machefer et sur les deux aquarelles réalisées à la Villa Schaken), le traitement des arbres en bouquets cotonneux (caractéristique des trois œuvres représentant la maison de la pointe de l’île Machefer, voir plus bas), sont ici identiques. On devine à la tache blanche et au trait rouge la maison qui se situe derrière la rangée d’arbustes et est en partie camouflée par le massif de gauche des grands arbres, vu la position de Cezanne plus en aval.

Une autre aquarelle du même motif, construite de la même façon (grands arbres à gauche et à droite, au milieu rangée d’arbustes au pied des maisons) mais prise plus en amont sur le quai de halage de Créteil, révèle les maisons derrière les petits arbres buissonneux du bord. Ces maisons existaient du temps de Cezanne selon les cartes contemporaines : ce sont les premiers lots bâtis de l’île une fois qu’ils ont été mis en vente en 1880.

Fig. 244. Maisons et campagne, vers 1890, Mine de plomb et aquarelle sur papier, 31,1 x 46 cm, collection privée, Japon (FWN 1267-TA, RW363).

Le petit bras de l’île Machefer

Le deuxième atout de l’île Machefer, c’est le petit bras de la Marne qui l’isole du quai Joséphine. Il offre au canotage un lieu plein de charme lui aussi très fréquenté le dimanche. Quand la Marne est assez basse, comme c’est le cas en été, une langue de terre nue à son entrée permet aux promeneurs (et aux peintres du dimanche) de s’y promener à pied sec en contrebas du quai Joséphine.

Fig. 245. L’entrée du petit bras.

L’entrée du petit bras se fait au niveau de la pile de la passerelle (absente du temps de Cezanne). L’île Machefer est à droite, le quai de halage de Créteil visible au centre au fond, l’île Jambon derrière la pile de la passerelle Créteil – Saint-Maur à gauche, le Quai Joséphine dans le dos du photographe.

Fig. 246. Un aquarelliste au travail à l’entrée du petit bras.

Une parenthèse sur la passerelle Créteil – Saint-Maur

Bien qu’inaugurée en juillet 1898, 4 ans après les dernières visites éventuelles de Cezanne, elle est présente sur de nombreuses cartes postales utiles dans le cadre de notre étude, car elle offre aux photographes un point de vue exceptionnel sur le bassin de Créteil, vers l’aval le long de l’île Machefer (cf. Fig. 234 et 240) comme en amont vers le pont de Créteil : il faut donc en faire abstraction quand on les interprète pour se remettre dans le contexte de Cezanne. La pile côté Saint-Maur prend appui sur l’île Jambon et ferme de ce fait le petit bras avant que celui-ci soit comblé en 1900 lors du rattachement de l’île à la terre ferme.

Le quai Joséphine

On voit sur la Fig. 246 l’ancienne passerelle de bois (construite en 1859) qui reliait l’île au quai Joséphine et à la rue Machefer (Fig. 231). Pour réaliser une première toile, Cezanne va s’y placer[4]Elle sera interdite ensuite vu son état de délabrement, et rendue inutile par la nouvelle passerelle, voir plus loin., au bord même de l’île. Le motif retenu est le bord droit du petit bras et ses arbres torturés caractéristiques, avec en arrière-fond la première maison du Quai Joséphine[5]Cette maison existe toujours, 41-43, Boulevard du Général Ferrié, nouvelle appellation du quai. .

Fig. 247. Arbres et maisons au bord de l’eau, 1892-1893,51,5 x 61 cm, collection privée (FWN 280, R723).

Fig. 248. A droite la première maison du quai Joséphine.

Cezanne a choisi de resserrer son angle de vision pour se concentrer sur le bouquet d’arbres de la rive, attiré par le caractère pittoresque des formes des troncs. Ce faisant il élimine pratiquement l’aspect du quai en cours d’urbanisation – avec notamment plus loin la devanture du restaurant annonçant « Vins – Traiteur » sur son pignon. Pour cela, Cezanne a dû se placer à la gauche de la pile du pont la plus proche de l’île pour bénéficier du bon angle de vue et pour pouvoir rendre les reflets dans l’eau des arbres de la rive. Ces reflets supposent que l’on se situe au printemps et non en été, où les eaux sont trop basses, comme sur la Fig. 249.

Fig. 249. La pile du pont rustique en période de basses eaux.

Originalité du regard de Cezanne : au lieu de regarder comme tout le monde devant lui le petit bras et son plan d’eau, il détourne son regard vers la droite et la rive : personne avant lui n’a jamais eu l’idée de photographier ou de peindre ce tout petit bout du bras, perdu au milieu de tant de « beaux » points de vue possibles alentour…

Fig. 250. Savoir tourner le dos au motif obligé…

Le nouveau pont

En avançant plus loin dans le petit bras, Cezanne peut apercevoir un bateau-lavoir (visible Fig. 249 et 250 en haut à droite du cliché).

Ce lavoir et ses pollutions seront à l’origine du comblement du petit bras entre 1939 et 1945 : « Un grand lavoir industriel et des bains chauds s’étaient installés dans le petit bras de l’île Machefer et sur le quai Joséphine. Deux petits restaurants les avaient rejoints. Pratique ! L’ensemble dura 75 ans, une longévité record. Seulement voilà : le lavoir de 20 mètres de long était hors de proportion avec le bras, et dès le début des lotissements, les riverains se plaignent de la pollution de la buanderie et des bains sulfureux qui déversent leurs eaux sales dans le petit bras qui n’a déjà pas d’eau. Trente ans de plaintes ne parviennent pas à une solution. La commission d’hygiène de la Seine ne sait que préconiser de combler les bras, ce dont les riverains ne veulent pas. » (Pierre Gillon, op. cit.) La solution du comblement l’emportera finalement, mais mettra quarante ans avant de s’imposer…

Derrière le lavoir, la nouvelle passerelle entre l’île et le quai Joséphine offre un motif beaucoup plus inspirant pour les peintres et les photographes, qui l’ont représenté à foison dans son écrin de verdure.

Fig. 251. Adrien Lemaître (1863-1944), Saint-Maur – Le Lavoir , 1926.

Fig. 252. Paul Chameron, Le Lavoir, l’île Fleurie.

Fig. 253. Le lavoir et le nouveau pont de l’île Machefer.

Cette passerelle a été construite en 1880 pour permettre l’accès à l’île, vendue cette année-là aux enchères en 18 lots par son propriétaire, Félix Mathieu.

« Un roman du XIXe siècle évoque la construction de ce pont et invente une tentative d’assassinat d’une riche héritière en déboulonnant quelques planches du pont. Notons au passage que les premiers habitants de l’île sont souvent des marginaux. On cite un journaliste fuyant des représailles, un ancien notaire véreux qui a volé les bijoux d’une divette, et même un faux-monnayeur et ses complices belges. »[6] Pierre Gillon, op. cit.

Fig. 254. Le pont vu de l’île Machefer.

Fig. 255. Le pont vu du chemin de ronde de l’île Machefer.

Étroite et réservée aux promeneurs, le tablier en bois de la passerelle repose sur une charpente de madriers à l’assemblage tout à fait caractéristique. Bien que l’espace entourant le pont soit relativement ouvert, Cezanne le représente presque submergé par la luxuriance des arbres qui l’enserrent de toutes parts, y compris par les reflets de l’eau qui redoublent cet enfermement.

Fig. 256. Le Pont de l’île Machefer à Saint-Maur-des-Fossés, 1892-1894, huile sur toile, 64 x 79 cm, Musée Pouchkine, Moscou (FWN 282, R725).

Le pont semble égaré en pleine forêt vierge, la végétation dense laissant filtrer les rayons du soleil avec parcimonie : l’effet est saisissant. Tout se passe comme si le pont se fondait dans l’univers végétal qui l’absorbe pour le renvoyer à l’état de nature, sans référence au monde des humains qui l’ont construit. La structure de sa pile visible est plutôt déstructurée par rapport à la réalité ;  cet effet se trouve renforcé par un reflet qui ne donne pas une image exacte de ce qu’il est censé refléter. En outre le niveau de l’eau arrive jusqu’à la traverse horizontale, ce qui prive la pile de son assise de pieux solides. Il est assez peu vraisemblable que Cezanne ait pu observer à la belle saison un tel niveau, au moment où l’eau se fait justement beaucoup moins abondante : s’il a choisi de déformer ainsi ce qu’il pouvait voir, c’est sans conteste pour accentuer encore l’impression de fragilité ou de vétusté de l’édifice[7]En réalité presque neuf – à peine une dizaine d’années – et parfaitement robuste à l’époque de Cezanne., et sa vulnérabilité face aux forces de la nature qui se précipitent sur lui. D’où aussi l’élimination de la profondeur au-delà du pont, contrairement à ce qu’on peut observer sur le site même où la suite du bras est largement visible depuis l’amont ou l’aval du pont. Tout au plus peut-on ici deviner une barque avec peut-être un passager au-delà du pont, mais très proche de celui-ci, ce qui contribue à borner l’horizon.

Fig. 257. La barque et le passager

Et pour aplatir encore la scène, comme pour la toile précédente, Cezanne ne regarde pas dans l’axe du petit bras, mais en direction de la rive opposée, toute proche. Enfin il a choisi de ne représenter que la moitié du pont avec une seule pile, ce qui le rapetisse encore par rapport à son environnement.

Au-delà de cette composition magistrale, la technique picturale utilisée est également impressionnante et a été maintes fois commentée, notamment par Pavel Machotka ici.

Pour peindre ce havre de paix, Cezanne a pu se tenir sur le quai Joséphine à mi-chemin du pont et du bateau-lavoir pour avoir une vue plongeante sur le site, mais avec le risque d’être dérangé par la circulation sur le quai[8]Si le restaurant du quai est déjà ouvert à son époque, ce qui est possible, il se situe, en outre, juste de l’autre côté de la chaussée. et par les laveuses. Mais convenant mieux à son besoin d’isolement, il est plus vraisemblable qu’il a préféré la solitude du chemin de ronde de l’île Machefer, visible sur la Fig. 255. Il s’est situé en aval du pont, la pile représentée étant celle du côté Saint-Maur. Pour une fois son choix de la rive de l’île Machefer plutôt que du quai Joséphine est le même que celui de tous ceux qui ont fixé ce pont sur leurs cartes postales : aucune ne le représente depuis le quai Joséphine – dans la majorité des cas le choix de se situer sur l’île Machefer leur permet de l’associer au lavoir visible en arrière-fond, ce dont se garde bien Cezanne.

La maison de la pointe de l’île Machefer

Retour en amont pour se retrouver à l’entrée du petit bras ; Cezanne rejoint l’île Jambon, se place face à la pointe de l’île Machefer occupée par la villa du maître des lieux, construction intéressante par son style et flanquée d’une tourelle pittoresque. Il décide de la peindre, elle aussi hors du contexte des constructions qui, bien qu’encore rares, sont néanmoins bien présentes et visibles dans la réalité : celles du quai Joséphine et de la pointe de l’île Jambon à sa droite, et celles du quai de halage de Créteil à gauche. Aussi a-t-on l’impression en regardant les trois toiles concernées que cette maison est complètement isolée, perdue au milieu de la prolifération végétale d’un bord de fleuve encore à l’état sauvage.

Fig. 258. Les trois toiles. De l’une à l’autre, le peintre se déplace de la droite à la gauche.

On trouvera en Annexe 1 une analyse détaillée de ces trois œuvres majeures.

L’espace de l’île Jambon.

Plus basse que l’île Machefer, séparée du rivage de Saint-Maur par un petit bras de la Marne s’ouvrant presque en face du Bras du Chapitre côté Créteil (voir Fig. 231), cette île autrefois appelée île Sainte Hélène doit son nom au succès rencontré par le premier restaurateur installé sur le bassin vers 1840, Théodore Jambon, dont la réputation s’étend jusqu’à Paris.

« En quittant Port-Créteil nous entendons des rires, des cliquetis de verres, des chœurs entonnés par des voix fraîches ou fatiguées, de joyeux entretiens, de bruyantes interpellations. Tout ce tapage vient de l’île Jambon, dont la cuisine succulente & les bons vins mettent les canotiers & les canotières en bonne humeur. Le maître de céans n’était-il pas prédestiné par son nom même à devenir restaurateur ? »[9]De la Bédollière, op. cit.

 « Un beau jour, le fils Jambon découvre un trésor de 240 pièces d’or dans une maison de Port-Créteil. Trop honnête, le gamin : il apporte tout au commissaire de police. L’affaire alimente les potins des laveuses de Port-Créteil. Après enquête, le trésor aurait appartenu à une pauvre vieille morte criblée de dettes. En 1897, à l’annonce du rattachement de l’île Jambon à la terre pour la construction du barrage, le successeur de Jambon, Zeller, transporte le restaurant sur la placette de Port-Créteil, où il restera tout autant renommé. »[10]Pierre Gillon, op. cit.

Puis le Restaurant du Pan Coupé de Jean-Louis Moriset s’est ouvert à la pointe de l’ancienne île de Porcheret (Fig. 263) dans la maison autrefois occupée par le passeur du halage, un peu en aval du pont de Créteil. C’est vraisemblablement là que Cezanne pouvait déposer son matériel, car c’était un des lieux favoris des littérateurs et artistes parisiens qui en décoraient les murs de leurs œuvres.

« En 1852, [Moriset] tombe dans un trou au fond de sa cave et découvre un ancien cellier, immense, dit-il, garni de fûts d’excellent vin. L’enquête établit que la maison était, dit-on, un ancien rendez-vous de chasse du prince de Condé, et la nouvelle fait le tour de la presse. Vérité ou opération publicitaire ? Ce qui est vrai, c’est que la maison du passeur était bien la propriété du Prince avant la Révolution. »[11]Pierre Gillon, op. cit.

D’autres restaurants vont suivre, au point qu’à la fin du siècle on comptera à Port-Créteil jusqu’à 15 restaurateurs et débits de boisson. On parle même de noces dont le cortège des voitures à chevaux s’étendait jusqu’à la gare (P. Gillon, op. cit.).

Fig. 259. Albert Capaul, Pont de Créteil, aquarelle 1880, 11×17 cm. Les établissements Moriset, vue vers l’amont et le pont de Créteil.

Fig. 260. Le Pan Coupé. Vue vers l’amont depuis la passerelle Créteil – Saint-Maur.

Les contours de l’île Jambon connaissent des fluctuations importantes en fonction du niveau de la Marne. Comme le dit Louis Lazare : « Depuis la construction du canal de Saint-Maur, prenant la Marne à Joinville et l’amenant à Charenton, cette petite rivière, en face de Créteil et de Saint-Maur, n’est plus qu’un ruisseau » (Louis Lazare, Les quartiers de l’est de Paris et les communes suburbaines, Imprimerie Morris Père et Fils, 1870, p. 224). L’île est plus étendue quand la Marne manque d’eau, ce qui est le cas en été. Dès que l’eau descend elle se divise en îlots plus ou moins développés, ce dont rendent bien compte les photos prises par Rousset en 1865, manifestement à quelque temps d’intervalle puisque le niveau de l’eau a baissé de l’une à l’autre, faisant émerger, s’étoffer ou se relier entre eux des îlots dont l’ensemble constitue l’île Jambon :

Fig. 261 : Ildefonse Rousset, Port-Créteil, Tour de Marne, 1865.

Fig. 261 : Ildefonse Rousset, Port-Créteil, Tour de Marne, 1865.

D’un cliché à l’autre, le photographe s’est déplacé vers la gauche sur le pont de Créteil. Les hauts fonds émergés en amont de l’île Jambon du fait des basses eaux sont bien visibles.

Une carte de 1894 (Fig. 263) — préalable aux grands travaux de reconfiguration de la rive de la Marne qui vont démarrer en 1897, suivis de l’installation de la passerelle Créteil – Saint-Maur en 1898, du comblement du bras en 1900 et de l’inauguration du barrage et de l’écluse en 1902 —  nous indique le contour théorique maximum de l’île Jambon :

Fig. 263. Construction d’un barrage éclusé et dragage du chenal à Créteil. Plan des abords des ouvrages (cette carte indique curieusement que le vieux pont de l’île Machefer la relie à l’île Jambon, ce qui ne semble pas avoir été le cas).

Les Fig. 260 à 262 nous offrent une vue complète du bassin de Port-Créteil dans sa partie située au sud de l’île Machefer, la première vers l’amont depuis la passerelle Créteil – Saint-Maur, la seconde vers l’aval depuis le pont de Créteil.

Les maisons du chemin de halage à Créteil

Nous pouvons alors chercher à situer où se tenait Cezanne lorsqu’il a décidé de peindre une partie du groupe de maisons situé en amont du virage du chemin de halage de Créteil.

Fig. 264. Le Quai du Halage à Créteil, 1888-1892, huile sur toile, 63 x 79 cm, Art Gallery of New South Wales, Sydney (FWN 251, R628).

Fig. 265. L’espace précis du tableau.

On trouvera cette analyse dans l’Annexe 2 : elle démontre que Cezanne se tenait sur l’îlot que l’on aperçoit non loin du Pan Coupé sur de nombreuses cartes postales, où un passeur avait dû le conduire.

Fig. 266. Cezanne sur un îlot.

Jusqu’ici, dans toutes les œuvres que nous avons rencontrées, Cezanne s’est efforcé de minimiser la présence des hommes, parfois jusqu’à la gommer, au profit d’une représentation quelquefois même exagérément envahissante de la vitalité de la nature. Ce tableau fait manifestement exception, d’autant qu’il n’hésite pas à faire figurer ici carrément deux barques avec pêcheurs, cette présence humaine étant tout à fait exceptionnelle dans ses représentations de paysages (cf. p. 161). Cependant, l’angle de vue choisi raccourcit fortement la dimension horizontale du groupe de maisons, donc son ampleur réelle ;  la présence essentielle du marronnier ou du platane – que l’on retrouve très présent avec sa canopée ronde très caractéristique sur de nombreuses cartes postales –  en plein centre de la composition  avec pour effet de focaliser l’attention ; le fait qu’il camoufle ainsi habilement les constructions plus massives situées plus en aval et visibles sur la Fig. 265 : tout cela contribue à ce qu’on puisse interpréter ce groupe comme une sorte de villa au bord de l’eau et non comme la représentation d’une véritable rue avec de multiples maisons accolées. L’eau et la berge occupent la moitié inférieure du tableau, les arbres sont partout autour du motif, à gauche, au centre et à droite : on est bien en pleine campagne…

Le mur d’enceinte du domaine du Buisson

En remontant maintenant vers l’amont le long du chemin de halage côté Créteil, Cezanne arrive, ayant passé la rue du Cap, le long du mur d’enceinte d’une grande propriété arborée, Le domaine du Buisson.

Ce vaste domaine a appartenu au XVIIIe siècle à la marquise du Châtelet et comporte un château. Il commence à être loti de 1856 à 1860 en parcelles de 500 à 1000 m2 avec création de rues au nom des nouveaux propriétaires. Seule une petite partie du parc comprise entre la rue du Cap, la rue Chéret et le quai de halage, c’est-à-dire la plus proche de la Marne, demeure presque intacte du temps de Cezanne, à l’exception de 8 parcelles situées à l’extrémité de la rue du Cap la plus éloignée de la rivière (cf. Fig. 231). C’est une des maisons construites sur ces parcelles que l’on aperçoit à la gauche de la tour sur le tableau de Cezanne (Fig. 270). Il est remarquable que cette portion du domaine restera intacte jusqu’en 1975, privilège rare ! avant d’être transformée en la résidence dite La Palombière, qui a cependant su conserver quelques beaux arbres. Le mur d’enceinte et la tour ont évidemment disparu à cette époque.

Le mur d’enceinte comporte une tour carrée qui en rompt la monotonie, très visible depuis la rive opposée du Pan Coupé et jusqu’au pont de Créteil sur de nombreuses cartes postales.

Fig. 267. La tour carrée du mur d’enceinte du domaine du Buisson.

Fig. 268. Vue de la tour depuis le pont de Créteil.

Fig. 269. La tour vue de la rive droite à l’amont du pont de Créteil.

Cezanne aurait-il eu envie de peindre cette tourelle en l’habillant de verdure ? On peut effectivement trouver sur le quai du Pan Coupé un angle de vision qui conviendrait parfaitement au tableau suivant :

Fig. 270. Paysage au bord de l’eau, 1892-1894, huile sur toile, 73 x 92 cm, National Gallery of Art, Washington (FWN 283, R722).

Fig. 271. L’angle de vision correct depuis le quai de Port-Créteil.

Fig. 272. Le regard du peintre suivant l’axe du tableau.

Le tableau de Cezanne peut être lu comme le mur d’enceinte et sa tourelle carrée vus depuis la rive opposée près du Pan Coupé. Les arbres de l’îlot occupent la moitié droite du tableau, avec en arrière-fond la trace de maisons de la rue du Cap. Sur le mur d’enceinte on aperçoit un  portail d’entrée dans le domaine du Buisson à droite de la tour.

Fig. 273. L’entrée du parc.

Quant à la taille des arbres de la moitié droite du tableau, rien n’interdit de penser que l’îlot en portait de semblables, comme en témoignent de nombreuses cartes postales :

Fig. 274. Les arbres de l’îlot.

Le traitement du motif obéit à la logique prépondérante dans les productions de la Marne : priorité à la nature, les traces de l’activité humaine étant réduites au minimum, contrairement au paysage réel pourtant en cours d’urbanisation. La moitié droite du tableau met en scène de façon somptueuse une canopée gigantesque et envahissante, en train de s’étendre sur la moitié gauche du tableau comme pour finir par l’absorber, de même que le lierre est en train de grignoter la tour pour, à terme, la faire disparaître…Tout ceci confère au mur et à la tour l’aspect d’un lieu à l’abandon, un peu décrépit, ce qui n’était pas le cas dans la réalité.

Quant au traitement pictural de l’œuvre et à l’équilibre sans pareil des couleurs, avec un travail savant des reflets sur la Marne, il a également amplement été commenté par ailleurs et ce n’est pas le propos de cette étude d’y revenir.

Un doute peut subsister quant à l’identification du lieu : dans le tableau de Cezanne, le mur de la tour est solidaire du mur d’enceinte, alors que dans la réalité la tour est placée contre lui ; et la hauteur du mur est différente des deux côtés de la tour sur le tableau, ce qui ne semble pas être le cas dans la réalité telle qu’on peut la percevoir sur les cartes postales. Certes, il s’agit là de modifications mineures justifiables car elles permettent, pour la tour, de simplifier la construction, donc de l’affaiblir ; d’ailleurs Cezanne n’a fait qu’esquisser le toit de la tour sans la terminer, accentuant ainsi le caractère précaire de l’édifice. Et rabaisser légèrement le mur de gauche, d’ailleurs peint en vert, permet de laisser plus de place à la verdure. Ces deux modifications permettent de diminuer l’importance de la partie construite et sa résistance à la dévoration végétale en marche depuis la moitié droite du tableau. Imaginons la tour située à sa place derrière un mur uniforme, l’équilibre du tableau serait très différent, le mur opposant une présence beaucoup plus ferme de la construction à l’envahissement par la végétation :

Fig. 275. Tableau fictif.

Une autre interprétation du tableau parfois avancée comme étant la représentation du château de Médan ne peut convenir : la tour du château est très proche du portail d’entrée, ce qui n’est pas le cas sur la toile de Cezanne ; il semble qu’il n’y ait pas eu de mur d’enceinte à la droite de la tour avant l’entrée du château (Fig. 276  et 277 ci-dessous).

Fig. 276. Le château de Médan, fin XIXe. Pas de mur d’enceinte après la tour à l’entrée du château.

Fig. 277 Le château de Médan, photo aérienne 1919.

Il n’y a qu’une tour sur la toile alors que l’angle choisi par Cezanne permettant de voir les deux faces de la tour devrait rendre la seconde tour visible (Fig. 277), sans compter le corps principal du château suffisamment massif pour ne pas pouvoir échapper au regard (Fig. 279). Le bâtiment esquissé à gauche de la tour sur la toile ne peut représenter ni la seconde tour, car trop bas, ni le corps principal du château, la toiture étant à deux pans sur le tableau de Cezanne et non à trois comme à Médan. La Fig. 276 montre qu’il n’y a pas à Médan de bâtiment correspondant à celui qui figure à droite de la tour sur le tableau. Il n’y a aucun îlot sur la Seine entre l’île du Platais et la rive de Médan, alors qu’il y en a un sur la toile de Cezanne, ou au moins une anse du rivage qui s’avance dans la rivière un peu à droite de l’axe du tableau, qu’on ne retrouve pas dans la réalité. Plus grave : le mur d’enceinte à Médan est beaucoup plus éloigné du fleuve que sur le tableau (300 m à vol d’oiseau entre la tour et la rive de la Seine, cf. Fig. 278) et il semble selon les cartes anciennes qu’y a quelques constructions entre la Seine et le château ; raccourcir à ce point la distance du château au fleuve et faire disparaître les constructions intermédiaires, sans compter la ligne de chemin de fer (construite de 1837 à 1847) totalement absente du tableau, est inconcevable  pour le peintre qui ne prend en aucun cas de telles libertés avec ce qu’il voit. Et surtout : il manque la ligne d’horizon élevée formée par la colline à laquelle s’adosse le village de Médan et qui est présente sur toutes les autres œuvres de Cezanne représentant tout ou partie du village, étant un élément essentiel du paysage. Tout cela fait beaucoup trop de « déformations » du réel pour accepter que la toile représente le château de Médan, sauf à considérer qu’on est en présence d’une toile très exceptionnelle car absolument contraire aux pratiques de fidélité de Cezanne à ce qu’il voit.

Fig. 278.  Le château loin de la rive…

Fig. 279. Les bâtiments forcément visibles près de la tour vu l’angle choisi par le peintre pour rendre visible les deux faces de la tour.

La pointe de l’île Brise-Pain

Avant les grands travaux du port de Créteil de la seconde moitié des années 1890 qui se traduisent par un défrichement temporaire quasi-complet de la surface de l’île Brise-Pain, sa pointe nord se présente au contraire occupée par un bouquet de grands arbres sur la photo de Rousset de 1865.

Fig. 280. Les grands arbres de la pointe de l’île Brise-Pain en 1865.

Des témoignages de peintres confirment cette configuration, comme le dessin de Ransonnette ou la toile de Stanislas Lépine (vues vers l’aval prises du chemin de halage de Saint-Maur non loin du pied du pont de Créteil ; la pointe de l’île Brise-Pain avec les grands arbres est à gauche) :

Fig. 281. Charles Ranssonnette, St Maur. Port Créteil. Ce 14.juillet.1870.

Fig. 282. Stanislas Lépine, La Marne près de Créteil.

D’autres images vues vers l’amont confirment la présence de ce groupe de grands arbres sur la pointe de l’île Brise-Pain :

Fig. 283. La sortie du Bras du Chapitre, vue de la passerelle Créteil – Saint-Maur.

Fig. 284. Vue d’artiste, La sortie du Bras du Chapitre, XIXe siècle.

Tout ceci nous permet d’identifier le lieu d’où Cezanne a peint à son tour la pointe de l’île Brise-Pain : c’est une nouvelle fois du bord amont de l’îlot.

Fig. 285. La Pointe de l’île Brise-Pain à la sortie du Bras du Chapitre à Créteil, vers 1888, huile sur toile, 56.5 x 65.4 cm, collection privée, (FWN 166, R498).

Fig. 286. Position de Cezanne sur l’îlot.

On est ici en période de basses eaux, avec la Marne stagnante envahie de plantes aquatiques qui font la transition entre la rive et la rivière. Ce tableau correspond parfaitement à ce que Cezanne est venu chercher au bord de la Marne : un lieu encore sauvage, à la nature non domestiquée, mettant en valeur ce qui pour lui est l’élément majestueux par excellence, le grand arbre. D’une puissance évocatrice inégalée par ce surgissement de trois de ces arbres géants, cette toile marie habilement l’eau, la terre, le ciel et toutes les nuances de la végétation, et restitue parfaitement l’atmosphère du lieu. C’est une des plus remarquables de toutes celles consacrées au tour de Marne, d’autant plus qu’on a une fois de plus l’impression d’un lieu parfaitement désertique, ce qui n’est pas le cas dans la réalité quand on regarde le contexte topographique fourni par les cartes postales anciennes.

Le pont de Créteil

Remontant encore le cours de la Marne à Port-Créteil, Cezanne rencontre évidemment le pont de Créteil qui en marque la limite. Ce pont a inspiré une multitude de cartes postales, et Cezanne lui consacre une toile et une aquarelle. On trouvera en Annexe III l’analyse détaillée de son positionnement.

Fig. 287. Le Pont sur la Marne à Créteil, 1892-1894, huile sur toile, 71 x 88 cm, Musée Pouchkine, Moscou (FWN 288, R729).

Fig. 288. Le Pont sur la Marne à Créteil, 1892-1894, mine de plomb et aquarelle sur papier, Ulmer Museum, Ulm (FWN 1344-TA).

Il faut noter que pratiquement 9 cartes postales sur 10 représentent le pont vu depuis la rive droite, le photographe se situant au niveau du Pan Coupé ou un peu en amont, plus ou moins près de la pile du pont. Les rares exceptions qui le représentent depuis l’île Brise-Pain sont toutes prises très près du pied de la pile du pont reposant sur l’île :

Fig. 289. Le pont vu de l’île Brise-Pain.

Il est clair que Cezanne, en s’écartant largement vers l’amont sur la rive de l’île Brise-Pain, choisit un point de vue tout à fait original, où le pont n’apparaît point comme le sujet principal de l’image, mais comme un élément presque mineur du décor, d’autant qu’il se trouve amputé d’une demi-arche, ce que ne font jamais les vues classiques fournies par les cartes postales. C’est dire que l’intérêt principal du tableau réside dans le jeu du paysage et de ses reflets sur la Marne, la maison de droite servant simplement à équilibrer la présence du pont situé sur la partie gauche.

L’aquarelle inachevée (Fig. 288) est réalisée selon la même formule (un arbre cachant la fin de la seconde arche). L’axe de l’aquarelle s’est un peu rapproché de la rivière, ce qui signifie que Cezanne a tourné son regard légèrement vers la gauche par rapport au tableau. Curieusement, il a commencé par mettre en place les reflets dans l’eau, y compris ceux des piles du pont et de la maison (à droite), mais en omettant le tablier du pont, avant que les éléments d’origine humaine ne soient posés sur la rive et que le pont lui-même soit peint. Manifestement cette aquarelle est avant tout une étude de ces reflets, alors que tout ce qui est au-dessus de l’eau demeure à peine esquissé, sans aucune subtilité.

Nul doute que Cezanne a trouvé à Port-Créteil une série de sites inspirants. On peut penser que tous n’ont pas été trouvés. Certaines œuvres aux détails significatifs trop réduits ne peuvent être affectés avec certitude à cette région, bien qu’elles aient un « air de famille » incontestable avec les œuvres identifiées. Il en est une cependant dont la parenté est évidente avec FWN282, Le pont de l’île Machefer, tant sur le plan du choix des couleurs, du traitement technique des touches ou de l’atmosphère générale, bien que le cadre global soit plus ouvert :

Fig. 290. Au bord de l’eau, 1892-1894, huile sur toile, 73 x 92 cm, National Gallery of Art, Washington (FWN 281, R724).

Pour le moment, nous n’avons pas trouvé où pouvait se situer ce qui semble un lavoir au bord d’une maison plutôt cossue.  La largeur de la rivière semble exclure qu’il s’agisse d’un lavoir situé sur un petit bras de la Marne. La maison bourgeoise n’a pu être encore identifiée, par exemple au bord de l’île Machefer ou de l’île Schaken où elle pourrait avoir sa place. La recherche continue…

 

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Références

Références
1 De nombreuses informations historiques sur Port-Créteil ont été trouvées notamment dans Pierre Gillon, op. cit., et Michel Riousset, op. cit.
2 Pierre Gillon, op.cit.
3 orthographiée ainsi sur les cartes les plus courantes, et non Mâchefer comme dans celles antérieures au XIXe siècle
4 Elle sera interdite ensuite vu son état de délabrement, et rendue inutile par la nouvelle passerelle, voir plus loin.
5 Cette maison existe toujours, 41-43, Boulevard du Général Ferrié, nouvelle appellation du quai.
6 Pierre Gillon, op. cit.
7 En réalité presque neuf – à peine une dizaine d’années – et parfaitement robuste à l’époque de Cezanne.
8 Si le restaurant du quai est déjà ouvert à son époque, ce qui est possible, il se situe, en outre, juste de l’autre côté de la chaussée.
9 De la Bédollière, op. cit.
10, 11 Pierre Gillon, op. cit.